ECLATS DE LIRE 2017
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DON DELILLO
Zéro K

 "À partir de quand un homme devient-il son père ? J’en étais encore loin, mais je me dis en contemplant un mur que ça pourrait m’arriver un jour, et toutes mes défenses se cristallisèrent sur le moment en question. Les plats arrivèrent et il se mit immédiatement à manger"

"Jamais je ne m’étais senti plus humain que lorsque ma mère gisait sur son lit, mourante. Ce n’était pas la fragilité d’un homme qu’on dit “trop humain”, sujet à la faiblesse ou la vulnérabilité. C’était un déferlement de tristesse et d’affliction qui me fit comprendre que j’étais un homme augmenté par le chagrin. "


MARIELLE MACE
Sidérer, considérer
Migrants en France, 2017

"Ainsi la fameuse irritabilité poétique n'a pas de rapport avec le tempérament, compris dans le sens vulgaire, mais avec une clairvoyance plus qu'ordinaire relative au faux et à l'injuste. Cette clairvoyance n'est pas autre chose qu'un corollaire de la vive perception du vrai, de la justice, de la proportion, en un mot du beau."

 


"Aux autres, aux invisibles (comme aux choses, comme aux océans, et plus encore aux morts puisque l'on doit penser à leur non-vie, parler « à leur non-ouïe » disait Pierre Pachet), il faut demander ce qu'ils ont à dire: ce qu'ils diraient, ce qu'ils pouvaient, ce qu'ils pourraient et que donc nous pourrions. Il ne s'agit pas d'exalter des situations de dénuement, encore moins de s'y résigner - et la porte est étroite, car il faut dire qu'il y a parfois, en ces matières, beaucoup de complaisance, quelque chose comme un tourisme humanitaire, des artistes (et moi ?) qui jouent à leurs heures aux exilés, et une étrange ou même louche collusion entre ces enjeux et le fait même de l'art aujourd'hui ; or il faudrait garder en soi tant de peur, de peur de parler, en parlant de tout cela... Mais au meilleur de ces pensées, ou de ces démarches, s'impose la nécessité de faire cas des vies qui effectivement se vivent dans tous ces lieux et qui, en tant que telles, ont quelque chose à dire, à nous dire de ce qu'elles sont et par exemple du monde urbain qui vient, et qui pourrait venir autrement. Mieux que des bords, donc, délaissés et activement invisibilisés, des franges qui seraient déjà des preuves, la preuve qu'on pourrait faire autrement puisqu'on fait autrement."


JEAN-FRANÇOIS DUBOIS
Comme si
le temps
ne mourait pas

"Il n'y a pas d'histoire
Pas d'événements
Pas de personnages
Rien que la contagion d'exister
Un lent cheminement aveugle
Dans les galeries de surface
À fleur de vie
Une destinée solitaire de taupe
Qui rêverait de la lumière"

 


JEAN-PIERRE BOULIC
Patiente variation

"Murs lumineux et ardoises
Volets bleus et beau visage.

Champs labourés légers nuages
Landes en fleur
Et haute mer à l'équinoxe

Patiemment
Le fin clocher s'épanouit
La terre exulte

Jeunes lichens
Bruissements sur le calvaire
Vêtu de blanc

Le vent lève bruissements
A cette heure que l'on pense être
Le paradis

Soudain la sente s'agenouille
L'âme se plie
Un frêle passereau expire."


JEAN-CLAUDE LE CHEVERE
L'échappée

"A Sizun, le brouillard s'était totalement dissipé et un soleil encore timide éclaira soudain la cité d'une pâle lumière. Sur le bord des trottoirs, les flèches rouges indiquaient toujours la direction de Brest mais, brusquement, arrivé sur la Place du Centre, il bifurqua sur la gauche et tourna le dos à la cité du Ponant. Une pancarte indiquait Crozon 44 km. Il sortit de la ville. Une nouvelle descente le conduisit cinq kilomètres plus loin en pleine campagne. Avisant une entrée de champ, il hésita un instant puis s'arrêta. Alors, de sa poche il sortit le minuscule tournevis qu'il emmenait dans toutes ses randonnées, puis, lentement mais sans faiblesse, il ôta sa plaque de cadre, celle où figurait l'inscription « Paris-Brest- Paris », la glissa parmi ses affaires et remonta sur sa bicyclette, l'esprit léger. La matinée lui appartenait et dans la première auberge qui voudrait bien l'accueillir il prendrait son petit-déjeuner. Les autres ne le reverraient plus, c'était maintenant certain..."


JACQUELINE HELD
Mots sauvages pour les sans-voix

"Tu laves ton rêve,
Orange ou vert,
Garanti « grand teint ».
Tu le repasses.
Tu le plies.
Puis tu le poses
Bien à plat
Dans ton armoire
A souvenirs.
Avec un sachet
De lavande.

Tout peut toujours
Servir."


PATRICIA COTTRON-DAUBIGNE
Journal du houx vert et de la bruyère

"Je ne suis pas partie dans les pâleurs de l'aube. J'ai vu l'or du couchant et senti le mal dans mon dos à creuser le terreau humide, j'ai sali mes mains dans cette terre lourde et épaisse. Bruyère d'automne, j'ai acheté deux petits pots chez Leclerc, je les ai mis dans un pot plus grand. J'ai ajouté de la terre, la terre du compost que nous fabriquons dans un coin du jardin. Tu nous avais appris. Voilà mes bruyères, pour toi, je les ai placées sur le vieux puits, mauves, je les vois de la cuisine, la grande pièce à vivre,

Et tout jeter, la bruyère les poèmes et soi
plein de terre
papa est mort "


PETER MAY
L'île du serment
Les Fugueurs de Glasgow

Les disparus du phare

PETER MAY
La trilogie écossaise

L'île des chasseurs d'oiseaux
L'Homme de Lewiw
Le Braconnier du lac perdu


GWENN RIGAL
Le temps sacré des cavernes

"En France, le plus ancien foyer de peuplement connu a été identifié à Lézignan-la-Sèbe dans l'Hérault (Crochet, 2009). Il remonte à 1,5 million d'années et avec lui émergent les premiers outils de notre pays quelques éclats, ainsi que des galets aménagés sur une ou deux faces appelés respectivement, choppers et chopping tools. On retrouve ces mêmes outils au Kenya, en Tanzanie et en Ethiopie. Certains d'entre eux ont plus de 3 millions d'années, (Harmand, 2015). Ensuite, ce sont probablement des vagues ultérieures de migrations vers l'Europe, entre 600.000 BP* et 900.000 BP, qui amènent sur notre continent le biface, ce bel outil de pierre intégralement façonné sur ses deux faces, inventé un million d'années plus tôt en Afrique."

"Des innovations comme le travail de l'os, la miniaturisation du silex, les premières perles et les premiers motifs symboliques proviennent tous de sapiens africains. "

*BP: Before Present : Afin de disposer d'un point de référence universel, les scientifiques expriment toutes leurs datations par rapport au présent (et non par rapport à Jésus-Christ). Comme le «présent » est une notion mouvante, qui se déplace chaque année, l'année 0 a été placée par convention en 1950. Ainsi, une date de 20.000BP signifie en fait «20.000 ans avant 1950. »


Ce livre est une synthèse claire et accessible de l'ensemble des hypothèses formulées au fil du temps par la communauté scientifique pour tenter de répondre à la question de la signification de l'art des cavernes. Il vient combler un manque dans la littérature consacrée à ce sujet : d'ordinaire, le survol théorique se révèle trop rapide ; à moins que l'auteur, théoricien lui-même, ne privilégie ses propres hypothèses au détriment des autres. Rien de tel ici. Fruit de plusieurs années de travail, "Le Temps sacré des cavernes" accorde une attention égale à chaque théorie, exposant au besoin les points de friction entre spécialistes. La première partie présente l'artiste. En se basant sur les publications les plus récentes, l'auteur établit un portrait précis de Cro-Magnon, évoquant tour à tour ses ancêtres, ses contemporains, son apparence, son régime alimentaire, son équipement, ses structures sociales et son mode de relation à l'environnement (humains, animaux, éléments). Les traces qu'il a laissées en termes de pensée symbolique et de spiritualité introduisent la seconde partie. Exclusivement consacrée aux interprétations, cette dernière se fonde sur un travail d'analyse critique aussi exhaustif que possible : art pour l'art, zoocénose, rites d'initiation, culte de l'ours, magies d'envoûtement, de fertilité, de destruction et d'apaisement, code de chasse préhistorique, enseignement de la chasse par rabattage, chamanisme, totémisme, dualisme primordial, zodiaque préhistorique, enfin mythes liés à la Genèse et à la fertilité. Le lecteur, ainsi éclairé, pourra se forger son intime conviction.


SADEGH HEDAYAT
La chouette aveugle

"Il est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l'âme, lentement, dans la solitude. Ce sont là des maux dont on ne peut s'ouvrir à personne. Tout le monde les range au nombre des accidents extraordinaires et si jamais quelqu'un les décrit par la parole ou par la plume, les gens, respectueux des conceptions couramment admises, qu'ils partagent d'ailleurs eux-mêmes, s'efforcent d'accueillir son récit avec un sourire ironique. Parce que l'homme n'a pas encore trouvé de remède à ce fléau. Les seules médecines efficaces sont l'oubli que dispense le vin et la somnolence artificielle procurée par la drogue ou les stupéfiants. Les effets n'en sont, hélas, que passagers : loin de se calmer définitivement, la souffrance ne tarde pas à s'exaspérer de nouveau."


KAZUO ISHIGURO
Un artiste du monde flottant

"Gisaburo, dit-il, après un long silence, n'a pas eu la vie drôle. Son talent a complètement périclité. Ceux qu'il aimait sont morts depuis longtemps ou l'ont abandonné. Même du temps de notre jeunesse, c'était déjà un type triste, solitaire." Morisan marqua une pause. "Mais parfois, nous buvions et nous nous amusions avec les femmes des quartiers de plaisir. C'est ce que les gens appellent le monde flottant : c'était un monde, Ono, dont Gisaburo connaissait toute la valeur." 


JOSE CORTI
Souvenirs désordonnés

"Je suis ce voyageur à sa dernière étape et je veux peupler ma solitude en appelant à moi les compagnons d'un moment et les amis de toujours ; ceux qui m'ont diverti, intéressé ; ceux que j'ai aimés durant ce voyage au cours duquel je ne me suis jamais senti las, en dépit du tunnel — du si long tunnel — qui m'a happé un jour, et plongé dans la nuit, après les bonheurs de tant de paysages si merveilleusement ensoleillés. Je suis celui qui revit un voyage qu'il a presque achevé et qui fait revivre des absents de toute sorte. Cela ne signifie en aucune manière refus du temps présent, démission ou fuite. Je ne me réfugie pas dans mon passé comme dans un rêve. Je participe toujours au monde. J'y suis présent et debout, je travaille. "


J.M.G. LE CLESIO
Alma

« Dans le jardin de la Maison Blanche le soleil d'hiver passe sur mon visage, bientôt le soleil va s'éteindre, chaque soir le ciel devient jaune d'or. Je suis dans mon île, ce n'est pas l'île des méchants, les Armando, Robinet de Bosses, Escalier, ce n'est pas l'île de Missié Kestrel ou Missié Zan, Missié Hanson, Monique ou Véronique, c'est Alma, mon Alma, Alma des champs et des ruisseaux, des mares et des bois noirs, Alma dans mon cœur, Alma dans mon ventre. Tout le monde peut mourir, pikni, mais pas toi, Artémisia, pas toi. Je reste immobile dans le soleil d'or, les yeux levés vers l'intérieur de ma tête puisque je ne peux pas dormir, un jour mon âme va partir par un trou dans ma tête, pour aller au ciel où sont les étoiles. »


ERIC VUILLARD
L'ordre du jour

"À cet instant, sous l'horloge, dans le box des accusés, le temps s'arrête ; il se passe quelque chose. Toute la salle se tourne vers eux. Comme Kessel, envoyé spécial de France-Soir au tribunal de Nuremberg, le raconte, en entendant ce mot "merveilleux !", Goering se mit à rire. Au souvenir de cette exclamation surjouée, sentant peut- être combien cette réplique de théâtre était aux antipodes de la grande Histoire, de sa décence, de l'idée que l'on se fait des grands événements, Goering regarda Ribbentrop et se mit à rire. Et Ribbentrop, à son tour, fut secoué d'un rire nerveux. Face au tribunal international, devant leurs juges, devant les journalistes du monde entier, ils ne purent se retenir de rire, au milieu des ruines."


ARO SAINZ DE LA MAZA
Le Bourreau de Gaudi
Les muselés


SEYHMUS DAGTEKIN
A l'ouest des ombres

« La poésie est cette force de résistance que chacun peut, que chacun doit opposer à l'oppression, pour qu'une existence sans oppression puisse être possible entre les vivants. Pour que l'avidité, la voracité des uns ne se transforme en gouffre, en tombeau pour tous. Pour qu'un rapport d'amour puisse remplacer le rapport de mépris et de force qui continue de régir notre présent. »


ANTOINE CHOPLIN
Alberto

"Alors, comme ça, Alberto, vous dessinez des pommes ?
Oui, c'est ça. Des pommes. J'en fais beaucoup ces temps-ci, des pommes.
Ça agace mon père, d'ailleurs.
Que vous dessiniez des pommes, ça agace votre père ?
C'est-à-dire qu'il me reproche de les dessiner trop petites. C'est pourtant comme ça que je les vois. Lui, il dessine très bien les pommes, des grosses pommes. Mais en fin de compte, je ne les trouve pas si ressemblantes. Je n'ose pas toujours lui en faire la remarque, mais à chaque fois je me dis qu'il y a quelque chose qui cloche avec ses pommes à lui."


PIERRE BERGOUNIOUX
Miette

"C'est au début des années quatre-vingt que j'ai fait plus étroitement connaissance avec Adrien. La mort presque simultanée de Baptiste et de Jeanne vida la maison où il avait vécu un demi-siècle plus tôt. Elle atténua l'interdit spécial dont le partage frappe les choses autrefois indivises. Il prit l'habitude de passer chaque jour. Du bout ferré de sa canne, il frappait à la porte de l'atelier ou faisait sonner les morceaux de ferraille qui jonchaient le sol, dehors. Je posais les outils, débranchais le poste de soudure, extrayais ma dextre du gros gant de cuir et nous nous serrions protocolairement la main. Il me demandait, en français le plus souvent, mais parfois en patois, comment je me portais. II riait lorsque je lui répondais en patois."


RABINDRANATH TAGORE
Quatre chapitres

"Le décor était un débit de thé. Dans une petite pièce, juste à côté, on vendait des manuels scolaires, des livres d'occasion pour la plupart. On y trouvait aussi quelques traductions en anglais de nouvelles et de pièces de théâtre européennes modernes. Les étudiants peu argentés les parcouraient sur place, puis s'en allaient. Le marchand n'y voyait aucun mal. Le propriétaire de l'échoppe, Kanai Gupta, était un ancien sous-inspecteur de police, maintenant à la retraite."


YVES CITTON
Médiarchie

"Les media modulent des vibrations dont les contrastes produisent à leur tour d'autres intensités et, avec elles, de nouveaux tissus de relationalité." Mark B.N. Hansen

"De même que nous respirons sous condition de la présence d'oxygène dans notre atmosphère et que nous survivons sous condition de la présence d'eau potable dans notre environnement, de même la plupart d'entre les Terriens de ce début de troisième millénaire voient le monde comme ils le voient sous condition de l'environnement perceptuel et idéologique dans lequel les immergent les média auxquels ils ont accès."

"La médiarchie, c'est le pouvoir premier, originaire, du médium (entendu comme moyen de communication) sur ceux qui croient s'en servir au sein d'un milieu de perception qu'en réalité ce médium conditionne. Nous vivons en médiarchie dès lors que nos appareils de communication structurent de l'intérieur nos dispositions attentionnelles (Merkwelt), et donc nos capacités d'orientation, en organisant nos milieux d'action ( Wirkwelt) d'une façon qui excède toujours un peu notre contrôle intentionnel. "

"Vue intérieur de ses tuyauteries, l'intrastructure numérique s'avère beaucoup plus vulnérable et bricolée que n'en donnent l'impression à la fois ses brillantes apparences de consumérisme instantané et dénonciations d'implacable surveillance totalitaire dont elle fait l'objet. [...] Analysée dans sa matérialité plutôt que dans ses illusions idéologiques, l'ubiquité flottante du nuage est bien moins une affaire de satellites et d'avatars virtuels que de hangars climatisés et de câbles sous-marins."

"Seuls le petit enfant et l'artiste ont cette immédiateté d'approche (immediacy of approach) qui permet la perception de l'environnemental. L'artiste nous fournit des anti-environnements qui nous rendent capables de voir l'environnement. De tels moyens anti-environnementaux de perception doivent constamment être renouvelés pour être efficaces. [...] En une époque de changement accéléré, le besoin de percevoir l'environnement est devenu urgent. L'accélération rend aussi cette perception de l'environnement davantage possible. N'est-ce pas Bertrand Russell qui a dit que si l'eau du bain n'augmente que d'un degré par heure, nous ne saurons jamais quand crier? Les nouveaux environnements reconditionnent nos seuils de sensibilité. Ceux-ci, à leur tour, altèrent nos perspectives et nos attentes". M. McLuhan

Lire ici

Carlo Zinelli

"L'étrange paysage de médialité servant de vignette de couverture à cet ouvrage est l'œuvre de Carlo Zinelli (1916-1974), qui a passé les trois dernières décennies de sa vie interné dans l'hôpital psychiatrique San Giacomo de Vérone. [...] Elles illustrent les puissances des «média», en nous donnant accès à des mondes très éloignés de notre environnement quotidien, générant des résonances sensibles et affectives proprement bouleversantes. Leur univers est structuré par des effets de sérialité et d'échelles bien propres à diffracter notre imaginaire commun des «médias», organisé en masses de zombies alignées autour de célébrités surdimensionnées. Considéré comme schizophrène, Carlo Zinelli opérait comme un « médium » communiquant avec des forces et des entités que notre ordre social peine à reconnaître et à accepter. Ces différents registres de médialité sont mis en scène par des tableaux en forme de coupes verticales, où différentes strates d'agents superposées coexistent sans se combattre ni s'harmoniser. Ces peintures constituent des visions de médiarchie - où la voyance de Carlo Zinelli exprime figurativement ce que les chapitres qui suivent tenteront de formuler conceptuellement"


FABIEN MARECHAL
Protection rapprochée

La lettre porte l'en-tête du ministère de l'Intérieur. J'en termine la lecture à haute voix en m'approchant de Marc :
«... que votre sous-sol a été désigné pour abriter une annexe du commissariat central de la Police nationale.
— Pas étonnant, dit Marc sans quitter la télévision des yeux, vu qu'il est vide. »

Vide, notre sous-sol? Mais j'y ai entreposé mille projets ! Un atelier pour me mettre à l'aquarelle; une salle de sport pour que Marc élimine son bedon naissant de quadragénaire ; un dressing...

Je coupe d'autorité le son de la télévision. « Une annexe du commissariat, moi, je ne me plains pas, grogne Marc. Ça aurait pu être un centre de réinsertion pour chômeurs délinquants. »


BERNARD BRETONNIERE
Inoubliables et sans nom

"La pièce de deux euros a longuement roulé sur le sol de faux marbre jusqu'aux pieds de celui qui marmotte inlassablement son antienne aux voyageurs de la gare : " Un euro ou deux, pour manger, s'il vous plaît... ". Il a ramassé la pièce et a vu l'homme, le propriétaire, qui ouvrait la main pour reprendre son bien. Beau joueur, sans réclamation ni ironie, le mendiant a rendu les deux euros. Celui qui ne dit pas merci, qui repart d'un pas affairé vers son compartiment de première classe, porte un manteau à poils longs incontestablement très chaud - on a relevé moins 9° ce matin, c'est plus froid que d'ordinaire, ici, à la veille de Noël."


Bernard Bretonnière et son invité Galadjo Da Sylva . Médiathèque Combourg. 10 novembre 2017


YVES LE MANACH
je suis une usine

"Saint-Ouen, Gennevilliers, Argenteuil, Courbevoie, la banlieue de Mars et d'Aldébaran 3...
Bulletin d'informations de six heures. Tartines avalées plutôt que mangées. Café bu brûlant ou abandonné. Galeries souterraines quadrillant le tissu urbain. La course à la quantité à peine levé. Piégés dans l'espace productif dont ils ne sont que des rouages.
Souvenirs de générations tuées dans les usines, de mains arrachées par les machines, souvenirs de névroses et d'alcoolisme, de grèves avortées ou trahies. Ennui qui les ensevelit. Affiches syndicales sur les murs. Coups de sirène. Bourgeois de droite. Bourgeois de gauche. Pli impeccable à leur costume, têtes maquillées derrière les caméras de la télé. Des pavés dans vos écrans. Des pavés écrasant vos gueules.
Impuissance.
Et rien que le pessimisme à opposer à leur optimisme morbide nucléaire."


JAN COSTIN WAGNER
L'hiver des lions
Lumière dans une maison obscure
Le premier mai tomba la dernière neige


REMI SCHULZ
sous les pans du bizarre

"- Si, mais comment avez-vous...
Il s'interrompt soudain, ayant pris conscience de la prodigieuse coïncidence. Il y a un instant magique où le temps semble s'arrêter, où tout le monde se regarde, hébété. Et puis chacun y va de sa constatation."

QUATERNITE : Sous les pans du concombre (02/11/2017)
et
pourquoije n'ai pas écrit les Pans (08/09/2013)


JACQUES JOSSE
Comptoir des ombres

Préface de Michel Dugué
Photographies de Michel Thamin

"Pendant des années, la peur ne lâche rien. Elle creuse, se déplace, longe les zones floues de l'intelligence. Elle plonge ses mains dans le grand sac de l'enfance. Touche de la boue, des copeaux frais, de la cire fondue."

"La mer n'est jamais loin. Novembre non plus. Qui pèse dans la mémoire. Honore des os et des planches. S'en prend à la lumière. Porte les séquelles d'un ciel sale qui vire au-dessus du cimetière en frôlant les feuilles de marbre où des restes de fleurs rouges saignent et maculent les noms dorés des morts de l'année."


EDGAR HILSENRATH
Le retour au pays de Jossel Wassermann

"Il avait neigé toute la nuit, mais au petit matin, quand les Juifs du schtetl se dirigèrent vers la gare avec leurs baluchons et leurs valises, les nuages s'écartèrent, et un petit morceau de ciel d'un bleu pâle s'ouvrit au-dessus de la gare. C'était très clair. Tout là-haut, le bon Dieu avait percé un trou dans les nuages pour voir encore une fois les derniers Juifs, avant leur départ. Peut-être aussi Dieu voulait-il voir le schtetl une dernière fois, car les choses ne seraient plus jamais ce qu'elles avaient été."


EDGAR HILSENRATH
Les Aventures de Ruben Jablonski

"BERLIN! MOT MAGIQUE? FORMULE MAGIQUE? Quand l'avais-je entendu pour la première fois ? C'était au jardin d'enfants. J'avais cinq ans, et j'étais assis à côté d'une petite amie de mon âge, dont j'étais très amoureux. Gertrud avait les yeux bleu clair, des nattes blondes, des bras et des jambes fluets. Elle était née papillon et ne s'était métamorphosée en petite fille que pour m'emprunter des crayons de couleur et de la pâte à modeler brunâtre, et peut-être aussi pour me barbouiller les bras et les mains, parfois aussi la figure, et naturellement... pour me faire tourner la tête.
—  Je vais chez ma mamie à Noël, dit Gertrud.
—  Tu m'emmènes ?
—  Oui.
—  Où elle habite, ta mamie ?
—  À Berlin.
—  C'est où ?
—  Là où habite ma mamie."


JEAN-CLAUDE LEROY
Aimer de vivre

"J'étais seul et sans mémoire depuis cinq ou six années. Je ne savais plus quoi, mais il avait bien fallu l'oublier. Mon nom même m'apparaissait comme une résonance plutôt étrange, je l'avais perdu sans doute pour gagner celui de fleurs et d'astres que je distinguais nouvellement - le monde me devenait familier, m'engloutissait. La vieille maison dont j'avais hérité souffrait de désolation, j'y errais dans un étroit périmètre de pénombre, entre des murs gris et des objets surannés. Une atmosphère mélancolique m'imbibait comme un mauvais vin, une piquette prise à contre-cœur. Cependant je vivais en continuant de vivre, ne méritant plus que de l'habitude. Rien de triste, en somme, simplement la vie de presque tout le monde. L'hiver venait souvent, j'avais froid. Des heures durant je me tenais sur le seuil, assis sur la pierre d'entrée, comme à attendre. Ainsi ce jour."


THIERRY MORAL
Illustrations Bertrand Arnould

"Détonation. Un corps s'écroule sur le bitume gris et humide. Sa tête cogne, puis rebondit sur le trottoir fatigué. Ses yeux sont grands ouverts, mais elle ne respire plus. C'était ma maîtresse."


DAN WADDELL
(Les enquêtes du généalogiste)
Code 1879
Depuis le temps de vos pères
La Moisson des innocents


DON DELILLO
L'Ange Esmeralda

"La vieille nonne se leva à l'aube, percluse de douleurs. Elle se levait à l'aube depuis le temps de son noviciat et s'agenouillait sur le dur plancher pour prier. Elle commençait par remonter le store. Voilà le monde. Dehors, plein de petites pommes vertes et de maladies infectieuses. Des rais de lumière envahissaient la chambre, inondant le grain du bois d'un éclat d'ocre antique, si profondément exquis par le ton et le dessin qu'elle devait détourner les yeux pour ne pas s'extasier comme une gamine. Elle s'agenouillait dans les plis de la chemise de nuit blanche, en toile lavée et relavée, rigide et rêche à force d'être savonnée, battue et brassée. Et le corps par-dessous, cette chose maigrichonne qu'elle portait à travers le monde, presque tout entière d'une pâleur crayeuse, avec des mains tachées aux veines en relief, des cheveux taillés court, de fine étoupe grise, et des yeux bleus d'acier — bien des garçons et des filles de naguère revoyaient ces yeux-là en rêve."


GUSTAVO MALAJOVICH
Le jardin de bronze

"La nuit n'était pas encore tombée, mais une lune de couleur granit jaune, à son premier quartier, apparut par-dessus les collines obscures des îles."


JEAN RICARDOU
Les lieux-dits

"Et son regard, en l'extrême profondeur fictive, contemple les massives sédimentations de blancheurs."

"

Un Ricard, ou le Jean

"Au cours de l'écriture du précédent billet m'est venu le 23 juillet un frappant prolongement de la coïncidence repérée il y a 5 ans, le 24 juillet ai-je rapporté dans le billet Diagonales (anagramme "saga de lion", puisqu'il s'agit des premiers jours du signe du Lion).

En 1969 Ricardou a publié Les lieux-dits, dont la table des chapitres est formée de 8 titres en 8 lettres, les noms des villages traversés par les protagonistes du roman, dont la disposition en carré permet de lire en diagonale le 4e nom, BELCROIX...."


ANDRE BAILLON
Histoire d'une Marie

Lithographies en couleurs de Anna Staritzky

"Devant sa porte:
- Bonsoir, mère.
- Bonsoir, Marie.
Les autres dormaient déjà. Elle tenait une bougie allumée. Elle tourna la clef et fut seule. C'était une mansarde pas bien loin de la rue parce que la maison n'avait pas d'étage, ni bien large parce qu'il fallait aussi de la place pour le grenier. La fenêtre se levait comme le couvercle d'une boîte. Il y avait le lit; il y avait une malle où les vêtements s'entassent, au lieu de pendre comme dans une armoire ; il y avait la bougie, mais très courte parce que les jeunes filles qui se couchent n'ont pas besoin d'une longue lumière."


LORAUX NICOLE
Les enfants d'Athéna

Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes

"Confronté à la découverte, pour lui insupportable, du désir féminin, Hippolyte n'a qu'un cri :

"O Zeus, pourquoi as-tu infligé aux humains ce frauduleux fléau, les femmes, en l'établissant à la lumière du soleil? Si tu voulais propager la race mortelle, ce n'est pas aux femmes qu'il fallait en demander le moyen" "

 


PATRICE LORAUX
Le tempo de la pensée

"- Un auteur : celui qui fait "pour nous" l'expérience de l'abrupt."

"- Ecartez tous les interprètes, vous serez en présence de l'auteur."

"- L'auteur ne compte pas et ne doit pas entrer en ligne de compte. Tout se joue pour lui dans l'art de savoir s'éclipser. Il lui faut donc apprendre à s'effacer, et c'est à ce prix seul qu'il peut révéler plus grand que lui."

"Tout mur emmure une fissure, tout mur est construit depuis la fissure qui le rend possible, mais la fissure indique le radicalement constructible. C'est cela qui relance la philosophie, elle qui aura souci de ce qui reste rebelle, nullement une discipline culturellement identifiable, mais une inquiétude face à un mur originairement lézardé, face à un texte trompeusement compact et sans lacune. Il indique à l'autre, au partenaire, l'exigence de l'attitude à inventer pour se tenir en regard de l'Intraitable, non pour le réduire ni même le contenir, mais le transformer en source de recommencement."

"L'oeuvre qui sait durer l'instance du seuil est la p,us belle, la plus dangereuse aussi."

"Créer n'a jamais été que l'ambition de rendre sensible ce qui, provenant du rien, ne cesse d'en manifester la nostalgie.
Rendre manifeste un échantillon du rien, voilà l'obsession."

 


GASTON CRIEL
l'os quotidien

préface de Jacques Josse

"DANS LA VILLE DESERTE, des enfants désolés; plus de soldats, plus de chocolat. Les filles sont attristées, plus de PX. Les commerçants sont affolés...Et les dollars?

A la porte barbelée, un chien traîne tristement, reniflant les dernières boîtes de corned beef abandonnées à la sortie du camp."


NELE NAUHAUS

Flétrissure
Blanche-Neige doit mourir
vent de sang
Méchant loup
Les Vivants et les Morts




EDGAR MORIN
L'île de Luna

"Ma-man..."
Ce n'était pas possible qu'elle ne puisse entendre. Ce n'était pas possible que toutes les caresses, toutes les larmes qu' il versait pour elle, elle ne puisse jamais les reconnaître. Ce n'était pas possible que ses paroles à lui ne puissent traverser les airs, les éthers, l'enveloppe du ciel, jusqu'aux profondeurs de 1' île. Ce n' était pas possible que les cyprès ne remuent doucement au souffle de l'appel, qu'une douce vague ne vienne clapoter avec l'appel sur la rive..."


Arnold Böcklin, L'Île des morts, 1880 Metropolitan Museum of Art, New York


IVAN JABLONKA
Laëtitia

"Non pas honorer, célébrer, déplorer, mais comprendre. Barthes écrit que le fait divers est une « information totale ». Immanent, il contient tout son savoir. Point n'est besoin de connaître le monde pour « consommer un fait divers ». Mais peut-on se contenter du mythe ? Ce serait démissionner devant l'indéchiffrable. Edwy Plenel, grand journaliste et braconnier sur les terres de vérité, a dit la « noblesse du fait divers », sa force de frappe cognitive. Mêlant différents registres, renversant l'ordre des pré­séances, perturbant la hiérarchie des savoirs, il constitue le type même de l'information-désordre, « essentielle parce que dissidente, pertinente parce que marginale ». Edwy Plenel a raison et c'est pourquoi on ne devrait jamais parler de fait « divers » : terriblement dramatique et absolument particulier, il permet de sonder la profondeur humaine et historique."


JAVIER CERCAS
L'Imposteur

"Le Narcisse du mythe n'est donc pas le Narcisse de la sagesse populaire mais son exact contraire. Dans le récit d'Ovide, Narcisse ne tombe pas amoureux de lui-même mais de son image reflétée dans l'eau ; dans le récit d'Ovide, Narcisse se hait en réalité et est épouvanté par lui-même, il se méprise de toutes ses forces et c'est pourquoi il meurt quand il se voit. Le narcissique fabrique, à coups d'autocélébration, des rêves de grandeur et d'héroïsme, une fantaisie flatteuse, un mensonge derrière lequel il se camoufle et se retranche en même temps, une fiction capable de cacher la réalité, l'immondice absolue de sa vie ou ce qu'il perçoit comme l'immondice absolue de sa vie, sa médiocrité et son ignominie, le profond mépris qu'il ressent envers lui- même. Inépuisable, le narcissique a besoin de l'admiration des autres pour se conforter dans son mensonge, de même qu'il a besoin du contrôle et du pouvoir pour empêcher quiconque de faire tomber la splendide façade qu'il a érigée devant lui."

 

Icône nationale antifranquiste, symbole de l'anarcho-syndicalisme, emblème de la puissante association des parents d'élèves de Catalogne, président charismatique de l'Amicale de Mauthausen qui pendant des décennies a porté la parole des survivants espagnols de l'Holocauste, Enric Marco s'est forgé l'image du valeureux combattant de toutes les guerres justes. En juin 2005, un jeune historien met au jour l'incroyable imposture : tel un nouvel Alonso Quijano, qui à cinquante ans réinvente sa vie pour devenir Don Quichotte, Enric Marco a bâti le plus stupéfiant des châteaux de cartes ; l'homme n'a jamais, en vérité, quitté la cohorte des résignés, prêts à tous les accommodements pour seulement survivre. L'Espagne affronte sa plus grande imposture, et Javier Cercas sa plus audacieuse création littéraire. L'Imposteur est une remarquable réflexion sur le héros, sur l'histoire récente de l'Espagne et son amnésie collective, sur le business de la "mémoire historique" et, plus encore, sur la fiction qui sauve et la réalité qui tue.


ALEX BERG
Zone de non-droit
La Marionnette


JACQUES RANCIERE
Les bords de la fiction

"Ce qui distingue la fiction de l'expérience ordinaire, ce n'est pas un défaut de réalité mais un surcroît de rationalité. Telle e"st la thèse formulée par Aristote au neuvième chapitre de la Poétique. La poésie, par quoi il entend la construction des fictions dramatiques ou épiques, est "plus philosophique" que l'histoire parce que la dernière dit seulement comment les choses arrivent l'une après l'autre, dans leur particularité, tandis que la fiction poétique dit comment les choses en général peuvent arriver."

Cette rationalité fictionnelle a subi à l'âge moderne un destin contradictoire. La science sociale a étendu à l'ensemble des rapports humains le modèle d'enchaînement causal qu'elle réservait aux actions d'êtres choisis. La littérature, à l'inverse, l'a remis en cause pour se mettre au rythme du quotidien quelconque et des existences ordinaires et s'installer sur le bord extrême qui sépare ce qu'il y a de ce qui arrive.

Dans les fictions avouées de la littérature comme dans les fictions inavouées de la politique, de la science sociale ou du journalisme, il s'agit toujours de construire les formes perceptibles et pensables d'un monde commun. De Stendhal à João Guimarães Rosa ou de Marx à Sebald, en passant par Balzac, Poe, Maupassant, Proust, Rilke, Conrad, Auerbach, Faulkner et quelques autres, ce livre explore ces constructions au bord du rien et du tout.

"En un temps où la médiocre fiction nommée " information " prétend saturer le champ de l'actuel avec ses feuilletons éculés de petits arrivistes à l'assaut du pouvoir sur fond de récits immémoriaux d'atrocités lointaines, une telle recherche peut contribuer utilement à élargir l'horizon des regards et des pensées sur ce qu'on appelle un monde et sur les manières de l'habiter."


"Le travail de la science n'est pas de désenchanter un monde dont les occupants se perdraient dans les représentations illusoires.
Il doit à l'inverse montrer que le monde tenu pour prosaïque par les esprits sobres est en réalité un monde enchanté dont il faut découvrir la sorcellerie constitutive."

"Ne pas comprendre n'est pas un déficit. C'est l'interruption du mode dominant de processus de production du sens qui sans cesse rationalise l'œuvre de destruction. On peut certes comprendre le lien des fleurs sur les balcons aux caisses entassées sur le port, de ces caisses à la violence de l'exploitation coloniale et des belles paroles de la religion à l'ordre qui consacre cette violence. Mais ce savoir qui dénonce l'œuvre de destruction ne la répare pas. Il suit encore sa logique en dissolvant à son tour l'éclat des fleurs et celui des beaux sermons en production et distribution de plus-value. Il faut savoir l'ignorer pour créer entre les fleurs des fenêtres, la beauté des paroles et les émerveillements d'artisans un lien égalitaire qui les conserve les unes à côté des autres dans leur droit égal à l'existence mais aussi qui les enrichisse en les transformant en traductions, échos et reflets les unes des autres et en principe d'autres traductions, échos et reflets à l'infini. C'est un autre usage du savoir, qui ne produit pas seulement une nouvelle sorte de fiction mais une autre sorte de sens commun, un sens commun qui lie sans subordonner ni détruire."

"Mais le moment quelconque n'est pas seulement l'atome indifférent de ce temps de la coexistence. C'est aussi le moment de bascule qui se tient sur l'exacte frontière entre le rien et le tout, le moment de la rencontre entre ceux qui vivent dans le temps des événements sensibles partagés et ceux qui vivent dans le hors-temps où rien ne se partage plus et rien ne peut plus arriver."

"Le moment quelconque, en réalité, n'est pas quelconque. Assurément il peut produire à tout instant pour toute circonstance insignifiante. Mais il est aussi le moment toujours décisif, le moment de bascule qui se tient sur l'exacte frontière entre le rien et le tout. « Ce n'était rien. Juste du son », dit Faulkner, parlant dans Le Bruit et la Fureur de la plainte de l'idiot Benjy. Mais il transforme aussitôt ce rien en un tout : « Cela aurait pu être la totalité du temps, de l'injustice et de la douleur prenant voix pour un instant par une conjonction de planètes.» Tenir sur cette frontière où des vies qui vont basculer dans le rien s'élèvent à une totalité de temps et d'injustice, c'est peut-être la politique la plus profonde de la littérature."

"Au temps des vainqueurs, ce temps horizontal et continu qui se décrit aujourd'hui comme « globalisation », la fiction nouvelle oppose un temps brisé, à tout instant traversé par ces pointes qui élèvent n'importe quel rien à la hauteur du tout."


ALINE KINER
La nuit des béguines

"Dans ce quartier de Paris qu 'on appelle le Marais, au coin de la rue Charlemagne et de la rue des JardinsSaint-Paul, s'élève une tour brisée. Elle marque l'extrémité nord d'une muraille de plus de quatre-vingts mètres de long, ponctuée d'une seconde tour. Ce sont là les vestiges de l'enceinte construite à la fin du XIIème siècle par le roi Philippe Auguste pour protéger la ville. Un souvenir des guerres médiévales sur lequel s'appuient aujourd'hui les bâtiments du lycée Charlemagne. A son extrémité sud, le mur rejoint la rue de l'Ave-Maria, du nom du couvent qui, avant l'école, occupait les lieux. Mais au XIVème siècle elle en portait un autre. Elle s'appelait la « rue des Béguines ».
Car ce quadrilatère, ceint de venelles pavées de gris, où le bruit de la ville s'étouffe, laissant l'air libre aux trilles des oiseaux, aux cris des enfants qui jouent au ballon, aux rires des adolescents, filles et garçons mêlés, à leurs voix fortes et sans entrave, abritait alors - beaucoup l'ignorent - une institution unique en France : le grand béguinage de Paris. Fondé par Louis IX. Saint Louis.


MARIE-ODILE GERAUD
Regards sur les Hmong de Guyane française: Les détours d'une tradition 

"La découverte au matin de ce site entouré de forêt ne fut pas pour les rendre enthousiastes : devant la pluie incessante, la perspective d'un travail de défrichage gigantesque, la présence certes rassurante des militaires français mais qui rappelait un peu trop la situation dans les camps, les Hmong avouent aujourd'hui qu'ils ont éprouvé une grande déception. Ce pays pour eux était la France, et même s'ils avaient été avertis qu'il ne s'agissait pas de la Métropole, nombreux étaient ceux qui ne s'attendaient pas à trouver une région aussi radicalement différente de leur idée de la France"


COLIN NIEL
Les Hamacs de carton
Ce qui reste en forêt
Obia

 


JACQUES ABEILLE
La grande danse de la réconciliation

"Il me paraît donc tout à fait possible aujourd'hui d'établir — et de vérifier sur le terrain — que la complexité d'une langue — partant, la richesse en nuances de ses énoncés — est inversement proportionnelle au degré d'évolution technique de la population qui la parle. Il pourrait en découler une critique radicale de l'idée de progrès, cet aveuglant lieu commun de notre monde."


VICTOR DEL ARBOL
Les pigeons de Paris

"Je vous attends depuis un bout de temps ; je savais que tôt ou tard, vous trouveriez ce chemin, que je ne pourrais rester éternellement au bord de l'oubli, même si je voulais me rendre le plus invisible possible. Tout a une fin, nous le savons depuis le début. "


SOFIA QUEIROS
sommes nous

"et la femme prise dans un étau parlant peu de honte
et de chagrin mais de plantes arbustives rejets sur les
bords des chemins et de jardins"


SOFIA QUEIROS
normale saisonnière

"Scattered showers will develop by the afternoon.

C'est dans un bel attelage qu'elle s'en va frapper à la porte d'un homme triste. Il se tient debout devant elle la tête légèrement penchée en avant comme pour la cogner du front. Ses yeux s'étendent démesurément vers les tempes. Il déforme son visage en voulant lui sourire. Elle aperçoit derrière son dos une ombre vive qui semble s'accrocher à lui désespérément. L'homme n'a que faire des grèves d'éboueurs et des élections. Il entasse depuis temps dans sa cour intérieure des rimes embrasées qui touchent à l'infini."


NOEMIA DE SOUSA
notre voix

"Nossa voz ergueu-se consciente e barbara
sobre o branco egoismo dos homens
sobre a indiferença assassina de todos"

"Notre voix s'est dressée consciente et barbare
sur l'égoïsme blanc des hommes
sur l'indifférence assassine de tous."


DOLORES REDONDO
La trilogie du Baztan


NII AYIKWEI PARKES
la moitié d'un citron vert


"Quelque chose tiède passe du père au fils.
Le silence se fait obstiné souvenir.


Et cette semaine, j'achète sept beaux citrons verts. Un
pour chaque journée nouvelle. Je les couperai en deux
chaque matin, en presserai une moitié pour moi, et une
autre moitié dans la tasse vide. Pour le souvenir. "


LILIANE GIRAUDON
L'amour est plus froid que le lac

"puisque l'époque est un lac
il faut chercher ailleurs

la brume ensanglantée
d'un matin une porcherie à l'emplacement
d'un camp le chapitre de l' ignoble
reste ouvert à la même page "

"contemporain est celui qui reçoit
en plein visage
l'explosif pour un autre tous les autres
faisceau de ténèbres ou passage à la ligne
les énoncés annoncent
quio un fait d'époque
moi aussi j'ai rêvé..."

"La ligne de démarcation entre prose et poésie se déplace incessamment. Quelque chose de profond et d'acharné dans l'usage d'une technique froide. Aujourd'hui, ce qui m'importe c'est la combinatoire. Thoreau avait raison. L'expérience est dans les doigts et dans la tête. Le cœur, lui, n'a pas d'expérience. Sur nous tous, le poème en sait bien plus long que nous. Et c'est bien parce qu'il brûle sur un monde dévasté que l'amour est plus froid que le lac."


MIA COUTO
Tombe, tombe au fond de l'eau

"Je ne suis heureux que par paresse. Le malheur, c'est trop de boulot! Plus crevant qu'une maladie! Il faut y entrer et en sortir, écarter ceux qui veulent nous consoler, et accepter des condoléances pour une parcelle de notre âme qui n'est même pas morte."


ALAIN JUGNON
Le Gauche

« J'ai commencé à écrire ces aphorismes au lendemain des attentats du 7 janvier 2015 : il me fallait réagir aux slogans et aux idées lancées en l'air, tout le bruit que les médias français diffusaient et qui organisa la confusion des esprits et la peur des corps. La veille de l'attentat contre Charlie Hebdo, j'avais écrit un texte contre Houellebecq : mon livre est né aussi de ce texte, dans lequel je tentai de dire que la pensée et la littérature ne pouvaient se défaire et devenir folles en lui reconnaissant la qualité d'intellectuel français du moment. Cette année-là, une France fasciste revenait de loin. Je décidai de tenir alors le journal de cette dérive, de ce voyage au bout de leur nuit. »

 


BERNARD NOËL
La Comédie intime

Oeuvres IV

"Je suppose que nous échappons de temps en temps au raisonnable, et que c'est alors seulement que nous tombons parfois dans le vrai."

" Tu es parfois toi-même cet Autre quand la transfiguration de tes idées habituelles fait que le rêve s'épanche dans ta vie et que tu es enchanté de dormir sans sommeil. Tu assistes alors au défilé de tous les dieux et c'est un carnaval où chacun embrasse une pensée avant d'aller se perdre dans le dédale des philosophies. Tu aimes infiniment te donner ce spectacle parce que tes réflexions s'y voient devenir concrètes à mesure que les noms divins se changent en figures. Tu sais que ta réalité est bien plus que la réalité dont se contentent les gens raisonnables et même la plupart de tes amis, qui n'osent pas ouvrir toute grande à l'imagination la porte de leur esprit. Tu n'essaies pas de les convaincre puisqu'ils s'obstinent à ne voir dans tes poèmes qu'une matière obscure en dépit de la clarté souveraine de tes vers. Tu as compris en revenant de tes voyages nocturnes que la clarté, la tienne justement, appartient au songe et que les gens attachés à la normalité n'aperçoivent autour d'elle que la nuit dont, pourtant, tout émerge en la contrariant. Tu n'espères plus grand-chose des lectures amicales, et que sait-on des autres ? Tu marches souvent sur un chemin que les mots ponctuent comme le font les pierres pour former un gué. Tu les aimes, ces mots, parce qu'ils acheminent vers toi le meilleur de tes souvenirs..."

La page Bernard Noël sur ce site

 

KEIGO HIGASHINO
Un café maison
Le Dévouement du suspect X
L'Equation de plein été
La lumière de la nuit

DOMINIQUE FERNANDEZ
La Course à l'abîme

"Rome, 1600. En quelques tableaux d'une puissance et d'un érotisme jamais vus, un jeune artiste inconnu révolutionne la peinture.
Réalisme, cruauté, clair-obscur : il bouscule trois cents ans de tradition picturale et devient, sous le pseudonyme de Caravage, le peintre officiel de l'Église. Mais l'idée même de « faire carrière » lui répugne. Il aime à la passion les garçons, surtout les mauvais garçons, et se bagarrer, aussi habile à l'épée que virtuose du pinceau. Condamné à mort pour avoir tué un homme, il s'enfuit et provoque de nouveaux scandales, avant de mourir à trente-huit ans sur une plage au nord de Rome, sans doute assassiné.
Quatre siècles plus tard, tout demeure mystérieux dans cette vie et dans cette mort, sauf que Le Caravaggio fut un génie absolu, un des plus grands peintres de tous les temps. "


"J'aime bien qu'un roman garde sur lui, comme un bouchon d'écume laissé par la marée sur une plage, quelque trace du tic du jour, de la "scie" à la mode, de l'argot de l'année où il a été écrit. "

Julien Gracq, En lisant en écrivant


CAROLINE SAGOT DUVAUROUX
un bout du pré

"La pensée est un système en attente d'être surpris, dérangé. Qu'est-ce qu'un poème ? un dérangement de l'alphabet ? par déflagration de sentir ? par surgissement de l'étranger ? un virus ? ou l'assemblage de silences et de formes vides sur un appel gigantesque. Voyez les forêts quand on y pose des cailloux blancs à équidistance de nos petits pas. Chaque chose fuit le nom qui la courtise. Dans l'écart il y a la danse, le chant et l'étranger qui font trembler les systèmes."

"Il faut de la camaraderie de différences, du chacun dans son ton pour petit unisson. On pourrait dire différance avec derrida. Que poussent nos solitudes sur les rencontres, et qu'apparaissent mieux au public les herbes et les zozios du jardin où nous convoquons et invoquons monts et vaux avec faune et lune. Pour que la vie invente. Et que les voix dissonent et se difractent, pour que le si peu visible poursuive le combat de l'invisible. Ça fertilise notre lopin de liberté. Imagine !

Pesques, Pagano, Demarq, Rouzeau, Azam, Raphoz, Meens, Rahmy, Emaz, Dubost, Beurard-Valdoye, Giovannoni, Bertina, Ch'Vavar, Heidsiek, Chopin, Prigent, Courtade, Tellermann, Wateau, Savitzkaya, Ferrat, Demierre, Pennequin, Noël, Bénezet, Viarre, Daive, Collobert ah Collobert, Fournier, Bouthonnier, Poyet, Xardel, Chappelle, Albiach, ..... qui êtes-vous ? ... et toutes les maisons où habitent vos mots, au même endroit, joueurs. Au jardin.

Joueurs, nous disons car c'est égal : nicolas, emmanuelle, emmanuel, jacques, valérie, édith, fabienne, dominique, philippe, antoine, jean-pascal, patrick, jean-louis, arno, ivar, bernard, henri, christian, esther, eugène, stéphanie, jacques, charles, mathieu, guy, jean, pascal, victoria, marie-louise, anne-marie, claude, ou maël ou marie.... Et c'est le monde entier (juste avant droit d'auteur) dans un jardin.

Quand les vents sont favorables vient y voir, un vrai jardinier d'herbes et de simples pour nous récompenser d'avoir méprisé la rose d'or et celle d'argent. Gilles Clément guérit un peu de solitude où s'entête une Luciole.
Il faut bien chanter tout l'été pour engranger la musique et danser l'hiver qui ne nous quitte guère."


ALAIN JUGNON
Contre Onfray

"Contre Onfray, qui, si l'on regarde bien, est aujourd'hui un puritain hédonisant, un révolutionnaire dandysant, un banquier anarchisant..."

CONTRE-ATTAQUES. Al Dante/Collectif
Julien Blaine, Jacques Broda, Alain Brossat, David Christoffel, Jean-Paul Dollé, Alain Jugnon, Ronald Klapka, Bernard Noël, Alain Rebours, Michel Surya....

"Follement, selon les critères de réussite de la marchandise et du spectacle généralisé, il (Michel Surya) prend souverainement le parti de montrer et de démontrer que "penser peut décider de tout"
Jean-Paul Dollé

"Ignorez-moi passionnément!" Jacques Dupin


ANNE PORTUGAL
et comment nous voilà moins épais

"évasion du secret

j'avais un ensemble avec la vie
une sélection presque latérale
une conciergerie des bords rideaux
et des parties du perron
pour l'ouvrir sur la rue
je ne suis pas obligé de quelque chose;.."

 


VERONIQUE PITTOLO
On sait pourquoi les renards sont roux

"Loin d'être une béquille qui permet de traverser une période difficile, l'art à l'hôpital constitue une ouverture sur le monde, la possibilité de découvrir en soi un potentiel inexploré.

[...]

"Si la maladie parasite l'existence, la création propose des pistes de liberté. L'expression poétique est peut-être une des manières subtiles de la combattre, une aventure modeste qui crée du lien et montre que l'hôpital est un espace citoyen où on peut interpréter le monde et produire des fictions."


VICTOR DEL ARBOL
La tristesse du Samouraï
La Maison des chagrins
Toutes les vagues de l'océan
La veille de presque tout


LOÏC AUBRY
Les carnets secrets du Bernin

"Souvent, il me suffisait de sentir la chair du marbre sous mes doigts, si lisse ou si rugueuse fût-elle, pour que naisse en moi l'idée d'une forme à venir."

Le Bernin à Rome


LE BERNIN
Et la sculpture baroque à Rome

Andrea Bacchi et Stefano Pierguidi

Wittkower, en 1958, dans son Art et architecture en Italie, 1600-1750: "A l'exception de la période étudiée ici, c'est-à-dire Caravage, les Carrache et Tiepolo, l'histoire de la peinture pourrait sembler moins importante que celle des autres arts, et souvent elle n'a même qu'un intérêt restreint [...]. Les oeuvres qui n'ont pas d'équivalent sont les culptures du Bernin, les architectes et les décorations de Pierre de Cortone, les édifices de Borromini [...] . Mais le plus grand artiste de l'époque fut le Bernin, qui, avec, ses chefs-d'oeuvre poétiques et pleines de fantaisie, créa la plus brillante réalisation des aspirations de son époque."

Le Bernin à Rome


ERWANN ROUGÉ
l'enclos du vent

photographies Magali Ballet

tenace
la marée monte jusqu'à la nuque

là-bas le vent tient une plume
entre deux eaux

pour tout nommer
tenir l'air - toucher l'aile

cette commotion d'aimer

à coup de bec
ou presque

La page Erwann Rougé sur ce site


 

MALCOM LOWRY
Pour l'amour de mourir

Gouaches de Julio Pomar, traduction de JM Lucchioni, préface Bernard Noël

Pierres blessées

Parfois l’enfant ne sait pas dire son chagrin,
Mais il entend, le soir, les étranges présages
Qui annoncent aux pierres blessées, à même le sol,
Leur libération, où il apprend que les pierres
Cœurs brisés, ont parfois l’éclat dur d’un langage.
Le bruit de la mer rugit au vestiaire
- Et un reproche ; mais cela même est rassurant :
Un reproche de moins entre lui et la mort…
Et là, sur le tapis devant la cheminée,
Il regarde l’enfer et voit son avenir
- Qui sait, peut-être une chambre de chauffe ?-
Pourtant, l’enfant, je pense, a connu des fous-rires
(On dit que de la vie ce sont les seuls remèdes),
Et puis, n’eût-il pas survécu,
Saurait-il que Rimbaud a connu ces chagrins,
Rimbaud dont l’âge d’homme aussi, comme le sien,
Fut déserté d’amour et privé de langage ?


ELIE RECLUS
La poule, le coq & Récréations instructives

"Des moralistes superficiels l'ont taxée d'indolence et de mollesse en raison de ses bavardages. Ils ont prétendu qu'elle perdait son temps à jaboter avec les voisines. En effet, une basse-cour bien peuplée s'annonce de loin par une bruyante palabraille : on se croirait en Andalousie, où dit le proverbe : il suffit d'une poule et de deux femmes pour faire tout le bruit d'un marché ; elles caquètent et caquèlent, cacassent, cracassent, gaquegacquent, et pour varier, gloussent, croussent et groussent. Mais avec tout ce vacarme on ne ferait pas une conversation. Regardez les becs attentivement, et vous constaterez que tous ces discours se font à la cantonade et s'adressent à un auditoire imaginaire. A parler tout seul, on a toujours raison, et rien n'est plus agréable. La poule avait fait cette découverte, même avant l'illustre Carlyle. Ce philosophe reçut un jour la visite du poète Tennyson, qui sachant déjà l'humeur brutale du personnage et ses façons d'ours mal léché, ne fit autre chose que le saluer en silence et prendre la chaise qu'on lui montrait du doigt. Le sage de Chelsea ne se préoccupant pas davantage du visiteur, allume sa pipe et reprend le cours de ses méditations. La poète se met à rêver de son côté. L'heure écoulée, il salue profondément. L'interlocuteur se lève à son tour et reconduit jusqu'à la porte son visiteur qu'il éprouva le besoin de remercier : « Charmé de votre visite, Monsieur, il y a longtemps que je n'ai joui d'une conversation aussi agréable que la vôtre ! » Compliment qui dans cette bouche était sincère.

Ainsi, les papotages prétendus de la poule avec ses voisines ne sont autre chose que des monologues. L'assertion semble paradoxale ? Mais quand nous entamons une conversation, à quoi tenons-nous davantage : à connaître la pensée d'autrui, ou à montrer la nôtre ? Qui donc se soucie d'entrer dans le raisonnement de l'interlocuteur ? Avant qu'il ait parlé, nous savons déjà qu'il a tort. Nous lui faisons la politesse de saisir au passage quelques-uns de ses mots pour y accrocher les nôtres, pleins de feu autant que les siens se montrent creux et vides. On le laisse parler, mais pour lui pousser la botte quand il se découvrira. Et mis à quia, il balbutiera : « Peut- être ne puis-je me faire comprendre, suffisamment, mais je m'entends bien moi-même, je m'entends ! »

"Simples volatiles, la poule et le coq comptent aussi, avec le chien, parmi les plus anciens animaux domestiques. Leur chant raconte la présence de l’homme, leur absence marque le désert. Nul autre qu’Élie Reclus ne pouvait les raconter avec tant d’intelligence et de bonté dans leur vie propre et dans ce compagnonnage bonhomme qui nous les rend si communs et si proches à la fois.
Dans La poule, le coq plus qu’ailleurs, l’axe du monde se déplace et « notre individu cesse d’être le centre autour duquel gravite la Nature entière ». De l’homme, Élie Reclus pouvait dire qu’il est de tous les animaux le plus cosmopolite. Des animaux domestiques il savait, comme son frère Élisée, remarquer qu’il n’est pas une idée qu’ils ne devinent, pas un sentiment humain qu’à l’occasion ils ne comprennent ou ne partagent.
Si Élie Reclus est du parti des bêtes, c’est bien parce que rien de ce qui est humain ne lui est étranger ; parce qu’il tient la conscience d’un animal aussi chère et sacrée que la sienne propre." Alexandre Chollier (préface)

FABIENNE RAPHOZ
Blanche baleine

"le migrateur lisse l'air
aux cols
pas la roche
ni l'hiver"

 

"je suis faite de la
pierre de mon pays

la rousseur du
gypaète aussi"


LIONEL BOURG
WATCHING THE RIVER FLOW
Sur les pas de Bob Dylan

"C'est quoi, la vie ?
Des cailloux dans une chaussure. Une fleur. Des baisers une après-midi de septembre. Des copeaux de ciel ou un mouchoir que l'on serre dans son poing quand les marins à la manœuvre ont largué les amarres...
Non, Bob, il n'y a pas de Paradis. Pas d'Enfer.
Que du temps. Crispé. Dilaté.
Des ossuaires de temps et des peuples qui crurent à la majesté des naufrages."

"Errer.
Se taire. Chanter.
Fuir. S'exiler.
Cela n'apaise pas, n'atténue, ne compense aucune perte, et si le moindre espace, toute étendue partant, toute chape d'aube fluide encore sur les essarts en bord de route lorsque l'on a conduit une bonne part de la nuit, si tout azur, toute lagune n'existent que pour circonscrire le temps, s'en emparer ou le contenir, le refouler derrière un bourrelet osseux, que fera-t-on des heures atteintes de sclérose ou que les essuie-glace dispersent de gauche à droite sur le pare-brise de son automobile, pas un mot, pas un signe ne contrariant plus l'empire cataleptique où l'on erre, et se tait, chante, fuit, s'exile par les circonvolutions d'une pensée moins vaine que moribonde.
« Nous vivons dans un monde politique », en déduisit Dylan."

La page Lionel Bourg sur ce site


HUBERT HADDAD
Premières neiges sur Pondichéry

"Madras la nuit - poix et goudron. L'air a une épaisseur d'huile. Une puissante odeur de putréfaction chargée de poussière et de cendres animales s'infiltre sous l'épiderme, dans la gorge et les bronches."


QIU XIAOLONG
visa pour Shanghai

"Une fois de plus, Chen, inspecteur principal de la police criminelle de Shanghai, reprenait, dans la brume du petit matin, la direction du parc de Bund.
A l'extrémité nord, son entrée principale faisait face à l'Hôtel de la Paix, tandis que l'autre entrée débouchait sur le pont de Waibai, dont le nom, inchangé depuis l'époque coloniale, signifiait littéralement Pont-pour-que-les-Blancs-traversent. "


DOMINIQUE QUELEN
avers

"Il n'y a rien. Se dire ça. On saisit ? C'est par ici ou par l'une ou autre oreille que ci et ça entrent. Il = je = tu = lui = moi ? Il manque qui ? À cette liste ou chose portable qu'on a lue n'est absent que le pronom toi. Vrai ou faux ? Sentiment vrai de la vérité ? La vérité ? La vie ? Ce n'est pas ça. La vie = un songe. La poésie y va de ce sentiment ? Oui. Non. Vrai et faux. Ni le lieu où on est ni l'ombre qu'on a. La chose moyenne. Cette poésie manque. Une langue lui manque ici. Il en faut une et on a l'oreille dessus ! Et l'oeil ! Bout par bout on saisit du sens. Où se planquait-il ?"


CURIOSITES GEOLOGIQUES de la CÔTE de GRANIT ROSE
Pierrick Graviou, Odile Guérin
Préface Kenneth White:

"À l'époque de la Renaissance, les « cabinets de curiosités » où se trouvaient réunies, de manière hétéroclite, des collections de divers éléments, furent une des sources de la science, que l'on appelait alors « histoire naturelle ». Ces cabinets de curiosités allaient donner lieu à des musées tels que le Muséum national d'Histoire naturelle à Paris. N'oublions pas, de surcroît, que dans le mot « musée » se cache le mot « muse », la muse (dans le système classique, il y en avait neuf, allant de l'histoire à la poétique) étant ce qui invite à sortir de soi, à élargir son expérience, à développer son langage.
Or, les sites naturels sont des musées à ciel ouvert, dynamiques et vivants. À leur base, la géologie, la formation de la Terre et, par extension, l'origine d'un monde. Si, dans les situations personnelles et sociales, on étouffe souvent, on se sent bloqué, le site permet de transcender ces situations, de voir plus grand, de respirer plus largement."

 


DOMINIQUE QUELEN
Loque

"La forme des jardins de Rome. Blouson pick-up. Assagialo, amico. Prendi. Avec une audace oui proprement de mouche qui te tourne autour. Et ces yeux, ces yeux. Tout est jaune ici, jaune pâle. Ou ocre. Ou blanc. Toute la végétation est naturelle, oui. On vend des perles, des porte-clés, des baskets, bottes, bottines, ça n'a jamais vraiment marché. Le cuir des fontes, le fer des cantines, la nage en bassin. Santa Maria dei Set te Dolori. Tout par sept, amico : sette lingue, sette paure. Un misto di tutto, vero ? Et l'autre pendant ce temps : ceci est mon corps, etc. Jusqu'ici : et il montre avec la main. Toute une organisation. Et d'où le sors-tu ce petit couteau de dame. Touche mon ventre. Ces petites taches ? Je crois depuis toujours. Vois le tableau du Caravage : Narcisse, son genou-tubercule au centre. Et là-dessus, le vélo. Un mi-course, oui, mais avec ça tu traces. Et lui le fémur droit. Tumeur. Sa vie dans un fauteuil (depuis un vingt-cinq mai,figurati). C'est là qu'il a sorti sa phrase obscure : La nature a la beauté de ce dont elle est l'ordre. Il est gaucher mais il désigne tout de la main droite. Un sujet quelconque. Soutien-gorge, à petits bonnets oui et non. Tu fais fortune en deux ans. Pas le fémur cette fois. La torsion du poignet. "


PIERRE GASCAR
Le règne végétal

"Les frondes des fougères sont assez découpées et leur texture est assez fine pour que la lumière, pourtant déjà filtrée par les frondaisons qui les dominent, les traverse, même quand elles s'entrecroisent, formant une double épaisseur, et recrée, sous le berceau de leurs palmes, comme un autre sous-bois, un autre éclairage végétal. Accroupi devant des fougères, on découvre, dans une lumière verte et dorée, une image des forêts de l'ère primaire, dont les paléobotanistes nous disent que des filicales — c'est le nom générique des fougères — de la taille de nos arbres en étaient le principal élément. Aucune autre plante ne nous permet de nous représenter ce qu'était la domination végétale, au début du monde vivant. Constituée de végétaux supérieurs et ne reproduisant pas l'architecture de la grande flore primitive, la forêt équatoriale ne la rappelle nullement ; la modeste fougère de nos bois si. Avec elle, les feuilles sortent directement du sol ; le végétal a ici l'élan, la jeunesse des sources. Pas de fleurs, pas de graines, pas de fruits : la plante verte à l'état pur. Depuis plus de deux cents millions d'années, la fougère se borne à répéter sous le soleil, à l'air libre, l'empreinte qu'elle a laissée dans les couches du carbonifère ; c'est une duplication vivante de l'éternité."


ROGER LAHU
Petit traité du noir sans motocyclette
(sauf une in extremis)

couverture Marie Bateau-Lahu

"sombre.
il fait sombre, très, dans mes alentours
alentours potentiels puisqu'en réalité je n'y vois rien. ne
fais que deviner. ce qu'il y. dans les dits alentours.
mais le vrai problème c'est que je ne devrais pas être là.
en être là.
j'y suis pourtant. espérant - non, mal dit, je n'espère rien -
ne pas y rester. ou en rester, là.
je suis extrêmement fatigué à bout. au-delà même d'un
quelconque bout. je me tâte façon de toucher le vide. le
vide, tactilement, ça n'est ni doux ni rêche ni pelucheux ni
soyeux.
sombreux ? est-ce que tactilement on peut sentir ça, une
sensation sombreuse ?
et si oui, est ce que ça vous piquotte ?
une lame d'acier plantée droit net et sans bavures (mais
avec saignements) quelque part dans ce que, par habitude
langagière, vous nommez votre « corps », ça ne piquotte
pas. je vous l'assure.
ça vous assombrit les alentours.
d'ailleurs, rideau (de velours noir ?), j'y vois plus rien. que
dalle macache wallouh.
m'ont toujours fait marrer avec leur lumière blanche au
bout du tunnel ! connards ! pigeons !

ch'us mort.
y a pas photo.
ou alors photo en noir et noir.
crois avoir vu que le manche du couteau était noir de chez
noir.
même que le mot « bakélite » m'est venu à l'esprit ;
et que j'ai pensé au professeur tournesol.
juste avant de mourir c'est con, de n'avoir que ça, comme
flash pré mortem, le professeur tournesol,
et j'ai entendu un bruit bizarre, comme
un ronchonnonflement (un peu dark vador sous son masque)

et me suis demandé : « on entend encore ? quand on est
mort ?
mais peut être que ça n'est pas du tout une lame d'acier
(immense, la lame, et tranchante ; un bowie knife
terrifique, ça te scalpe un peau rouge - les autres couleurs
itou - sans effort. qu'est ce que ça faisait le bruit d'un
scalp qu'on scalpait ?)
peut-être n'est ce que le tout petit bâtonnet d'une sucette
chupa chups ?
tu la suçotais tranquillos, c'était un jour d'hiver, une fin de
jour, ça gelait dur, tu rentrais du boulot, de l'école en fait,
tu glisses, et zyouuuup le bâtonnet de la sucette chupa
chups te rentre pile poil dans le globe oculaire, t'y vois
plus rien, tu t'écroules, tu râles, tu saignes comme un
goret pré-boudin purée pommes, t'es mort ?

ça aurait bien pu se passer comme ça.
non ?"

Roroman


"Les Architectes de Stefan Heym (Paris, Zulma, 2008), écrit dans les années 60 en RDA, publié longtemps plus tard car il met en scène un arriviste stalinien qui reconstruit Berlin sous la forme de la Karl Marx Allee. Ce personnage est plus ou moins inspiré de Hermann Henselmann et de ses contradictions, le véritable maître d'oeuvre de la célèbre avenue berlinoise.


Loving Frank de Nancy Horan (Paris, Buchet-Chastel, 2009) est une biographie littéraire de Frank Lloyd Wright mais narrée du point de vue d'une femme qui l'a aimée. Ce livre est fondé sur des éléments réels d'une époque de la vie de FLW.


Le Palais de Verre (Paris, Cherche-midi, 2012) de Simon Mawer raconte sans la nommer l'histoire de la Maison Tugendaht de Mies van der Rohe, depuis sa construction, son occupation par les Nazis, les communistes et sa réhabilitation dans la nouvelle république tchèque.


Le dernier en date (2014) serait Un Concours de circonstances d'Amy Waldman (Paris, L'olivier, 2012) qui narre les réactions aux Etats-Unis quand le lauréat d'un concours lancé pour la construction d'un mémorial des victimes du 11 septembre s'avère être un architecte musulman américain."

extrait de: Vocabulaire critique d'architecture .J.F. Roullin


ERIC SADIN
La silicolonisation du monde

L'irrésistible expansion du libéralisme numérique


"Dessaisissement, d'abord, de notre pouvoir de délibération collective relativement à un phénomène qui se veut inévitable et qui s'impose dans une précipitation irréfléchie et fautive. Dessaisissement, ensuite, autrement plus déterminant, de l'autonomie de notre jugement, par le fait que le ressort majeur de ce modèle économique dépend de la neutralisation de la libre décision et de la spontanéité humaines."

"Nous passons de fonctionnalités administratives, communicationnelles ou culturelles à une puissance de guidage algorithmique de nos quotidiens et d'organisation automatisée de nos sociétés. La vocation du numérique franchit un seuil, qui voit une extension sans commune mesure de ses prérogatives, octroyant un pouvoir hors-norme et asymétrique à ceux qui le façonnent."

"Car ce sont les principes fondateurs de l'humanisme européen, affirmant l'autonomie du jugement et le libre choix, et induisant leur corollaire, soit le principe de la responsabilité et le droit des sociétés à décider en commun de leur destin, que l'esprit de la Silicon Valley a détruit en l'espace d'une génération et à une vitesse exponentielle.
[...] Désormais, « l'innovation » numérique, cette nouvelle idole de notre temps, modifie et façonne selon sa mesure et sans débat public le cadre de la cognition, mais surtout celui de l'action humaine, ou de ce qu'il en reste. Mouvement industriel qui affaiblit la possibilité de l'action politique, entendue comme l'implication volontaire et a priori libre des individus à contribuer à l'édification du bien commun."

"Car c'est un net partage qu'il faut aujourd'hui savoir dessiner. Entre, d'un côté, ceux qui participent, d'une façon ou d'une autre, délibérément ou non, de la généralisation et de la banalisation d'un mode d'être éminemment restrictif et supposé incarner l'avenir. Et, d'un autre côté, ceux qui entendent rester à l'écoute des traces mémorables léguées par le passé, à même d'inspirer l'invention de quotidiens célébrant la complexité irréductible et indéfinie du monde et des êtres. Ce sont ceux-là qui se situent dans le présent et l'avenir, et non pas ceux qui rêvent d'un «avenir régressif», destiné in fine à seulement satisfaire leurs propres intérêts étriqués et bornés. La posture coupable serait de ne pas nommer la désolation et de ne pas œuvrer positivement à la fabrication d'instruments de compréhension et d'action, portant des germes d'espérance. "



ANNE BOSSE
La visite Une expérience spatiale

"Epaissir ce visiteur et son expérience spatiale afin de prendre au mot cette exploration d'une ville citoyenne qui doit être à la fois habitable et visitable, en même temps qu'aller voir si autour du visiteur et dans son sillage se révèle une fabrique vivique ordinaire sonr les objectifs que se fixe cet ouvrage."

"Parmi les figures de marcheurs urbains, le flâneur est celui qui déclenche le plus de nostalgie : pour un temps où dériver et se perdre dans la ville étaient encore possibles, où l'oisiveté était une revendication infra-politique. Nombre d'auteurs s'interrogent sur ce qu'il est devenu dans les mégapoles d'aujourd'hui. Pour Régine Robin, le nomade parcourant les marges déglinguées des villes mondialisées poursuit l'œuvre du flâneur. Elle définit ce dernier comme cherchant un refuge dans la foule tout en étant séparé d'elle, le flâneur est au seuil, toujours entre deux mondes. Le visiteur lui n'a qu'une hâte on l'a vu, écourter le seuil et se perdre est sa hantise ; il est presque l'anti-flâneur. Il visite les métropoles préférentiellement depuis les lieux pensés pour lui : centres villes, enclaves à visiter, parcours de visite aménagés, circuits aidés, couloirs facilités, terrasses, tours et pourtours panoramiques sélectifs... "

" La marche du visiteur n'est pas très assurée, il circule plus lentement que le passant, évoluant au gré de son attirance visuelle et cherchant des signes directionnels. Il peut gêner au sein d'une circulation hyperfluide, ne s'en rendant que peu compte, plongé dans son propre engagement de contemplation instruite. Le passant, lui, est dans la rue mais aussi souvent ailleurs. Grâce au déploiement des pratiques télécommunicationnelles, il offre à la rue des monologues, une face prise dans des interactions invisibles qui communiquent des émotions qui surgissent sans à propos. "

"L'épreuve de la visite, d'être dans des lieux nouveaux, qui amène le visiteur à se réassurer en des destinations, à pratiquer une métropole en partie fabriquée pour calmer son appréhension, permet aussi en confiance d'exprimer sa capacité de franchissement, son appétit perceptif. Dans la fluidité des flux pour éviter les chocs, le visiteur guidé est plus facilement éconduit des zones de conflictualité, en partie maîtrisé dans ses explorations déambulatoires. La visite est ainsi caractéristique de l'expérience urbaine contemporaine, car elle atténue l'intensité de l'expérience du différent, elle aide à fluctuer dans un environnement incertain, elle permet de pratiquer des agencements et leurs procédures spatiales multiples, elle fait de l'intelligibilité des espaces urbains la ressource à la compréhension des conditions d'existence d'un monde commun."


NANCY HORAN
Loving Frank

"Frank Lloyd Wright paraissait environ trente-cinq ans, à peu près mon âge, et il était très séduisant : cheveux bruns ondulés, front haut, regard intelligent. On le disait excentrique, et je suppose qu'il l'était puisqu'un arbre immense poussait au beau milieu de sa maison. Mais il était aussi tour à tour incroyablement drôle et extrêmement sérieux. Je me rappelle que deux de ses enfants jouaient sur la mezzanine à lancer des avions en papier sur les tables à dessin. Plusieurs hommes étaient penchés sur leurs plans, mais sa plus proche collaboratrice était une architecte - une femme ! - Marion Mahony. Frank resta tranquillement assis là, à crayonner ses esquisses au milieu de toute cette activité, sans paraître remarquer la pagaille venue d'en haut."


JEAN-FRANCOIS ROULLIN
Vocabulaire critique d'architecture

à l'usage des étudiants
et de ceux qui aspirent à le devenir

Version humoristique et courte, également lisible par ceux qui ne seraient ni l'un ni l'autre

"Poétique
La première, l'origine, est celle d'Aristote.
Celle de l'architecture serait dans ce qui distingue un ensemble de volumes organisés de façon purement fonctionnelle, de ces mêmes volumes assemblés dans « le jeu savant correct et magnifique » de la lumière, ou autre possibilité, qui pourraient nous faire toucher au sublime, au beau si ce mot ne fait pas peur.
L'architecture serait une poétique des espaces comme la littérature est une poétique des mots."

"Regard
Apprendre à regarder devrait être, dans chaque école, le premier travail demandé à l'étudiant en architecture à sa rentrée en première année. S'il n'apprend pas à regarder, donc à se poser des questions, donc à construire ses questions en réfléchissant, en étudiant, il ne fera que reproduire des solutions connues à des questions dont il ne comprendra pas qu'elles se posent de façon singulière pour chaque lieu, chaque demande.
Le problème qui se pose ensuite est de garder les yeux ouverts, non seulement à l'école mais tout au long de la vie.
Cette question ne devrait pas être spécifique aux étudiants en architecture car elle est sans doute aux fondements de l'intelligence."


SYLVIE KANDE
Gestuaire

"GÉNOCIDE
En bas, la rue aiguisait en riant ses couteaux.
—  Pourquoi eux? Comment calculez-vous la différence? Que ne donnez-vous l'ordre de suspendre cette tuerie avant qu elle ne s'étende ?
—  C'est que nous, nous maîtrisons l'art des gestes ; eux, depuis la nuit des temps, se contentent de mouvements. Advienne que pourra. Pour ma part, je m'en lave les mains.
En histrion consommé, il joignit le geste à la parole.
Éclata ce premier hurlement — un à vous glacer le sang — suivi de vociférations. Par la baie vitrée, on vit les lames se mettre à trancher, méthodiques, et quelques corps danser grotesquement avant de s'effondrer.
Ce qu'il fallait démontrer, sans doute."


GIORGIO AGAMBEN
Qu'est-ce qu'un dispositif ?

"J'appelle dispositif tout ce qui a, d'une manière ou une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants."

" Les sociétés contemporaines se présentent ainsi comme des corps inertes traversés par de gigantesques processus de désubjectivation auxquels ne répond aucune subjectivation réelle. De là, l'éclipsé de la politique qui supposait des sujets et des identités réels (le mouvement ouvrier, la bourgeoisie, etc.) et le triomphe de l'économie, c'est- à-dire d'une pure activité de gouvernement qui ne poursuit rien d'autre que sa propre reproduction. [...]
De là surtout, l'étrange inquiétude du pouvoir au moment où il se trouve face au corps social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l'histoire de l'humanité. Ce n'est que par un paradoxe apparent que le citoyen inoffensif des démocraties post-industrielles (le bloom comme on a suggéré avec efficacité de l'appeler), celui qui exécute avec zèle tout ce qu'on lui dit de faire et qui ne s'oppose pas à ce que ses gestes les plus quotidiens, ceux qui concernent sa santé, ses possibilités d'évasion comme ses activités, son alimentation comme ses désirs soient commandés et contrôlés par des dispositifs jusque dans les détails les plus infimes donc (et peut-être précisément à cause de cela) soit considéré comme un terroriste potentiel."


JACQUES RANCIERE
En quel temps vivons-nous?
Conversation avec Eric Hazan

"Quant à la décomposition du système représentatif, c'est une vieille lune qui soutient depuis les années 1880 les espérances et les illusions d'une gauche «radicale» toujours prête à voir dans les faibles taux de participation à telle ou telle élection partielle la preuve d'un désinvestissement massif du système électoral. Mais il n'y a pas décomposition du système représentatif. Les institutions ne sont pas des êtres vivants : elles ne meurent pas de leurs maladies. Ce système tient le coup et trouve le moyen de s'arranger avec les anomalies et les monstres qu'il secrète: il crée par son mécanisme même la place de ceux qui prétendent représenter les non-représentés ; et il fait de sa médiocrité même un principe de résignation à sa nécessité."

"Il faut en finir avec la vieille idée marxiste que le monde de la domination sécrète sa propre destruction, que « tout ce qui est solide se dissipe dans les airs » et que les institutions et croyances qui soutenaient l'ordre ancien se dissolvent d'elles-mêmes dans les fameuses «eaux glacées du calcul égoïste». "

" Il y a des formes différentes de construction et de symbolisation du commun qui sont toutes également réelles et également traversées par le conflit de l'égalité et de l'inégalité. Construire des formes de vie autres, c'est aussi construire des regards autres sur les «problèmes» que nous propose l'ordre dominant."


"Cette évidence du travail comme monde commun déjà là, prêt à reprendre ce qui était aliéné dans les rapports marchands et dans les structures étatiques, a disparu dans l'univers contemporain du capitalisme financier, de l'industrie délocalisée et de l'extension du précariat qui est aussi un univers où la médiation capitaliste et étatique est partout. Et, au fond, la fameuse «loi travail» était une déclaration de péremption définitive du travail comme monde commun."

"Il n'y a plus de communauté déjà-là qui garantisse la communauté à venir.La communauté est devenue avant tout un objet de désir. C'est le phénomène marquant du mouvement des places et des occupations."

"Sur la place de la République, comme à Liberty Plaza ou à la Puerta del Sol, la centralité de la forme-assemblée a montré en même temps la puissance d'un désir de communauté et d'égalité mais aussi la façon dont ce désir s'inhibe lui-même et s'enferme dans sa propre image, dans la mise en scène du bonheur d'être ensemble. Or le problème n'est pas de passer de l'individualisme à la communauté mais de passer d'une forme de communauté à une autre."

"L'émancipation, cela a toujours été une manière de créer au sein de l'ordre normal du temps un temps autre, une manière différente d'habiter le monde sensible en commun. Cela a toujours été une manière de vivre au présent dans un autre monde autant - sinon plus - que de préparer un monde à venir. On ne travaille pas pour l'avenir, on travaille pour creuser un écart, un sillon tracé dans le présent, pour intensifier l'expérience d'une autre manière d'être."

"Ce qui rapproche aujourd'hui l'art de la politique, c'est de s'intéresser plus aux mots et aux images, aux mouvements, aux temps et aux espaces et aux combinaisons diverses et mouvantes de ces éléments (performance, mise en scène, installation, exposition, etc.) qu'à un renouvellement interne des arts constitués. On pourrait aller plus loin et dire que l'un des caractères dominants de l'art d'aujourd'hui, c'est l'établissement de liens transversaux entre des pratiques normalement séparées.[...] Cette recherche de communauté entre des pratiques et des mondes, par laquelle se poursuit aujourd'hui la révolution esthétique, est quelque chose de bien plus profond que les performances liées au mot d'ordre bureaucratique qui veut que l'art travaille au "remaillage" du lien social détruit."

" Et surtout le capitalisme est plus qu'un pouvoir, c'est un monde, et c'est le monde au sein duquel nous vivons. Ce n'est pas aujourd'hui la muraille que les exploités devraient abattre pour rentrer en possession du produit de leur travail. C'est l'air que nous respirons et la toile qui nous relie."

"En somme on retombe sur l'idée que la seule manière de préparer le futur est de ne pas l'anticiper, de ne pas le planifier, mais de consolider pour elles-mêmes des formes de dissidence subjective et des formes d'organisation de la vie à l'écart du monde dominant. On retombe sur l'idée qui est depuis longtemps la mienne que ce sont les présents seuls qui créent les futurs et que ce qui est vital aujourd'hui, c'est le développement de toutes les formes de sécession par rapport aux modes de perception, de pensée, de vie et de communauté proposés par les logiques inégalitaires. C'est l'effort pour leur permettre de se rencontrer et de produire la puissance accrue d'un monde de l'égalité."

Jacques Rancière sur Lieux-dits


PIERRE GASCAR
Les sources

A propos des "ammonites jaillies du flanc de la falaise":

"De la pointe de mon couteau, je gratte la matière minérale qui obture et comble le conduit de la coquille et je porte à ma langue l'espèce de sable que j'obtiens ainsi. Je cherche le goût de sel resté dans la vase marine qui a empli le logement du mollusque, une fois le corps de ce dernier dissous, et s'y est pétrifiée. Si je pouvais sentir ce goût de sel, les 150 millions d'années déjà niées par la fraîcheur de l'ammonite et la pureté de sa nacre, finement striée de veines plus sombres, se trouveraient, d'un seul coup, tout à fait abolies. Le sel ne meurt jamais. Sa saveur est toujours actuelle. Ferme les yeux ! Tu bois l'eau de la vieille Téthys (c'est sous ce nom que les géologues désignent l'océan du secondaire). En vérité, je ne peux pas jurer que, ce goût de sel, je le sens. Mais je ne peux pas davantage affirmer le contraire. Ce sel rend simplement plus présent le goût de ma salive, de ma bouche. La morale de cette longue histoire, de ces cent cinquante millions d'années, tient peut-être tout entière dans le fait que le même sel se retrouve et " parle" dans ce coquillage fossile et en moi.


PIERRE GASCAR
Les bêtes

"A chaque instant, la bête peut changer : nous sommes à la lisière. Il y a le cheval dément, le mouton rage, le rat savant, l'ours impavide, sortes d'états seconds qui nous ouvrent l'enfer animal et où nous retrouvons, dans l'étonnement de la fraternité, notre propre face tourmentée, comme dans un miroir griffu."


SARA STRIDSBERG
Medealand

"L'amour c'est le gaz carbonique du sang. L'amour c'est une punition. Dans le futur, personne n'aimera. L'amour sera supprimé. Une barbarie révolue, incompréhensible et antidémocratique. Tout le monde rira de nous, pauvres fous aimants."


LIONEL BOURG
Demain sera toujours trop tard

"Est-ce l'âge, quelque projet fâcheux de narguer le silence ou, qui ronge, gangrène de très vieilles lubies, le sentiment à nouveau d'être perdu dans un monde auquel ne m'attachent à vrai dire qu'une longue obstination, et des colères, des tendresses pourtant, incongrues, est-ce l'impression plus incisive encore de ne disposer que d'un temps presque vide, poreux, tramé de saisons incertaines comme de ce triste dimanche à quoi la vie parfois ressemble, est-ce l'approche des chiens, des rats, de la chienne, je l'ignore mais, au-delà de ma fatigue, au large de mes déconvenues, l'envie me tenaille chaque jour davantage de vous instruire d'une ombre plus que jamais imperméable à la lumière."

"Tout change, d'accord.
Les chameaux de la parabole se faufilent par le chas des aiguilles.
Les chiens aboient. Les caravanes passent. Tout recommence. Tout chancelle et se perpétue, balkanisé, ramifié en réseaux d'hébétudes partageables, le pouvoir, fardé mais identique, prospérant à l'abri de liaisons spectrales, qui naissent, agonisent, crèvent ou prolifèrent en fonction d'une durée que l'on atteste enfin réelle , puisque, secondes, minutes, journées, semaines, l'horloge sur quoi le courroux s'abattait n'est plus la cible de notre effervescence.
Nous en sommes là.
Gavés, bouffis de fantasmagories numériques.
Roulés dans la farine, entassés à bord d'un radeau d'avatars dont les plus démunis, « pour de vrai », basculent dans la démence alors que des migrants ont l'exquise politesse de se noyer sous l'objectif des caméras de l'information
permanente.
Nous marchons. Nous nous taisons. Vides. Criblés d'amour et de chagrin."

La page Lionel Bourg sur ce site


ANTONIO TABUCCHI
Les oiseaux de Fra Angelico

"On pourrait qualifier de fractales domestiques ces zones interstitielles de notre quotidien devoir-être ou certaines pustules de l'existence."


ANDRE BERNOLD
L'amitié de Beckett
1979-1989

"C'est lui qui m'avait fait prendre le pli de chercher encore la bonté au fond du plus éblouissant talent, de la rigueur d'esprit devenue musicale."


ANDRE BERNOLD
Soies brisées

Note sur Beckett musicien
"Samuel Beckett aimait la musique. La plupart de ses œuvres s'y rapportent de quelque manière. Son théâtre, on l'a dit maintes fois, emprunte à la musique classique occidentale des formes cycliques ou récurrentes remarquables, et les cahiers de régie qu'il tenait lorsqu'il mettait en scène ses propres pièces se présentent comme des partitions."

"Ce qui est monstrueux dans le langage, c'est qu'il est une surface matérielle, une pellicule, une membrane sonore ; il faudrait la crever, la fendre, la scinder en elle-même (parcourir la surface pour l'effiler et la faire fuir par l'encoche, la révulser — au moins cela —, ce serait l'idée de Beckett comme de Bacon, « un Irlandais, je crois », feignait de remarquer S.B. en souriant), pour forcer le passage, « trouver l'issue », etc. ; et pourtant on ne peut que la suivre, s'y coller, s'y étendre, être indéfiniment renvoyé par la paroi vibrante qui résonne en nous, mais à l'intérieur de laquelle nous sommes enfermés."


ANDRE BERNOLD
J'écris à quelqu'un

« Quant à la réponse  à la question de ce que c’est que d’être un homme, pour moi elle est toute simple, parce qu’elle est pro domo, je la trouve immédiatement : être un homme, c’est être INGUERISSABLE. »

"DE L'AMITIE
... D'abord les amitiés-illusion. Ce fut un mirage, un rêve éveillé. Puis il y a les amis que j'ai déçus, cruellement : Derrida et Pierre Berès. Les deux m'ont gardé leur amitié, par-delà la déception. C'est là peut-être que je devrais m'arrêter. Ensuite, il y a ceux qui ne m'ont jamais compris. Leur défection ne pose pas de problème. Puis ceux dont tout indique qu'ils m'ont très bien compris, et qui soudain me tournent le dos, sans explication. Il y a les négligents, dont la négligence étalée sur des lustres vaut rupture, bien qu'il n'y en ait pas eu. Il y a ceux qui sont happés par le vent de l'indifférence si caractéristique depuis quelques années. Il y a ceux qui sont trop loin (dans l'Arizona, par exemple). Il y a ceux qui ont un grief, secret ou avoué. Il y a ceux dont la patience est à bout. Il y a ceux dont les problèmes sont plus énormes que les miens. Et puis enfin, il y a les inexplicables traîtrises. Presque tout cela est indéchiffrable. Il y a aussi ceux qui reviennent, après un quart de siècle. Dans la plupart des cas c'est l'information qui manque, la parole qui tarit, trente ans qu'on ne résume pas, une femme, des enfants ; certains n'ont plus rien à dire, des histoires d'impôts, de chômage. Il y a pour finir soi-même devenu complètement nul. Beckett lui-même, à la fin de sa vie, a eu la brouille très facile. Pour ma part, j'ai senti le vent du boulet. Mais il s'est ravisé, et m'a envoyé ce mot, dont la lecture s'accompagna du plus gros soupir de soulagement de ma vie : « Calme-toi. Rien de changé. Affection. Sam » (4 juin 1987)."

"J'ÉCRIS À QUELQU'UN
Je ne suis un écrivain que très accessoirement. Plutôt un graphomane. Même pas un écrivain de l'empêchement. Mais la formule de Beckett est juste. Il suffit de remplacer un mot. Je suis un vivant de l'empêchement. Je vis ce qui empêche de vivre. Là, c'est juste. Ça veut simplement dire que je suis malade. Un malade comme un autre. Dans ce que j'écris au fil de la plume je ne sais pas ce qui est bien ou pas bien, parce que j'écris dans un moment d'oubli, pas de récollection. J'écris à quelqu'un dont je me souviens, à partir de l'oubli que je ne conjure qu'un instant pour cette personne. Sinon rien."



GWENOLA MORIZUR
& FANNY MONTGERMONT
Bleu pétrole

"Nous n'avions plus qu'une seule chose en tête : plus jamais ça!"


KRISTIN MARJA BALDURSDOTTIR
Karitas 1 et 2
L'esquisse d'un rêve
L'art de la vie

"La corde à linge chanta dans l'air glacé lorsque les sœurs la touchèrent, les tabliers qu'elles y avaient étendus à sécher s'étaient blottis les uns contre les autres dans le froid, ils étaient entortillés et raidis par le gel. Venu de l'océan, le vent du nord s'était acharné sur eux toute la nuit et les sœurs essayaient de deviner ses méthodes, avait-il d'abord soufflé du nord, puis de l'est et achevé de les tordre par de longues bourrasques du sud ou bien avait-il opéré en sens inverse ? Elles regardèrent autour d'elles dans toutes les directions comme si elles espéraient voir le vent lui-même en chemin avec une tête et une queue mais il s'en était allé par-delà les abruptes montagnes bien avant l'aube. Seul restait le gel qui crissait sous leurs pieds."


MICHELLE GRANGAUD
Geste

"Ils vivent dessus,
Ils vivent dessous,
Ils se croisent sans se voir aux carrefours. "


CARYL FEREY
Haka
Utu


MARIO RIGONI STERN
Arbres en liberté

"En 1888, Tchékhov écrivait: « Tous ceux qui ont des connaissances scientifiques comprennent qu'un morceau de musique et un arbre ont quelque chose en commun, que l'un et l'autre sont créés par des lois également logiques et simples. » Dix ans plus tard, à un ami qui vient lui rendre visite en Crimée, il dit : « Ici, c'est moi qui ai planté tous ces arbres et tous me sont chers. Mais ce n'est pas cela qui est important, c'est le fait qu'avant mon arrivée il n'y avait ici qu'un terrain inculte et des fossés pleins de pierres et de chardons sauvages. Ce coin perdu, j'en ai fait un endroit riant et civilisé. Le sais-tu ? Dans trois ou quatre cents ans, toute la terre se transformera en bois fleuri et la vie sera merveilleusement légère et facile... »


CLAUDE ESTEBAN
Trajet d'une blessure

"Suis-je le même, après tant d'épreuves, d'effrois, d'égarements? Je m'avance avec d'infinies précautions dans ma tête, j'essaye de me glisser furtivement aux lisières de ce qui fut, hier, une pensée. Tout semble s'être endormi ou plutôt perdurer au loin dans une sorte de torpeur. Peut-être est-il trop tôt encore pour tenter de dissiper les ombres, cette brume cotonneuse où je me suis perdu, deux mois durant. Il faudrait, d'abord, que reviennent à moi quelques repères, sans que je les sollicite, et que mon désir, si ténu, si chancelant, l'emporte sur le doute. Je ne retrouve qu'un très grand silence, celui qui me faisait défaut lorsque le vacarme des nerfs et des fibres confinait au délire. "


VALERIO MAGRELLI
Géologie d'un père

"Mon père verse du café dans les tasses des invités. Je suis un enfant et je ne bois pas de café, mais aujourd'hui, cette scène m'intrigue, parce que mon père est blessé. Il semble l'avoir oublié, il bavarde en riant, pendant que le carillon des petites cuillères tourne et tintinnabule dans le soleil de l'après-midi. Et pourtant, son auriculaire est enveloppé dans un bandage démesuré, pour protéger l'ongle écrasé par la portière d'une voiture, il y a quelques jours. Moi, je regarde, fasciné, l'énorme doigt blanc qui oscille au-dessus de la table jusqu'à ce que, brusquement, je le voie plonger dans le liquide fumant, sans que lui, distrait, ne s'en rende compte.
Je reste là, hypnotisé, dans la tiédeur de l'après-repas, entre l'odeur de nourriture et de tabac, sans rien dire, sans l'avertir du noir qui, entre-temps, gagne peu à peu tout le bandage, remontant vers la source de la douleur, lentement, inexorablement."


ERRI DE LUCA
La nature exposée

"Comme tu peux le voir, il s'agit d'une oeuvre digne d'un maître de la Renaissance. Aujourd'hui, l'Eglise veut récupérer l'original. Il s'agit de retirer le drapé". J'examine la couverture en pierre différente, elle semble bien ancrée sur les hanches et sur la nudité. Je lui dis qu'en la retirant on abîmera forcément la nature.
"Quelle nature ?"
La nature, le sexe, c'est ainsi qu'on nomme la nudité des hommes et des femmes chez moi".
"C'est bien là le problème. Plusieurs sculpteurs consultés avant toi ont renoncé."
Je ne sais pas d'où me vient la réponse, mais je lui dis que je pourrais reconstituer la partie abïmée par le descellement."


SARA STRIDSBERG
Darling River

"Mon père et moi faisions de la voiture, la nuit. Le crépuscule nous voyait enfiler les grandes artères éclairées jusqu'à ce que nous ayons quitté la ville. Nous suivions le flux ininterrompu des véhicules en partance et, au bout d'un moment, papa sortait de l'autoroute pour emprunter l'une de ces nationales plus étroites qui nous emportait plus loin encore vers la lumière vacillante. Il nous arrivait de faire un crochet par la périphérie pour prendre des auto-stoppeurs ou des prostituées, mais la plupart du temps papa se contentait de ralentir légèrement non loin des rues passantes dévolues à cet effet avant de détaler à tombeau ouvert le long des ribambelles de filles habillées de pied en cap. Les senteurs de leur parfum s'insinuaient à travers les vitres baissées et je me souviens que, pour signifier qu'à leur niveau la conversation était terminée, les filles des rues ouvraient leur poudrier. Sous la houppette douce se nichait leur vrai visage."


ANNE PORTUGAL
définitif bob

..."mais bob il peut comme ça sur une grille abandonner un gant
et décider lequel
protection fonctionnelle arrêtée
toutes les blessures infligées par une source bleue
les blocs vont réagir..."


AUDUR AVA OLAFSDOTTIR
Le rouge vif de la rhubarbe

"Elle avait promis à maintes reprises de ne pas descendre seule traîner sur le ponton. Avec ses béquilles, elle risquait de trébucher sur les déchets de poisson et de tomber dans la mer.
— Le ressac t'emportera, lui disait Nina.
Personne n'aurait pu imaginer qu'au lieu du ponton, Agustfna mettrait le cap sur sa plage privée. C'est qu'elle est du genre téméraire. À la voir crapahuter avec ses béquilles, on aurait pu croire le contraire. Pendant ce temps-là, Nina épluchait les pommes de terre sans se douter de rien."


JEAN-PAUL DOLLE
Monsieur le Président, il faut que je vous dise...
(1983)

"Mais pourquoi faut-il que la gauche réussisse ses enterrements, ses commémorations et qu'elle soit inhibée par le présent dans lequel elle se déploie et sur lequel elle doit agir?"

"Quand je collaborais à un journal, Tout, de tendance comme on disait mao-spontex - c'était à l'époque de la grande vogue du Petit Livre rouge - nous avions titré à la Une : « Le président Mao a dit : "Démerdez-vous". » Evidemment, je n'aurais pas l'impudence ni le mauvais goût de vous conseiller de faire comprendre à vos concitoyens que, hormis la défense inébranlable de quelques principes fondamentaux de vérité, de justice et de solidatité, le seul message de la gauche, c'est précisément : « Démerdez-vous. » Encore que, en proclamant ce mot d'ordre, vous ne seriez pas en si mauvaise compagnie: juste à côté d'Eugène Pottier, l'auteur de L'Internationale , "Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes."

"Car à la fin des fins, qu'est-ce qu'ils veulent ? Une république autoritaire, dont les beaufs racistes seraient les parangons? Un Etat fort, hérissé de blockhaus et de herses pour la sauvegarde des riches, passage assuré vers une dictature populiste, qu'elle soit dite populaire ou nationale, tendance bon Français? "


" Il n'est pas du tout sûr qu'il existe du social, une espèce de terre meuble placée là de toute éternité, que les citoyens n'auraient qu'à labourer. Les sociologues, les pédagogues, les réformateurs devraient aller de temps à autre dans les hôpitaux psychiatriques. Ils se rendraient compte qu'ils peuvent eux aussi devenir schizophrènes, se couper de la réalité parce qu'elle fait trop mal; qu'ils peuvent eux aussi choisir de devenir mutiques parce que la parole tue, préférer la débilité parce qu'elle permet de se réfugier dans un asile, dès lors que les universités et les églises ne sont plus des abris contre la violence de l'Histoire."

"En fait, ce qu'il faut admettre en démocratie, c'est qu'il n'y a pas d'absolu, pas de vérité révélée, pas de certitude inébranlable, de futur garanti, de finalité claire, de but exclusif et de préceptes univoques.
Cette conception démocratique du monde intègre l'incertain, l'aléatoire, le fragmentaire, le disparate, l'errance et l'aventure. C'est le roman, comme l'a très bien montré Milan Kundera. Le roman, fait-il remarquer, est un genre littéraire inventé en Europe par Cervantes, quand il lance son don Quichotte contre les moulins, au nom d'un autre monde que le monde de la réalité. Dans le roman, il n'y a pas de solution, de savoir définitif, de recettes pour conduire sa vie. Tout est équivoque, les êtres humains, les situations, les sentiments, les perceptions, les sensations, les connaissances. Le roman n'a pas de fin, car rien n'est jamais fini; personne ne trouve le Graal ou la pierre philosophale, tout est bâti sur du sable, sur de la fiction. Le roman est une éthique de la connaissance qui se donne pour but de transcrire le plus honnêtement possible l'être, dans toutes ses richesses, ses contradictions, sa perpétuelle gestation. Le roman exclut le dogmatisme, le fanatisme, la terreur et le pouvoir absolu. C'est pourquoi tous les pouvoirs absolus veulent le tuer."

"Il est des jours plombés, des mois pluvieux où tout se ressemble et suscite la lancinante experience de l'agonie molle, la haine de soi et des autres et où la fatigue fait gonfler vos varices et vous rend impuissant. Il y a des jours, des mois, quelquefois des années, où l'insipide de la survie, les notes à payer, le travail à bâcler, la vue du sang, du feu et l'immense étalage de la bêtise à la Une des journaux découragent.
Il y a des tas de jours, de mois, d'années où le temps ne signifie rien. Le temps passe, il ne repasse pas. Tout simplement, la vie se retranche.     
Ah oui, Monsieur le Président, il faut être héroïque pour garder en soi la petite lueur, la misérable espérance, l'insistante exigence, l'endurant désir de démocratie. Rester démocrate... la grande solitude du coureur de fond!"



PIERRE ALFERI
Brefs

"Cela peut vouloir dire que, tout compte fait, l'important est moins le poème, petit objet, aboli bibelot, qu'une potentialité poétique de la langue commune (de la prose, si vous voulez). Non pas du tout une « fonction poétique », et encore moins une coloration poétique - joliesse ou mystère. Mais une puissance rythmique, une velléité de fuite et de suspens, de répétition et de retournement, qui apparaît comme un profil furtif. Rien de plus précieux que l'instant où quelque chose - de la prose - se précipite en poésie. Et le poème peut sauver cet instant pour peu qu'il garde un souvenir de prose. Jamais la poésie ne se montre si fidèle à elle-même que lorsqu'elle reste inchoative. Ce n'est pas un enclos avec son règlement intérieur et sa population sédentaire identifiable au premier coup d'oeil (pas plus que « le » roman ou « la » philosophie) ; c'est une virtualité. De ce point de vue, les poèmes sûrs d'être poèmes, bien assis sur leurs vers, ceux qui donnent des gages de leur appartenance au genre, ceux dont la marque de fabrique est lisible et indélébile comme le tampon sur un jambon, se révéleront toujours médiocres; leur production régulière, la gestion de leur stock, leurs appellations contrôlées, les discussions sur la qualité ou sur la fraîcheur, cela ne nous avance à rien. Je suppose que nous sommes d'accord là-dessus."


SOPHIE TESSIER
VARECH

"Or voilà que ce soir lui était venue derrière la tête une idée dont le fil invisible guida son bras hésitant au-dessus de l'enfant pour lui faire toucher la vérité : il déplia tout doucement la petite main qui s'était rétractée sur l'oreiller comme une anémone à sec et l'observa avec attention ; puis, d'un geste que ses premières conclusions intimidaient davantage encore, il souleva le poignet gauche pour examiner l'autre main sous toutes les coutures. Quand il la reposa, Anselme fut pris d'un vertige. Sa tête se débobinait.
Une soudaine distance le séparait de son protégé qui nageait à côté de lui dans les eaux plumeuses du sommeil. Ignorant que ses poings mal fermés avaient laissé échapper un secret. Une preuve. Entre chacun des dix petits doigts apparaissait en effet, à peine marqué encore, un début de palmure."


CLAUDE CHAINON
Sous le pommier la pomme

"Le clocher d'Evran était beaucoup plus haut que tous ceux des communes des alentours. On l'apercevait de loin ; de tous les villages, même les plus éloignés du bourg, il était possible d'y lire l'heure, comme si le temps qui passait ne pouvait échapper à personne. C'était le clocher de mon village. Je m'étais habitué à lui depuis ma plus tendre enfance, du plus loin que je me souvienne. Je le voyais de la maison, de celle de mes grands-parents, plus tard de mon école et aussi de la prairie de Bétineuc."


Lignes N°4. Les extrême-droites en France et en Europe (Octobre 1988)


"Glaciation
A mesure que les territoires existentiels individuels et collectifs s'effritent, balayés qu'ils sont par les nouveaux moyens de produire de la subjectivité, surgissent un peu partout des crispations de reterritorialisation. Le racisme, la xénophobie, le délire nationaliste des gens de Le Pen ne sont que la cristallisation visible de ce phénomène, le haut d'un iceberg qui gèle l'ensemble de nos sociétés.
Cette glaciation du socius est-elle irréversible ? Probablement pas. Mais seule la réinvention de pratiques sociales et esthétiques pourra y porter remède. Il s'agit de produire de la singularité subjective avec les nouvelles machines de sémiotisation et non en réaction contre elles. Reconstruire le rapport aux autres, le rapport à l'environnement, le rapport aux corps, aux sexes, au temps. Larguer les amarres du scientisme pour s'engager sans réserve sous l'égide des paradigmes éthico-esthétiques." Félix Guattari (1988)

Cité par Charles Alunni :

"N'incitez pas les mots à faire une politique de masse.
Le fond de cet océan dérisoire est paré des cristaux de notre sang."
René Char


STEPHANIE HENETTE
THOMAS PIKETTY
GUILLAUME SACRISTE
ANTOINE VAUCHEZ
Pour un traité de démocratisation de l'Europe

"Tout à la fois puissant et insaisissable, le gouvernement de la zone euro s'est développé en fait dans l'angle mort des contrôles politiques, dans une sorte de trou noir démocratique. Qui contrôle, en effet, l'écriture des Mémorandums qui imposent des réformes structurelles considérables en échange de l'aide financière du Mécanisme européen de stabilité? Qui suit l'activité exécutive des institutions qui composent la troïka ? Qui évalue les décisions prises au sein du Conseil européen des chefs d'État de la zone euro ? Qui sait ce qui se négocie au cœur des deux comités centraux de l'Eurogroupe que sont le comité de politique économique et le comité économique et financier?Ni les parlements nationaux, qui ne contrôlent dans le meilleur des cas que leur propre gouvernement, ni le Parlement européen, qui a été soigneusement placé à la marge du gouvernement de la zone euro. Opaque et fonctionnant en vase clos, ce gouvernement de la zone euro a en somme bien mérité les critiques qui se concentrent sur lui, à commencer par celles de Jürgen Habermas qui n'hésite pas à parler à son propos d'« autocratie post-démocratique » !
Or ce déni démocratique n'est pas qu'une question de principe, ni qu'un enjeu d'équilibre des pouvoirs, loin s'en faut. Il a des effets bien réels sur la teneur même des politiques économiques conduites dans la zone euro. Il mène à une forme de surdité aux lanceurs d'alerte et autres voix dissonantes - comme on le voit aujourd'hui encore, face au chœur pratiquement unanime des économistes qui soulignent le caractère inéluctable de la renégociation de la dette grecque. Il favorise aussi une grande insensibilité aux signaux politiques pourtant lourds qu'envoient désormais les votes nationaux, qui ne cessent de pointer la montée d'un populisme d'extrême droite. Sur le fond, cette structure de pouvoir conduit à surestimer les enjeux liés à la stabilité financière et à la « confiance des marchés », et à sous-estimer les thèmes qui sont les plus susceptibles d'intéresser directement le plus grand nombre, à l'image des politiques de l'emploi, de la croissance, de la convergence fiscale, de la cohésion sociale et de la solidarité, etc.

Il y a donc urgence à rehausser la garde démocratique et à replacer la démocratie représentative au cœur des politiques économiques européennes. Il est grand temps de sortir de l'opacité et de l'irresponsabilité politiques dans lesquelles évolue ce nouveau pouvoir européen en introduisant en son cœur une institution démocratiquement élue."

ROGER LAHU
THOMAS VINAU
ça joue

"certains matins
on les dit «petits»
certains soirs
on les proclame «grands»
jamais l'inverse
mais c'est souvent
au petit jour
qu'ont lieu
les grands moments
on y repense encore
la nuit
tombée

rl


si les petits matins
montaient sur les épaules
des grands soirs
on y verrait plus loin
oh je dis ça je sais bien
que c'est pas toujours facile
de mettre sur son dos
l'enfance des possibles
ça casse un peu les reins
mais c'est plus joli
qu'un sac de mots
lourd comme pierre
ou fagot
de souvenirs
l'âne lui
le sait bien

tv

 


MIKAEL BERSTRAND
Les Plus Belles Mains de Delhi

"Je compris qu'elles étaient en train de parler de moi. Depuis le trottoir, impossible de l'entendre déverser son venin, bien sûr, mais je pouvais aisément imaginer :
« Je vous présente Gôran Borg, quinquagénaire un peu gras, persuadé d'être resté cool. Avec cette coupe, je suis sûre de taper dans le mille. Les hommes de son âge adorent. Les cheveux en arrière masquent leur légère calvitie et la longueur dans la nuque couvre les petits poils qui remontent du dos. »
En gros, voilà certainement ce qu'elle avait pu dire. J'eus le sentiment horrible et soudain que quelque chose m'échappait. Sentiment certainement accentué par le vent, imparable."


SARA STRIDSBERG
La faculté des rêves

"Hôpital psychiatrique d'Elmhurst, New York, 2 juillet 1968

Le docteur Ruth Cooper rêve derrière ses rideaux blancs en dentelle dans la salle de thérapie de l'hôpital psychiatrique d'Elmhurst. Elle rêve d'Andy Warhol, de son corps inconscient et imberbe branché à un respirateur artificiel ; elle rêve d'un monde dépourvu de patients psychiatriques en larmes et en état d'exigence permanente. Ses cheveux ondulent en d'intangibles dégradés blonds, elle prend ta main dans la sienne qui ne porte pas d'alliance et la garde ainsi, longtemps, pendant que vous parlez. Et tant de questions surgissent dès l'instant où le docteur Ruth Cooper est présente, et tout le silence dans lequel tu t'es emmitouflée les semaines passées se dissout au cours de vos discussions - tu supposes qu'elle agit sciemment. Pourquoi as-tu fait ça, Valerie ? Quel genre de pensées avais-tu, Valerie ? Est-ce que tu comprends qu'Andy Warhol est à l'agonie ?

Tes réponses :
Un. Je ne sais pas.
Deux. Je ne sais pas.
Trois. Je ne sais pas ce qu'être à l'agonie veut dire. Nous sommes tous à l'agonie, tu sais."


 

Travers 54. NUIT
Hélène Cadou, Pascal Commère, Jean-Michel Mayot, Alain Jégou, Françoise Favretto, Michel Collet, Jean-Pierre Gandebeuf, Frédéric Boudet, Christian Birgin, lilianr Reynak, André Blanchard, Manuel Daull, Pierre-Yves soucy, Daniel Bourrion, Lionel Bourg, Luce Guilbaud, André Faber, Jacques Josse, Robert Piccamiglio
Avec quatre images de Philippe Aubry

"Etat des lieux

Rien. Il ne se passe rien. On n'entend que
les clameurs dissoutes, des cris givrés, des
paroles qui, aussitôt proférées, s'estompent
dans le néant où s'abreuvent les phrases.
Le froid gagne les corps. Dans les gorges,
tout se fige. Les bouches ne crachent plus
que des caillots de cendres." Lionel Bourg

 


JON KALMAN STEFANSSON
D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds

"La mort est au volant d'une Mercedes noire à Berlin, la démarche d'une jeune fille menace les équations algébriques, et bientôt l'air crache un vol de goélands blancs."


EDGAR MORIN
Connaissance, ignorance, mystère

« Je vis de plus en plus avec la conscience et le sentiment de la présence de l’inconnu dans le connu, de l’énigme dans le banal, du mystère en toute chose et, notamment, des avancées d’une nouvelle ignorance dans chaque avancée de la connaissance » 


ROGER LAHU
AZERTYUIOPécédaire

Poésie N comme Néant bien sur
" de toute évidence "
" A 'xiste pas "
(gratitude à Jean Tardieu)

" Je veux dire, la poésie. Ça ne fait pas grand-chose et c'est ça en fait un putain de néant. »
Extrait de: Juliana Spahr, David Buuck. " Une armée d'amants. "

 

"mais aussi Poésie P comme Péloponnèse
la citation de " une armée d'amants "
m'est parvenue depuis là bas
via un jeune pote vagabondant
et écrivant des poèmes vagabondants
dans la réalité (parfois grise et pluvieuse)
du vrai monde aux alentours

j'annule à cause de lui
poésie N comme néant
c'était une grosse erreur :

« a 'xiste » ! "


KOSTAS AXELOS
une pensée à l'horizon de l'errance

"Nature et humanité ressembleront de plus en plus à un énorme échafaudage de production techno-scientifique illimitée où l'on produira de tout : biens matériels, bien idéels, rêves et sentiments, substances pharmaco-dynamiques, formes de déviance et de révolte, contenus de religiosité et de mystique, tout cela s'accomplissant dans un immense jeu combinatoire - à l'ère de la fin de l'histoire -, bon pour le peuple, c'est-à-dire l'écrasante majorité et les soi-disant élites. Les confusions actuelles seront à la fois châtrées et portées au paroxysme dans le capitalo-socialisme mondial, règne démocratico-totalitaire, c'est-à-dire dictatorial, de l'assouvissement général et de l'insatisfaction universelle."

"- Les problèmes de l'éducation et de l'enseignement s'inscrivent dans le vaste domaine de ce qu'on appelle aujourd'hui « culture », sans trop savoir ce qu'ainsi on nomme. Tout fait partie de la culture, et la vraie culture est absente, dirait Rimbaud. On a parlé de l'aliénation économique, politique, idéologique. On a trop vite oublié certaines analyses de Marx qui, entre autres, sont encore valables dans le domaine dit culturel. Car la culture n'est pas seulement un ensemble de formes et de forces « institutionnelles » et « spirituelles », elle constitue aussi une aliénation. Au lieu de penser leur vie et d'en faire l'expérience, les hommes la vivent « culturellement », par procuration. Cela a lieu dans un état de désenchantement général qui va de pair avec un confusionnisme total, inséparable d'un conformisme triomphal. "


JEAN-MARIE GLEIZE
Le livre des cabanes

"Je n'ai pas de mémoire. Toute ma vie j'ai refusé de boire du lait. J'ai peur des sables mouvants, des tourbières. J'utilise pour écrire les accidents du sol. Je regarde la surface de l'eau, sa forme-miroir, etc.

 

Et mainrenant, que dois-je faire?"

"OUI CECI EST UN PROJECTILE OUI NOUS HABITONS
VOS RUINES MAIS/ OUI LE GOUDRON LES GRILLES
L'HERBE LA TERRE LA BOUE LES FEUILLES ET LA PLUIE
OUI CECI EST UN PROJECTILE OUI NOUS HABITONS
VOS RUINES ET COMBIEN SOMMES-NOUS
"

"Chacune de ces ardoises fait un toit qui
est également un mur et ce toit et ce
mur et cet écran sont de la nuit mul-
tipliée et cette nuit multipliée ou den-
sifiée est là où nous sommes (à dormir
debout, habiter, préparer des projectiles).
En Chine noircir l'étang signifie qu'on
écrit ou qu'on vient d'écrire. L'écran ou
l'étang sont devenus comme cette nuit
et cette épaisseur de nuit. Écrire, dormir,
habiter,           préparer les projectiles."


GUNNAR GUNNARSSON
Le berger de l'Avent

"Une chandelle brûlait pour eux, à l'intérieur de la ferme. Une flamme qui n'éclaire que pour elle, c'est comme un être humain abandonné au doute. Sitôt que quelqu'un approche, elle se transforme. Quand les trois hommes entrèrent, la flamme eût soudain une fonction, une mission à remplir."


 

CARAVAGE

"Le Caravage: un génie précurseur
Le célèbre mauvais garçon du baroque italien, Le Caravage (1571-1610) obtient enfin la reconnaissance qu'il mérite. Même si son nom nous est familier, son œuvre a longtemps été détestée et maintenue dans l'ombre. Non seulement on a jugé son réalisme théâtral passé de mode à son époque, mais ses sujets sacrilèges et son usage de modèles issus du peuple ont été violemment critiqués.

Pendant des siècles, l'œuvre considérable du Caravage a souffert d'une mauvaise réputation. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que l'artiste est enfin redécouvert et, à titre pour le moins posthume, reconnu comme un grand maître. Il est aujourd'hui considéré comme le peintre le plus important de la première période baroque. Sans lui, pas de Ribera, de Zurbarán, de Vélasquez, de Vermeer ni de Georges de La Tour. Sans lui, Frans Hals, Rembrandt, Delacroix ou Manet n'auraient jamais été les mêmes."


SERGUEÏ STRATANOVSKI
Les Ténèbres diurnes

"Epurés les villages alentour épurés de leurs gens
Des bonshommes et bonnes femmes et des gamins crasseux,
Fusillés les plus faibles, déportés tous les autres,
Plus un corps, plus une âme, rien que les loups les loups, Et les meutes de corbeaux méchants"


ITALO CALVINO
Les villes invisibles

"En partant de là et en allant trois jours vers le levant, l'homme se trouve à Diomira, une ville avec soixante coupoles d'argent, des statues en bronze de tous les dieux, des rues pavées d'étain, un théâtre en cristal, un coq en or qui chante chaque matin sur une tour. Toutes ces beautés, le voyageur les connaît déjà pour les avoir vues aussi dans d'autres villes. Mais le propre de celle-ci est que si l'on y arrive un soir de septembre, quand les jours raccourcissent et que les lampes multicolores s'allument toutes ensemble aux portes des friteries, et que d'une terrasse une voix de femme crie : hou !, on en vient à envier ceux qui à l'heure présente pensent qu'ils ont déjà vécu une soirée pareille et qu'ils ont été cette fois-là heureux."


GEORGES PEREC
Espèces d'espaces

"L'espace. Pas tellement les espaces infinis, ceux dont le mutisme, à force de se prolonger, finit par déclencher quelque chose qui ressemble à la peur, ni même les déjà presque domestiqués espaces interplanétaires, intersidéraux ou intergalactiques, mais des espaces beaucoup plus proches, du moins en principe : les villes, par exemple, ou bien les campagnes ou bien les couloirs du métropolitain, ou bien un jardin public."


YVES BUIN
Borggi

"Aujourd'hui il terminait sa ligne droite et, plus question de rempiler. Le stoïque, il se préparait aux obscurités après avoir été vivant sur les échiquiers du monde, pas plus tard qu'y a quelques jours. Le tribulateur de l'ombre, p'têt qu'il était le chaînon manquant d'la tragédie avortée... «Oublie», lui avait dit Penfeld et Sandeman murmura : « Ah ! La vida... »


RAGNAR JONASSON
Snjor
Mörk

"ici, l'automne n'était pas une véritable saison, plutôt un état d'esprit."


 

EUROPE. Mars 2017. ECRIRE L'ARCHITECTURE


Anne Roche, Guillemette Morel Journel, Agnès Verlet, Pierre Hyppolite, Paul Andreu, Jean-Louis Cohen, Jean-Baptiste Para, Emmanuel Rubio, Nina Rocipon, Jean-Paul Goux, Frédérique Villemur, Luc Schuiten, Philippe Madec, Luca Merlini, Denis Pondruel, Pascal Amphoux, Nicolas Tixier.

« Seule entre tous les arts, et dans un instant indivisible de vision, l'architecture charge notre âme du sentiment total des facultés humaines », affirmait Paul Valéry. Le terrain sur lequel se propose de s'aventurer ce numéro d'Europe est celui des relations entre architecture et littérature. Il s'agit d'un domaine qui ne se prête guère à des délimitations simples ou à des cartographies sommaires. On en retire plutôt l'impression d'un archipel, ou peut-être d'une constellation de situations qui attestent de l'existence de ces rapports selon des modalités nombreuses, complexes et nuancées, mais sans qu 'elles forment un paysage que la pensée embrasserait d'un seul tenant. Comme l'a noté David Spurr, « chacune à sa façon, l'architecture et la littérature sont potentiellement les formes artistiques les plus illimitées dans leur compréhension de l'existence humaine, et ce fait justifie à lui seul la tâche qui consiste à les mettre en relation l'une avec l'autre ». Si chacun de ces deux arts procède nécessairement de façon autonome et relève de temporalités et modes de création distincts, il n 'en demeure pas moins que comparaison, parallélisme, correspondances et interférences sont autant de termes qui expriment la diversité des liens entre l'architecture et la littérature. A cet égard, le présent numéro d "Europe ouvre des perspectives passionnantes. D'Italo Calvino à Georges Perec, de Jean-Christophe Bailly à Jean-Paul Goux, de FernandPouillon à Paul Andreu, d'Alain Robbe-Grillet à Peter Eisenman, de Paul Valéry à Le Corbusier ou encore de Paul Celan à Daniel Libeskind, les interactions et les écarts entre architecture et littérature nous offrent ici l'opportunité d'une réflexion audacieuse et féconde."

 

"j'écris: j'habite ma feuille de papier, je l'investis, je la parcours." Georges Perec. Espèces d'espaces

"Ce détour par les cabanes pourra sembler étrange dans un dossier où il est question d'architecture et littérature. Le propre de la cabane ne serait-il pas, justement, de ne pas relever d'un projet de construction prédéterminé ? Je me rassure en me souvenant de Le Corbusier qui a lui aussi pensé (dans ses moindres détails !), construit et habité un « Cabanon » entouré d'un jardin. Aussi de Jean-Marie Gleize qui, dans ses deux derniers livres, énonce à répétition : « il faut construire des cabanes ». La référence à l'action politique et à la construction effective de bâtiments provisoires y est explicite, avec la présence dans le texte du groupe de Tamac, ou la mention de l'occupation de terrains par exemple à Notre-Dame-des-Landes (« octobre 2012 évacuation des terrains occupés. JM Gleize, Le Livre des cabanes »). Mais les cabanes peuvent aussi prendre d'autres formes de résistance :

"II faut (il faut construire des cabanes)

Faire de chaque page un poste de tir
Faire de chaque phrase un poste de tir
"
JM Gleize, Tarnac, un acte préparatoire

A Philippe MADEC: Que voulez-vous dire quand vous affirmez que «l'éthique de l'architecture se fonde dans la poésie» ?

Philippe Madec: "... Les tâches de la poésie et de l'architecture tendent d'ailleurs l'une vers l'autre. Comment ne pas vouloir pour l'architecture, ce que Roberto Juarroz définit comme "première condition de toute poésie digne de ce nom : ouvrir l'échelle du réel. Briser le segment conventionnel et spasmodique des automatismes quotidiens, se situer dans l'infini réel ou, si l'on veut, dans le fini sans limites, comme le prétendent certains scientifiques" (Poésie et Réalité).
« La poésie moderne trace un chemin d'humanité et de désintéressement et l'architecture est en quête de cette force-là, non plus comme puissance pour changer le monde, mais force de révélation, d'attachement, force du côté de l'amour. Ensemble elles diflractent la vie, l'une est visible ardent d'invisible, l'autre est parole ardente d'inouï. Ensemble elles s'adressent au présent, elles ajoutent du réel au réel et créent chaque fois plus de réalité. Mais (et là tout change) ce que fait l'architecture à la force de la matière, la poésie le fait à la force du mot, donne à voir au-delà du mot : "Débaptiser le monde, / sacrifier le nom des choses / pour gagner leur présence", ajoute Juarroz. La poésie creuse cet écart entre le monde et le mot, où se trouve la place du sens, à partir duquel l'homme peut habiter. L'architecture s'en nourrit et s'y fonde."


BAILLY/BUIN/SAUTREAU/VELTER
De la déception pure, manifeste froid

"Dans les villes les plus touffues, les plus quadrillées de rapports de police, déambulent des êtres à l'écart qui ne vivent jamais modérément. On dirait qu'ils marchent en dehors de leurs pas, que leur sang coule en résille au devant d'eux comme s'ils voulaient contempler le parcours de l'oxygène et mesurer constamment l'énergie qu'ils en tirent. Ils sont de plus en plus nombreux ceux dont les yeux, les oreilles, les bouches, les cheveux, les vêtements et la peau des épaules commencent à saigner. Ils n'appellent plus un chat un chat car le pelage électrique de ces voluptueux a bouleversé leurs certitudes. Une langue suce leurs vertèbres et c'est aussi doux que la damnation des étoiles.

Ils renversent les estimations habituelles, les habitudes estimées, ils passent de jour en jour avec ce mouvement de la nuque qui va briser les miroirs, et leurs doigts à dénouer l'insouciance tremblent; ils ont glissé l'inquiétude dans leurs poches-revolver."


YVES BUIN
Kapitza

"Lui, il était comme un nomade du désert intérieur enfin parvenu au port. Bref, il n'avait besoin de personne et surtout pas du bruit des voix et de la sempiternelle jacasserie qui font les relations humaines.
L'après-midi, il sombrait un peu. Les tempérés du métabolisme qui viennent des pays du Nord ne supportent pas au long cours le climat des îles. L'après-midi, c'était comme une seconde nuit lourde, chavirée de rêves banaux et chaotiques où le vieux passé étalait ses coups durs avec, quelquefois, un retour d'angoisse inopiné. Enfin, les démons avec lesquels on n'en finit jamais tout à fait."


SEREINE BERLOTTIER
Au bord

"...D'autre part le monde est intact
Tel qu'il se forme en amont de la voix

Tu n'en sais rien
Mais la pensée

Oui?
La pensée

Non
Tu ne peux rien savoir

Je dis que la pensée pense malgré les cailloux
Tu ne veux rien savoir de la pensée qui pense malgré les cailloux

L'eau dans les pierres oui, la voix si elle vient jusqu'à toi
Pas la voix écrasée, dissoute

Remplie pollen la gorge impossible à dire ce qui serait
Comme on voudrait

Ne reste que le tranchant de la craie sur le tableau noir
On écoute

C'est peut-être le dos qui écoute
Les épaules

Par deux comme les oreilles
Les pierres qui brillent

La pensée pense
Crier derrière les yeux maintenant..."


BRUNO SCHULZ
Les boutiques de cannelle

"La poésie, ce sont des courts-circuits de sens qui se produisent entre les mots, c'est un brusque jaillissement de mythes primitifs.
En utilisant les mots courants nous oublions qu'ils sont des fragments d'histoires anciennes et éternelles, que — comme les barbares — nous sommes en train de bâtir notre maison avec des débris de statues des dieux. Nos concepts et nos termes les plus concrets en sont de lointains dérivés. Pas un atome, dans nos idées, qui n'en provienne, qui ne soit une mythologie transformée, estropiée, changée. La fonction la plus primitive de l'esprit est la création de contes, «d'histoires». La science a toujours trouvé sa force motrice dans la conviction de trouver au bout de ses efforts le sens dernier du monde, qu'elle cherche au sommet de ses échafaudages artificiels. Mais les éléments qu'elle utilise ont déjà servi, ils proviennent d'histoires anciennes démontées. La poésie reconnaît le sens perdu, elle restitue aux mots leur place, les relie selon certaines significations. Manié par un poète, le verbe reprend conscience, si l'on peut dire, de son sens premier, il s'épanouit spontanément selon ses propres lois, il recouvre son intégralité. Voilà pourquoi toute poésie est création de mythologie, tend à recréer les mythes du monde. La mythification du monde n'est pas terminée. Ce processus a été seulement freiné par le développement de la science, poussé sur une voie latérale où il végète, son sens ayant été égaré. La science elle non plus n'est pas autre chose qu'un effort pour construire le mythe du monde, puisque le mythe contenu dans les éléments qu'elle utilise et que nous ne pouvons pas aller au-delà du mythe. La poésie atteint le sens du monde par déduction, par anticipatior à partir de grands raccourcis et d'audacieux rapprochements. La science vise au même but par induction, méthodiquement, tenant un compte de tout le matériau de l'expérience. Mais au fond, toutes les deux cherchent la même chose.
Infatigablement, l'esprit humain ajoute à la vie ses gloses — des mythes —, infatigablement il cherche à « conférer un sens » à la réalité.
Le sens est ce qui entraîne l'humanité dans le processus de la réalité. Il est une donnée absolue et qui ne peut être déduite d'autres données.Impossible d'expliquer pourquoi une chose nous paraît "sensée". Conférer un sens au monde est une fonction indissociable du mot. La parole est l'organe métaphysique de l'homme. Avec le temps, le mot se fige, il cesse de véhiculer des sens nouveaux. Le poète rend aux mots leur vertu de corps conducteurs, en créant des accumulations où naissent des tensions nouvelles. Les symboles mathématiques sont un élargissemen du mot à de nouveaux domaines. Le tableau lui aussi est un dérivé du verbe, de celui qui n'était pas encore signe, mais mythe, histoire, sens.
On considère généralement le mot comme une ombre de la réalité, comme un reflet. Il serait plus justede dire le contraire ! La réalité est une ombre du mot. La philosophie est, au fond, philologie, étude profonde et créatrice du verbe."


CHESTER HIMES
La reine des pommes
Tout pour plaire
Il pleut des coups durs
S'il braille, lâche-le...


AUDUR AVA OLAFSDOTTIR
Rosa Candida

L'exception

Festival Les Boréales 2017 (16 au 26 novembre 2017)


MARCEL CONCHE
nouvelles pensées de métaphysique et de morale

"Je n'ai pas de valeur morale.
Ce qui fait la valeur de l'homme est la bonne volonté, laquelle consiste à faire ce que l'on doit par devoir. Mais y a-t-il en ce monde un seul acte accompli par pur devoir ? Y a-t-il eu un seul acte de pure bonne volonté ? L'homme, ignorant de lui-même comme il l'est d'autrui, ne peut juger de la valeur morale ni de ses actes ni de ceux d'autrui, et donc ne peut juger ni de sa valeur morale ni de celle d'autrui. Il peut douter « que quelque véritable vertu se rencontre réellement dans le monde »(Kant), et donc il peut douter qu'il y ait lieu de parler de « valeur morale » à propos de l'être humain."


DANY LAFERRIERE
Le Charme des après-midi sans fin

"Rico m'a dit que la fête se fera chez Nissage, samedi après-midi. Je le savais déjà par ma cousine Didi.
-N'en parle à personne, me lance Rico en se dirigeant vers le marché.
La mère de Rico vend des robes au marché. Des robes qu'elle confectionne elle-même. Ses clients sont pour la plupart des paysans des environs de Petit­Goâve. Ils descendent en ville vendre leur café, et remontent quelquefois avec une robe pour leur femme. La mère de Rico coud de jolies robes, simples et colorées, qu'elle étale par terre, juste devant elle. Je la vois toujours assise sur une minuscule chaise. Il arrive qu'un client réclame la robe qu'elle est en train de terminer. Dans ce cas, elle demande au client d'aller faire un tour et de revenir dans une dizaine de minutes, le temps de faire l'ourlet. Des fois quand le tissu manque, la mère de Rico n'hésite pas à ajouter un morceau de tissu de couleur différente. Il lui arrive aussi de faire une robe avec cinq morceaux de tissu de couleurs différentes (souvent des couleurs très vives). Heureusement qu'elle ne demande pas trop cher pour ces robes bariolées. Cela permet aux paysans les moins fortunés de rapporter quelque chose à leur femme."


MONS KALLENTOFT
Zack

ARNALDUR INDRIDASON
Dans l'ombre

Boréales 2016


JERÔME LEROY
Le Bloc
La minute prescrite pour l'assaut

"Un certain mélange de rêve et d'insomnies, qui peut durer des heures et tenir lieu de sommeil, tout en laissant l'impression d'une nuit blanche." Jean Baudrillard Cool MemoriesV.


JEAN-LUC NANCY, JERÔME LEBRE
Signaux sensibles
Entretien à propos des arts

Jean-Luc Nancy: "Qu'est-ce qui frappe avant tout dans les peintures des grottes préhistoriques ? C'est le mouvement. C'est même l'extraordinaire réussite de mouvements délicats — course, bondissement, et regards, retroussements de babines... voyez les lions de Chauvet et l'espèce de chronophotographie que composent leurs surimpressions. Le mouvement n'est pas seulement le déplacement spatial, il est la transformation, la modulation, la variation, c'est-à-dire les propriétés élémentaires de toute forme de sensibilité. Le sensible mobilise les différences. Qu'est-ce qu'une couleur ? Un son? Instantanément, ce sont cent colorations, cent ou mille sonorités. Je n'ai pas besoin d'en dire plus: le sensible tient aux différences, il se joue en elles, par elles, mieux il est leur jeu et ce jeu est aussi celui de notre rapport au monde et à nous-mêmes en lui et par lui."

Jean-Luc Nancy: " De là est né le « culturel », secteur administratif nouveau, où se mêlent des possibilités de création et tout un entretien de signes et de signaux, de gestes, d'appels plus ou moins confus vers ce que pourrait représenter de « l'art ». Très souvent on veut qu'il soit qualifié de « vivant » ou de « politique » pour indiquer qu'il ne doit pas être « pour rien » sans pouvoir formuler pour quoi d'autre. Bien sûr, c'est faute de savoir reformuler et réaffirmer une « finalité sans fins »."

 


JOËL BASTARD
Une cuisine en Bretagne

"De l'herbe a poussé depuis le temps de son enfance. Je murmure
et remurmure cette phrase devant le reflet de la pluie qui ruisselle
sur les murs de la cuisine. De mémoire, le mystère de son visage
apparaît un instant et les chemins piétinés, les herbages déplacés,
les buissons, la rivière. Tous ces mystères aussi que l'on tente de
dévisager en soi. Une source, comme un oeil d'eau claire, cligne
dans un pré.



Pont-Melvez, un chien interdit au bord des labours."


PASCAL QUIGNARD
Performances de ténèbres

"Les rapaces nocturnes ne font aucun bruit quand ils volent, ils saisissent en silence le moindre son qui passe ; ils ravissent dans la nuit, tendant au-dessous de leurs ailes leurs pieds puissants; tout devient indistinct ; les mauvais souvenirs s'insinuent dans les rêves et s'y attardent et nous accoutument à leur antique fièvre résistante et encolérée. Ce qui a disparu en profite pour se mêler aux vivants alors que les vivants sont, intégralement, faits de disparus."

"Rêver est la voie royale qui mène à l'inconscient. Si on replongeait la pensée dans sa rêvée on tomberait sur l'hallucination crépusculaire qui tourne en rond et reparcourt toutes les hantises animales, omni-animales, qui en rejoue les joies prédatrices et saltatrices, qui les sublime, les écume, les réduit, les retransforme en extases.
Melanie Klein ajouta ceci de décisif à Freud: Jouer comme les enfants jouent est le royaume où cette voie royale mène. Le jeu est cette petite région sacrée où se découvre l'inconscient. Comme la mer « découvre » l'estran, l'espace délimité et consacré du jeu diurne se tient au-delà du songe nocturne mais en deçà de l'acquisition de la langue."


KEN KESEY
Et quelquefois j'ai comme une grande idée

INTRODUCTION
"J'étais coincé au coeur de l'hiver froid et gris du Wisconsin, lorsqu'un militant radical du campus me prêta ce qu'il décrivit comme " le superbe roman syndicaliste de Ken Kesey'". Ce nom me disait bien quelque chose — c'était le type qui avait écrit Vol au-dessus d'un nid de coucou, se gavait de LSD, était parti en cavale au Mexique après une descente de police et avait convié les Hell's Angels aux mythiques «Acid Tests ». Je rentrai chez moi, m'assis sur une chaise et lut la première phrase: « Dévalant le versant ouest de la chaîne côtière de l'Oregon... viens voir les cascades hystériques des affluents qui se mêlent aux eaux de la Wakonda Auga.» Je reçus le choc de cette ouverture vers dix-huit heures, dans l'obscurité naissante. Lorsque le soleil se leva le lendemain matin, j'étais encore sur la même chaise, où je demeurai assis jusque tard dans la journée, le temps de finir le livre. Entre-temps, il y avait eu beaucoup de musique, de vin bon marché et enfin, de café. Une fois que j'eus dévoré les dernières pages, un silence s'instaura, le temps de comprendre que mon ami le militant s'était planté sur toute la ligne: ça n'avait rien d'un roman syndicaliste...." Charles Bowden

" Dévalant le versant ouest de la chaîne côtière de l'Oregon... viens voir les cascades hystériques des affluents qui se mêlent aux eaux de la Wakonda Auga. Les premiers ruisselets caracolent comme d'épais courants d'air parmi la petite oseille et le trèfle, les fougères et les orties, bifurquent, se scindent...forment des bras. "

"...une couleur qui est presque un son tellement elle est éclatante."


LAURENT GRISEL
Climats

"sous le soleil sous la chaleur
la glace horizontale brille, eau
qui prend les moindres pentes, ridules, rigoles

ruisselis, glisselis de l'eau
affluant, se joignant en ruisseaux, bédières grossissantes
qu'on entend de loin

méandres, cours ramifiés, convergents
formant lac
coulant dans une fente
une crevasse
entre deux contrées de glace écartées

tombant
dans un moulin, gouffre au bord de lumière bleue,
puis sombre

pluie aiguë et mate
déferlement rauque, bruits d'orgue, tous tuyaux
à la fois

et sous 2000,4000 mètres de glace dense
chant souterrain, chant plein
des lacs sous-glaciaires
par tunnels creusés par l'eau
en quelques heures se vident
à l'air libre

lacs sous-glaciaires
certains isolés du ciel depuis 35 millions d'années
connectés entre eux
l'eau s'écoulant de lac en lac
lubrifiant l'interface roche-glacier
accélérant l'inflexion de l'immense masse blanche

accélération faite courant, exclamation

eau affluant de partout, de tous moulins et tunnels
lubrifiant, entraînant les glaciers
accélérant
leur allée
vers l'océan "


NICOLAS TARDY
Routines

permettez moi par ailleurs en cette période de vous
souhaiter de tout attraper sans abîmer comme vous le
savez abîmer n'est pas jouer pas vraiment jouer vous me
permettez par ailleurs de vous rappeler également que
le jeu même élégant est un abîme enfin je suis heureux
de vous informer dans ce moment particulièrement
important à n'en pas douter ce qui s'abîme est important

PERMETTEZ

 


STEVE TESICH
Price

"Je déteste le mois d'avril, déclara Misiora d'un ton las.Tout le monde déteste le mois de mars, mais moi, c'est avril. Et vous savez pourquoi?Parce qu'il est exactement comme le mois de mars."


LIDIA YUKNAVITCH
La mécanique des fluides

"Super. J'étais donc plantée là comme une imbécile et dans l'obligation de m'expliquer. Il y avait comme une bande de téléscripteur dans mon crâne qui disait: c'estkenkeseyc'estkenkesey. Les livres que mon père m'avait donnés. Assise dans un cinéma sombre avec mon père en train de regarder les films. Paul Newman dans Le Clan des irréductibles. Vol au-dessus d'un nid de coucou.
Kesey, qui était à l'autre bout de la pièce, rapatria son tonneau de corps, tira une chaise pour moi et dit : « Eh bien BONJOUR. Qu'avons-nous là? De la nénette triple A.» C'était la première fois que je le voyais autrement qu'en photo ou à un événement littéraire dans l'Oregon. Plus il s'approchait, plus j'avais la nausée. Mais quand il arriva à ma hauteur, dans ses épaules et sa poitrine je vis l'ex-lutteur. Son visage était rond comme un ballon, ses joues nettement veinées et enflammées, gonflées par l'alcool. Ses cheveux ressemblaient à du coton collé à des endroits bizarres sur une tête. Son sourire : épique. Ses yeux : bleu transparent. Comme les miens."


ALEXANDRE KOUPRINE
Le Bracelet de grenats

"Vers la mi-août, la nouvelle lune amena brusquement une affreuse période d'intempéries comme seules en connaissent les côtes septentrionales de la mer Noire. Tantôt, pendant des journées entières, un épais brouillard couvrait la terre et la mer, et l'énorme sirène du phare beuglait, nuit et jour, tel un taureau furieux. Tantôt, d'un matin à l'autre, tombait sans interruption une pluie fine comme de la poussière d'eau, changeant les chemins et les sentiers argileux en un épais bourbier où s'enfonçaient désespérément camions et voitures. Tantôt s'élevait du nord-ouest, du côté de la steppe, un furieux ouragan: et alors les cimes des arbres se balançaient sans cesse, pliant et se redressant comme des vagues sous la tempête, les toits en tôle des villas grondaient pendant la nuit comme si quelqu'un eût couru sur eux en souliers ferrés, les châssis des fenêtres tressaillaient, les portes claquaient et les tuyaux de cheminée hurlaient sauvagement. Quelques barques de pêche se perdirent au large, deux ne revinrent pas: quinze jours plus tard, les corps des pêcheurs furent rejetés à divers endroits du rivage."


PIERRE MICHON
Vies minuscules

"II faut en finir. Nous sommes en hiver; il est midi; le ciel vient de se couvrir uniformément de bas nuages noirs; tout près, un chien pousse à intervalles réguliers ce cri lent, très sournois et comme de conque marine, qui fait dire qu'il hurle à la mort; il va peut-être neiger. Je songe aux gais jappements des mêmes chiens, les soirs d'été, lorsqu'ils ramenaient les troupeaux dans des flaques de clarté; j'étais enfant, la lumière l'était aussi. Je m'épuise en vain peut-être : je ne saurai pas ce qui s'enfuit et se creusa en moi. Imaginons encore une fois qu'il en fut comme je vais le dire."

"Je convoquais des lieux invisibles et nommés. Je découvrais les livres, où l'on peut s'ensevelir aussi bien que sous les jupes triomphales du ciel. J'apprenais que le ciel et les livres font mal et séduisent. Loin des jeux serviles, je découvrais qu'on peut ne pas mimer le monde, n'y intervenir point, du coin de l'oeil le regarder se faire et défaire, et dans une douleur réversible en plaisir, s'extasier de ne participer pas: à l'intersection de l'espace et des livres, naissait un corps immobile qui était encore moi et qui tremblait sans fin dans l'impossible voeu d'ajuster ce qu'on lit au vertige du visible. Les choses du passé sont vertigineuses comme l'espace, et leur trace dans la mémoire est déficiente comme les mots: je découvrais qu'on se souvient."


JACQUES JOSSE
Chapelle ardente

"Ce  sont des porteurs de corps froids. Des types qui gardent des chapelets de mots enroulés au fond de leur gorge. Ils ont les traits tirés. Ne s'expriment qu'en fin de mission. Les gens du deuil les respectent. Adoptent volontiers leurs mines graves et tendues. Ces guides les aident. Ils sont là pour faire bloc avec eux. Tous réunis autour du barman mort."

"Quand les croque-morts remonteront, avec la lenteur et la componction qui les caractérisent, le jeu de cordes ayant servi à placer la caisse au fond, et que tous les gens du deuil se seront penchés, l'un après l'autre, au bord de la fosse pour lui jeter des pétales de roses, c'en sera fini de la présence du bistrotier sur terre. II lui faudra, sitôt franchi cette frontière extrême, mais cela ne dépendra plus que des vivants, commencer à bouger dans les mémoires, circuler librement de l'une à l'autre, s'échapper à l'improviste, s'en aller planer à l'air libre dans des alcôves qui sentiront bon la bière, le vin et les alcools forts et se revivifier au fil des histoires et anecdotes que beaucoup auront à coeur de reconstituer et de partager, tard le soir, dans les bars de la côte nord. "

La Page Jacques Josse sur Lieux-dits


STEVE TESICH
Karoo

"A cause de la fibre optique, de la réception sans parasite ni impression de distance sur la ligne, son rire avait la vraisemblance d'une hallucination."


Les Temps Modernes
Nuit debout et notre monde

"La force du mouvement serait alors d'interroger la démocratie en tant que « signification imaginaire centrale », qui structure l'imaginaire social-historique à travers un ensemble d'autres significations, pour reprendre le vocabulaire de Cornelius Castoriadis. II a beaucoup été objecté que Nuit debout et les « mouvements des places » (La lutte des places) étaient sans prise sur le réel, sans traduction institutionnelle ou politique. Pourtant, si l'on tente de jeter un regard de biais sur ces événements, il devient possible de sonder leur efficacité symbolique comme une dimension qui s'articule au réel et lui donne sens." Arthur Guichoux

« On peut toujours reprocher aux gens de place de la République d'être des lycéens, des jeunes précaires ou des individus qui ne représentent qu'eux-mêmes. Mais c'est l'état général de ce qu'on appelle ici politique qu'il faut prendre en compte. Dans une France rendue amorphe par l'offensive dite néo-libérale, la supercherie socialiste et une intense campagne intellectuelle contre toute la tradition sociale militante, on ne peut se contenter de renvoyer Nuit debout au fait que ce mouvement ne représente pas grand-chose sociologiquement. » Jacques Rancière

"Un "homme debout" ne tient pas debout tout seul". Robert Castel

"Nuit debout c'est juste la forme d'un manque." Pierre

 


RAYMOND CARVER
Les trois roses jaunes

"Il a repris le contrôle en soulevant des gerbes de cailloux sous ses pneus dans l'allée. Puis il s'est dirigé vers la route, en m'adressant un petit coup de klaxon. Pouet-pouet. Les historiens devraient user plus souvent de ce genre d'onomatopées Pouet-pouet. Tut-tut. Bip-bip. Surtout dans des moments graves: juste après un massacre, ou quand un terrible fléau menace d'anéantir une nation entière. C'est à de pareils moments qu'un mot comme pouet-pouet
serait utile, et même salutaire."


 

RAYMOND CARVER
Les vitamines du bonheur

"La femme s'appelait Miss Dent, et plus tôt dans la soirée, elle avait braqué un revolver sur un homme. Elle l'avait fait mettre à plat ventre dans la boue pour la supplier de lui laisser la vie. Pendant que l'homme, les yeux, pleins de larmes, tripotait des feuilles par terre, elle le tenait sous la menace et lui disait ses quatre vérités. Elle essayait de lui faire comprendre qu'il ne pouvait pas continuer à piétiner les sentiments des gens. «Pas un geste!» dit-elle. Pourtant, il ne faisait qu'enfoncer un peu ses doigts dans la terre, en remuant vaguement les jambes, de peur. Quand elle eut fini de parler, qu'elle eut dit tout ce qu'elle avait pu trouver à lui dire, elle lui posa le pied sur la nuque et lui enfonça le visage dans la boue. Puis elle remit le revolver dans son sac et retourna à pied à la gare."


CHANTAL NEVEU
La vie radieuse

cage

thoracique

élargie

vacante

est-ce susciter?

ce que

fabrique de syntagmes

dire ne pas dire

déparder

souffler

fondre

le logos

écrire ne pas écrire

la vie

radieuse

idylle

forme brève

prolongée

incluant

le hors-champ

les contingences

voire

l'adversité


RAYMOND CARVER
Tais-toi, je t'en prie

"Quand Ralph Wyman quitta la maison familiale pour la première fois, à l'âge de dix-huit ans, son père, principal de l'école élémentaire Thomas-Jefferson et trompettiste dans l'orchestre du club des Elks de Weaverville, l'avertit que la vie était une affaire des plus sérieuses, une entreprise notoirement ardue, et néanmoins gratifiante, dans laquelle un jeune homme qui s'essaye à voler de ses propres ailes doit s'armer d'un grand courage et d'une vision claire de sa destinée telle était la conviction du père de Ralph Wyman, et c'est en ces termes qu'il l'exprima."

 


KATRINA KALDA
Le pays où les arbres n'ont pas d'ombre

"Une nouvelle année commence dans la ville. De la nuit, ils n'éteindront aucune lumière; ils célèbrent le nouveau cycle en consommant de l'électricité. Quand une année débute, ils disent que l'obscurité n'y a pas sa place, ils veulent montrer que ce qu'ils appellent la civilisation est le contraire de l'hiver et de la nuit. .
Voilà exactement un an que nous avons été déplacées.
On ne sait:pasce qui commence ici."

 


FREDERIC FIOLOF
La magie dans les villes

"Il aime bien les dimanches. Leur petit air de répit grignoté, de répit mal ajusté. Ils ont la mélancolie de tout ce qui n'en finit pas de finir. Ils ont quelque chose d'une vieille terrine un peu indigeste que se partageraient fraternellement morts et vivants. Le dimanche, il ne va pas à la messe, il ne fait pas non plus la grasse matinée. Il se lève et ne sort pas. Il veut profiter pleinement de cette croûte de temps, épaisse et friable. Il écoute les oiseaux qui ne chantent pas, la pluie qui tombe ou ne tombe pas. Il pense à de lointains cousins trépanés, qu'il n'a pas connus. Des cousins de cousins en noir et blanc dans les tranchées de la Marne. Il pense à l'eau noire du canal et à cet endroit où elle rejoint la Seine, presque pour rien, sans changer de couleur. Le dimanche, il lit entre les lignes et porte un âne mort dans son coeur. Autour de lui on s'agite souvent. On le contourne comme un vieux chêne. Le sens de la famille se perd dans les rayures de son pyjama. Il se dit que le dimanche mériterait d'être la veille de tous les autres jours. Bien sûr,   techniquement, ce serait compliqué. On ne bouscule pas si facilement les agendas, on ne refait pas des calendriers qui se perdent dans la nuit des temps. Il se dit que c'est dommage, et puis il oublie. Il retourne à son temps d'encre molle. Il aime le dimanche non pas comme un jour de repos mais comme on aime un puits. Un puits sombre et débonnaire."


JEAN-CLAUDE MARTIN
Que n'ai-je

"Un jour, rien ne te sauvera plus. Ni la courbure des plaines, ni ce point de l'horizon où le ciel effleure la hanche des collines. Ni la douceur de l'herbe, les sculptures des nuages, les bruits familiers des hommes dans le lointain... Ce ne sera pas un chagrin que trois mots d'un poème pourraient consoler. L'air deviendra un mur de glace... Tu ne fuiras plus."