ECLATS DE LIRE 2013
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CORNELIUS CASTORIADIS

Quelle démocratie?

(lecture au jour le jour...ou presque)


ISMAÏL KADARE
Chronique de la ville de pierre

"C'était une ville étrange qui, tel un être préhistorique, paraissait avoir surgi brusquement dans la vallée par une nuit d'hiver pour escalader péniblement le flanc de la montagne. Tout dans cette ville était ancien et de pierre, depuis les rues et les fontaines jusqu'aux toits des grandes maisons, séculaires couverts de plaques de pierre grise, semblables à de gigantesques écailles. On avait de la peine à croire que sous cette puissante carapace subsistait et se reproduisait la chair tendre de la vie."

"Préservant péniblement la vie humaine dans ses membres et sous sa cuirasse de pierre, elle ne lui en causait pas moins, à cette vie, bien des peines, des écorchures et des plaies, et c'était naturel, puisque c'était une ville de pierre et que son contact était rude et froid.
Il n'était pas facile d'être un enfant dans cette ville."

"Le dimanche était uniformément étendu sur la ville. On eût dit que le soleil, projeté sur la terre, avait volé en éclats et que partout, dans les rues, sur les vitres des fenêtres, dans les flaques d'eau et sur les toits, étaient retombés des morceaux de lumière humides. Il me revenait à la mémoire un jour lointain où grand-mère avait écaillé un gros poisson. Ses avant-bras étaient couverts d'écailles. J'avais eu alors l'impression que tout son corps était dimanche. Par contre, quand mon père se mettait en colère, il était mardi.



ISMAÏL KADARE
La pyramide

(épilogue)
"Un matin, un touriste blond qui photographiait la pyramide forma un vœu instant : qu'elle devînt transparente, de sorte que derrière ses faces de verre l'on pût distinguer tout ce qui se trouvait à l'intérieur, les sarcophages, les momies, l'indéchiffrable énigme. Le jour se levait, la pyramide se faisait de plus en plus vaporeuse et à chaque minute qui s'écoulait, il sentait son âme frissonner comme celui qui, au cours d'une séance de spiritisme, s'attend à photographier un esprit.
Il développa le rouleau de pellicule le soir même et la pyramide ressemblait vraiment à une verrière, sauf qu'à l'un de ses angles, près du neuvième gradin de la face nord-est, on distinguait une sorte de déchirure. Il sortit la pellicule du bain, l'y replongea... à mille, deux mille, quatre mille ans de profondeur, mais, quand il l'en ressortit, la déchirure était toujours là. Ce n'était pas un défaut du film, ainsi qu'il l'avait d'abord pensé, mais une tache de sang dont aucune eau, aucune solution ne pourrait jamais venir à bout."


BORIS PAHOR
La villa sur le lac

"La petite place donnait toujours sur le lac, comme autrefois. La guerre aurait pu la changer, mais elle était restée la même, entourée de maisons sur trois côtés. Devant, il y avait le port ; sur la rive, des filets de pêche tendus d'arbre en arbre. Tout comme autrefois. Seul le môle d'amarrage du vaporetto du lac de Garde avait changé : il n'était plus en bois. Le nouveau môle était en pierre et c'était peut-être bien cette blancheur des pierres ayant remplacé les antiques planches noires et familières, c'était peut-être bien cette nouveauté qui rendait l'atmosphère de la petite place différente de celle des jours anciens."

 


ISMAÏL KADARE
Qui a ramené Doruntine?

"Stres se souvint de l'enterrement des neuf frères Vranaj, trois ans auparavant. C'avait été une série de malheurs, tous plus pénibles les uns que les autres, au point même qu'on ne pouvait en perdre le souvenir qu'en perdant la raison, mais une telle calamité — neuf cercueils de jeunes hommes d'une même maison en une semaine — ne pouvait se retrouver dans la mémoire d'aucune génération. Et tout cela s'était produit cinq semaines après les grandioses épousailles de la seule fille de la maison, Doruntine. Une armée normande avait soudain attaqué la principauté, et les neuf frères étaient allés à la guerre. Il était souvent arrivé que plusieurs frères d'une même maisonnée partissent pour des affrontements encore plus sanglants, mais jamais plus de la moitié d'entre eux n'avaient été fauchés au combat. Cette fois, cependant, l'armée ennemie avait quelque chose de bien spécial : c'était une armée atteinte de la peste, en sorte que tous ceux qui participèrent aux hostilités, vainqueurs et vaincus, moururent de même, certains au cours du conflit, d'autres une fois la bataille terminée. Nombre de maisons eurent ainsi à pleurer deux, trois, voire même quatre morts, mais une seule eut à en déplorer neuf : celle des Vranaj. "


ORHAN PAMUK
Le musée de l'Innocence

"C'était le moment le plus heureux de ma vie, je ne le savais pas. Aurais-je pu préserver ce bonheur, les choses auraient-elles évolué autrement si je l'avais su? Oui, si j'avais pu comprendre que je vivais là le moment le plus heureux de mon existence, jamais je n'aurais laissé échapper ce bonheur. Ce merveilleux moment en or qui me comblait d'une profonde félicité n'avait peut-être duré que quelques secondes, mais ce bonheur m'avait paru durer des heures, des années. Le lundi 26 mai 1975, vers trois heures moins le quart, un instant semblait s'être soustrait à l'emprise du temps, aux lois du monde et de l'attraction terrestre, de même que nous semblions libérés de la faute, du péché, du châtiment et du remords."


SVETLANA ALEXIEVITCH
La Fin de l'homme rouge

"La civilisation soviétique... Je me dépêche de consigner ses traces. Des visages que je connais bien. Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l'amour, la jalousie, l'enfance, la vieillesse. Sur la musique, les danses, les coupes de cheveux. Sur les milliers de détails d'une vie qui a disparu. C'est la seule façon d'insérer la catastrophe dans un cadre familier et d'essayer de raconter quelque chose. De deviner quelque chose. Je n'en finis pas de m'étonner de voir à quel point une vie humaine ordinaire est passionnante. Une quantité infinie de vérités humaines... L'histoire ne s'intéresse qu'aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n'est pas l'usage de les laisser entrer dans l'histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d'une littéraire et non d'une historienne."


MARIE LE DRIAN
Le Corps perdu de Suzanne Thover

Il devait être neuf heures ce matin-là lorsque j'ai appelé SOS médecins. J'avais trouvé leur numéro sur un vieux calepin qui traînait près de la table de nuit. Je n'ai pas cherché leur numéro. Je l'ai trouvé. C'était la première fois que, de chez moi, j'appelais au secours.
J'avais besoin que l'on me parle. Que l'on me dise. Que l'on m'explique, enfin, ce qui arrivait au corps de Suzanne Thover. J'avais surtout besoin que l'on m'écoute. Qui d'autre pouvais-je appeler?
Le livreur de pizza ne répondait pas avant midi.


Paul Thugal
Coup de foudre à Paimpol

Quel est votre nom?
-Marion. Et le vôtre?
-Yann

Lily Jamait
Coup de foudre à Morlaix

-Et alors, cette virée à Roscoff? demanda Rose, impatiente.


ROLAND GORI
La fabrique des imposteurs

"A une époque où la loi était considérée comme la source principale du droit, il était normal que ce soit les règles légales qui en soient l'objet. Depuis le xxe siècle et encore aujourd'hui, alors que les sources des règles sociales tendent à se diversifier par le jeu des normes, des recommandations, des déclarations et des standardisations, le droit tend à prendre pour objet l'ensemble des normes. Mais l'autorité qui décrète une loi et l'autorité qui édicté une norme n'ont pas la même origine. C'est ce point que je souhaite souligner : l'évolution constante qui conduit les normes à englober les lois permet leur modification sans véritable débat politique et réflexion sur les principes philosophiques ui les fondent."

"C'est ce pouvoir redoutable de transformation des rapports sociaux par le système des normes qui constitue aujourd'hui la menace la plus sérieuse à laquelle les citoyens et les professionnels ont à faire. Pierre après pierre, il construit le mur de nos servitudes et obture le champ de la démocratie."

"Progressivement d'une manière propre à notre civilisation des mœurs, c'est aux dispositifs normatifs que l'on confie le soin de régler le problème de fond que la loi, le débat citoyen, le débat démocratique ont laissé en suspens. Et c'est en jouant sur des règles souvent purement formelles que ces dispositifs caractéristiques de notre civilisation imposent des normes et favorisent des courants de pensée et des pratiques, souvent les plus en phase avec les valeurs idéologiques de la société concernée."

"La conjonction d'un système totalitaire de normes imposé par une évaluation généralisée prétendument objective qui transforme les humains en choses, leurs actes en marchandises, dont les effets sont amplifiés par la puissance de la technique, la destruction progressive des tissus démocratiques, fait d'autant plus courir un risque à la démocratie que l'avenir semble incertain, confus, indécis, et que le corps social perd lentement ses repères."

"Ce risque est d'autant plus grand aujourd'hui que les figures de l'intellectuel et du savant ont été démolies et disloquées au profit de ces « petits maîtres » que sont devenus les experts. Jamais autant qu'aujourd'hui la démocratie n'a été menacée par un «coup d'État permanent», insidieux, doux et féroce à la fois, une inclination généralisée des masses à s'en remettre à un pouvoir anonyme, injuste et lâche mais redoutablement efficace, garant des inégalités sociales et de leur accroissement obscène, et largement légitimé par un « savoir non narratif» des chiffres et des notations que lui procurent les «imposteurs de l'économie» et autres «scribes de nos nouvelles servitudes ». C'est aussi la science que l'on assassine en son nom."

" Je revendique avec Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau L'Intraitable Beauté du monde , la «créolisation » des sociétés modernes et de leurs cultures, les métissages des traditions et des formes de rationalité, la magie du signifiant et l'efficace du signe, l'abandon créateur du rêve et la saisie-arrêt du réalisme, le potentiel du chaos et l'ordre insurgé de la pensée vigile, la rigueur de la poésie et la beauté des mathématiques, l'impensable et le prédictible, le labeur et le jeu, le mélange des genres et la police du raisonnement, le lâcher-prise et le choix calculé, la «diversité consentie» et la transmission assumée, les archipels de l'imaginaire et les océans de la technique, les éclairs des poèmes et les foudres du savoir, « le jazz et la java ». J'exige une « pensée de la diversité » qui refuse les morales d'État civil et les assignations à résidence des individus et des formes de vie, des formes du penser et de l'éprouver. Je revendique le tour de main de l'artisan et la haute technologie des tours de contrôle, je revendique l'esprit du village grec ou corse et la liberté des villes, la haute solitude de l'Alta Rocca et le bruissement de Montparnasse. Je revendique la biodiversité, la « créolisation » de l'existence, sans laquelle la liberté est un leurre. Je revendique la liberté de désirer en vain, celle qui trouve dans le réel les limites de l'impossible, sans concession aux conformismes et autres chloroformes de la nouvelle civilisation des mœurs."

" Aucune connaissance, aucun savoir sans exception, n'est véritablement émancipateur s'il ne parvient pas à ces solutions de fortune qui transforment un point de vulnérabilité, de manque ou d'insuffisance, en progrès et en invention."

"La grande pauvreté aujourd'hui est aussi celle de notre manière monotone de voir le monde, de le dire et de le penser. La misère est autant matérielle que symbolique, son traitement aussi. Il faut rendre au langage, en politique comme ailleurs, la puissance symbolique, l'efficacité performative qui a fondé les démocraties en répondant à «l'impatience de l'égalité». Il faut permettre au langage et à la parole politiques de troubler l'ordre «normal». Laissons au poète le dernier mot : «Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience »

L'interview de Rolan Gori : radio-univers.com




ERRI DE LUCA
Les poissons ne ferment jamais les yeux

"Ce qui me gênait le plus, c'était l'écart entre leurs phrases et les choses. Ils disaient, ne fût-ce qu'à eux-mêmes, des paroles qu'ils ne maintenaient pas. « Maintenir » : c'était mon verbe préféré à dix ans. Il comportait la promesse de tenir par la main, maintenir. Ça me manquait. En ville, mon père n'aimait pas me prendre par la main, pas dans la rue, si j'essayais il dégageait sa main pour la glisser dans sa poche. C'était un refus qui m'apprenait à rester à ma place. Je le comprenais parce que je lisais ses livres et je connaissais les nerfs et les pensées qui étaient derrière les gestes."


Les voix du poème
Christian Poslaniec et Bruno Doucez

Thierry Metz
N'être plus qu'un silence

N'être plus qu'un silence
caché
dans la voix
ou ici
parmi les traces
de la roue
être celui
qui retrouve un visage
pour lui donner
de l'eau.

 


Poèmes à dire
Une anthologie de poésie contemporaine francophone

Présentation et choix Zéno Bianu

Manifeste électrifié
Manifeste-rectum
Manifeste de brumes
Manifeste-manipulations
Manifeste incrusta
Manifeste de tous
Manifeste-point
Manifeste quotidien
Manifeste épongeant la mascarade
Manifeste-hystérie
Manifeste du crime
Manifeste dans la peau
Manifeste d'alarme
Manifeste-catacombes
Manifeste de la poussière
Manifeste-Mississipi de bananes
Manifeste de bouches
Manifeste et crachats
Manifeste étrange de survie
Manifeste traîné en creux
Manifeste-lance-flammes
Manifeste de l'enfance
Manifeste sous votre peau
Manifeste accéléré d'or
Manifeste et gesticule
Manifeste de l'œillade
Manifeste-tympans
Manifeste empoisonné de lieux
Manifeste de la haine
Manifeste sous l'ongle
Manifeste anéanti
Manifeste la panique
Manifeste exécute les plaintes
Manifeste à travers l'angoisse
Manifeste-décalcomanie
Manifeste-méduse
Manifeste outre mort
Manifeste à la gorge d'érable
Manifeste aux balles mentales
Manifeste greffé insurrectionnel
Manifeste de braises immobiles
Manifeste d'agonie qui mouille
Manifeste d'immobilité-cheveux
Manifeste d'aiguilles oppressées
Manifeste restitué des réalités

Michel Bulteau


MARCUS REDIKER
A bord du négrier
Une histoire atlantique de la traite

(12,4 millions d'Africains "chargés" , déportés. Mais en amont 5 millions meurent avant l'embarquement. 1,8 millions mourront la première année d'esclavage.)(40% des esclaves furent transportés par des navires britanniques ,rigoureusement construits à Liverpool, pour la traite atlantique, et américains.)

"Il me semblait de plus logique que ce livre se termine de la même manière qu'il avait commencé, à savoir par le calvaire d'une Africaine dont le nom a été perdu. Ensuite, non seulement ce récit résume parfaitement la réalité de la terreur à bord des navires négriers mais, en même temps, il donne à voir le rassemblement des forces qui par la suite en viendraient à bout. Enfin, il attire l'attention sur un fait qu'il convient de rappeler avec force : les drames qui se jouaient sur les ponts des navires négriers n'étaient rendus possibles - et, à la limite, n'étaient structurés - que par la puissance et les capitaux d'individus qui vivaient très loin du navire. Ces drames qui impliquaient des capitaines, des marins et des captifs africains à bord des navires négriers faisaient en réalité partie d'un drame beaucoup plus vaste, celui de l'essor et de l'expansion du capitalisme sur toute la planète."


"La violence et la terreur furent au cœur même de la formation de l'économie atlantique ainsi que de ses multiples systèmes de travail aux xvne et xvme siècles. Même les meilleures histoires du commerce des esclaves et de l'esclavage ont eu tendance à minimiser - on pourrait presque dire à édulcorer - cette violence et cette terreur pourtant constitutives de leurs objets d'étude."

"La question du nombre de morts peut être résolue grâce à des statistiques abstraites, immaculées ; celles-ci, en revanche, ne peuvent pas nous aider à comprendre comment quelques-uns terrorisèrent une multitude d'autres, comment ces derniers vécurent cette terreur - et comment ils apprirent à lui résister."

"L'accent mis sur la terreur ne contribue absolument pas à rendre plus facile la question de la réparation. Pas plus d'ailleurs que l'historien n'a pour rôle de répondre lui-même à cette question. Le prix de l'exploitation et du travail non payé peut et doit être calculé, car tous les individus, qu'ils appartiennent au passé ou au présent, ont droit à une rétribution juste et totale pour leur travail. Des réparations sont selon moi à l'ordre du jour, bien que la justice ne puisse pas être réduite à un simple calcul financier, de peur que les solutions proposées suivent les mêmes règles du jeu que celles qui donnèrent en premier lieu naissance à la traite, Mais alors, dans ce cas, quel est donc le prix de la terreur ? Quel est le prix de millions de morts prématurées ? Le refus de répondre à ces questions fait partie des éléments constitutifs du racisme, et plus particulièrement du racisme marié à l'oppression de classe. Ils continuent, jusqu'ici, à fidèlement nous accompagner.
J'ai fini par conclure que la réponse à ces questions ne pouvait qu'être le fait d'un mouvement social pour la justice, d'un mouvement mené par les descendants de ceux qui ont le plus souffert du legs de l'esclavage, du commerce des esclaves et du racisme qu'ils engendrèrent, et qui seraient rejoints par des alliés au sein d'une lutte plus large pour mettre un terme définitif à la violence et à la terreur qui ont toujours été essentielles au développement et au maintien du capitalisme."



EDGAR HILSENRATH
Orgasme à Moscou

"Une journée mémorable. Tant de choses s'étaient passées, que la presse mondiale toujours avide de frissons relatait avec délectation, et tant d'autres qu'elle passait sous silence... comme par exemple : le président du Conseil italien se gratte le derrière ! En cette journée mémorable, certains décidèrent de changer de sexe, d'autres de changer la carte du monde et d'autres encore, qui étaient riches, de devenir encore plus riches. Beaucoup se demandaient pourquoi ils avaient un orgasme, beaucoup d'autres pourquoi ils n'en avaient pas. Des millions se posaient des questions, des millions d'autres ne s'en posaient plus. Beaucoup cherchaient le sens de la vie, beaucoup d'autres ne le cherchaient pas. Beaucoup coururent voir un psy parce qu'ils ne manquaient de rien, beaucoup d'autres en auraient eu grand besoin, mais manquaient de moyens..."


ANDREÏ PLATONOV
Le chantier
et Roman technique

"Au trentième anniversaire de sa vie personnelle, Vochtchev a été licencié du petit atelier de mécanique où il se procurait les moyens de subsister. Sur le papier de licenciement on lui a écrit qu'il était écarté de la production vu la faiblesse croissante de ses forces et ses moments d'absence au cœur des cadences générales du travail.
A son domicile Vochtchev a pris ses affaires dans un sac et ensuite est sorti à l'air libre pour mieux comprendre son avenir. Mais l'air était vide, les arbres immobiles gardaient soigneusement la chaleur dans leurs feuilles et la poussière s'étalait avec ennui sur une route sans hommes : la nature était dans un état tranquille. "


SVETLANA ALEXIEVITCH
La guerre n'a pas un visage de femme

"J'étais si petite, quand je suis partie au front, que j'ai grandi pendant la guerre."


IVAN A. BOUNINE
Mon coeur pris par la tombe

Nous nous assîmes près du poêle dans l'entrée,
Seuls devant le feu mourant,
Dans la vieille maison désertée,
Dans cette contrée reculée de la steppe.

La braise rougit sombrement dans le poêle,
Dans l'entrée froide il fait noir,
Et le crépuscule avec la nuit se mêlant
Par la fenêtre bleuit comme la mort.

La nuit est longue, grise, percée par les loups,
Alentour la neige s'étend à l'infini
Et dans la maison il n'y a que nous et les icônes
Et la terrifiante proximité de l'ennemi.

Un temps d'abomination et de sauvagerie
Il m'est donné de voir,
Et mon cœur est pris par la tombe
Comme cette fenêtre par le froid.



IVAN BOUNINE
Jours maudits

"P.S.Ici s'interrompent mes notes d'Odessa. J'ai si bien enfoui dans la terre les feuillets qui leur faisaient suite, avant de m'enfuir d'Odessa, fin janvier 1920, que je n'ai vraiment pas pu les retrouver."


ANDREÏ PLATONOV
Tchevengour

"Zakhar Pavlovitch s'assit. Il venait maintenant de sentir le temps comme le voyage de Prochka quittant sa mère pour des villes étrangères. Il venait de voir que le temps c'est du chagrin en mouvement, un objet aussi sensible que n'importe quelle matière, quoique impropre à toute finition."

"Indigné jusqu'à l'âme, Zakhar Pavlovitch avait réellement perdu son habileté zélée. Il lui parut difficile de frapper correctement une tête de clou pour le seul plaisir de la paye. Le maître mécanicien le savait mieux que personne, il croyait qu'une fois perdu chez l'ouvrier un sentiment d'attrait pour la machine, une fois que le travail, d'abord naturel, gratuit, inconscient, deviendrait une nécessité financière, ce serait la fin du monde, pis même — après la mort du dernier vrai ouvrier on verrait se ranimer les pires salopards qui iraient dévorer les plantes du soleil et les objets fabriqués par les vieux maîtres."


JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
Démolition

pour sûr que ça brûle
ça ! qui n'éclaire pas
ne réchauffe pas
fait mal
il y a une combustion du sens enfoui
théorème crétin
ni signification ni direction particulières
ça n'a pas de sens
ça brûle
à la rigueur point-virgule
après : ça fume,
ça pue, ça noircit
mais par moi-même réquisitionné, au minimum, je
dois parler ce feu, dresser haut mon poing
d'interrogations tant qu'il n'est pas total calciné

 


BERNARD BRETONNIERE
Volonté en cavale
ou
D'

AVANT-DIRE

L'écrivain ne saurait-il être que le témoin de lui-même ? En portant son attention sur autrui, en observant des expériences qui excèdent les siennes pour les augmenter ou les corriger, voilà qu'il peut se multiplier et devenir nombreux, à l'égal de Walt Whitman : « Je suis vaste et je contiens beaucoup de monde ».

Nourri des mots et des témoignages des autres, ainsi s'est construit « Ledépressif », figure moins individuelle que symbolique, une mais plurielle et changeante, figure dans une réunion de figures, addition, assemblage rapiécé, multitude aux mouvements contrastés : tour à tour Ledéprimé, Letoutchagrin, Lemaldanssapeau, Lejamaiscontent, Lepasdanssonassiette, Leçavapasfort, cent autres — masculins et féminins.

C'est Jérémie et Job, Hegel ou Schopenhauer, Virginia Woolf et Danielle Collobert, Sylvia Plath ou Djuna Barnes, Franz Kafka et Scott Fitzgerald, Alejandra Pizarnik ou Ingrid Jonker, elle et lui ou l'autre, soi peut-être.


RONELDA KAMFER
Chaque jour sans tomber

vienne la pluie
(laat dit reën)

vienne la pluie
que chaque putain de goutte tombe et me transperce
tous autant que vous êtes
apportez votre merde
que les nuages crèvent
que l'eau m'emporte
apportez tout
tous vos reproches
vos index pointés
apportez-les
j'attends putain
osez
allez-y
je picolerai juste un peu plus je s'rai juste un peu
plus en rogne
vous ne pouvez pas me briser

malgré tous les chiens qui m'ont prise pour
un réverbère vous savez quoi

je suis toujours debout


CHRISTINE MONTALBETTI
L'Evaporation de l'oncle

"Et dans cette première aube, ce qu'on laissait derrière soi, ce n'était pas seulement les lieux et les personnes, mais les souvenirs mêmes, le fragile conservatoire des instants enfuis, et, dans ce grand effacement, dans cette rature, dans cette dissolution acide de tous ses passés, l'oncle avançait nu et neuf, offert au froid, attendant que le jour se lève tout à fait sur cette version sans mémoire de lui-même, vide et disponible, réduit au crissement de son pas, au tamponnement des socques sur la terre meuble des chemins."


Thomas B.Reverdy
La Montée des eaux

"Je suis assis. Il pleut. Je peux sentir que la lumière baisse, parce que c'est l'hiver. Je voudrais raconter comment c'est arrivé. Je voudrais me souvenir de l'été.
À la fin il semble pourtant que c'était, déjà, une période troublée. Un peu partout des guerres éclataient sans qu'on le sache ou sans qu'on s'en soucie."


SVETLANA ALEXIEVITCH
Derniers témoins

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

Genia Belkevitch, six ans.
Aujourd'hui : ouvrière.

JE ME SOUVIENS... J'étais toute petite, mais je me souviens de tout...
Juin 41...
Mon dernier souvenir du temps de paix, c'est une histoire que maman me lisait avant que je m'endorme. C'était mon histoire préférée : le conte du Petit Poisson d'or. Moi, je demandais toujours quelque chose au Poisson : «Poisson d'or, gentil Poisson d'or...» Ma petite sœur aussi. Mais elle le demandait différemment : « Abra-cadabri, abracadabra ! Par la volonté du brochet et conformément à mon souhait... » Notre souhait le plus cher était de passer l'été chez Grand-Mère et que Papa vienne avec nous. Il était si amusant...
Ce matin-là, c'est la peur qui m'a réveillée... La peur de bruits inconnus...


IOURI MAMLEÏEV
Chatouny

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

"Il chemina longtemps, gagna la forêt. Il y avait belle lurette que le chaos n'y régnait plus : les arbres poussaient, imprégnés d'humanité ; non qu'ils fussent spécialement dénaturés par les papiers gras ou les vomissures, mais une lueur terne, proprement humaine, d'affliction et de décrépitude émanait de leurs troncs. Ce n'étaient plus des végétaux, c'étaient des âmes tronquées."


IOURI MAMLEÏEV
Les Couloirs du temps

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

"Le Chuchoteur se pencha sur le semi-cadavre qui le regarda avec détachement et tendresse. Alors le Chuchoteur, que dans le siècle on appelait parfois Slava, se mit à marmonner au chevet du mourant. Or le semi-cadavre n'avait pas la moindre intention de rendre l'âme: il se caressa affectueusement derrière l'oreille, sourit, se retournant soudain sur sa couche avec une langueur féline. Rien à voir avec un défunt ! Le murmure de Slava se poursuivit néanmoins, ferme et sûr. Bien que tout près l'un de l'autre, les deux hommes semblaient chacun vivre sa vie: Roman Lioubouïev, apparemment à l'agonie, et cet homme qui lui prodiguait des conseils, surnommé le Chuchoteur parce qu'il chuchotait d'ordinaire des choses confuses à ceux qui l'entouraient.
Il faut dire que l'environnement était effarant."


BORIS PILNIAK
L'année nue

traduit du russe par L. Bernstein et L. Desormonts

"Ils avaient tous trois des chaussures de tille ; le plus vieux portait une peau de mouton, et la petite était à demi nue. Leur nez à tous trois révélait nettement le sang tatare et le sang tchouvache. Ils étaient tous trois également décharnés. Dans le soleil couchant, le visage du vieux rappelait une isba, avec ses cheveux tombant comme des chaumes, et ses yeux, éteints comme ceux des aveugles et au regard millénaire, regardaient le couchant. Leurs yeux à tous trois exprimaient une indifférence incommensurable ou peut-être la sagesse des siècles incompréhensibles."


ANDREÏ PLATONOV
Moscou heureuse

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

"L'homme sombre, une torche brûlante à la main, courait dans la rue par une nuit maussade de la fin d'automne. Tirée d'un sommeil morose, la fillette le vit par la fenêtre de sa maison. Puis elle entendit le bruit assourdissant d'un coup de fusil, il y eut un pauvre et triste cri : on avait dû tuer l'homme à la torche. Peu après, résonnèrent des tirs lointains, nombreux, et la rumeur de la foule dans la prison toute proche... La petite se rendormit et oublia ce qu'elle vit dans les jours qui suivirent : elle était trop petite, la mémoire et l'intelligence de la prime enfance se couvrirent pour toujours, dans son corps, des broussailles de la vie. Et pourtant, jusqu'en ses années tardives, surgissait çà et là, inopiné et triste, à la lueur blafarde du souvenir, un homme sans nom qui courait et s'abîmait à nouveau dans les ténèbres du passé et dans son cœur d'enfant grandie."


GUENNADI GOR
La Vache

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

"Une paysanne engrossée mène pâturer une vache prête à vêler. Toutes deux progressent lentement, unies par leur condition et par leur état. Leurs ventres proéminents s'accordent, dominant le vert du pré, et elles se sentent, comme l'herbe, partie intégrante de la prairie. Elles se fondent dans l'herbe verte et il leur semble que, comme elle, elles verdoient.
Soudain, la femme se souvient qu'elle a un mari et qu'elle doit lui faire à manger. Mais comment laisser la vache toute seule ? Voilà notre paysanne bien marrie. Et sa mélancolie gagne la vache."

 


 

GENEVIEVE FRAISSE
Muse de la Raison
Démocratie et exclusion des femmes en France

"On notera alors le mot frère, qui sonne de façon neuve à l'ère démocratique, qui sonne comme cette fraternité de la république naissante, république qui a bien du mal à être masculine et féminine. Après les pères, le patriarcat de la féodalité 16, sont venus les frères de la démocratie et de la république ; les pères dominent sans conteste les épouses et les filles, les frères tiennent à la maîtrise de leurs sœurs. Ainsi partageront-ils, non sans réticence, les biens économiques, la propriété bourgeoise ; mais ne céderont en rien sur le pouvoir politique qui est fondamentalement, faut-il le rappeler, un pouvoir symbolique."


La page Geneviève Fraisse sur Lieux-dits

GENEVIEVE FRAISSE
Les deux gouvernements: la famille et la Cité

"Une précision alors : la parité est ce mot pratique pour désigner l'égalité des sexes dans les lieux de pouvoir. Il n'y a pas à confondre égalité et parité. Un seul principe nous suffit, et il a pour nom égalité. La parité est alors une sorte d'habit de l'égalité. Ou plutôt, un instrument, outil, moyen pour fabriquer de l'égalité là où c'est le plus difficile, dans le gouvernement, gouvernement qui implique une autorité qui s'exerce, pour nous, dans un espace démocratique. Parité politique et parité domestique désignent la famille et la cité comme lieux d'exercice du pouvoir. Pour le reste, l'économique par exemple, ce mot n'est valable que pour parler aussi du pouvoir. Mais pour tout un chacun, dans l'espace économique, l'égalité est le seul terme qui convient pour désigner la nécessité d'un traitement et d'un salaire identiques, à travail égal et pour l'ensemble des professions, entre hommes et femmes."


LEONID GUIRCHOVITCH
Apologie de la fuite

"— Oh ! notre Preis est un grand original, dit Nelly Naoumovna, lorsque ce fut le tour du cahier de Preis.
« Notre » et « grand » présageaient une bonne note, mais « original » gâchait tout. Les « originaux » se payaient des « trois » et des « quatre », seuls les « braves garçons » et les « gentilles filles » étaient dignes d'un cinq sur cinq. Les cancres s'entendaient dire leurs quatre vérités tout de suite. Leur nom, décliné d'une voix hérissée, était suivi de l'appréciation: « Fein, tu as deux. Kolomoïski Marina. Tu es une gentille fille, Marina... Passez-lui son cahier. »"


VLADIMIR SOROKINE
La glace

"Je venais d'avoir douze ans quand la guerre a éclaté.
Maman et moi, on habitait à Kolioubakino, un petit village où il y avait en tout et pour tout quarante-six maisons.
Notre famille était tout à fait réduite : maman, grand-mère, Guerka et moi. Mon père était parti pour le front dès le 24 juin. Où se trouvait-il alors, où était-il parti, était-il mort, était-il vivant ? Personne ne le savait. On ne recevait aucune lettre de lui.
La guerre battait son plein au loin. Parfois, la nuit, on entendait des grondements.
Nous, on vivait dans ce village.
Notre maison était à l'extrémité. On s'appelait Samsikov, mais au village on nous surnommait les Extrémistes parce que depuis très longtemps notre famille vivait à l'extrémité, mon arrière-grand-père comme mon grand-père, tous avaient toujours vécu là, tout au bout, et c'est là qu'ils avaient construit des maisons, aux abords du village."


EVGUENI ZAMIATINE
L'inondation

"Tout autour de l'île Vassilievski, en une vaste mer, s'étendait le monde : là-bas il y avait eu la guerre, puis la révolution. Mais dans la chaufferie, chez Trofim Ivanytch, la chaudière faisait toujours entendre le même grondement, le manomètre indiquait toujours neuf atmosphères. Seul le charbon avait changé : avant il y avait du Cardiff, à présent c'était du Donetsk. Le Donetsk s'effritait, la poussière noire envahissait tout, impossible de s'en défaire. Et l'on eût dit que cette même poussière noire avait imperceptiblement tout recouvert dans la maison aussi. Apparemment rien n'avait changé. Ils continuaient à vivre tous les deux, sans enfants. "


EVGUENI ZAMIATINE
La caverne
Le récit le plus important

"A travers les millions de verstes des glaces aériennes, tourbillonnant, toujours plus frénétique, l'étoile file et siffle afin de consumer, d'embraser, toujours plus proche. Et là, les trois derniers êtres. Eclairés d'une lumière nouvelle, rouge et ultime, ils boivent avidement sans plus compter, l'air qui reste, s'enivrent, respirent comme, sur cette étoile, les hommes respiraient il y a bien longtemps, des milliers de cycles auparavant ! Oh une fois dans la vie, sans penser, sans compter avec le corps, la bouche et la poitrine !
L'homme et la femme sont étroitement enlacés : en deux, ils ne sont qu'un. Et la plus âgée, la Mère, est au-dessus d'eux, au-dessus de tout. Sur l'incendie rougeoyant du ciel se grave son profil, sourcils et lèvres serrés, fortement, elle est marmoréenne comme la destinée, ses épaules sont légèrement ployées sous quelque fardeau, dressée, elle attend. Et voici que sous les pieds émerge comme un corps vivant, s'ouvrent des crevasses baignées de rouge dans les murs millénaires, tintent les éclaboussures du verre.
Le silence. Dans les déserts, les ombres acérées et crénelées des rocs renversés. Allumés d'étincelles écarlates les blocs glacés de verre et au-dessous d'eux — comme à travers la glace, au fond, les amas sombres des machines, des livres et trois cadavres gelés instantanément, serrés l'un contre l'autre."


VLADIMIR SOROKINE
Le lard bleu

Le «lard bleu» est une matière utilisée comme source d'énergie ou comme drogue, dont personne ne connaît le secret de fabrication, à part quelques scientifiques russes, retirés en 2068 dans un centre de recherches en Sibérie. Ces chercheurs ont mis au point un système de clonage, réservé à sept célébrités de la littérature -Tolstoï, Tchékhov, Nabokov, Pasternak, Dostoïevski, Akhmatova et Platonov -, et de production de «lard bleu» à partir de leur corps. Au cours d'un cocktail, la précieuse substance est volée puis transportée grâce à une machine à remonter le temps à Moscou en 1954. Staline, Khrouchtchev, Hitler deviennent alors les protagonistes d'une extravagante intrigue érotico-politique.

Roman «carnavalesque», ce livre a valu à son auteur d'être poursuivi en justice pour pornographie et persécuté par le régime de Poutine. Au-delà des polémiques qu'il continue de provoquer, Le Lard bleu est un des nombreux signes du réveil de l'imaginaire russe, après plus d'un demi-siècle de stalinisme. Vladimir Sorokïne y règle ses comptes avec la «grande» littérature russe - à moins qu'il ne règle son compte à la littérature elle-même, avec une sorte de jubilation froide.

Traduit du russe par Bernard Kreise.


 

NATACHA MICHEL
Plein présent

" Marianne qui vient de l'autre quartier, qui vient des grands immeubles, pousse la porte jamais verrouillée de la maison. Une maison, imaginez, même si celle-ci, toute décrépite, marche victorieusement parmi les pavillons splen-dides comme un soldat de l'an II sans chaussures au milieu d une haie de laquais chamarrés. Marianne pousse la porte, écoute le grondement timide de la gouttière, lance un regard à la véranda qui ceint le devant de la maison. Elle connaît bien cette véranda, aussi ventrue qu'une baleinière, son sol de plomb que les pluies ont plissé. Se bat avec une branche de la glycine mal attachée, barrant le perron, reçoit une pluie de pétales mouillés, monte très vite l'escalier en colimaçon, un, deux, trois étages jusqu'à Mélaine en pyjama blanc. « Salut. — Salut. » Salut au matin, un chien aboie, c'est le chien des voisins, mais : « Tu-me-prêtes-ton-caban-je-te-l'échange-contre-ma-veste-de-cuir. — Et-que-diras-ta-mère ? »"


IVAN BOUNINE
Les allées sombres

"La petite station était sombre et triste. Depuis longtemps, le jour était tombé, mais à l'ouest, au-delà de la gare et des champs boisés qui s'obscurcissaient, le long crépuscule de l'été moscovite continuait de brûler d'une lueur morte. Une odeur humide de marécage montait à la fenêtre. Dans le silence, on entendait, venu d'on ne sait où, le cri régulier et comme humide lui aussi d'un râle d'eau."


BRIGITTE GYR
au décousu de l'aile

"Par les détroits où verdissent les langues,
des treilles de silence, de mouettes mauves
et le grenat des baies que palpe l'ombre.
Parmi les rouilles, sème d'oubli le fer
cendré des larmes.

A l'ourlet de la mort, le décousu de l'aile. "


BRIGITTE GYR
Avant je vous voyais en noir et blanc

"Toi disparu
j'explore avidement
le bris irrégulier de notre lien
Un chant de mimosas
ombre la voie
qui nous enchaîne à hier
lacunaire "


BRIGITTE GYR
Parler nu

"réveillé par une ombre
les jours de soleil

... l'insupporté
du bégaiement
les lettres de nos noms
aplaties de moiteur
au bout du chemin
l'inaccompli
ors écaillés
madones vieillissantes
l'Italie peinte en blanc
une mauvaise connexion"

 


BRIGITTE GYR
Lettre à mon double au fonds du puits

"Et je découvre que de l'attention errante que je
portais aux choses, vous étiez ma part mobile
et cependant immuable. "

 


IAN MONK
Plouk Town

"Plouk

*

le temps
boit le
jour se
mange

*

on aime
on boit
on pisse
plouque puis "


MATHIEU RIBOULET
Deux larmes dans un peu d'eau

"Par ailleurs, je sais de très longue date, depuis le temps où, debout devant le velours moiré des secrets, elle m'aidait à m'affranchir de leur poids en exerçant sur le temps une pression qu'aucune autre instance, ni supérieure ni occulte, n'a la capacité d'exercer, que seule la littérature (et sans doute la musique, mais mon ignorance en est trop entière) est en mesure de créer les conditions de calme indispensables au surgissement du sens. Je recours donc au livre sous toutes ses formes avec acharnement pour éprouver le bonheur, rare mais récurrent, de voir sortir des rayons des bibliothèques ceux que Stevenson a si bien nommés les « porteurs de lanterne »."

"La Terre est un corps céleste, sans doute, lancé dans le vertigineux mouvement centrifuge qui nous devancera toujours en nous échappant sans cesse davantage, mais, jeté dessus comme une fine maille paralysante, le monde grimace. Entre lui et nous, nous et lui, s'accumulent failles, dérobades, mirages, malentendus, vains espoirs, et invariablement nous rentrons à la maison le cœur serré par le poids de notre naïveté, celle-là même qui nous avait poussés à en sortir, pleins d'allant et de joie, comme s'il n'était pas déjà trop tard. Une planète, le monde autour, dessus les hommes, et quelques mots, une longue douleur, l'étroitesse du rien : le lieu et le temps sont minces, et notre pouvoir nul."


 

LEONID GUIRCHOVITCH
Têtes interverties

"« Tschü-uss », fit une Allemande en prenant congé d'une autre Allemande. On aurait dit le sifflement d'un train sur le point de partir.
D'ailleurs, elles se ressemblaient comme deux locomotives. Du moins, aux yeux d'un humain. Une espèce d'Allemande très répandue parmi les mères de mes élèves : la même tête soignée couleur de lin, la même fourrure parfumée, le même soleil hivernal sur des joues de quadragénaire. Quand on a envie de tout oublier, quand on n'en peut plus de n'être pas comme tout le monde, on se met à jalouser leurs maris."


VLADIMIR SOROKINE
Journée d'un opritchnik

"Mon portable me réveille :
Un coup de fouet suivi d'un cri.
Un deuxième coup suivi d'un gémissement.
Et un troisième provoquant un sanglot.
Poïarok l'a enregistré à la Chancellerie Secrète lors d'une séance de torture d'un voïvode d'Extrême-Orient. Une musique à réveiller un mort."

 


CHRISTINE MONTALBETTI
Love Hotel

"Pour l'instant, tout semble encore arrêté, ces arbres nus, comme stupéfaits, les cerisiers maigres qui dessinent leurs sigles en bordure des quais, leurs rameaux glabres où cloquent à peine quelques bourgeons minuscules, concentrés, en lesquels il faut avoir beaucoup de foi pour croire en l' éclosion prochaine."

 


VLADIMIR SOROKINE
La tourmente

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

« Comprenez donc, je dois absolument partir ! lança Platon Ilitch avec humeur, en levant les bras au ciel. Des malades m'attendent ! Des ma-la-des ! Une épidémie ! Ce mot ne vous dit rien ? »
Le maître de poste pressa ses poings contre sa douillette en blaireau et, se penchant en avant :
« Comment qu'ça nous dirait rien, mon bon Monsieur? Comment qu'on comprendrait pas? Faut qu'vous y alliez, mon bon Monsieur, je l'saisis bien, sauf vot' respect! Mais c'est qu'j'ai point d'chevaux et qu'j'en aurai point avant d'main!
- Pas de chevaux?! s'écria Platon Ilitch, hargneux. A quoi sert votre relais, alors ?
- Il sert que... que tous les ch'vaux sont sortis et qu'j'en ai plus un seul ! répéta le maître de poste d'une voix forte, à croire qu'il parlait à un sourd: P't'êt' qu'y aura un miracle dans la soirée et qu'ceux d'la poste débouleront ?... Seul'ment, vous dire quand... »
Platon Ilitch ôta son pince-nez et, de ses yeux gonflés, fixa son interlocuteur comme s'il le voyait pour la première fois : « Comprenez-vous, mon bon, que là-bas, des gens meurent ? »


IVAN BOUNINE
Qui peut savoir ce qu'est l'amour?

"La grise journée d'hiver moscovite s'assombrissait ; aux réverbères le gaz allumait des lueurs froides, les vitrines des magasins s'illuminaient chaudement et alors, libre des labeurs du jour, la Moscou vespérale s'embrasait : les traîneaux de louage se faisaient plus nombreux et plus rapides, plus sourd le grondement des tramways bondés et cahotants ; des pluies d'étoiles vertes et crépitantes commençaient à jaillir des fils électriques, et les vagues silhouettes noires qui se hâtaient sur les trottoirs enneigés pressaient le pas..."


Les fins de l'homme
A partir du travail de Jacques Derrida

Sous la direction de
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy
(Colloque Cerisy-la-Salle 23 juillet-2 aöut 1980)

"Le préambule de Les fins de l'homme, daté du 12 mai 1968, s'ouvre sur cette phrase : « Tout colloque philosophique a nécessairement une signification politique. » Le colloque « Les fins de l'homme » ne se définit pas comme « philosophique » : il doit se donner la possibilité de traverser et de déplacer en tous sens les régimes philosophique, littéraire, critique, poétique, signifiant, symbolique, etc. ; et par conséquent de traverser et déplacer aussi le « politique » et sa « signification ». Son enjeu pourrait être à tous égards, d'entamer l'inscription d'une tout autre politique."
Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy

"...Mais je me suis aussi laissé séduire par autre chose. L'attention au ton, qui n'est pas seulement le style, me paraît assez rare. On a peu étudié le ton pour lui-même, à supposer que ce soit possible et qu'on l'ait jamais fait. Les signes distinctifs d'un ton sont difficiles à isoler, si même ils existent en toute pureté, ce dont je doute, surtout dans un discours écrit. A quoi se marque un ton, un changement ou une rupture de ton ? Comment reconnaître une différence tonale à l'intérieur d'un même corpus ? À quels traits se fier pour l'analyser, à quelle signalisation qui ne soit ni stylistique, ni rhétorique, ni évidemment thématique ou sémantique ? L'extrême difficulté de cette question, voire de cette tâche, s'accuse encore quand il s'agit de philosophie. Le rêve ou l'idéal du discours philosophique, de l'allocution philosophique et de l'écrit qui est censé la représenter, n'est-ce pas de rendre la différence tonale inaudible, et avec elle tout un désir, un affect ou une scène qui travaillent le concept en contrebande ?

[...] D'ailleurs le ton lui-même, qu'est-ce que c'est ? Est-ce autre chose qu'une distinction, une différence tonale qui ne renvoie plus que par figure à un code social, à des mœurs de groupe ou de caste, à des conduites de classe, par un grand nombre de relais qui n'ont plus rien à faire avec la hauteur de la voix ou du timbre ?

[...]...il me vient à l'esprit que tonos, le ton, a d'abord signifié le ligament tendu, la corde, le cordage quand il est tissé ou tressé, le câble, la sangle, bref la figure privilégiée de tout ce qui est soumis à stricture. Tonion, c'est le ligament en tant que bande et bandage chirurgical. "


THOMAS B. REVERDY
Les évaporés

Il est assis à son bureau, face au mur, la tête dans les mains, penché sur les feuilles de papier à lettres couvertes de son écriture fine, au feutre noir. Il ne les voit plus cependant. Il a fermé les yeux qu'il avait flous, sans savoir si c'étaient des larmes ou la fatigue.
On n'a jamais vu un samouraï écrire une lettre d'adieu à sa femme avant de se suicider.

 

 


DENIS HIRSON
Jardiner dans le noir

1964. Mon père est arrêté. Il n'est pas mort, il n'est pas là non plus. Le creux de chaque coussin a l'empreinte de son ombre. Dehors, les enfants font la bombe dans les piscines, le vacarme des chiens, c'est du barbelé. L'histoire s'arrête là où commencent les faubourgs.

1965 ou 66. Ma mère achète huit tasses avec les soucoupes assorties et les range dans le placard du couloir. Elles y resteront tant que mon père sera en prison. C'est son rêve de départ à elle, en porcelaine, rappel constant que rien n'est permanent. Calées dans leur papier de soie, tasses et soucoupes, en éclaireuses attendent les autres objets de la maison pour partir ailleurs.


PHILIPPE BECK
Dans de la nature

"...Pinceau de peuplier trempe
dans le pot inverse
de ciel bleu,
et ce sac métallique voûté
est le fond suspendu
du trouble des branches
qui peignent de racine à cime
tableau infini,
retableau sur la couverture
du lit occupé du fleuve,
et la modernité de côte classique
s'accomplit.

Pinceau de branches pousse vite
et s'agite sous le vent
dans le pot de bleu symétrique,
lancé sur l'air balayeur
dans la pluie.
Il balance dans un vent imbu
de soi et des hommes suspendus
à Météo. Eux,
ils sont des centres
de réparation automobile
enveloppés dans Paysage,
dans sa broderie,
et autour du Self Rouet
ou Canette Paysage pique
et surpique. Pique encore.
Malgré Fiche de Lecture Intérieure.

La page Philippe Beck sur ce site (Lieux-dits)


Mallarmé où l'obscurité lumineuse
Colloque de Cerisy 1997
sous la direction de Bertrand Marchal et Jean-Luc Steinmetz

Rancière: La rime et le conflit. La politique du poème

"Je parlerai de politique du poème, en comprenant sous ce terme le rapport intrinsèque entre deux choses: le poème, comme disposition de la pensée dans un espace matériel et symbolique déterminé, et la politique comme idée de la disposition matérielle et symbolique des corps en communauté."

"le poème en général a pour fonction de consacrer le séjour humain pour ce qu'il est : un pli, une parenthèse singulière dans la muette éternité des choses."

"...l'essence de la poésie est la rime, mais non point la rime comme ressemblance de deux terminaisons, la rime comme idée de la langue et idée de l'idée. Aux deux versions de la langue de l'Un - la langue unique des origines ou la langue de chacun -, il faut opposer une langue du Deux.
La rime est

Cet unanime blanc conflit
D'une guirlande avec la même.

Elle est le conflit égalitaire, le fractionnement de l'idée en motifs égaux qui se répondent. Aux anciennes contraintes de la norme représentative et de la régularité métrique succède la seule contrainte de correspondance entre les motifs de l'idée, la rime comme l'idée du poème, comme système des accords et des correspondances où l'Idée se prouve elle -même."

"L'Idée, c'est le pouvoir de mettre tout x en équation ou en rime avec l'or de nos trésors, de faire cette preuve avec n'importe quel rien."

"La mythologie est l'idée sous forme sensible, le corps donné à l'esprit d'un peuple, d'une communauté d'une race.Pour sortir les idées de leur abstraction philosophique, pour les rendres sensibles au peuple, pour en faire les formes mêmes de sa conscience sensible, la poésie devait se faire mythologie. ET ainsi, en dernière instance, la présentation sensible de l'Idée devenait la présentation de la communauté à elle-même."

La page Jacques Rancière sur Lieux-dits


LEONID GUIRCHOVITCH
Schubert à Kiev

Où commence Kiev? Commence-t-elle par le tintement ample et mesuré de ses cloches qui, du haut de la cathédrale de la Dormition, répandent sur la ville Que tu es grand, Seigneur ? Par la petite brise printanière qui propage des odeurs dont on est si friand à l'âge mûr, surtout en exil: Vous sentez? ça me rappelle les acacias de notre boulevard... Et ça... notre Château des fleurs, le salon de thé au croisement de la rue Levachovskaïa et du passage Chouvalovski.
Ou bien, Kiev commence-t-elle par des noms de lieux? Podol, la ville basse, la colline Saint-Vladimir, la ville haute... Troussons donc Kiev pour regarder ses dessous. Nous verrons que la vie dans les parties basses et la vie dans les hauteurs se déroulent chacune selon ses propres lois. Il faut être né à Kiev pour le comprendre. Non, il ne faut pas être né à Kiev pour le comprendre.

 


IVAN BOUNINE
Le village

"Oui, petit bourgeois de province, pauvre hère, il en avait été réduit, jusqu'à l'âge de quinze ans, à épeler les mots, syllabe par syllabe. Mais son histoire était celle de tous les Russes qui s'instruisent tout seuls. Il était né dans un pays où l'on compte plus de cent millions d'illettrés. Il avait grandi dans le Noir Faubourg où, jusqu'aujourd'hui, l'on voit encore des combats de boxe qui se terminent par mort d'homme. Il n'avait eu sous les yeux, dans son enfance, que saleté et ivrognerie, paresse et ennui... Il n'avait retenu de ce temps qu'une seule impression poétique : les ombrages du cimetière, le pacage sur la montée, derrière le Faubourg, puis, au-delà, l'immensité, le brûlant mirage de la steppe, et tout au loin, une chaumine blanche sous un peuplier."

"...Plus loin, près de fossés lavés par les eaux vernales, croissaient de malingres virgulaires."


PHILIPPE BECK
Lyre dure

...Il boit une eau de pensée.
Il a un buvard de ciel,
qui est sa peau de cuir
voyant
...
(Lyre d'& X)

...Je suis un potier
dicté.Il note les évènements au tour
dans la glaise qu'il continue....
(Lyre d'& XVII)

...C'est le Soupir Traversé
qui ambiance le Coeur;
Il est de la nature du feu
Il produit et diffuse lumière
dans des sons.
Mais Soupir Fleuve
lance des étincelles qui se posent
dans des fleurs. Problème.
Elles donnent un miel de lune.
j'y reviendrai, après le "Elle Elle"
(Zanzotto)...
(Lyre d'& XVII)

"L'instinct de reproduire notre espèce
a reproduit une foule d'autres
choses"(Lichtenberg, F 1079).
Les cors merveilleux.
Des meuh-meuh.
Sabots-diamants
de nuit lourde
sur marais gris.
L'averse, grappe de diamants
sur terre noire;
l'angle spécial de parapluie,
armure ou "marchandise douce".
La "pluie de feu", la plante rouge
d'Ocampo.
L'amant de plume et de cuir
voit la broderie de Brabant.
La nouvelle édition de t.
Oeil fait voir les autres sens.
J'ai désigné avec pommeau de canne
ce qu'il faut montrer
avec tête d'épingle ou perle
et point d'épée aussi?
Parfois.
Si je sors de chez moi,
je ne me connais pas?
Si.
...
(Lyre d'& XXXII)

La page Philippe Beck sur ce site (Lieux-dits)


EVGUENI ZAMIATINE
Au diable vauvert

Il y a en chaque homme un trait qui, au premier coup d'œil, le distingue de mille autres. Chez Andreï Ivanytch, c'était un front large et vaste comme la steppe. A côté, il y avait un nez - une trompette typiquement russe -, une petite moustache filasse, des épaulettes de l'infanterie. C'est le Bon Dieu qui l'avait créé. Un coup sec : et voilà le front! Puis il avait bâillé, pris d'ennui en quelque sorte, et cahin-caha, par-dessous la jambe, il avait expédié son œuvre : ça irait comme ça.
C'est ainsi qu'Andreï Ivanytch entra dans la vie sur une divine désinvolture.

 


VLADIMIR SOROKINE
La voie de Bro

Je suis né en 1908 au sud du gouvernement de Kharkov dans un des domaines de mon père, Dmitri Ivanovitch Sneguiriov. Il était alors le premier industriel sucrier de Russie et disposait de deux propriétés : l'une près de Saint-Pétersbourg, à Vaskélovo, l'autre en Ukraine, à Bassantsy, où je devais passer mon enfance. En dehors de ces terres, notre famille possédait une maison en bois au centre de Moscou, petite mais confortable, rue Ostojenka, et un immense appartement à Saint-Pétersbourg dans l'aristocratique rue Millionnaïa.

 


IVAN BOUNINE
La Vie d'Arséniev

Faits et gestes, si écrits ne sont, se couvrent de ténèbres et sombrent dans le sépulcre de l'oubli; or, ceux qui furent écrits, ceux-là retrouvent vie...

Je suis né il y a un demi-siècle, en Russie centrale, dans le domaine paternel.
Nous n'avons pas la notion de notre commencement ni de notre fin. Et je regrette que l'on m'ait dit à quelle date précise je vins au monde. Si je ne l'avais pas su, je n'aurais maintenant aucune idée de mon âge - d'autant plus que je n'éprouve point encore le poids des ans - et je ne souffrirais pas de penser que dans dix ou vingt ans il me faudra mourir. Si j'étais né sur une île déserte et si j'y avais passé ma vie, je n'aurais même pas soupçonné l'existence de la mort. "Quelle chance ! " suis-je tenté d'ajouter. Mais, qui sait? Peut-être, au contraire, une grande malchance. Et d'ailleurs, est-il si sûr que je ne me serais douté de rien ? N'avons-nous pas dès la naissance le pressentiment de la mort ? Sans cette conscience de ma condition mortelle, aurais-je pu aimer la vie comme je l'ai aimée et l'aime encore ?

 


IVAN BOUNINE
L'Amour de Mitia

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

Le 9 mars fut le dernier jour heureux de Mitia à Moscou. C'est du moins ce qu'il lui sembla.
Ils remontaient, Katia et lui, à un peu plus de onze heures du matin, le boulevard Tverskoï. L'hiver avait soudain cédé place au printemps et, au soleil, il faisait presque chaud, à croire que les alouettes étaient revenues pour de bon, apportant avec elles tiédeur et joie. Tout était détrempé, tout fondait, des gouttes tombaient des maisons, les concierges cassaient et déblayaient la glace des trottoirs, ils jetaient bas la neige collante des toits, et partout ce n'étaient que foule et animation.


PIER PAOLO PASOLINI
La Longue Route de Sable

Sur la France et sur l'Italie, le soleil descend. Un amas de rochers et de buissons, un seul ; un amas de terre, avec des pics, des creux, des courbes. Là-bas, la villa de Coty, une petite villa jaune, au milieu d'un jardin sauvage. Un jet de vapeur rose qui s'échappe en colonne de là-haut fait fusionner davantage encore ce bloc de côte.


PHILIPPE BECK
Chants populaires

Ouverture

Chants sont des contes refaits.
Des rédifications.
Morale vient dans la suggestion.
Comme un tambour.
Elle est populaire, car des publics
la cherchent parmi des morceaux
de religion à terre.
Des contes refusent la clé,
comme le dernier sur une clé
qui tourne et tourne.
Ici, il y a des postcontes,
des morales dramatiques,
intermédiaires.
Après l'ère des variétés.
Moralité va et vient,
cercle électrique.
Quelqu'un peut allumer un chant
comme une ampoule dans la chambre
du particulier.
Je dis « des publics », car des peuples
remuent dans le public fantôme.
Mais une morale tourne au tunnel
de maintenant, où circulent
des gens. En nombre.
Dont des esclaves hautains.
Et des parents demandent
aux enfants de pré-dormir pour écouter
des histoires vivantes et usées.
Ici, les chants essorent le sec
des récits. Le reste d'humidité
conventionnelle est tombé et évaporé.
Il y a une nouvelle humidité ensuite?
Oui.
Dans l'hiver indien,
ou le divan du couchant.
divan vertical.

La page Philippe Beck sur ce site (Lieux-dits)



Les Contes de Grimm
Version intégrale

"Il était une fois une reine qui cousait devant sa fenêtre dont la cadre était en bois d'ébène. C'était l'hiver."

 

""Les chants populaires" de Philippe Beck ne cherchent pas les origines, qui finalement et dès le début ferment la réflexion, mais ils cherchent l'ouverture d'une pensée de la popularité. " Gunter Krause


26/08/2013. Départ pour Cerisy.
Comme une parenthèse.

Comme une belle respiration, ce poème envoyé par Aziz Zaämoune pour Lieux-dits. Merci.



GENEVIEVE FRAISSE
La fabrique du féminisme

"Seule la rencontre entre l'histoire et la pensée ouvre le chemin d'une construction intellectuelle qui " idéologise" le moins possible."

""ça pense" est une affirmation polémique au regard de la méfiance renouvelée à l'encontre d'un féminisme réduit à l'hystérie ou à l'activisme."

"Redire l'histoire pour mieux vivre celle qui se fait et se vit aujourd'hui, nos blocages, nos déplacements et nos pas en avant..."

La page Geneviève Fraisse sur ce site



MICHELA MARZANO
Extension du domaine de la manipulation
de l'entreprise à la vie privée

La pratiue du coaching est révélatrice d'un changement fondamental de société. L'individu pense en termes de « stratégies comportementales » et de « capital à faire fructifier ». La complexité de l'être humain et ses contradictions deviennent des obstacles à surpasser. C'est au fond une mise à l'écart de la pensée critique, afin d'engendrer une adhésion complète à ce qui est désigné par la communauté comme « bien ». Ce n'est pas un hasard si la montée en puissance du coaching s'accompagne d'une critique radicale des démarches psychanalytiques, de plus en plus accusées d'être lourdes et inutiles. Pourtant, même si certaines dérives de la psychanalyse méritent d'être soulignées, il est certain que croire qu'en cinq ou six séances un coach va faire resurgir toutes les « ressources nécessaires » que chacun a au fond de lui relève à la fois du mensonge et de la manipulation. Car si on arrive réellement à se convaincre que la volonté permet d'obtenir ce qu'on désire, et si ses souhaits ne se réalisent pas, alors de deux choses l'une : soit on culpabilise et on se sent responsable de sa faillite ; soit on commence à en vouloir au monde entier, en se renfermant dans la rancune, voire dans la haine des autres et de soi.


BORIS JITKOV
Victor Vavitch

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau

"Jour de soleil inondant la ville. Midi, les rues désertes pantellent."

 


ALBERTO MORAVIA
La désobéissance

"Luca pensa que le monde, en la personne de sa mère, de son père, de ses professeurs, de ses camarades, le voulait bon fils, bon élève, bon camarade, bon garçon; mais lui n'aimait ni le monde ni ces rôles qu'on voulait lui faire jouer, et il devait désobéir. Et ceci, comme autrefois, non point par les violences obscures et les colères stériles de son corps exténué, mais suivant un certain ordre, suivant un certain plan, avec calme et détachement, comme appliquant les règles d'un jeu. Le mot désobéir lui plut parce qu'il lui était familier : durant toute sa première enfance et pendant une bonne partie de son enfance proprement dite, il avait entendu sa mère répéter qu'il devait obéir, qu'il était désobéissant, que, s'il n'obéissait pas, elle le punirait et autres phrases similaires. Peut-être en se remettant à désobéir sur un plan plus logique et plus élevé, ne faisait-il que retrouver une attitude naturelle et perdue."


ERNEST RENAN
L'Ecclésiaste
Un temps pour tout


Traduction et étude sur lâge et le caractère du livre.

"Vanité des vanités, disait Cohélet; vanité des vanités; tout est vanité! Vanité et pâture de vent."


JOSE SARAMAGO
Le Voyage de l'éléphant

Pour incongru que cela puisse sembler à qui ne serait pas conscient de l'importance des alcôves, qu'elles soient sacralisées, laïques ou illégitimes, pour le bon fonctionnement des administrations publiques, le premier pas de l'extraordinaire voyage d'un éléphant vers l'autriche que nous nous proposons de relater eut lieu dans les appartements royaux de la cour portugaise, plus ou moins à l'heure d'aller au lit. Précisons d'ores et déjà que l'emploi de ces vocables imprécis, plus ou moins, n'est pas l'œuvre d'un simple hasard. Nous nous dispensons ainsi, avec une élégance digne d'être mise en exergue, d'entrer dans des détails de nature physique et physiologique quelque peu sordides et presque toujours ridicules, qui, jetés pêle-mêle sur le papier, offenseraient le catholicisme très strict de dom joâo trois, roi de portugal et des algarve, et de dona catarina d'autriche, son épouse et future grand-mère de ce dom sebastiâo qui ira combattre à ksar el-kébir et y mourra au premier assaut, ou au second, encore qu'il ne manque pas de gens pour affirmer qu'il décéda de maladie à la veille de la bataille.


JEAN-MICHEL ESPITALLIER
L'invention de la course à pied (et autres trucs)

"L'homme est ainsi fait qu'il passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Disons plutôt qu'il ne se contente pas de se conformer à l'axiome un peu plan-plan reproduction + survie, autrement dit besogner maman et se bâfrer comme un goinfre. Ce serait à la longue un peu limité. L'homme n'est pas un animal. Raie de côté, collection de sous-bocks, travers de porc braisé au romarin et sa fricassée de petits légumes, césure à l'hémistiche, balles dum-dum, stradivarius et bain moussant, l'homme passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Voilà, pourquoi, entre autres, l'homme, qui n'est pas un animal, n'est pas un animal.

 


ERICH MARIA REMARQUE
Un temps pour vivre,
un temps pour mourir

"Il pleuvait depuis plusieurs jours. La neige fondait en boue. Un mois auparavant, il y en avait eu un mètre d'épaisseur. Le village en ruine qui se réduisait au début à quelques toits calcinés émergeait un peu plus chaque nuit de la neige qui fondait. Les hauts des fenêtres étaient apparus les premiers ; quelques nuits plus tard on avait vu surgir l'arc des portes ; puis les marches étaient sorties une à une de la blancheur pourrie. La neige fondant toujours, les morts avaient surgi à leur tour."


MARIO RIGONI STERN
Histoire de Tönle

"De lorée du bois, circonspect comme un animal sauvage qui attend la tombée de la nuit pour sortir à découvert, il regardait un hameau, le sien, et là-bas le village dans la trouée des prés. La fumée se répandait odorante dans le ciel rose et violet où les corneilles volaient par groupes, en s'appelant.
Sa maison avait un arbre sur le toit: un cerisier sauvage. Le noyau d'où il était né, un mauvis l'avait expulsé en vol et déposé là-haut il y avait bien longtemps, et les caprices d'un printemps l'avaient fait germer. Un aïeul, en effet, pour protéger la maison de la pluie et de la neige, avait mis une autre couche de chaume sur la couverture, si bien que celle du dessous s'était changée en humus, en vraie terre presque. Ainsi avait grandi le cerisier."


A. Badiou, P. Bourdieu, J.Butler, G. Didi-Huberman, S. Khiari, J. Rancière
Qu'est-ce qu'un peuple?

Alain Badiou : Vingt-quatre notes sur les usages du mot "peuple"

"19. La classe moyenne est le "peuple" des oiligarchies capitalistes.

21. Nous avons donc deux sens négatifs du mot « peuple ». Le premier, le plus évident, est celui que plombe une identité fermée - et toujours fictive - de type racial ou national. L'existence historique de ce genre de «peuple» exige la construction d'un Etat despotique, qui fait exister violemment la fiction qui le fonde. Le second, plus discret, mais à grande échelle plus nuisible encore - par sa souplesse et le consensus qu'il entretient -, est celui qui subordonne la reconnaissance d'un « peuple » à un Etat qu'on suppose légitime et bienfaisant, du seul fait qu'il organise la croissance, quand il le peut, et en tout cas la persistance d'une classe moyenne, libre de consommer les vains produits dont le Capital la gave, et libre aussi de dire ce qu'elle veut, pourvu que ce dire n'ait aucun effet sur le mécanisme général.

 

 


22. Et enfin nous avons deux sens positifs du mot « peuple ». Le premier est la constitution d'un peuple dans la visée de son existence historique, en tant que cette visée est niée par la domination coloniale et impériale, ou par celle d'un envahisseur. «Peuple» existe alors selon le futur antérieur d'un État inexistant. Le second est l'existence d'un peuple qui se déclare comme tel, à partir de son noyau dur, qui est ce que l'État officiel exclut précisément de «son» peuple prétendument légitime. Un tel peuple affirme politiquement son existence dans la visée stratégique d'une abolition de l'État existant.

23. «Peuple» est donc une catégorie politique, soit en amont de l'existence d'un État désiré dont une puissance interdit l'existence, soit en aval d'un État installé dont un nouveau peuple, à la fois intérieur et extérieur au peuple officiel, exige le dépérissement. "

Jacques Rancière: L'introuvable populisme

"Car «le peuple» n'existe pas. Ce qui existe ce sont des figures diverses, voire antagoniques du peuple, des figures construites en privilégiant certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacités ou incapacités : peuple ethnique défini par la communauté de la terre ou du sang; peuple-troupeau veillé par les bons pasteurs ; peuple démocratique mettant en œuvre la compétence de ceux qui n'ont aucune compétence particulière ; peuple ignorant que les oligarques tiennent à distance, etc. La notion de populisme construit, elle, un peuple caractérisé par l'alliage redoutable d'une capacité - la puissance brute du grand nombre - et d'une incapacité - l'ignorance attribuée à ce même grand nombre. Le troisième trait, le racisme, est essentiel pour cette construction. Il s'agit de montrer à des démocrates, toujours suspects d'« angélisme », ce qu'est en vérité le peuple profond : une meute habitée par une pulsion primaire de rejet qui vise en même temps les gouvernants qu'elle déclare traîtres, faute de comprendre la complexité des mécanismes politiques, et les étrangers qu'elle redoute par attachement atavique à un cadre de vie menacé par l'évolution démographique, économique et sociale. La notion de populisme effectue à moindres frais cette synthèse entre un peuple hostile aux gouvernants et un peuple ennemi des « autres » en général. "


EDUARDO MENDOZA
La ville des prodiges

"À Barcelone, ce ne sont pas les occasions qui manquent pour qui a de l'imagination et l'envie d'en profiter. Pensez, jeune homme, qu'il n'y a jamais eu dans l'histoire de l'humanité une époque comme celle-ci : l'électricité, le téléphone, le sous-marin. Faut-il que je continue à énumérer des prodiges?"

 


LYONEL TROUILLOT
Le doux parfum des temps à venir

"La nature ne m'a rien appris de sa force et de ses
mystères.
J'ignore pourquoi le troène tue les chevaux
et pas les papillons de nuit.
Pourquoi le soleil n'a pas d'odeur
quand la lune réveille tous les parfums de nuit."


BERNARD NOËL
Vies d'un immortel

Benjamin Monti

"Chut! je te parle de ce que je suis en train de voir...J'avance. Jesais qu'il n'y a pas de lumière à cause de l'ennemi. Sur ma gauche, l'air est légèrement pâle...ce n'est pas de la lumière...pas encore...toujours, sais-tu, j'ai désiré voir l'instant du passage...quand l'air devient du son ou de l'odeur ou de la lumière... "

La page Bernard Noël sur ce site


PATRICK BEURARD-VALDOYE
Itinerrance
sites-cités-citains

"Le sublime du couchant humide sur l'ocre repeint
des citernes à gaz avec leur mécano loveur
grand-huit d'usines à gaz au ventre levé
naguère vert vieux nil
le sublime des bennes à gravas échafaudages
et des dalles fendues glissantes
rayons d'orages sur briques coquille d'oeuf
dans le noir face à l'arc-en-ciel en
surplomb aux deux voûtes sous métro
sublime allure des nombrils et des sourcis percés

et sublime paranoïa de la sécurité EUROSTAR
face au canif face à l'esprit rebelle
à détruire en urgence (face au bobby)."


FERNANDO PESSOA
Lisbonne

"Je te revois encore une fois -Lisbonne et le tage et tout le reste
moi, le passant inutile de toi et de moi-même... "

 


PIER PAOLO PASOLINI
Les Anges distraits

Même dans nos jeux sauvages et plats, il y avait dans les Jardins Publics de Crémone quelque chose de mondain ; par-dessus les aspects encore immatures, ambigus, grossiers et pervers de notre vie enfantine s'était établi (certes, comme un échafaudage branlant et âprement élémentaire) un surmonde de quasi-conscience, que sa morale courante et sa médisance rendaient semblable à celui des adultes.


PIER PAOLO PASOLINI
Je suis vivant

"Et dans les vignes brûlées de soleil
et les maisons aux enduits incandescents,
un son de cloche obsédant."


MARIO RIGONI STERN
les saisons de Giacomo

"J'y ai fait un saut, et il n'y avait personne. Silence alentour comme dans les maisons. Au loin on entendait aboyer un chien et dans le ciel croasser deux corbeaux. La neige était descendue assez bas, jusque sur le Moor. Il faisait froid, mais les cheminées ne fumaient pas. Les portes étaient toutes bien closes et les volets fermés.
Je me rappelais les gens qui habitaient ici, une porte après l'autre, car quand j'étais enfant je montais du village jouer avec mon copain d'école. Je me rappelais où étaient les vaches, où étaient les chevaux, et l'âne. Les potagers bien cultivés aussi, et la fontaine d'où jaillissait une eau très fraîche : d'abord blanche, puis limpide après que l'air qu'elle contenait s'était échappé à la surface du verre."


ALAIN BADIOU
Pornographie du temps présent

"...Nous devons comprendre, ce qui est pour nous très difficile, que la vraie critique du monde, aujourd'hui, ne saurait se ramener à la critique académique de l'économie capitaliste. Rien n'est plus facile, rien n'est plus abstrait, rien n'est plus inutile, que la critique du capitalisme réduite à elle-même. Ceux qui mènent grand bruit sur cette critique en viennent toujours à de sages réformes de ce capitalisme. Ils proposent un capitalisme régulé et convenable, un capitalisme non pornographique, un capitalisme écologique et toujours plus démocrate. Ils exigent un capitalisme confortable pour tous, en somme : un capitalisme à visage humain. Rien ne sortira de ces chimères.
La seule critique dangereuse et radicale, c'est la critique politique de la démocratie. Parce que l'emblème du temps présent, son fétiche, son phallus, c'est la démocratie. Tant que nous ne saurons pas mener à grande échelle une critique créatrice de la démocratie d'Etat, nous resterons, nous stagnerons, dans le bordel financier des images. Nous serons les serviteurs du couple formé par la patronne du bordel et le chef de la police : le couple des images consommables et du pouvoir nu."

"C'est peut-être la meilleure définition de la classe moyenne contemporaine : participer naïvement à la formidable corruption inégalitaire du capitalisme, sans avoir même à le savoir. D'autres, en très petit nombre, et placés plus haut, le sauront pour elle."



JOËL BASTARD
Ce soir Neil Armstrong marchera sur la lune

Encres Patrick Devreux

"Mon nom est Saïd et je vole dans le ciel. Pour le moment je suis encore vivant. Je vole dans les yeux d'un berger. Je traverse l'auréole lumineuse de ses yeux. Au moins, lui, nous aura vus voler juste avant que Neil Armstrong ne marche sur la lune et que le monde se taise devant l'image bleutée d'une télévision. Près de moi Zacharie regarde le paysage en bas. Des bêtes cheminent dans les sentiers étroits. Il regarde la finesse du pont romain, la rivière."


lignes 41
ce qu'il reste de la politique

"Il va sans dire que je ne suis ni étonné ni déçu par ce qui peut sembler relever de l'inconséquence dans les propos actuels du pouvoir, car il ne peut pas en être autrement.
Ce constat me pousse à espérer que de nouvelles approches du politique puissent se faire jour par la force d'autres paroles originelles : celle des révoltes énergiques (et logiques) des travailleurs en lutte, celle de la diction attentive et amoureuse d'un instituteur penché sur un enfant qui apprend sa propre langue, celle du poète enfin : « Le monde n'est pas fini [...]/ qui va mourir/ sait que la beauté est inexorable[...] »" Hervé Carn


"Le socialisme fut, il y a un an, un moyen de prendre le pouvoir et non de changer la société. Cela posé, il faut bien se demander si le pouvoir et la politique ont un autre rapport que la manipulation de la seconde par le premier à son seul bénéfice. Conséquence : la politique ainsi dénaturée n'est plus au bout d'un an d'exercice du pouvoir socialiste qu'un déchet sans aucune commune mesure avec la réflexion sur la condition sociale dont elle se réclame. De plus, ce misérable reste empoisonne et salit tout l'espace de la citoyenneté." Bernard Noël

portnawak


JACQUES ROMAN
L'ouvrage de l'insomnie

"Le style qui se contemple dans le style, m'écoeure."

"Je trouve chez Nicolas de Staël des mots qu'il me plaît ici de réécrire remplaçant mes tableaux par mon écriture:
Pour moi, l'instinct est de perfection inconsciente et mon écriture vit d'imperfection consciente. J'ai confiance en moi parce que je n'ai confiance en personne d'autre... "

"Ce que la vie m'aura rendu, c'est l'extraordinaire de ce que l'on m'avait appris comme étant son ordinaire..."

Bernard Noël: "Imaginez un corps si aérien que la respiration seule pourrait l'aimer..."

Pierre Tal Coat: "La simplicité, la rigueur, n'est pas cette projection raide de contenance mais parcours fluctuant, abrupt à franchir dans l'instant, le mur dressé de l'inconnu abordé dans le démuni; le choisi dans la fulgurance afin de persévérer et pouvoir."


De Jonas à Moby Dick
Variations autour d'un cachalot

Anthologie de textes inédits (sauf quatre) et d'oeuvres originales commandées à des auteurs et des plasticiens sur le thème des grands mammifères marins. Cette anthologie a été réunie par Bernard Lagny pour l'exposition du même nom qui sera présentée à partir de janvier 2013 dans différents lieux publics.

"Sur l'île, personne ne me parle. Dès que la nuit tombe, je descends South Water Street en baissant la tête et en longeant les murs pour rejoindre les entrepôts situés près des docks. C'est là que je gagne mon pain. J'ai un chien et une lampe-tempête. Avec eux, je veille sur les hangars.

Cela dure jusqu'à l'aube. Je fume cigarette sur cigarette. De temps à autre, je fais ma ronde. Je jette un œil vide sur l'océan. Il vibre et se tord. Au loin, des lanternes vacillent. Ce sont celles des bateaux qui partent. Je sais que je suis à jamais interdit de séjour à leur bord.

Même la plus petite barque m'évite." Jacques Josse


JACQUES ABEILLE
En Mémoire morte

L'odeur des jardins mouillés est celle même de l'enfance finissante, entre rêves et prodiges. La voiture garée, les essuie-glaces à l'arrêt, la senteur de la terre désaltérée emplit l'habitacle et le regard de Thadée tantôt s'attache aux rides hésitantes qui posent au pare-brise leur réseau scintillant, tantôt s'ouvre au décor d'une route côtière noyée de gris et comme peinte sur une gaze qu'aucun souffle ne fait trembler. Mais voit-il encore ce monde où pour lui plus que pour tout autre s'éteignent les couleurs de la nature, ponctué des masses sombres d'une haie désordonnée bordant vers la gauche la surface luisante de l'asphalte où tombent les haillons du ciel ? Sur la droite, une palissade de planches nues dresse une cloison d'un jaune paille, incongru dans le subtil dosage du lavis, et Thadée rumine l'anomalie mesquine qui lui a forgé un destin. Trop fin pour la maudire, il ne peut évoquer sa mère sans amertume. Huit pour cent des hommes souffrent d'une cécité partielle ou même totale aux couleurs et c'est par leur mère que leur vient cette tare.


STEPHANE CREMER
le banc

Plutôt que parents volatiles et tous ancêtres cannibales, tuteurs, gouvernantes, mentors, entre les mains desquels étouffer et disparaître au fond de regards bienveillants, plutôt que bulletins, métiers, diplômes et distinctions, fonctions, rencontres même, même les savoir-faire, les talents, le génie que sais-je? M'asseoir sur un banc, m'y asseoir ou m'y étendre ou selon l'heure m'y dresser sur la pointe des pieds à moins que je ne m'abrite à son ombre, et n'y rien faire qu'espérer sentir vivre là les oiseaux du ciel et les oiseaux des buissons, les nuages des ciels de l'oiseau et la fleur de son buisson, les bêtes farouches comme les téméraires, la promenade des amours au petit bonheur des chemins et ses échos dans le heurt de mon sang, sentir mourir tout ce qui naît et oublier le détail de l'écume comme perdre le sens du courant, ne retenir des traversées que la mer entière dont je ne sais si elle est toujours profonde, des voyages que la terre entière dont je ne sais si elle est toujours ronde, du ciel que sa couleur dont je doute qu'elle fût jamais peinte, ruisselant d'anciens embruns ou de soieils éteints, en silence jusqu'à ce qu'un mot enfin réclame que je le prononce dans l'encore secrète phrase d'un poème peut-être à venir et digne un prochain jour (qui est alors chaque fois un jour nouveau) que vous le repreniez tel un refrain entre des couplets que j'ignore et dont je m'applique seulement, sur l'écorce et dans les nœuds de ce banc où je demeure, comme depuis son cœur, à noter l'air. À nul d'entre nous, à aucun règne, à pas un royaume - ni des ténèbres ni des deux: au diable les dieux! - n'appartient la chanson.


FRANCOIS JULLIEN
De l'intime
Loin du bruyant Amour

"in-time": on l'a vu se développer dès le latin selon ses deux voies parallèles : disant d'un côté ce qui est le plus dedans, le plus au fond, le plus retiré ; de l'autre, que des personnes sont liées de la façon la plus étroite et dans la durée."

"C'est ainsi qu'être intime, c'est partager un même espace intérieur - espace d'intentionnalité: de pensée, de rêve, de sentiment - sans qu'on se demande plus à qui ceux-ci appartiennent, On y évolue comme à partir d'un fonds commun que chacun des deux ravive, par une phrase, un geste, un regard, comme dans le train des exilés, mais sans se l'approprier - sans même y songer."

"Or vivre ne se conçoit qu'en tension, tourné vers et s'adressant à, c'est-à- dire qu'il y faut essentiellement de l'Autre tel qu'il sorte le soi de son confinement, l'aspire et le porte à se hisser, à la fois à se défaire et à s'aventurer."


"Or la parole de l'intime, pour ce faire, parce qu'elle n'a pas vraiment « quoi » dire, qu'elle n'a rien d'autre à dire, en fait, qu'à dire continuellement cette intimité, dévie de la parole commune de deux façons ou des deux côtés - à quoi tient l'amplitude qui fait sa plénitude. Elle est, d'une part, indéfiniment variante, se nourrissant de tout ce qui survient, de jour en jour, et se suffisant de cet infime qui arrive. Car, si là rien n'est important, tout compte, dès lors que cela peut fournir au partage et entretenir l'intime."

" Car parole et silence s'équivalent foncièrement touchant l'intime, l'intime résorbe leur différence, On peut aussi bien se taire que parler : se taire alors n'est pas du mutisme, pas même de la réserve ; et parler, même pour ne rien dire, n'est pas bavard. À la fois le silence est devenu un élément parfaitement conducteur, comme on parle de corps conducteur en physique, laissant la moindre vibration se propager de l'un à l'autre; et la parole exerce une fonction tacite qui est, à propos de quoi que ce soit et quoi qu'on dise, de faire entendre l'alliance et de la resceller. Se dégageant de la frontalité du dire comme de son contraire, se taire, l'un et l'autre, parole et silence, opèrent alors obliquement et conjointement pour générer la connivence, tissant la tente ou le dais invisible sous lesquels se déploie l’ à deux."


Thomas Vinau
Tutu bleu

Quelque chose
se lève
qui n'est pas
le jour


EDITH AZAM
Vous l'appellerez : Rivière

Peintures d'Elice Meng

Elle : se dégringole les dictionnaires, dans sa tête il pleut tous les mots. Lui, d'une voix blanche : vous êtes...tellement nue...Mais sa voix, sa voix lui a fait peur : il s'enfuit

Il ajoutera
en dessous :
poème
premier éclat de vie.

 


CESAR AIRA
les fantômes

Avant qu'ils ne s'arrêtent, Patri s'était levée et se dirigeait vers l'arrière de l'immeuble. Ses pas devenaient de plus en plus rapides, sans qu'elle coure pour autant. Tout d'un coup, ils comprirent ce qu'elle avait l'intention de faire et, loin d'être paralysés par la surprise, ils bondirent à leur tour et s'élancèrent vers elle pour l'arrêter : les femmes, les hommes et les enfants, tout le monde criait parmi les explosions des fusées proches et lointaines et le ciel qui fleurissait de mille feux d'artifice. Cependant, ils ne parvinrent pas à la rattraper, même s'il s'en fallut de peu. Patri sauta dans le vide. Puis ce fut tout. La famille, dans sa totalité, s'arrêta sur le bord, juste à l'extrémité, muette comme si le cœur, à cause de l'inertie de la course, s'était jeté dans le vide lui aussi.


CESAR AIRA
La guerre des gymnases

Au beau milieu de la guerre des gymnases de Flores, dans une phase où le Chin Fu avait le dessous, quelqu'un se présenta à la réception de ce gymnase, avec l'innocente intention d'améliorer son aspect physique. On ne pouvait pas dire qu'il en eût visiblement besoin : c'était un garçon d'une vingtaine d'années, un blond à l'aspect ordinaire, ni grand ni petit, ni gros ni maigre, ni beau ni laid. Il s'appelait Ferdie Calvino. Ce qu'il voulait, dit-il à Mary, la réceptionniste, après avoir rempli sa fiche et payé son inscription, et répéta-t-il ensuite à Julio, le moniteur qui était de service à cette heure-là, c'était perfectionner son corps de façon à provoquer "la peur chez les hommes et le désir chez les femmes".


JEAN-JACQUES DORIO
Azur

L'ART VIT D'AFFIRMATIONS

Estas dias azules y este sol de la infancia.
Antonio Maehado
Ces jours d'azur et le soleil de l'enfance.

Tout artiste imite, s'enthousiasme, se rebute, s'exerce, se projette,
déchire, recommence, écoute, s'oublie.

Un jour, sur le chemin de sa vie,
il ou elle, se retourne, s'arrête, en suspens,
écrivant son dernier vers.

« Un jour dont j'ai déjà le souvenir », écrivait en 1937,
durant un fort orage, le poète César Vallejo,
qui se voyait mourir, désespéré et déchiré, à Paris.

Mais ce matin ici
c'est jour d'automne au ciel d'azur.


DENISE DESAUTELS
Sans toi, je n'aurais pas regardé si haut

"Nous dépensons de nos lieux plus encore que de nos proches." Pascal Quignard

Déjà, petit adverbe dangereux, forcément incompatible avec le doute indispensable à l'espoir d'un étonnement. D'un futur qui fait écrire. La part lisse du déjà dit ne laissant aucune place à l'autre, la dynamique, la vertigineuse, celle qui soulève urgence et panique, et te concerne, quoi que tu en penses, malgré le ça ne me regarde pas qui de temps en temps me fixe, surgi du fond de ton regard.


JACQUES ROMAN
Traversée

Il a pris son tour de veille
et va traducteur
des tables de la paix
écrites en langue des morts
dont garde trace la poussière
mille pas dans l'entrave
pour un mot incertain



JACQUES ROMAN
Marie pleine de larmes

"L'écriture s'avance aveuglément vers une réalité - ou une vérité ? - que la vie n'a jamais connue bien qu'elle en ait combiné tous les éléments et qu'elle en soit encore émue. Les mots bien évidemment ne sont que des mots mais capables de révéler, par quelque hantise, l'instant crucial dont chacun soupçonne l'existence. Sans doute doivent-ils ce pouvoir au fait qu'ils ne suffisent jamais, et que ce manque au lieu d'anéantir leur message y effectue une sorte de passe-passe exaltant entre la perte et le sens." (Bernard Noël, préface)

Il n'y a pas de représentation du plaisir. Les acteurs de la cavale déchirent l'écran obscur du désir non pour voir mais pour aveuglément jouir dans la trame qui les trame.


JACQUES ROMAN
La nuit tournoie passionnée

Je crus d'abord au ronflement d'une bête
c'était le ressac de la foule obèse
La nuit en était éclaboussée de déjections
son pont luisait de graisse rance
quand mon corps toucha l'autre nuit
une gerbe infiniment bleue l'accueillit

 


ARTURO PEREZ-REVERTE

Club Dumas

Cadix, ou la diagonale du fou

Au seizième coup, l'homme attaché sur la table s' évanouit. Sa peau est devenue jaune, presque translucine et sa tête pend dans le vide. La lueur de la lampe à huile accrochée au mur laisse entrevoir des traînées de larmes sur ses joues sales et un filet de sang qui goutte de son nez. Celui qui le frappait s'arrête un instant, indécis, le nerf de bœuf dans une main, essuyant de l'autre la sueur qui ruisselle de ses sourcils et inonde sa chemise. Puis il se tourne vers un troisième personnage, debout derrière lui dans la pénombre, adossé à la porte. L homme au nerf de bœuf a maintenant le regard d'un chien de chasse qui demanderait pardon à son maître. Un molosse, brutal et maladroit.


JACQUES ROMAN
le dit du raturé /// le dit du lézardé

"Il m'arrive souvent, ouvrant l'un de mes livres, lisant une phrase au milieu d'une page, de me souvenir des ratures, me souvenir de ce qu'elles recouvraient, et c'est un peu alors comme si lire était revivre."

"Rien parfois de plus brouillé que la dite clarté de l'imprimé alors que le brouillon, vivant de ses cicatrices, de ses ratures, nous livre une existence en prise avec elle-même."

"La lézarde a le jaillissement mystérieux du regard entre les paupières et, comme la joie, du temps elle rehausse les couleurs, semblables à nos yeux, bleus, gris, bruns, verts. Elle nous fait peintre et graveur. Sa vue sollicite en nous un désir de tracer."


STEPHANE CREMER
compost/composto

"Tandis que le boto chasse en soufflant
dressé sur le sable des hauts-fonds
le soleil se loge sur l'Araguaia
dans les yeux des crocodiles
leurs braises balisant le fleuve de queimadas
d'une rive à l'autre où restent les oiseaux
blottis avec leurs noms propres depuis l'aube des temps
et veillant en secret à ce que le rio suive
son cours à l'aplomb de la Voie lactée
tractée par le cerf-volant de nos rêves"


RICARDO PIGLIA
Cible nocturne

Il commença par la description de la bourgade, ayant compris que c'était le sujet qui allait intéresser à Buenos Aires, où presque tous les lecteurs étaient comme lui et s'imaginaient la campagne comme un lieu paisible et ennuyeux, peuplé de paysans coiffés de bérets basques, qui sourient comme des tarés et disent toujours oui. Un monde de gens simples qui se consacraient à travailler la terre, fidèles aux traditions gauchesques et à l'amitié argentine. Il s'était déjà rendu compte que tout ça était du flan, et en un après-midi avait entendu des propos d'une mesquinerie et d'une violence pires que celles qu'il aurait pu imaginer.


ARTURO PEREZ-REVERTE
Le maître d'escrime

Dans le cristal des verres à cognac pansus se reflétaient les bougies qui brûlaient dans les candélabres d'argent. Entre deux bouffées, occupé à allumer un robuste cigare de Vuelta Abajo, le ministre étudia à la dérobée son interlocuteur. Pour lui, il ne faisait pas de doute que l'homme était une canaille.


YVON INIZAN
LA DEMANDE ET LE DON
L'attestation poétique chez Yves Bonnefoy et Paul Ricoeur

Préface de Yves Bonnefoy ("Je n'ai qu'une conviction, et c'est qu'il n'y a de réalité que dans l'échange qui s'établit, l'alliance qui parfois en résulte, entre ceux et celles qui vivent au même moment sur terre, disons même entre ceux-ci et ces autres dans le passé qui ne cessent d'être vivants parmi nous." )

Notre étude s'organisera autour de deux questionnements que l'on pourra dire inversés. On se demandera, d'une part, comment une poésie de la présence, ainsi que la définit Yves Bonnefoy, a trouvé à se nourrir de remarques philosophiques développées dans le cadre des pensées de l'existence. D'autre part, comment le développement de ces pensées, tel qu'on le voit dans la réflexion de Paul Ricœur, en vient à produire les conditions d'un dialogue entre poésie et philosophie et à créer un cadre favorable à l'accueil d'une poésie de la présence.

L'ensemble de l'étude cherchera également à entendre la question posée par le poète et à en saisir l'urgence. Car il se peut qu'en ce siècle entamé, la poésie soit en danger et que la philosophie, sur ce point, ne soit pas innocente : « Elle offre, remarque Yves Bonnefoy, des théories qui sont parfois remarquablement aveugles à l'ambition de la poésie et lui dénie toute spécificité. » La réflexion philosophique débouche, trop souvent, sur une disqualification de l'écriture poétique comme si se rejouait indéfiniment le drame antique qui condamne le poète à l'exil.


"La poésie se doit d'être un acte plus qu'un écrit, un moment de l'existence en mouvement vers son sens plus que la création d'un objet verbal dont son auteur ne serait qu'une dimension parmi d'autres."(Yves Bonnefoy, Livres et documents) La leçon inaugurale au Collège de France, en 1981, présente la poésie comme un projet, lequel porte "non sur des mots dans un manuscrit, mais sur des notions, sur des expériences, dans une pratique de vie"(Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie). Dès lors, "la poésie n'est rien d'autre, au plus vif de son inquiétude, qu'un acte de connaissance".(Ibid)

Il s'agit d'échapper à la clôture des mots, d'entendre ce qui est au-delà, de s'en faire le témoin, de l'attester.

La parole poétique naît d'une décision continuée. Fragile, elle est une parole discrète - au double sens de ce terme.

Le recours à la parole poétique offre au philosophe de courber réellement son propre discours vers l'exploration de la finitude.

"L'être n'est pas, sauf par notre vouloir qu'il y ait l'être." (Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie)

"La rencontre de la demande et du don ne devrait-elle pas se faire un dialogue, si ce n'est discussion, avec pour ce faire un vocabulaire que nous puiserions dans le tâtonnement des poèmes?"

"L'arbre n'est pas au-dehors de moi ou de la personne à qui je m'adresse, il n'est pas au-dehors de nous, il est une part de nous, aux marges du corps vivant mais en continuité avec lui. Disons qu'aux débuts de l'humanité celle-ci le prit dans son acte même d'exister, instinctivement, comme un naufragé agripperait une planche. Elle n'en fit pas un objet mais un aspect de sa vie." (Yves Bonnefoy, Le sommeil de personne)

"Le vrai commencement de la poésie, c'est quand ce n'est pas une langue qui décide l'écriture, une langue arrêtée, dogmatisée, et qui laisse agir ses structures propres; mais quand s'affirme au travers de celles-ci, relativisées, littéralement démystifiées, une force en nous plus ancienne que toute langue; une force, notre origine, que j'aime appeler parole."(Entretiens avec Bernard Falciola, Entretiens sur la poésie)

Yves Bonnefoy courbe la véhémence ontologique que réclame le philosophe. Le même souci, la même tension y opère mais le poète plonge davantage, au-delà de toute signification, vers la "matière nue". Il incite le philosophe à redevenir passant, il lui suggère d'accorder un peu moins aux idées, au regard, un peu plus à ses gestes, à l'incertitude et au tâtonnement de ses mains.


JOHN IRVING
A moi seul bien des personnages

"Je commencerais bien par vous parler de Miss Frost. Certes, je raconte à tout le monde que je suis devenu écrivain pour avoir lu un roman de Charles Dickens à quinze ans, âge de toutes les formations, mais, à la vérité, j'étais plus jeune encore lorsque j'ai fait la connaissance de Miss Frost et me suis imaginé coucher avec elle. Car cet éveil soudain de ma sexualité a également marqué la naissance tumultueuse de ma vocation littéraire. Nos désirs nous façonnent: il ne m'a pas fallu plus d'une minute de tension libidinale secrète pour désirer à la fois devenir écrivain et coucher avec Miss Frost - pas forcément dans cet ordre, d'ailleurs."


EDUARDO MENDOZA
Bataille de chats

"Vous vous rendez compte, Parker ? dit Anthony. Après une longue période de silence, Vélasquez a peint ce tableau à la fin de sa vie. L'œuvre maîtresse de Vélasquez et aussi son testament. C'est un portrait de cour à l'envers : il représente un groupe de personnages triviaux : des petites filles, des servantes, des nains, un chien, et le peintre lui-même. Dans le miroir se reflète l'image confuse des rois, les représentants du pouvoir. Ils sont en dehors du tableau et, par conséquent, de nos vies, mais ils voient tout, et ce sont eux qui donnent au tableau sa raison d'être.
Le jeune diplomate consulta une fois de plus sa montre.
- Vous avez sûrement raison, Whitelands, mais il se fait tard et pour rien au monde nous ne pouvons rater ce train."


MARIE-JOSE MONDZAIN
Images (à suivre)

"L'intime ne désigne pas le non partagé, bien au contraire, il s'oppose à la publicité qui parodie le partage, ou à la publication qui compose avec l'ordre de la diffusion."

"Le poème a cette puissance de faire voir ce qui n'est pas entendu et de faire entendre le silence des images qui se love dans les plis du visible."


Donner lieu au monde :
LA POETIQUE DE L'HABITER
Actes du colloque de Cerisy-la-Salle

Suite à l'Habiter dans sa poétique première, ce livre recueille les actes du colloque tenu en septembre 2009 à Cerisy la Salle. Il s'agit à présent de la création; c'est-à-dire de la poïétique d'un monde autre que l'insoutenable monde actuel. Insoutenable, notre monde l'est puisque non viable écologiquement, injustifiable moralement (car de plus en plus inégalitaire), et inacceptable esthétiquement (car il «tue le paysage»). Dans la réarticulation cosmologique du Vrai (ici l'adéquation de notre mode de vie aux capacités de la Terre), du Bien et du Beau, les auteurs ont donc été invités à imaginer un nouveau poème du monde, au-delà de la modernité qui l'a fait taire en disjoignant les champs respectifs de la technoscience, de l'éthique et de l'esthétique.

"Je crois en effet qu'il faut toujours tenter la communication, c'est-à-dire traduire. Ne pas le faire - émailler ainsi un texte français de termes espagnols, indiens, japonais ou sénégalais sous prétexte de « coller au réel » - dénote chez l'auteur bien autre chose qu'un scrupule scientifique. J'y dénote pour ma part : 1/ une regrettable paresse intellectuelle, 2/ la prétention abusive d'être l'unique détenteur d'une vérité si profonde qu'elle en serait incommunicable dans son propre langage, 3/ outre que cette solution de facilité fait encore de sa prose un patchwork d'une lecture peu confortable. Surtout, 4/ elle n'évite le danger d une relative imprécision que pour tomber dans celui, plus grave, d'emprisonner un concept, une image ou un fait dans le terme qui les désigna d'abord et, au lieu d'abattre le mur du langage, condition première de tout échange intellectuel, de le préserver au contraire, et d'en rendre le signifié rebelle à toute comparaison avec une autre civilisation."Jacques Pezeu-Massabuau

"Ainsi donc le vrai problème pour l'humanité aujourd'hui n'est pas de se retirer dans des niches écologiques et culturelles autarciques, entre lesquelles n'existerait aucune résonance, ni de s'assembler dans une masse plastique, grégaire, uniforme, pour faire un seul corps, car il n'y aurait plus place pour l'Autre et encore moins pour le tiers reliant qu'est la Nature. L'avenir n'est ni à l'éclatement centrifuge en mondes fermés, ni au syncrétisme informe qui veut homogénéiser les différences. C'est en développant, au contraire, une forte « médiance » entre l'homme et son milieu, qu'on peut favoriser des formes d'« empaysement », qui n'est pas enfermement chtonien dans des racines, ni égarement dans une utopie, dans ce qui est « sans lieu », mais qui est création d'une prise, qui donne une assise à la vie." Jean-Jacques Wunenburger

"La rupture des liens entre un monde en projets et le monde en réalité ne vient pas uniquement de la dissemblance entre la parole politique et les faits concrets que l'on nous annonce et qui ne se réalisent pas, mais de la vrai-semblance (Cassin, 2004: 337) des discours, de leur dimension morale, de la vertu des hommes politiques, de leur implication citoyenne." Martine Bouchier

"Voilà précisément le nœud théorique que j'essaye de penser aujourd'hui, où de toute évidence certains modèles d'identité et de similitude sont devenus caducs. Le réel est autrement plus complexe que le champ esthétique qui pourtant aujourd'hui travaille à comprendre les liens des arts avec des disciplines en rupture épistémologique comme la politique, les médias, l'humanitaire, la démographie, la génétique, l'écologie. Ce que nous disent les arts, c'est que l'enjeu n'est plus de se focaliser sur les mécaniques qui rendent possible les liens hiérarchiques, élargis ou « relationnels », mais d'engager une réflexion sur ce que les domaines créent de commun, sur la nature de ce monde hétéroclite non délimité et sans lieu, cette « zone d'expérience », dont l'existence est attestée par les actions, les événements, les représentations et les identités qui la constituent." Martine Bouchier


GERARD RONDEAU
Rebeyrolle

ou le journal d'un peintre

À propos de
La Mort de Sardanapale

... C'est un tableau somptueux, Sardanapale, avec des rouges... l'enthousiasme de la composition, d'un dynamisme extraordinaire, c'est ce qui, de prime abord, attire, et puis, en y regardant bien, on y trouve d'autres choses, et notamment, je t'en ai parlé, un dos de femme qui est un des plus beaux dos de femme qui n'ait jamais été peint; c'est là où ressort l'amour que Delacroix avait pour Rubens, et il en a fait sa chose à lui, c'est un dos sublime.


PHILIPPE BECK
De la Loire

Prairie de Mauves. Moment 1.

... Il y a des huiles inégales sur l'eau, pages d'huile de pluie. Des tuiles, pages de perles liées, plans d'ardoise ou de verre gris. Loire est un nuancier habité. Un éventail édité par le monde. Rivé à des arbres roux, à des berges d'huile d'argent. Des orangeades au ciel.Animalement, pinceau plonge aux pots de peinture dedans. Où trempe Dehors.

 


PHILIPPE BECK
Un journal

"Soi est un départ. Il ne se laisse pas. Un départ dans le temps. Soi est la laisse : l'ensemble des ripple-marks déposés par les rouleaux, imprimé dans la perspective de l'été, sur de la plage. Un enregistrement de sable, voilà quelqu'un."

"Nageur plane en traversant la matière de rêve. « La gravitation est le principe générateur du corps. Le vol et la natation servent à comprendre la vie et la mort » (Lipavski). Gravitation fonde inspiration : Inspiration « ressemble à un regard fixé attentivement, à la clarté et à la liberté. C'est l'attention aiguë, l'admiration devant le monde. Donc ce qui s'en rapproche, c'est l'attendrissement, le vertige dans le vaste espace, l'oubli de soi-même ». C'est « entrer dans le courant du monde et y nager, comme dans une rivière » (Lipavski). Inspiration « ne préserve pas des erreurs » (Vvedenski). Elle préserve d'erreur générale, mais non d'erreurs particulières. D'où du travail dans « une légèreté naturelle ».


"Celan suggère ce que le poème n'est pas.

« Le poème absolu - non, il n'y en a certainement pas, il ne peut y en avoir ! »
« Le poème n'est pas un de ces produits de la langue composés de "paroles" ou de "mots", sur-différenciés sur le plan phonétique, sémantique et syntaxique. Ni [...] une "musique de mots", ni [une] "poésie d'ambiance" tissée de "couleurs sonores", ni [le résultat] de créations, de concentrations, de démolitions ou de jeux de mots, ni [...] quelque nouvel "art d'expression", ni [une] "seconde" réalité dépassant symboliquement le réel » (traduction Andréa Lauterwein).
Bien. C'est le programme d'un cœur qui roule dehors. "

"Samedi 4 mars 2006,
À Jean-Christophe Bailly

« L'art est pour moi le moyen de communiquer avec les autres. »
(Moussorgski)

Voici une aire dédiée aux points de suspension. Ils sont comme oxygéne pluriel sur pages d'existence. Poinçons glorieux et profanes, livrés au devenir, à l'épisode, ils diffèrent des points de relégation, qui dégradent des réalités et les rentrent par voile de typographie."

 



YVES CITTON
Zazirocratie
Très curieuse introduction à la biopolitique et à la critique de la croissance

La thèse générale sur laquelle débouche ce livre pourrait s'exprimer succinctement de la façon suivante : l'idéologie de la Croissance capitaliste ainsi que les théorisations biopolitiques qui en sont aujourd'hui proposées à la suite de Foucault et Deleuze partagent une même insuffisance : celle de penser la Croissance à partir d'un imaginaire essentiellement végétal. Or un tel imaginaire tend à éluder le problème de l'orientation de la Croissance, dans la mesure où une plante n'a pas à se poser de question pour savoir dans quelle direction pousser (elle pousse « naturellement » vers le haut, le soleil, la lumière). Le défi central de notre époque - pour les « libéraux » comme pour la « gauche » (et la « gauche de la gauche ») — n'est donc pas tant d'affirmer le caractère biopolitique de nos modes de production actuels que de sortir du modèle végétal de la Croissance qui a imprégné la modernité capitaliste jusqu'à présent. En même temps que la mondialisation nous déterritorialise de jour en jour davantage, ce modèle végétal, enraciné dans un sol familier, fondamentalement immobile et tendu vers la lumière d'un astre unique, s'avère de moins en moins opératoire. Affirmer qu'un autre monde est possible exige de nous repérer au sein de la multiplicité d'attracteurs vers lesquels nous pouvons tendre, de reconnaître la contingence et la fragilité des directions que nous choisissons de prendre, de mesurer la mobilité ainsi que les inerties de nos modes de vie - bref : de réorienter notre Croissance.


EMMANUEL TODD
HERVE LE BRAS
Le mystère français

"Nous pensons quant à nous que, dans une société donnée, la conception dominante de l'égalité ou de l'inégalité doit beaucoup plus à la stratification éducative qu'à la spécialisation économique des individus et des groupes."

"Si l'économie ne suit pas le mouvement de l'éducation, le niveau de vie baisse et la société entre en crise. Nous sommes au début d'un tel processus de désadaptation économique."

"La plus grande partie de la zone exportatrice est de médiocre dynamisme éducatif, et de plus amoindrie par une balance migratoire négative. Mais la zone qui souffre et se vide reste celle dont dépend l'équilibre économique extérieur de la France. Elle est économiquement exploitée et sacrifiée, et bien sûr culturellement dominée. Nous nous extasions sur les charmes de la Bretagne, de l'Aquitaine ou du Poitou, mais nous dépendons toujours pour notre niveau de vie de la Haute-Normandie, du Nord-Pas-de-Calais et de la Picardie."

5-1 L'industrie en 1968
Pourcentage de la population active
dans le secteur secondaire en 1968
5-2 L'industrie en 2008
Pourcentage de la population active
dans le secteur secondaire en 2008

PHILIPPE LACOUE-LABARTHE
JEAN-LUC NANCY
scène

P. Lacoue-Labarthe : Comment le dire ? Il faut une sobriété impeccable, irréprochable - on disait il y a trente ans : rigoureuse -, dans la philosophie comme ailleurs. Ce n'est (surtout) pas une leçon de morale - comment pourrais-je en donner ? Mais il y a de la véhémence, je ne le cache pas. Tu n'as pas relevé ce point la dernière fois : mais notre tâche, j'en suis persuadé, est d'être résolument athées, jusque - ou d'abord - dans notre écriture, c'est-à-dire notre manière de dire.


JACQUES ABEILLE
Les carnets de l'explorateur perdu

Personne ne pouvait imaginer, à l'aube de ce jour funeste, que notre affaire tournerait aussi mal. Quand mon unité fit mouvement, on ignorait encore la félonie d'une partie de notre armée. Les hommes croyaient à la rigueur morale de leurs chefs, à la puissance de leurs armes et aux vertus de la discipline. J'avais reçu l'ordre de tenir avec mon groupe, une position avancée. Un ancien moulin, au sud de la capitale, en bordure d'un petit cours d'eau, le Bassinet. Une partie de la troupe se dissimula dans les bâtiments à demi ruinés, l'autre s'installa sous le couvert d'un boqueteau. Quelques avant-postes, des groupes de deux ou trois hommes dissimulés dans des caches rudimentaires, devaient nous avertir de toute approche. Le jour était limpide. Nous n'entendions aucun bruit et n'en faisions pas davantage.


JACQUES ABEILLE
La barbarie
Le cycle des contrées VI

"...on se trompe sur le sens des évènements; nous ne nous éloignons pas de la barbarie, nous y allons."


YVES CITTON
Mythocratie

Au-delà de ces chevaux de bataille traditionnels de « la gauche » historique (pouvoir d'achat, travaillisme, étatisme), il conviendrait de se méfier comme de la peste de tous les mots d'ordre, apparemment séduisants, qui relèvent d'une « bonne gouvernance » souterrainement inféodée au fétichisme quantificateur du PIB. Accepter de promouvoir la « compétitivité », l'« excellence », la « transparence », l'« efficience », la « responsabilisation comptable », comme s'astreignent à le faire de nombreux dirigeants avides de donner à « la gauche » un ton rénovateur, modernisateur, éclairé, responsable, non dogmatique, voilà bien la trahison la plus insidieuse (et la plus chèrement payée en termes de dommages politiques) dont puissent souffrir les mouvements dont ils se réclament.
Ne serait-ce qu'à titre de provocation, il faut soutenir que c'est l'idée même de gestion du donné qui est à considérer aujourd'hui comme l'ennemi principal de toute politique progressiste.


CAROLE CARCILLO MESROBIAN
Foulées désultoires

"Ciel fuit
Précocement balancé et démantibulé
Rayonnement suspendu
Errant sans clos ni porte échelonne le pas reclus
la distance
Escorté par hier où tout poussait racines en terre
Vacille maille à maille
Tari."

"Trop perçu de milliers d'angles morts."

"Impétueux silence
Duvet dans les plissures de tous qui endormis
Ne sont comme à la veille qu'un souffle entreposé dans
le rien du dedans."

"...Dans le silence figé de lunes écaillées qui portent vie
sans ombre."


"Il n'y a rien d'autre que le chant des sirènes fini. C'est peut-être pour cela écrire, pour tenter de capturer la vacuité du sens, terreau fertile s'il en est, pour visser le silence sur la page, capter l'inaudible. Gageure. Tâche commutative. Et surtout tout échappe, nous le savons malgré la lutte. Les mots aussi qui vivent, se moquent des assemblages fous pour finir par trahir. C'est aussi pour cela écrire. Mutismes à intervalles quand on atteint les cimes."


JEAN-LUC NANCY
La Possibilité d'un monde
Dialogue avec Pierre-Philippe Jandin

P.-P. J. Rappelons que, pour ce qui est de la Révolution française, la vraie fête nationale a lieu le 14 juillet 1790.

J.-L. N. Oui, c'est la Fête de la Fédération.

P.-P.J. Dans son Histoire de la Révolution, Michelet insiste beaucoup sur le fait que c'est le jour où l'on s'est aimé. On s'est aimé le 14, encore eût-il fallu aimer «le lendemain». Michelet joue volontairement sur cette subtile ambiguïté :« le lendemain» est-il le complément d'objet direct du verbe «aimer» ou un simple complément de temps ?

J.-L. N. C'est très beau. Je comprends très bien l'ambiguïté que vous signalez. La phrase de Michelet dit simultanément qu'il faut continuer à aimer et qu'il faut aimer le fait que ça va continuer.

 


HYAM SCHOUCAIR YARED
Naître si mourir

J'ai pour moelle épinière
une sève d'humain. Et ce n'est pas fini


MICKAEL LENTZ
Mourir de mère

huile. une lueur fluide de chandelle une ration de cinq jours d'une lumière perpétuelle. et revenir. et repenser. la mémoire est un arbre. une gerbe de fleurs. tombé, un air de prier aussitôt interrompu. un anniversaire de mort comme anneau mémoire. une poussée de printemps et racines. une coquille. et revenir. retourner la terre. et devenir hiver. et se tenir à côté. toujours là venir comme ça jusqu'à ce que quelqu'un vienne vers toi. en contact bordure d'herbe en parcours touristique. peut-être aussi avec cette image indicible sur les lèvres avec ce raidissement hagard ou ce mouvement de tête qu'elle ne tente plus. là comme elle est là couchée. comme elle est capable de plus grand-chose. ainsi se tourner retourner par exemple un impossible. prendre congé impossible. myope et ne pas se resaluer. myope et toute l'étendue ramassée au visage. coincé. se tenir de l'un des côtés. de l'autre. la vie est une déshabitude.


MATHIEU RIBOULET
Avec Bastien

Il parvient au sommet juste au lever du jour, pour voir le disque d'or émerger des splendeurs orientales. Dans un instant les pentes enneigées des montagnes étincelleront de pourpre. Il pensera à son père, à ses frères, à sa place sur la terre, à sa mère endormie, aux bras des hommes où se dissoudre, avant de regagner le monde, où l'on meurt pour de vrai. Un jour j'irai à Bongue. C'est le point de la terre où l'on est près du ciel. Avec Bastien, dans le grand ciel de Bongue où dorment les Indiens.


ALEXANDRE ROMANES
Paroles perdues

Adolescent, je me suis écrasé
comme un insecte sur la vitre :
je n'avais pas encore mesuré
la folie du monde.
Insouciant, j'ai escaladé le mur
pour courir dans les champs.
J'ai vu jaillir le sang
de mes mains encores tendres
sur le mur empli de tessons de bouteilles.


JACQUES JOSSE
La dernière pirouette de Bohumil Hrabal

Si l'histoire, celle d'une vie commencée à Brno le 28 mars 1914, s'arrêta brutalement sur ce carré blanc teinté de rouge, c'est sans doute parce que son désir de rejoindre sa femme Poupette au cimetière de Hradistko - ainsi que ses parents, enfermés dans une vieille boîte en chêne, une ancienne caisse à bière récupérée dans les caves de la brasserie familiale - a, ce matin-là, définitivement supplanté celui qui l'aidait, jusque là, à survivre dans Une trop bruyante solitude... Il ne s'agissait plus de celle, rebelle, qu'il éprouva jadis au contact des livres en bout de course, ni de celle, guère réjouissante, d'être au fil des ans devenu l'un des derniers survivants du beau parloir situé au fond du Tigre d'or mais de l'autre, la grise, la morne, la voleuse, l'insupportable solitude, porteuse d'une souffrance indicible, calée au creux de ses os, tous, ou presque, rongés par les dents de rats de l'arthrose.


HYAM YARED
La Malédiction

Au commencement était la bonbonnière. II était interdit d'y toucher. Elle trônait au salon, remplie à ras bord. S'il manquait un seul bonbon, la mère nous réprimandait sans chercher à savoir lequel de nous était coupable. La culpabilité était une chose individuelle transmise à une collectivité. L'interdit aussi. « Vous allez tous devenir obèses », clamait-elle en mettant la bonbonnière sous clé. Après un temps, en général très court, la bonbonnière revenait sur la table basse, de manière à être vue et désirée. Il n'y avait aucun intérêt à interdire un objet invisible.
« Il faut vous éduquer à voir et ne pas toucher », disait-elle. Le mot « éduquer » comme s'il s'agissait d'un dressage de bêtes. Le problème des adultes, c'est leur tentative de domestiquer l'enfance.


GUENANE
Dans la gorge du diable

Par l'œil ou par l'oreille, le mal revenait, me reprenait. Comme toujours au début, par petits symptômes épars. Une légère suffocation, une agitation des paupières, un tressaillement des tempes, ou, moi qui ne transpire jamais, une sensation de froid sous les bras.
Je suis souvent dans l'impossibilité de me soigner immédiatement. J'essaie de divertir le mal, une musique, une saveur, ou j'appelle le grand orchestre, la batterie des arguments, les cuivres de la raison, contre cette hystérie hypocrite.


YVES BUIN
Mémoire de Lazlo

Un voyageur qui traverserait notre village n y verrait rien de remarquable. Peut-être observerait-il que le cours du temps l'a peu affecté. D'être à l'écart de la grand-route suffit sans doute à expliquer cette immobilité. Si le voyageur grimpait au clocher dont l'architecture de bois comme celle de l'église a survécu aux siècles, il découvrirait, l'été, l'image est certes banale mais juste, l'océan des blés et, dès l'automne, et pour de longs mois, une infinitude désolée car nous sommes de la grande plaine et nous continuons la tâche de nos pères. Seules les plages vertes des bosquets et des prairies livrées à nos troupeaux peu nombreux le distrairaient de l'uniformité. Notre village est au creux des terres et notre pays une enclave.


CONTRE-ALLEES
Revue de poésie contemporaine

Cécile M.Rapin (mal à dire)

...ta silhouette noire de corbeau
dans mon iris immense
ne veille plus
l'attentive

*

juste un peu en dormant

nous mourir


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
La phrase urbaine

Habiter, ce n'est pas seulement pouvoir être chez soi à l'intérieur de quelques murs, c'est pouvoir projeter hors des murs, entre eux, dans leur jeu labyrinthique, un procès d'identification et de partage. La maison n'est pas seulement le repli (elle peut et doit le rester), elle est aussi l'unité de base, l'unité commune du dépliement : l'homme ainsi replié-déplié, ainsi ouvert, n'est peut-être ni l'animal politique d'Aristote ni l'homme habitant poétiquement la terre de Holderlin, ni leur conjonction, il n'est peut-être même pas le citoyen, mais il en contient la possibilité, le germe, il a devant lui un champ qui s'ouvre.

Il faut délivrer l'architecture de la solitude des objets autoproclamés, c'est-à-dire la délivrer de la proclamation. Ce qui est au contraire à stimuler, c'est une architecture de l'articulation et de la césure, c'est une science des intervalles et des leitmotive. En lieu et place de grandes arias découpées à la scie dans l'espace, des récitatifs qui se parlent. En lieu et place d'une volonté d'exhibition ostentatoire, un art de la tenue, un "se tenir" efficace et serein, parfois discret, parfois décalé. Et ainsi de suite : mais ce qui compte à vrai dire, c'est que de tels principes ne sont pas de l'ordre de la recommandation ou de la préférence esthétiques, et encore moins de l'effet d'annonce, c'est qu'ils définissent le cadre structurel ou le schéma conditionnel d'une architecture à nouveau politique, ce qui revient à dire d'une architecture à nouveau capable d'outrepasser la gestion habile du donné pour introduire entre les hommes l'espace de leur cohabitation comme une idée remise au travail. Non pas refondée sur le grand autel d'un dogme de réorganisation sociale, mais articulée à des pratiques fluides advenant d'ores et déjà dans des espaces intermédiaires et des intervalles, dans des plages ouvertes de l'espace qu'il suffirait de retendre.


LEO BARTHE (JACQUES ABEILLE )
Chroniques scandaleuses de Terrèbre

Dans ces nudités familières, ordinaires et que ne transcende aucune haute idée, éclate cependant une joie dans l'indécence dont on chercherait bien en vain la manifestation en notre époque pourtant tellement licencieuse. Je rencontre dans ma solitude ce paradoxe qui voudrait nous faire croire qu'un chemin de contraintes étroites mène plus sûrement aux plaisirs francs. Mais est-ce bien de contraintes qu'il s'agissait ? ou plutôt d'espoir et de générosité ? »


JACQUES ABEILLE
Les voyages du fils

Savoir à qui attribuer la vie d'un homme demeure indécis car elle continue de s'épanouir par-delà l'absence et la mort. Ma vie pour une part est faite de souvenirs qui me sont échus sans que j'aie été mêlé aux événements et c'est à moi que revient la responsabilité d'en inscrire les enchaînements, comme si j'étais ensemble le dernier homme et l'écrivain ultime à qui un autre encore succédera peut-être, si ce monde, plus sauvage que le cœur de la plus noire forêt, le permet.

 


JACQUES ABEILLE
Le veilleur du jour

Sur toute la contrée, depuis les rebords amers du plateau dont les flancs se craquelaient de combes où les torrents menaient sans relâche leur tapage jusqu'aux mornes pentes des Hautes Brandes dont les sentes s'engonçaient sous des arceaux d'aubépines tassées comme des fous rires et, entre les deux, bien sûr, sous les denses nuées de la forêt qui étirait ses membres gourds au vent soudain tiédi, sur toute la contrée, en tout lieu et tout asile et même sur l'onde sans remords, cette odeur verte comme une femme. Et, quand le vent se suspendait, le goût sauvage du silence.


ALAIN FERRY
Rhapsodie pour un librique défunt

Mais c'est un long métrage avec ma voix. Rhapsodie pour un librique défunt. Vues d'en bas. Parler encore. Voix de sous le verre. Lame de fond. C'est un comble. Éclairer l'inéclaircissable. On a tenté de vivre. S'efforcer de se voir partir. S'en aller d'une parole encore vivante. La mort : casse-tête. Mur épais à se taire? Non, murmurons, voire plus, au dernier lieu.


GARY SNYDER
Montagnes et rivières sans fin

À faire sur un navire en mer

Sortir avec une lampe de poche et une carte du ciel par une nuit claire et observer la constellation d'Eridan dans sa totalité.
Prendre un bain de soleil sur le pont dans un lit de camp
Aller parler au guetteur, loin des machines, le silence et les tremblements
Observer les lumières fugitives qui filent dans la nuit.
Dauphins et requins.
Créatures phosphorescentes sur le flanc du navire, taches rougeoyantes dans le sillage.
Stag, Argosy, Playboy et Time.
Faire des pompes.
Faire du café dans la cuisine, raconter des blagues.
Taper des lettres pour la copine à Naples du graisseur de service de nuit.
Raccommoder des jeans.
S'entraîner à faire des nœuds et à surlier
Regarder le chef cuisinier chanter le blues
Raconter de gros mensonges
Se laisser pousser la barbe
Apprendre la soudure et le maniement d'un tour
Se préparer à l'examen pour Chauffeurs, Graisseurs et Alimenteurs
Observer les oiseaux de mer et des tropiques
Les différents types de navires
Ecouter pendant des heures des flots de paroles et d'existences - putain de merde -
Imaginer la révolution
Taper au marteau sur les tuyaux et les collerettes
Peindre un tableau sur une cloison avec des restes de peinture
Rêver aux filles, à sa copine, écrire des lettres, vouloir des enfants,
Faire des projets.


YVES CITTON
renverser l'insoutenable

la page Yves Citton sur ce site

Si le capitalisme a commencé par remplacer le travail (physique) humain par des machines, s'il parvient de plus en plus à transférer vers des ordinateurs les tâches de computation jadis attribuées à nos cerveaux, il a désormais besoin - au fur et à mesure que la production de richesse se déplace vers les services, la vente, la communication, l'éducation, le care - que nous soyons capables d'accomplir des fonctions intellectuelles et relationnelles en mode de pilotage automatique. Il lui faut donc de plus en plus produire ce monstre langagier et conceptuel que sont les "subjectivités désubjectivées"

"Bien davantage que la conduite des conduites par des processus de subjectivation, c'est le pilotage automatique des conduites par des sémiotiques a-signifiantes qui caractérise la particularité historique du régime de pouvoir actuellement dominant."

"Ainsi qu'en témoignent les développements complémentaires de l'industrialisation et de la finance, le capitalisme est animé par un double besoin de traduction et d'automatisation. L'horizon qu'il vise est celui d'une traduction automatique : la finance, la Bourse, l'audimat, les sondages, les prix du marché, les comités d'évaluation et les agences de notation sont les opérateurs actuels de ce travail de traduction, qui n'investit et n'envahit les subjectivités que pour les automatiser autant que possible."



ROBERT WALSER
L'homme à tout faire

Un matin à huit heures, un jeune homme s'arrêta devant la porte d'une maison solitaire, de coquette apparence. Il pleuvait. « Je suis presque étonné, pensa-t-il, d'avoir pris un parapluie ». Car il y avait eu un temps où il se passait toujours de parapluie. Au bout d'un de ses bras tendu vers le sol, il tenait une valise brune de la catégorie la moins chère. L'homme, apparemment, avait fait un voyage. Devant ses yeux, une plaque d'émail portait cette inscription: C. Tobler, bureau technique. Il attendit encore un instant, comme pour réfléchir à une quelconque chose sans aucune importance, puis appuya sur le bouton de la sonnette électrique, sur quoi une personne ouvrit la porte, une bonne selon toute apparence, pour le laisser entrer.
« Je suis le nouvel employé », dit Joseph, car c'était là son nom. Eh bien, qu'il veuille entrer et descendre, la bonne lui indiquait la direction, là en bas dans le bureau. Monsieur serait là dans un instant.


ROBERT WALSER
Retour dans la neige

Quand dans l'antique et encombrant omnibus à chevaux, qui trottinait pourtant avec souplesse, je traversais les rues et la vie de Berlin, ce qui me revigorait et m'amusait toujours, j'ai souvent entendu le contrôleur plus très jeune et bienveillant dire d'une cocasse et modeste façon ce petit mot insignifiant, mais à cet instant tout de même assez important et qui, par souci de l'ordre et du règlement, figurait d'ailleurs aussi sur une pancarte qu'on pouvait afficher ou non, l'inscription : COMPLET.


ROBERT WALSER
Le brigand

Edith l'aime. Nous y reviendrons. Peut-être, s'agissant d'un bon à rien qui n'a pas un sou, n'aurait-elle jamais dû ouvrir de relations avec lui. Il semble qu'elle lui envoie des déléguées, ou comment dire, des chargées de mission. Il a des amies, comme ça, un peu partout, mais il n'y a rien de sérieux là-dedans, et encore moins avec la fameuse histoire des cent francs. Jadis il lui est arrivé par pure générosité, par philanthropie, de laisser en d'autres mains cent mille marks. Quand on rit de lui, il rit aussi. Rien que ce trait pourrait déjà paraître inquiétant chez lui.


MARINA TSVETAEVA
Le Poème de l'air

Elle, porte, de ses gonds,
Si forte est la présence pressant
Contre le bois. De même, à l'heure
De la passion, se bandent de peur,
Tressaillent de crainte d'au-delà toute
Tension les veines. L'écho d'un heurt,
Ici, il n'y en a pas. Flageole - le sol.
La porte bondit, se rue aux mains. Obscurité - recul d'un pas.

 


MARC AUGE
Les Nouvelles Peurs

" Rien n’est plus redoutable que la peur née de l’ignorance. On a raison de s’en inquiéter et de tenter de la prévenir. Mais elle est d’autant plus redoutable qu’elle risque de déclencher en retour des peurs de même type, par exemple quand une action terroriste entraîne des réactions aveuglément racistes. Certains, d’ailleurs, savent jouer de la peur et graduer leurs provocations pour pousser leurs ennemis à la faute. Nous avons conscience de ce jeu, à l’oeuvre sur l’ensemble de la planète, et nous avons raison d’en craindre les effets.
En craindre les effets, cependant, ce n’est pas nécessairement en avoir peur. Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la liberté d’expression, l’instrumentalisation des jeunes gens sans emploi et sans éducation lâchés aveuglément dans les rues pour massacrer les impies, les appels à ressusciter les procédures juridiques les plus anciennes et les plus réactionnaires, à remettre les femmes à la place dont elles n’auraient pas dû avoir la tentation de s’éloigner, devraient susciter l’indignation, non la peur. Pour des esprits vraiment libres, il n’est pas tolérable que l’idée archaïque du Dieu unique et de son ou ses prophètes puisse prétendre avoir force de loi. Je ne suis pas intéressé par « blasphème », parce qu’il se place sur le terrain de ceux qui croient savoir en quoi ils « croient », mais certains combats doivent être menés et, avant de trembler devant la colère éventuelle de ceux qui se sentiront offensés par telle ou telle insulte à la religion ou à Dieu, on ferait mieux de soutenir sans ambages la lutte des femmes tunisiennes qui, tête nue, défilent dans la rue pour refuser d’être ramenées cent ans en arrière par quelques mâles barbus prêts à en découdre. "


PHILIP ROTH
Némésis

Le premier cas de polio, cet été-là, se déclara début juin, tout de suite après Mémorial Day, dans un quartier italien pauvre à l'autre bout de la ville. Dans le quartier juif de Weequahic, au sud-ouest, nous n'avions entendu parler de rien, et nous n'avions pas non plus entendu parler de la douzaine de cas qui s'étaient déclarés ici ou là, sporadiquement, dans presque tous les quartiers de Newark sauf le nôtre.


ERNESTO SABATO
Héros et tombes

Un samedi du mois de mai 1953, deux ans avant les événements de Barracas, un grand jeune, homme voûté suivait à pied l'un des sentiers du parc Lezama.
Il s'assit sur un banc, près de la statue de Cérès, et demeura immobile, livré à ses pensées. « Comme une barque qui va à la dérive sur un grand lac, calme en apparence mais agité par des courants profonds », pensa Bruno quand, après la mort d'Alejandra, Martin lui raconta de façon confuse et entrecoupée certains épisodes de son histoire.


EDITH AZAM
Décembre m'a ciguë

"Le ciel se multiplie et me dépose au mieux lointain de ce que je crois être. L'étrange sensation d'une perte admise, recueillie. Une forme de légère bruine intérieure dont pas un seul mot ne parvient à en exprimer : la douceur. La douceur parce que, quelque chose, interminablement se poursuit. Il s'agit de la perte, sans doute oui, et d'une errance dans l'espace, en son creux. Exister, ne plus être, commencer ou finir : tout me paraît égal, dans une énergie souple et confiante. Une totale disparition qui m'apprend comment m'apparaître. Seule la vibration existe. Alors : que je me taise, qu'il y ait ce long silence du corps. Et, écrivant cela, il est bien évident que ce vers quoi j'aspire est au-delà du mort. Une fois encore je voudrais inventer un autre vocabulaire. Au fond comment penser réellement dans la langue si elle n'est pas, dès le départ, orpheline, c'est-à-dire sacrifiée : plus haute. Je reste longtemps dans la nuit, à m'agrandir du ciel qui repose sur mon front. Plus tard., je me reprends dans la parole, il est décembre, il est infernalement ce mois-là, ai-je vraiment notion des choses qui glaçonnent?"

"Tracer un cercle sur le sol, la terre à l'intérieur, y mettre la mémoire et la laisser trembler: dans la lenteur, qu'elle me traverse."

La note de lecture de Jacques Josse


CLEMENT ROSSET
L'invisible

Il est certain que la faculté de capter des objets inexistants met à jour un caractère étrange et un peu inattendu de la pensée. Or cette bizarrerie ne manque ni d'intérêt ni d'importance, si l'on s'avise que c'est précisément à cette faculté de croire voir et de croire penser, alors que rien n'est vu ni pensé, que les hommes doivent l'essentiel de leurs illusions.


ANNE BOULANGER
Le haret québécois

et autres histoires

La nuit, Anna Boulanger lit des dictionnaires. Lorsqu'elle attrape un mot, elle le glisse dans une liste. Lorsque la liste contient assez de mots, elle se clôt. Lorsque la clôture est faite, l'ordre des mots change. Lorsque le bon ordre est trouvé, des images naissent. Lorsque ces images se transforment en dessins, les mots engendrent des phrases. Lorsque les phrases sont là, il n'y a plus rien à faire. Ce livre recueille cinq de ces histoires nées des mots et des images.


JEAN-JACQUES VITON
Je voulais m'en aller
mais je n'ai pas bougé

l'intime et l'environ ce qui ensemble encercle
impossible de rattacher un mot à quoi injecte du vide
un sentiment penché il forme siphon aspire
par saccades irrégulières une noria déréglée
donne un déséquilibre calme

choisir de petites places
un couloir bref un débarras sans écho
où tenir debout sans bouger est nécessaire

ça arrive en haut vers la tête après ça descend
ça coule comme un sirop ça peut coller
réparti dans le torse ça émerge sur la poitrine
les bras sont pris dans la circulation intérieure

ne pas poser trop de questions sur cette descente

les petites places quittées passer aux fenêtres
dehors il fait froid ou chaud on n'en sait rien
entre deux veilles entre matin et soir
entre aube et crépuscule c'est moins précis
la peau retient tout tant mieux les organes et les os
la sueur glisse en surface sur les plis
ça devient lours encombrant alors il y a les mains
elles se frottent l'une contre l'autre
plier plusieurs fois les genoux s'ils résistent

 


JUAN JOSE SAER
Les nuages

Des fleuves en trop grande crue., un été inattendu, et ce chargement si singulier : c'est à cela que pourraient se résumer, avec la perspective du temps et de l'éloignement, si l'on veut expliquer une paradoxale difficulté à progresser dans la plaine, nos cent lieues de vicissitudes.
Ce voyage trop long et difficultueux se déroula -comment pourrais-je l'oublier - en août mille huit cent quatre. Le premier de ce mois, nous partîmes pour Buenos Aires par une terrible gelée et, dans l'aube, les sabots des chevaux brisaient les plaques rose bleuté du givre, mais peu de jours après nous étions déjà pris dans les rets d'un été poisseux et extravagant.


CESAR AIRA
J'étais une petite fille de sept ans

Plus tard, un vent violent vida le ciel de ses nuages et, après le dîner, nous sortîmes sur les terrasses du palais, pour contempler le prodigieux spectacle que nous offrait le firmament. Des millions et des millions de lunes brillaient et clignotaient dans le noir de l'univers sans fond. Elles formaient des figures, des constellations, des voies et des traînées, vers lesquelles s'élevaient nos clameurs émerveillées. Lunes pleines, croissantes, décroissantes, dans toutes leurs phases, groupées en faisceaux serrés ou solitaires, certaines si lointaines qu'elles n'étaient qu'un point de pâleur trémulante, d'autres plus proches palpitant avec agressivité au zénith.


CHRISTIAN BOBIN
La dame blanche

Peu avant six heures du matin, le 15 mai 1886, alors qu'éclatent au jardin les chants d'oiseaux rinçant le ciel rose et que les jasmins sanctifient l'air de leur parfum, le bruit qui depuis deux jours ruine toute pensée dans la maison Dickinson, un bruit de respiration besogneuse, entravée et vaillante — comme d'une scie sur une planche récalcitrante — ce bruit cesse : Emily vient de tourner brutalement son visage vers l'invisible soleil qui, depuis deux ans, consume son âme comme un papier d'Arménie. La mort remplit d'un coup toute la chambre.


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
L'étoilement

Il y a en nous un Thermidor qui sommeille et un goût du sommeil qui ressemble à la raison, une faiblesse constitutive qui s'appesantit et détourne des fleuves d'énergie aux crues fascinantes. Il y a une terre froide et sans échos qui engloutit les pas, une habitude du silence à ses propres gestes, un exil hors de soi dans la lenteur pétrifiante. Le REFUS est le minimum vital de l'esprit, mais encore faut-il pouvoir traverser la négation comme un écran provisoire et se retrouver projeté de l'autre côté, dans l'étendue sans limites des paris de la pensée. L'imagination est une force élémentaire, faite d'eau et de feu, d'air et de terre, qui donne le pouvoir de la consistance à des villes invisibles, à des paysages, à des continents — mais l'imagination n'est pas toute puissante en face du vide qui la saisit, elle, et l'être qui en est le séjour. Parfois la cascade des images mentales s'écroule dans un non-espace d'une blancheur absolue, sans fenêtres, sans rien qui appelle un retour ou fasse signe d'une approche, et ces chutes qui devraient ne pas être organisent la pesanteur autour des jets de lumière verticaux où la pensée cherche à respirer. D'où vient ce brouillard, et que veut-il exactement ? Comment le transformer en pluie, jusqu'à la haute mer d'un jeu où les cartes seraient sans cesse distribuées et battues ? Ces questions ne déterminent pas sous elles un principe de rendement mais un principe de vie, elles veulent dire : Où est l'espace de la permanence du souffle, où est l'écoute rivée au sang ? Si la vie est sans contours, cela veut dire qu'il n'est plus question de contourner la vie. Ce qui s'offre au regard cherche en nous l'axe de la pensée, et il faut effrayer la lassitude du nerf optique pour penser la rencontre avec l'objet, pour la penser comme un saut ouvrant sur l'inconnu. Chaque seconde en étoile dans l'espace/temps d'une seule vie, et tout sera identifié.


MIGUEL BENASAYAG
La fragilité

Par exemple, on pourrait constater qu'il peut exister, entre un homme et un chien, un rapport tel qu'il émerge de leur lien une certaine dimension « perceptive » nouvelle qui n'existait ni chez l'un ni chez l'autre isolément. Nous savons comment les animaux, pour peu que nous soyons attentifs, nous permettent de savoir si un orage arrive, peuvent nous prévenir d'un tremblement de terre, d'un changement climatique et d'une série de choses que seulement dans notre intimité/amitié avec eux nous pouvons approcher. En réalité, l'ensemble de la nature - pas seulement les animaux, mais aussi les plantes et même des objets non vivants - offre à l'homme (nous devrions dire, l'invite à) la possibilité de ces couplages permettant de nouveaux niveaux d'existence.
Le monopole de la technique n'a pas seulement coupé l'homme de cette amitié partagée, elle l'a coupé de lui-même, car nous ne connaissons plus notre propre corps. Le corps formaté par la technique, par la société de l'utilitarisme est devenu pour nous « muet » : nous n'avons de lui que, pour ainsi dire, de mauvaises nouvelles, ou bien des bonnes seulement quand il accepte le dressage militariste que la société (à travers nous) lui impose.
Que nous n'ayons plus accès à ces dimensions-là implique que, petit à petit, elles cessent purement et simplement d'exister. L'homme de la technique n'est plus le même homme que celui qui savait entretenir une certaine amitié avec la nature, mais aussi avec lui-même, avec sa propre fragilité.


L'idéal cartésien que nous appelons la société de l'individu a nourri l'espoir, depuis le siècle des Lumières, d'arriver à une société dans laquelle tout le monde aurait un rapport de rationalité consciente envers la vie, le monde, son corps, en somme envers le réel dans chacune de ses expressions. La rationalité de l'idéal des Lumières a toujours aspiré à être totalisante. Or, comme nous venons de le voir, aucune rationalité ne peut être totalisante si ce n'est au prix d'amputations successives de dimensions de la pensée, de dimensions de l'être.
Le pari osé de l'Occident consiste, encore de nos jours, à croire que la seule pensée souhaitable serait celle qui, étant elle-même transparente, pourrait nous révéler la transparence triomphale du monde. Ce que l'homme devenu individu n'est toujours pas arrivé à comprendre est que, en arrachant la pensée de son soubassement, en prétendant la couper de son aube profonde dans un effort futile pour la rendre transparente, c'est l'homme lui-même qui s'unidimensionnalise, qui s'aliène à jamais de sa propre substance.


FABIENNE VERDIER
Passagère du silence

Le calligraphe est un nomade, un passager du silence, un funambule. Il aime l'errance intuitive sur les territoires infinis. Il se pose de-ci, de-là, explorateur de l'univers en mouvement dans l'espace-temps. Il est animé par le désir de donner un goût d'éternité à l'éphémère. Mes grandes pièces calligraphiques sont comme des « tables poétiques » ; une sorte d'architecture de la pensée intuitive. J'anime un espace de méditation en fusion.


MATHIEU RIBOULET
Les Oeuvres de miséricorde

Les os, c'est ce qui restera le plus longtemps de nous pour peu que nous n'ayons pas décidé de brûler. Je vois la terre comme une immense stratification d'os couronnée d'une mince couche d'humus, je repense aux charrues des côtes de Meuse, d'Argonne, dont le soc a longtemps exhumé quelques restes sonnant sur le métal, ces fragments durs blanchis à jamais muets sur la chair qu'ils portèrent et qui eut, un temps, nom d'homme, de l'engrais à chiendent que la mitraille cueille. Et aux fosses communes des forêts polonaises, biélorusses, lithuaniennes, comme autant de creusets pour des âmes dépecées, des sacs de chair violée consumés par la chaux dont subsistent les os qui tinteront encore longtemps dans le froissement des bouleaux et la torpeur idiote où nous plonge l'été.


MATHIEU RIBOULET
L'Amant des morts

Le père, de temps à autre, couchait avec le fils. La mère ne voyait pas. Il fallait en finir avec les lois de la besogne, mais ça recommençait toujours. Chaque fois, pourtant, s'annonçait comme la dernière, mais invariablement le petit jour le cueillait, aveuglé, avec au creux du ventre la chaleur qui contracte les muscles, le déposait dans les bois plein d'une rage informe à son endroit qu'il s'entendait à dissiper dans la plainte continue des tronçonneuses et le fracas des arbres entaillés. Il allait donc falloir recommencer.
Le fils, de temps à autre, couchait avec le père. La mère ne voyait rien. Il fallait bien répondre, et ça ne cessait pas. Les élans adultes, brusques du père avaient éveillé au creux du fils un écho aussi obscur qu'ancien d'animalité, un besoin de sueur séchée, de salive et de sperme venu du fond des temps. C'était effrayant, mais souverain. Ils étaient au désert, cernés par la nuit, le vent des solitudes. On s'occupait de pulsions ataviques, on sculptait le revers invisible des jours industrieux et mornes.


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Le champs mimétique

"Autre exemple, à nouveau le roi des Enfers enlevant Perséphone dans la peinture des tombes royales de Vergina. Et à nouveau le drapé tournoyant, la pure indication de la violence du rapt dans la torsion du corps à peine tracé par des lignes et, surtout, peut-être, le morceau de bravoure de la roue du char présentée en raccourci, venant vers nous : comme on est loin désormais de ces petits cercles tentés sur les flancs des vases géométriques ! Et tout cela enlevé, rapide, et pourtant totalement équilibré et réparti."


Perséphone enlevée,
fresque du tombeau de Philippe II de Macédoine,
dernier tiers du IVe siècle av J-C , Vergina

L'Antiquité, nous explique-ton ne connaissait pas la perspective...

"Si l'Antiquité n'a pas formalisé l'espace de cette régulation par les distances, et si elle a été heureuse avec ses approximations et avec sa profondeur "au jugé", c'est qu'elle n'a pas eu besoin d'autre chose.
Mieux même, et c'est Panofsky qui le signale, la façon dont la construction régulière de la perspective suscite, par le point de fuite, une sorte d'incarnation de l'infini en acte, est sans doute étrangère à la façon de penser des Anciens. « L'esprit classique éprouvait quelque répugnance à l'encontre du concept même d'infini, car selon une maxime pythagoricienne approuvée par Aristote [Ethique à Nicomaque, II, 5, 1106b 29], "le mal est une forme de l'illimité, et le bien, du limité". » La conversion du point central en point de fuite exige en effet une visée qui accorde en quelque sorte à l'infini d'être la clé de voûte de la finitude, et ceci nous indique au passage le coup de main qu'a pu donner la théologie chrétienne à la « construction légitime ».

"D'autre part, on révise à la baisse le triomphe de la nouvelle manière, marquant ici et là les réserves qui s'observent envers la perspective. Il n'en reste pas moins que ce que celle-ci installe - pour des siècles - constitue au départ une révolution des manières de voir et que cette révolution, vécue et théorisée comme un retour, n'est rien d'autre en effet que le déferlement d'une nouvelle forme du champ mimétique, forme d'ailleurs vécue et théorisée avec une fierté croissante comme une amélioration du mode antique. Ce qu'il faudrait pouvoir analyser, c'est moins ce caractère de reprise que les différences qui marquent ce retour. Le champ perspectif - appelons-le ainsi - apparaît en effet, aussitôt qu'il dépasse sa phase approximative et quasi spontanée, comme une formalisation mathématisée de ce qu'avait pu être le champ mimétique antique, qui n'a jamais eu besoin que d'une référence géométrique générique et flottante. Ce conditionnement optique du champ, avéré dès les travaux pionniers du temps de la dolce prospettiva chère au grand Paolo Uccello, aura pour effet d'aboutir à une systématisation dont aucun exemple ne peut être observé dans l'Antiquité.

Mais la différence la plus saillante et qui a le plus de portée pour nous, c'est que cette systématisation implique une mise en valeur du sujet regardant et, à travers elle, du sujet tout court, c'est-à-dire de l'ego cogitans tel que la philosophie l'installera, en toute rigueur, comme une sorte de point-moteur et de centre portatif : la tension de réciprocité entre le point de regard et le point de fuite, perpendiculairement au plan du tableau, débouche en plein sur un espace d'illusion dont la maîtrise est confiée à l'auteur ou à l'observateur du stratagème. Codifié par une convergence de la peinture, de l'architecture et du théâtre dont La Cité idéale d'Urbino, sans doute produite dans l'entourage proche sinon immédiat de Piero délia Francesca, constitue le modèle quasi parfait, le champ perspectif accouche d'un système qui ne sera vraiment chez lui que dans la rigueur à la fois douce et rugueuse d'une vision totalement organisée, où l'antique dispositio se voit confirmée et intensifiée en même temps que le point de fuite se substitue à ce centre que nous avions vu chez les Grecs être moins un point qu'une surface de partage. A l'autre extrémité de la nasse optique ainsi construite, la solitude d'un sujet-roi répond à la solitude du point de fuite : une finitude absolue, celle du sujet, fait face à l'infini dont le point de fuite fixe pour ainsi dire la partance."


CARLOS FUENTES
Le Siège de l'Aigle

Maria del Rosario Galvân
à Nicolas Valdivia


Tu vas penser du mal de moi. Tu vas me prendre pour une femme capricieuse. Et tu auras raison. Mais comment imaginer que, du jour au lendemain, les choses allaient changer aussi radicalement? Hier, alors que je venais de faire ta connaissance, je t'ai dit qu'en politique il ne faut jamais laisser de trace écrite. Or, aujourd'hui je n'ai pas d'autre moyen de communiquer avec toi que par écrit. Cela te donne une idée de l'urgence de la situation...


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
la véridiction

sur Philippe Lacoue-Labarthe

"C’est d’un seul et unique mouvement que le poème se présente et se retire – il se présente comme une possibilité qui doit se retirer aussitôt. C’est comme si en s’ouvrant, en s’ouvrant comme possibilité de parole, comme hypothèse d’une plénitude de sens, le poème ouvrait l’espace d’une tâche trop difficile pour lui."

" La diction est donc d'abord ce qui fait entendre, ce qui restitue ou institue la pleine résonance du sens, elle est ce qui permet de retrouver la montée de sève qu'est la venue du sens : sa performance est la clarté - mais l'intelligibilité qu'elle ouvre n'est pas de l'ordre d'une lecture, d'une interprétation, elle n'a devant elle que le temps réel de sa performance, elle n'a pour la porter que ce qui lui vient d'une voix. La rencontre de la voix et du sens, telle est la diction, qui glisse comme un curseur sur la crête du langage. Cette crête est sonore : le langage s'entend dans la voix qui le dicte. Par cette voix il est à la fois et simultanément intérieur (un corps sonore parle) et extériorisé, proféré, projeté dans l'espace."


JEAN-JACQUES VITON
Zama

dire aller nulle part ne dit rien
se fixer là d'où l'on dit ça veut dire
allons n'importe où mais n'importe où
contient un vague goût de quelque part
sans le nommer rien
dire aller nulle part est un plan désorienté
hors des corridors d'agendas
aller n'importe où c'est débrouiller
les va-et-vient opaques
c'est avancer vers un là-bas


n'importe où mais n'importe où
contient un vague goût de quelque part
sans le nommer innommable intérieur
dialogues assourdis appels en pointillés
cadence des pas retour à la ligne
prise directe sur ce qui surgit
continuer y aller là pour voir
ce qui s'inscrit là désigne le vivant
une table est notre langue
peu importent les distances parcourues


il voit un oiseau gris sur une cheminée
un des cinq qui volaient dispersés il souhaite
qu'ils l'attendent lui rappellent qu'il est arrivé
vers un là-bas multiple en désorientation naturelle
rien ne colle ne dit pas rien ne va c'est un passage
où qu'il soit il peut en revenir en un clic
l'instantané changement transforme le souvenir
Zama n'évolue pas il bouge dans le quelque part
c'était la ville où il marchait pour aller n'importe où
quelque part où le léger demain attend


GEORGES HYVERNAUD
Carnets d'oflag
Le dilettante

"Nous durons. Sans inscrire nulle figure dans cette continuité du temps, sans y construire rien. Le temps nous est donné comme une matière inutile, inorganique, comme une richesse vaine, hors d'atteinte. Lente coulée de ces nuits, de ces jours, qui ne servent pas. Où nous ne formerons pas une œuvre, une aventure, un acte. Beauté soudain révélée, beauté amère, plénitude de ces mots : « Œuvrer, agir, entreprendre ; commencer quelque chose. » Ici, rien ne commence, rien ne finit, rien ne retient rien de ce qui passe sans fin."

C'est la première chose à éviter, le pittoresque.
Et la seconde : le lieu commun. On va dire ce qui pourrait, ce qui devrait être : la purification par la souffrance - le sens de la communauté né de la misère commune. Mais je n'ai pas vu cela. Juste le contraire. Et je dirai le contraire.

 


RAYMOND GUERIN
Le temps de la sottise

Je ne me suis pas déshabillé depuis douze jours, ni même déchaussé. Et, pendant ce même temps, je ne me suis ni lavé, ni rasé et ma barbe est longue comme celle d'un trappeur canadien. Pendant ce même temps aussi, je me suis fait à tout : à ne pas dormir quand j'avais sommeil, à ne pas manger quand j'avais faim, à ne pas boire quand j'avais soif. Je n'avais qu'une seule idée en tête : sauver ma vie, ma seule vie!

 



LOÏC HERRY
Polynésie-Poésie
suivi de
La Poésie c'est...

La poésie, c’est comme une caresse : ça ne sert à rien.

Ce que tu ouvres m’ouvre ce que tu scandes
Me multiplie


RENE CORONA
Les mots de l'enfermement
clôtures et silences: Lexique et rhétorique de la douleur et du néant

" L'écriture du survivant transforme assurément la réalité beaucoup plus inquiétante. C'est cela qui fait de son témoignage quelque chose d'autre, non plus un simple vécu raconté, mais un vécu dont le détail poétique de l'écriture transforme le livre de mémoire en littérature."

« Je considère le langage de la poésie comme le plus efficace - car il remue le lecteur (et bien sûr le spectateur) au plus secret de lui-même - et le plus dangereux pour les ennemis qu'il combat. » Car la poésie peut ce que la narration empêche, le débordement, le regard droit dans les yeux du lecteur, ami ou ennemi, la poésie, comme disait Desnos, va bien au-delà et comme souligne Marie Bornand, toujours à propos de Charlotte Delbo :«(...) La forme poétique est nécessaire à la narration, car elle inscrit l'émotion suggestive dans le texte, elle exclut le discours et l'explication »


"Les écrivains de l'autodérision, les frangins de la tendresse":

-Henri Calet :"J'étais plein, j'avais attrapé une bonne cuite de malheur sur les routes, il valait mieux que tout sorte. [...] et j'ai continué à pleurer tout près des sentinelles. J'avais moins de gêne en présence d'étrangers ; je pleurais dans une autre langue." Le bouquet

-Georges Hyvernaud : " Si j'étais romancier, sans doute ferais-je surgir, au-delà des actes épars, de la nullité des mots et des gestes et de toutes ces gluantes apparences, quelque image cohérente, serrée, lourde de sens et de tragique. " Le wagon à vaches

-Alexandre Vialatte :"Les prisons font une ombre longue. Il faut longtemps à un homme qui court pour en sortir." Le fidèle Berger

-Raymond Guérin :"Eh bien, non, non, non, jamais ! La captivité n'était pas une épreuve dont on sortirait meilleur et plus fort. La captivité n'était pas une épreuve qui vous aurait valu des amitiés inoubliables. La captivité n'était pas une épreuve où le temps avait paru long, où l'on avait manqué de tabac et de femmes. Elle n'était rien de tout cela et surtout elle n'était pas une épreuve qu'il convenait de surmonter si l'on voulait conserver quelque décence vis-à-vis de soi-même. La Captivité n'était rien d'autre qu'une saleté innommable et, si l'on avait un peu de cœur au ventre, justement, un tant soit peu de caractère, on se devait de l'ingurgiter, gorgée par gorgée, cette saleté, de la boire jusqu'à la lie pour mieux s'imprégner de sa nauséeuse saveur. C'était à cette seule condition que l'expérience risquait d'être salutaire. Il fallait qu'elle marquât pour toujours ceux qui l'auraient vécue. Et qu'ils en réchappassent ou qu'ils y périssent, il fallait qu'elle leur permît de comprendre ce qu'aurait pu être la Vie si l'ignominie des hommes n'en avait fait une telle abjection." Les poulpes


"De nouveau, l'exclusion se produit dans le silence de la langue, une langue qui ne correspond pas, officiellement, à la langue dite standard. Les accents sont encore grossiers, les phrases mal imbriquées, une syntaxe relâchée, redondante, un lexique choquant. On a l'impression qu'il faudrait un linguiste, comme Henri Frei, pour réécrire une « grammaire des fautes » et célébrer de nouveau ce français avancé. Avancé, par rapport à une norme bien souvent trop figée. Mais en est-il vraiment ainsi ? En vérité, la langue des banlieues « chaudes » n'est pas la seule à être considérée par les puristes comme une langue appauvrie. C'est aussi la langue de la plupart des gens qui ont terminé, souvent abandonné, leurs études et qui refusent la lecture (voire l'écriture, d'ailleurs, si naguère l'exercice de l'écriture passait à travers la correspondance, le fait indéniable est que le courrier, les lettres entre amoureux, entre amis, entre membres de la famille, a pratiquement disparu). Il reste un fait certain, cependant, c'est qu'au cours d'un colloque téléphonique pour chercher du travail, le fort accent teinté d'immigration attirera la réponse négative, on refusera à l'interlocuteur même un simple rendez-vous. L'habit ne fait pas le moine, aurait-on envie de crier, la langue ne fait pas le moine, hélas si. Pour les mentalités restreintes, un mauvais accent connote une peau la plupart du temps basanée et une aura de mauvaise réputation. Le racisme ne meurt pas, les camps n'auront servi à rien car la mémoire a disparu. On chasse les Roms vers les frontières, en Italie on prend les empreintes digitales à leurs enfants.



EMMANUELLE PAGANO
Les Mains gamines

Non, c'est pas ça, recommence.

Et je relis depuis le début. Il ne faut pas faire une seule faute. Je ne suis pas sa secrétaire, mais c'est le milieu de la nuit, elle n'est pas là, alors je m'y colle. C'est toujours comme ça, quand il prépare ses dossiers au dernier moment, à minuit, une heure. Il me réveille. On n'a pas d'enfants alors pas d'excuse. On n'a pas d'enfants alors c'est commode. Je tape, mal.
Il s'adresse à la Direction départementale de l'équipement, et je ne sais pas quelles sont les formules de politesse. Il termine en disant « Veuillez agréer bla-bla », je suis censée traduire.


EMMANUELLE PAGANO
Le Tiroir à cheveux

Le four est allumé, je sursaute et je lui dis non. Non. Titouan secoue la tête en riant. J'écarte son bras curieux, je m'accroupis et je ramène son corps vers moi. Il fait chaud à cause du printemps et des lasagnes. Le dos de Titouan est tiède sous le pyjama. Je soulève le haut pour mettre de l'air sur son torse. Il s'écarte. Je le reprends. Je passe la main dans ses cheveux mi-longs, les boucles brunes tremblent, on dirait du chocolat chaud mal préparé. Un peu trop épais, trop sucré sans doute. Il enlève ma main et se gratte la tête. J'aime les cheveux, même gras, rêches, épais. Mats, soyeux, souples au toucher, moites. J'aime toucher les cheveux.


JEANNE BENAMEUR
Profanes

Ils sont là, derrière la porte. Il ne faut pas que je rate mon entrée.
Maintenant que je les ai trouvés, tous les quatre, que je les ai rassemblés, il va falloir que je les réunisse. Réunir, ce n'est pas juste faire asseoir des gens dans la même pièce, un jour. C'est plus subtil. Il faut qu'entre eux se tisse quelque chose de fort.
Autour de moi, mais en dehors de moi.
Moi qui n'ai jamais eu le don de réunir qui que ce soit, ni famille ni amis. À peine mon équipe à la clinique, parce qu'ils y mettaient du leur. Je leur en savais gré. Ce n'est pas la même affaire dans une clinique, les choses se font parce que sinon c'est la vie qui part. Ce n'est pas autour de moi qu'ils étaient réunis, c'était contre la mort. Et ça, c'est fort.
Là, j'ai su tenir ma place.

 


EMMANUELLE PAGANO
Un renard à mains nues

Les personnages de ces nouvelles ne se trouvent pas au milieu du récit, ils restent dans les marges, ils se tiennent au bord de leurs vies, de leur maison, de leur pays, ils marchent au bord des routes, à côté de leur mémoire, à la lisière de l'ordinaire et de la raison, comme il leur arrive de faire du stop : au cas où on s'arrêterait pour les prendre. Je les ai pris dans mon livre.


Quand on est trop près on ne voit rien des contours, des bords, du contexte, on ne sait rien des murs, des rues, des places, du lavoir, du soleil sur les façades, on ne sait pas comment se comportaient les courtes ombres de l'hiver entre les maisons. Quarante-deux ans plus tard, je suis encore trop près, plongée dans la photo, noyée dans une nostalgie qui ne m'appartient pas, celle de Noëls que je n'ai même pas connus. Pas une nostalgie non, plutôt une vague impression de perte, quelque chose que je n'arrive ni à retrouver, ni à rattraper, à saisir. Je n'arrive pas à me faire un passé de la famille d'avant les eaux, je n'ai pas accès aux souvenirs du village. Je me sens exclue de cette mémoire familiale à laquelle pourtant, de loin, de loin mais depuis toujours, j'appartiens. Je tiens la photo des vendanges à bout de bras dans l'exact prolongement du paysage qu'elle contient. Je suis à la place du photographe du passé, ma grand-mère sans doute, un de mes grands frères peut-être. Je calque mon regard sur le point de vue d'avant, la borne dépasse de l'image, elle est juste devant moi. Je m'appuie sur elle et la route amorce sa descente en pente douce sous le lac, j'essaie de suivre son cheminement, mais je ne me déplace, encore et toujours, que dans le passé, dans ce passé où je n'ai pas ma place.


EMMANUELLE PAGANO
Les adolescents troglodytes

La nature c'est comme le reste, c'est pas plus beau ni plus pur qu'une ville, que les zones commerciales ou les zones industrielles, que les éoliennes hautes et arrogantes au-dessus des épicéas. Des fois même la nature elle est comme ça énervante et neurasthénique, à l'automne si moche et sale, boueuse et collante au printemps quand la neige poisse, arrogante avec le soleil intact de l'hiver, et ridicule si verte l'été. Pénible, ennuyeuse, comme tout le reste. Si pourtant le plateau me vient souvent autour de moi si beau, c'est juste parce que j'y vis. C'est bête, mais magnifique est l'endroit où on vit, ça dépend de comment on se lève, comment on regarde au-dehors, ça dépend de si on regarde. Il y a des jours, des matins ou des nuits, où le temps dans le paysage, où l'air dans les arbres est exactement, presque trivialement, en accord avec le temps dans notre corps, l'air dans notre humeur, on est maussade et dehors aussi, l'humidité se palpe de partout, de nous jusqu'aussi loin là-bas, où ne voient pas nos yeux, puisque le crachin nous interdit de voir. Il nous surprend jusque dans la cuisine, et on s'y attendait tellement. Que la pluie soit froide dans le cou ça ne nous enlève pas l'envie de pleurer, mais ça nous rend la dépression presque belle.


 

JEANNE BENAMEUR
Les demeurées

Pour Luce, c'est un temps sans limites qui s'est ouvert. Il faudrait que la vie soit ainsi. Rien ne la retient que le corps bien opaque de la mère qui se déplace au fond de sa pupille. Jamais elle n'a été si bien.
La Varienne devient douce.
La petite guette sous ses paupières.
Parfois, la grande femme s'arrête brusquement dans son ouvrage, tire son tabouret sans bruit, s'installe, les mains soudain oisives, ouvertes sur les genoux. Elle ne s'approche pas trop du lit.
De là où elle se tient, elle regarde sa petite.
Luce ne bouge pas. Sous ce regard, elle existe enfin vraiment, apaisée.
La Varienne apprend à contempler. Ce qui se passe derrière ses yeux alors est une étrange histoire d'odeurs de champs frais mêlés à celle des arbres au printemps.
La Varienne rêve mais elle ne le sait pas. Le visage lisse de Luce ouvre à l'intérieur d'elle des contrées inconnues. Du temps peut passer longuement.
Parfois la petite s'endort, glissant de la veille au sommeil sans s'en apercevoir.
Ce temps-là est un temps d'amour ignoré de tous.
La Varienne parfois sent à nouveau les larmes couler sur son visage. Elle les touche sans les essuyer.


Autour d'elles deux, le jour et la nuit se succèdent mais ne rythment plus rien. Le sommeil, le rêve et la veille découpent autrement le temps.
Il arrive qu'en pleine nuit la petite éveillée ait faim. La mère se lève. L'odeur de la soupe revient dans la maison. À demi soulevée, Luce boit dans le grand bol bien chaud. La Varienne l'accompagne, tendant les lèvres dans le vide, la bouche entrouverte comme celle de sa petite.
Revient le chant qui berce doucement.
Luce attend ce moment.
Elle entre dans le cœur de sa mère, pénètre dans les régions lointaines, confusément familières.
Elle n'est plus seule, détachée, grandie sur ses deux pieds. À nouveau le petit corps roule au fond du grand, invulnérable et transporté. Elles s'endorment ensemble.
De ce temps qu'elles passent, il n'y a pas de témoin.


JEANNE BENAMEUR
Les insurrections singulières

Il y a longtemps, j'ai voulu partir.
Ce soir, je suis assis sur les marches du perron. Dans mon dos, la maison de mon enfance, un pavillon de banlieue surmonté d'une girouette en forme de voilier, la seule originalité de la rue.
Je regarde la nuit venir.


JEANNE BENAMEUR
Les mains libres

La meurtrière est «un vide étroit, pratiqué dans les murailles des ouvrages fortifiés, et destiné au passage des projectiles» (Nouveau Larousse illustré. Éd. 1936)
La meurtrière est aussi une femme qui a commis un crime.
Nous portons tous en nous le vide étroit. Nous portons tous en nous la muraille.

Ni projectile, ni crime.
Il arrive que l'on soit simplement meurtri.


JEANNE BENAMEUR
ça t'apprendra à vivre

Dans le silence, j'entends ma propre respiration comme si c'était celle de quelqu'un d'autre.
Je suis accroupie contre un lit.
Mes deux sœurs sont ensemble dans un coin de la petite chambre. On nous a dit de ne pas bouger.
Il ne faut pas qu'on sache qu'on est là.
Là, c'est notre maison. C'est la prison. Puisque mon père la dirige, on en fait partie. Là, c'est une petite ville en Algérie, à l'est des Aurès.
Un matelas contre la fenêtre. La porte est fermée à clef, barricadée.
Où est ma mère ?


JEAN-CLAUDE AMEISEN
Sur les épaules de Darwin

Spinoza: "Le corps et l'esprit sont une même chose, vue sous deux angles différents."

 


JOSE CARLOS SOMOZA
La caverne des idées

L'homme frappa plusieurs fois à la porte. Comme personne ne répondit, il frappa à nouveau. Dans le sombre ciel athénien, les nuages à plusieurs têtes commencèrent à s'agiter.
La porte finit par s'ouvrir, et un visage blanc, sans traits, enveloppé dans un long suaire noir, apparut derrière elle. Presque apeuré, confus, l'homme hésita avant de parler :
- Je souhaite voir Héraclès Pontor, que l'on appelle le Déchiffreur d'Enigmes.
La silhouette se glissa dans l'ombre en silence et l'homme, encore indécis, pénétra dans la maison. A l'extérieur, le fracas irrégulier des coups de tonnerre se poursuivait.


BERNARD NOËL
Un certain accent

Anthologie de poésie contemporaine

"Il est assez réjouissant d'envisager la poésie contemporaine dans le jeu de ses correspondances plutôt que dans celui de ses antagonismes, et par conséquent d'imaginer une sorte de poème des poèmes dont chaque séquence serait titrée par les noms des auteurs. Le nom ainsi placé fait œuvre alors que posé en signature il n'a valeur que d'étiquette."

Claude Royet-Journoud

cordage
à peine désigné d'un souffle
même debout
l'étouffement d'un bruit
ensemble de lignes

Patrick Laupin. Ferveur

...Je n'ai pas peur de la vacuité sensible
de ce monde vide ou naît le rythme...