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SABINE MACHER

SABINE MACHER
résidence absolue

 choses qui l’emportent
(…) la fracture dans l’évier de la salle de bain, la petite maison des clés qu’elle a utilisée, les deux jeunes oiseaux qu’il n’a pas photographiés dans leur tombe de lierre, la bague de Gwénola, le trèfle à quatre feuilles (…), l'orage du départ (...)"
et puis ? ce qui m’oublie. 


 

SABINE MACHER
une mouche gracieuse de profil

une mouche gracieuse
de profil

est-ce une mouche? elle
est tournée vers le pli des
pages, là où il y a le plus
d'ombre.


SABINE MACHER
Rien ne manque au manque

Le temps, je suis sa dernière page, je fais son lit, je l'époussette, je le secoue, je l'aère aux couleurs de la pivoine sans fleur, je ferme la fenêtre et je l'ouvre, le soleil m'éblouit.

Les deux tas de papiers croissent de chaque côté de la peau du bureau, sur les tempes.

 

NORMAN MACLEAN
Et au milieu coule une rivière

"Dans notre famille, nous ne faisions pas clairement la distinction entre la religion et la pêche à la mouche. Nous habitions dans l’ouest du Montana, au confluent des grandes rivières à truites, et notre père, qui était pasteur presbytérien, était aussi un pêcheur à la mouche qui montait lui-même ses mouches et apprenait aux autres à monter les leurs. "

"À la fin, toutes choses viennent se fondre en une seule, et au milieu coule une rivière. La rivière a creusé son lit au moment du grand déluge, elle recouvre les rochers d’un élan surgi de l’origine des temps. Sur certains des rochers, il y a la trace laissée par les gouttes d’une pluie immémoriale. Sous les rochers, il y a les paroles, parfois les paroles sont l’émanation des rochers eux-mêmes.
Je suis hanté par les eaux. "


NORMAN MACLEAN
Montana 1919

"J’étais loin de me douter du fait qu’une fois de temps en temps la vie devient littérature – jamais longtemps, naturellement, mais suffisamment pour être ce dont nous garderons le souvenir le plus vif, et assez souvent pour faire que, finalement, nous appelions « vie » précisément ces moments où, au lieu d’aller à droite à gauche, en arrière, en avant, ou même nulle part, la vie trace sa voie avec rectitude, élan, et inévitabilité, avec une intrigue qui se noue, un point culminant, et, avec un peu de chance, une résolution, comme si la vie était un objet fabriqué et pas un événement. "

VALERIO MAGRELLI
Géologie d'un père

"Mon père verse du café dans les tasses des invités. Je suis un enfant et je ne bois pas de café, mais aujourd'hui, cette scène m'intrigue, parce que mon père est blessé. Il semble l'avoir oublié, il bavarde en riant, pendant que le carillon des petites cuillères tourne et tintinnabule dans le soleil de l'après-midi. Et pourtant, son auriculaire est enveloppé dans un bandage démesuré, pour protéger l'ongle écrasé par la portière d'une voiture, il y a quelques jours. Moi, je regarde, fasciné, l'énorme doigt blanc qui oscille au-dessus de la table jusqu'à ce que, brusquement, je le voie plonger dans le liquide fumant, sans que lui, distrait, ne s'en rende compte.
Je reste là, hypnotisé, dans la tiédeur de l'après-repas, entre l'odeur de nourriture et de tabac, sans rien dire, sans l'avertir du noir qui, entre-temps, gagne peu à peu tout le bandage, remontant vers la source de la douleur, lentement, inexorablement."

CLAUDIO MAGRIS
Enquête sur un sabre

"Il y a donc une logique imparable dans le fait que Krasnov se soit jeté dans les bras du fascisme, car le fascisme est avant tout une incapacité à percevoir la poésie dans la dure et lourde prose quotidienne, c'est la recherche d'une fausse poésie, emphatique et excitée. Mais cette logique est grotesque, parce que Krasnov chercha précisément la défense de l'aventure, de la chevalerie et de la tradition dans le nazisme, le plus mortel ennemi de la tradition et de l'aventure, caserne totalitaire et technologique qui nivelait la vie par une uniformité bien plus rigide que celle imputée aux démocraties."


CLAUDIO MAGRIS
Une autre mer

"Mais peut-être faut-il étouffer non seulement la vanité de réussir mais tout vouloir, y compris la volonté du bien qui souriait dans ces yeux sombres, et aussi l'exigence de la valeur, parce que toute exigence harcèle et brûle le présent...Pourquoi est-ce justement lui qui devrait démêler ces noeuds, lui qui n'aime pas les vertiges et préfère rester étendu, en fumant les cigarettes qu'il se roule lui-même, à regarder la mer? Et encore, même la mer est de trop, parce qu'elle lui renvoie la grande promesse de bonheur et la grande recherche de sens, qui - comme toute recherche - étouffe le bonheur. Mieux vaut la terre, engourdie sous les pieds."

ISSA MAKHLOUF
Mirages

"Ce que je raconte aujourd'hui
Ce sont les histoires que j'aurais espéré entendre.
Ce que je raconte n'est qu'une part de ce que je n'ai pas vu
Si j'avais vu, je n'aurais pas raconté. "

VLADIMIR MAKANINE
La Frayeur

Les habits qu'il porte le soir sont simples et de tous les jours : une veste gris sombre, un pantalon sombre. Un béret sombre aussi, emblème d'un fond de distinction ; tout juste le rabat-il légèrement sur son front haut. Des chaussures comme tant d'autres, qu'on ne remarque même pas. Dans l'ensemble : tout pour la nuit, discret et inaperçu. (Non que ce soit voulu, mais c'est comme ça, rien d'autre à se mettre.) Les nuits de pleine lune, le barbon Alabine va errant parmi les datchas. (Ferait mieux de dormir !) A le voir de nuit sur la route, on croirait son profil découpé dans du papier noir.
Il y a pourtant en lui une tache de lumière : sa veste bâille sur une chemise blanche. Avec un col passé de mode, aux coins à boutonnière. Il est fier de sa chemise, blanche et propre — il en a deux! Il les porte à tour de rôle, immanquablement. C'est lui-même qui les lave. Homme solitaire.

 

ANDREÏ MAKINE

ANDREÏ MAKINE
Le testament français

Encore enfant, je devinais que ce sourire très singulier représentait pour chaque femme une étrange petite victoire. Oui, une éphémère revanche sur les espoirs déçus, sur la grossièreté des hommes, sur la rareté des choses belles et vraies dans ce monde. Si j'avais su le dire, à l'époque, j'aurais appelé cette façon de sourire «féminité»... Mais ma langue était alors trop concrète. Je me contentais d'examiner, dans nos albums de photos, les visages féminins et de retrouver ce reflet de beauté sur certains d'entre eux.


ANDREI MAKINE
L'amour humain

J'abordai le cadavre quand le réflexe de survie évinça toute honte. Je voulais le fouiller, lui soutirer ce qui pouvait m'être utile : l'argent et ses papiers s'il avait su les cacher aux soldats, un objet de valeur, de quoi soudoyer un garde, ce stylo que je tâtais déjà dans sa poche. Un beau stylo à plume, vestige du monde civilisé. Son poids lisse, rassurant me fit l'effet d'une amulette...
«Il n'y a plus d'encre dedans... » Le chuchotement figea l'obscurité autour de moi en une densité de verre fumé. Au bout de quelques instants, je me surpris à tendre toujours le stylo, à essayer de le rendre comme un voleur maladroit et penaud. « L'encre a séché par cette fournaise... Mais si tu pouvais retenir une adresse... »


ANDREÏ MAKINE
Le livre des brèves amours éternelles

C'est à l'âge de vingt-deux ans que Dimitri Ress commit son premier délit. La veille du défilé traditionnel dédié à l'anniversaire de la révolution d'Octobre, ilcolla sur le mur d'un bâtiment administratif une affiche, exécutée avec un vrai talent de dessinateur : les gradins où montaient les dignitaires du Parti, la marée de drapeaux rouges, des banderoles chargées de slogans à la gloire du communisme, les deux files de militaires qui canalisaient la progression des manifestants. Rien de plus réaliste. Sauf que les notables dressés sur la tribune, ces silhouettes carrées coiffées de chapeaux mous, étaient représentés en cochons.

 


ANDREI MAKINE
La femme qui attendait

"Je distingue encore au-dessus du trait noir de la barque la silhouette en long manteau de cavalier. Malgré la distance, il me semble entendre le tintement de la glace qui se brise. La même sonorité qui emplit le dilatement lumineux du ciel."

EMMANUEL MALHERBET
Pour cela

Reste-t-il un peu de nord?

Où te tiens-tu
toi
sur le fil tendu
de l'été?

des jours et des jours
et le ciel n'arrange que du bleu
et cogne
et tape en blanc sur les façades blanches

et toi
dans quel repli de fraîcheur
et d'ombre claire?

dis
comment traverses-tu les nuits
si les nuits
aussi se figent et luisent?

reste-t-il un peu du nord
où se cacher
en reste-t-il un peu
de l'ombre des arbres
de l'ombre avec en-dessous
de la vie qui est aussi
de l'amour?

...


EMMANUEL MALHERBET
Personne ne poussera la nuit

il faut voir
luminer les sillages
les oripeaux des mouettes
le ciré jaune sur une barque
le réglisse l'arc en angle
des cormorans vers l'ouest

il faut tenir le jour
dans le plein de son nom.

. Couverture de Marie Bateau-Lahu

ERNESTO MALLO
Buenos Aires Noir


 " IL faut voir ce qui se passe dans Once, le quartier juif de Buenos Aires, quand les magasins ont baissé leurs rideaux et que les trottoirs sont jonchés de restes de tissus, de rouleaux en carton, de papiers et autres déchets abandonnés par les commerçants. On croise alors des hommes, des femmes et des enfants qui fouillent les rebuts à la recherche de matériaux réutilisables ou recyclables, qu’ils iront revendre aux récupérateurs pour quelques pièces. Une activité, fouiller les poubelles, qui leur permet de survivre."

 

ANDRE MALRAUX
L'espoir

"Magnin alla à la fenêtre : encore des civils, mais chaussés de chaussures militaires, avec leurs faces têtues de communistes ou leurs cheveux d'intellectuels, vieux Polonais à moustaches nietzschéennes et jeunes à gueules de films soviétiques, Allemands au crâne rasé, Algériens, Italiens qui avaient l'air d'Espagnols égarés parmi les internationaux, Anglais plus pittoresques que tous les autres, Français qui ressemblaient à Maurice Thorez ou à Maurice Chevalier, tous raidis, non de l'application des adolescents de Madrid, mais du souvenir de l'armée ou de celui de la guerre qu'ils avaient faite les uns contre les autres, les hommes des brigades martelaient la rue étroite, sonore comme un couloir. Ils approchaient des casernes, et ils commencèrent à chanter: et, pour la PREMIERE FOIS AU MONDE, les hommes de toutes nations mêlés en formation de combat chantaient l'INTERNATIONALE."

IOURI MAMLEÏEV
Chatouny

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

"Il chemina longtemps, gagna la forêt. Il y avait belle lurette que le chaos n'y régnait plus : les arbres poussaient, imprégnés d'humanité ; non qu'ils fussent spécialement dénaturés par les papiers gras ou les vomissures, mais une lueur terne, proprement humaine, d'affliction et de décrépitude émanait de leurs troncs. Ce n'étaient plus des végétaux, c'étaient des âmes tronquées."


IOURI MAMLEÏEV
Les Couloirs du temps

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

"Le Chuchoteur se pencha sur le semi-cadavre qui le regarda avec détachement et tendresse. Alors le Chuchoteur, que dans le siècle on appelait parfois Slava, se mit à marmonner au chevet du mourant. Or le semi-cadavre n'avait pas la moindre intention de rendre l'âme: il se caressa affectueusement derrière l'oreille, sourit, se retournant soudain sur sa couche avec une langueur féline. Rien à voir avec un défunt ! Le murmure de Slava se poursuivit néanmoins, ferme et sûr. Bien que tout près l'un de l'autre, les deux hommes semblaient chacun vivre sa vie: Roman Lioubouïev, apparemment à l'agonie, et cet homme qui lui prodiguait des conseils, surnommé le Chuchoteur parce qu'il chuchotait d'ordinaire des choses confuses à ceux qui l'entouraient.
Il faut dire que l'environnement était effarant."

STEFAN MANI
Noir Océan

"Il est quatre heures de l’après-midi moins quelques minutes. Le ciel est d’un gris atone, l’océan anthracite à l’est se colore de noir ; à l’ouest, la brise apporte des relents d’algue pourrissante. Il ne fait ni chaud ni froid, une brume salée et tiédasse colle au navire qui, à en croire la boussole, dérive vers le sud sur les vagues qui s’élèvent et s’affaissent comme des montagnes endormies."

YVES DI MANNO
Terre sienne

langue de terre
(sienne)

s'avançant dans la nuit
dont j'émerge

chaque jour ayant dû

ignorer le corps
qui la signe...

CHRISTOPHE MANON, FREDERIC D. OBERLAND
Jours redoutables

"Pourquoi toujours est-ce.        À soi que l’on porte.        Les plus impitoyables coups pourquoi.       Faut-il que l’on s’acharne ainsi.        Sur ceux qui nous sont.       Le plus cher que nous.       Aimons et dont le sort.       Nous importe aiguisant. Griffes et canines avec la belle férocité.        De jeunes carnassiers roulant.        Dans la poussière de pauvres.       Créatures affolées puis.        On s’en retourne repu l’oreille.       Basse lécher nos plaies.       Au fond de la tanière."

 

"Combien d’étreintes encore et combien.       D’épreuves avant que ne cesse.        Le manège incertain et que l’on passe.        De l’autre côté du miroir où rien.       N’est transitoire combien d’autres et de plusieurs.       Dans nos bras sous nos mains quelles.       Quantités de drogues d’alcools ou bien.       D’altérités avant de s’en retourner.       Poser de blancs baisers sur la glaise et d’être emportés.       Par l’ombre ou la rumeur."


CHRISTOPHE MANON
Extrêmes et lumineux
Pâture du vent

"C’est ainsi que tout a commencé. Le jour était venu. Un jour comme un autre, pas plus. L’univers était en expansion et le monde tournait mollement sur son axe sans qu’on s’en aperçoive."  

"La chaleur ondulait sans fin au-dessus de la prairie en pente ; elle irradiait en grosses gouttes de sueur sur le front du garçon et s’épanchait sous ses aisselles en large tâches brunes. De nouveaux organes mûrissaient sous son épiderme en distillant des sécrétions sur les parois de ses muqueuses. La fille était là aussi, auréolée de grandes boucles dorées."


CHRISTOPHE MANON
Au nord du futur

ÉTRANGERS DANS LA LANGUE écartelés
entre deux siècles les pieds au nord du futur nous savons
le goût du désastre où quelque chose de stellaire a disparu
puisqu'on ne peut arrêter
la chute des astres et sur nos lèvres la cendre qui fut s'élevant dans
l'air rouge du matin où désormais s'enlisent
nos espérances la mort
nous fauche-t-elle dans l'indifférence ou bien
en nous parlant doucement avec autant
d'amour qu'elle peut expliquant ce qu'elle fait et
pourquoi elle le fait et se dérobe-t-elle
la terre sous nos pieds faute
de l'avoir aimée.


AMANDINE MAREMBERT
L'ombre des arbres diminueà certaines heures du jour

Elle portera une ombre au fond du bassin
qui grandira au soleil de midi
qui se répandra la nuit tombée
Elle tentera de l'apprivoiser
mais ne pourra s'en détacher
Il lui faudra composer
avec la face cachée de la lune


AMANDINE MAREMBERT
à perpète

Ta voix au téléphone
il y a deux jours
elle sonne encore clair
dans ma tête
j'ai peur de la perdre
c'est en la retenant par la manche
que j'en déchire le tissu

BEN MARCUS
L'Alphabet de flammes

"Les gens avaient envahi la rue. Je ne pouvais pas voir leurs visages. L'évacuation se déroula avec ordre, et dans le déni total - ce qui nous épargna les expressions de douleur trop démonstratives. C'était une journée chaude, les pleurs dévalaient la colline, les pleurs de quelqu'un d'autre, et dans notre propre jardin, sous l'ombre fracturée du plus vieil arbre de notre pâté de maisons, un grand désordre de phalènes troublait l'air. Ces phalènes, de la taille d'oiseaux, étaient lentes, et si gauches qu'elles auraient tout aussi bien pu être étiquetées et numérotées."

STEPHEN MARKLEY
Ohio

"Il n’y avait pas de corps dans le cercueil. C’était un modèle Star Legacy rose platine en acier inoxydable 18/10 qu’on avait loué au Walmart du coin et enveloppé dans un grand drapeau américain. Il descendait High Street sur une remorque à plateau tractée par un Dodge Ram 2500 de la couleur des cerises trop mûres. Un froid hivernal avait envahi le mois d’octobre et des bourrasques cinglantes et erratiques fendaient New Canaan, aussi imprévisibles que des caprices d’enfant. "

ANDRE MARKOWICZ
Figures

Oui, l'ombre de l'ami, le plomb des vagues,
et l'alcyon de brume, et par trois fois
tendant les bras, voyelles,
«il transformait
les larmes en pensée»,
je vous le dis
à vous, pour, le disant,

dans la soie de l'écoute,
être entre.

Je vous redis ces chants,
les chants des autres,
les fils tissés, l'écho réagrégé de cette
indéchirable soie du son, la terre existe
quand on commence à la sentir,
qu'on sait, en se taisant, lui laisser prendre
son temps à elle, être un passage,
pour l'hospitalité et le présent.

 


ANDRE MARKOWICZ
Les gens de cendrE


Cette rumeur errante est revenue

la nuit cogner

en « hirondelle aveugle »
à la fenêtre double et quand

je me levais pour lui

ouvrir, ou quoi,

ou regarder, j’avais le coeur

creusé et l’impression que l’ombre
avait, là–bas, fini
par se confondre avec

la pluie et les

pierres non ravalées de notre rue.

FRANCIS MARMANDE
La police des caractères

A propos de Miles Davis:
"Le plus grand?, on n'en a rien à faire : l'un des plus lucides, oui, le plus exact avec le tempo, avec son temps, allé aussi loin que possible dans l'inconnaissance contrôlée de lui, certainement. D'où les drogues, d'où l'amour, d'où la folie, d'où l'impérieuse gaieté du sexe, d'où la peinture. Tout ce qui nous dépasse, vous et moi, visiblement."

BENOÎT MARTIN
Minuit écartelé


"Des sacrilèges inondent la cathédrale où j'avance. Filles et garçons avec la langue s'embrassent, les couples s'ignorent, les enfants tonitruent. Les prêtres saluent, langoureux, les notables aux écharpes vives sur les manteaux sombres. Leurs cheveux gris ont connu le peigne, et, pour certains, encore un peu de gomina. Des chignons stériles se penchent vers des enfants qui continuent de pleurer face aux grimaces des corps abîmés par le temps. Des enfants asservis promènent leurs aubes au milieu de la nef, comme des putes ou des vestales déflorées."

 

 

JEAN-CLAUDE MARTIN
Que n'ai-je

"Un jour, rien ne te sauvera plus. Ni la courbure des plaines, ni ce point de l'horizon où le ciel effleure la hanche des collines. Ni la douceur de l'herbe, les sculptures des nuages, les bruits familiers des hommes dans le lointain... Ce ne sera pas un chagrin que trois mots d'un poème pourraient consoler. L'air deviendra un mur de glace... Tu ne fuiras plus."


JEAN-CLAUDE MARTIN
Le beau rôle

Fin de l'été. Le premier rhume m'a pris à la gorge.
Pas grand malheur. La terre tourne. Sans regarder ceux qu'elle écrase. Amis enfuis. Années passées comme le café ... Un jour, le monde tournera sans nous. On sera dans le ventre de la boule. A écraser ceux qu'on n'a jamais vus ...

 

Au-revoir, nous allions dire au-revoir et nous n'avions rien dit. L'escalier nous attirait dans son vertige. Les mots étaient restés sous la gorge. Quels mots d'ailleurs devait-on dire? Mais, en refermant la porte, la vie nous parut plus vide que la cage d'escalier ...

LIONEL-EDOUARD MARTIN
Cor

"Et dans la pièce en face, au-dessus de la porte, à l’étage de la boutique, les volets s’entrebâillent sur un trait de lumière mais assez fort pour laisser percevoir son visage ou ce visage qui lui ressemble, comme peut lui ressembler un visage amaigri, sans cheveux – ce visage qu’il voit comme porté vers lui par le trait de lumière alors qu’il joue, seul, tendre, à lèvres déchirées, leur mélodie, seul sur la placette, continuant de jouer – seul –, jusqu’au moment que d’un coup sec les volets se referment, et Cor reste seul, dans le noir, tenant contre son cœur ensanglanté le cor qui refroidit, sans souffle, mort."

 

YVES MARTIN

YVES MARTIN
la mort est méconnaissable

"Un seul y retournera, s'installera
Parmi les usines vides, le chiendent, les chardons, les salades sauvages.
Il imprimera, diffusera un journal local
Une nuit, il se blottira dans sa voiture avec les invendus,
Avec sa compagne, une grenouille,
A l'odeur de cyprine, de semence
A l'arrière goût de chocolat
Il mettra le feu. Une saine explosion
Comme au temps des bouffardes
Dans les cinglants hauts fourneaux! "


YVES MARTIN
Je rêverai encore

"Quand ils se quittèrent, il leur sembla être exilés au bord d'une féérie, dont, toujours, un pan leur resterait invisible."

"Le ciel d'une précision insoutenable l'invitait à ne rien faire de sa vie, à baguenauder, à ne prononcer que quelques mots essentiels."

"Les cafards perdront sans témoins leurs guerres millénaires. Les fourmis rouges aborderont les meetings dont on ne revient pas. Je ne puis me lasser de conter ce qu'aurait dû être mon enfance. Qui me parlait l'autre jour de mon culte du passé? Je n'y vois que le présent, un présent qui ne se veut pas linéaire, mais total."


YVES MARTIN
Le bouton d'or

C'était une jeune Noire au chignon presque strict, des yeux, — au fait, quels yeux avait-elle ? — des lèvres libres, oui, c'était cela, leur épaisseur garantissait toutes les libertés. Elle était d'un noir que rien ne calmait, la lumière elle-même s'y brisait, c'était un noir comme devait être le jour de l'éden où aucune nuance n'existait pour le plus grand bonheur des hommes. Elle portait une mini bleue. Elle était petite. Sur le bouton d'or, couraient deux galets limpides.


YVES MARTIN
Retour contre soi

ll est indécrottable. Il ne comprend jamais rien. On ne déboule pas comme ça avec ses idées de poète, sa tignasse d’ancien clerc, ses pantalons rasant d’un peu trop près l’asphalte, des chaussures aspergées d’urine, celle du temps, des gens et des bêtes. On ne se contente pas pour tout compagnon d’un journal, encore moins d’un vieux journal
disparu depuis des lunes, Opéra, Arts, Carrefour... ll faut prendre, soulever tous ces bagages. Tous. Sans aide. Surtout ne pas chercher d’excuses: c’est impossible. Comment les traîner ? Ce n’est pas vrai. Cela ne présente aucune difficulté quand on a le recours de l’écriture, ses élasticités, ses tentacules.


YVES MARTIN
Je fais bouillir mon vin

Dormir toute une nuit sur un ponton de mer,
Manoeuvrer le froid, ne pas se reconnaître,
M'entendre dire, au matin,
Vieux, vous êtes bredouille.

 

JEAN-PIERRE MARTINET

JEAN-PIERRE MARTINET
L'ombre des forêts

"Mais l'absence de musique est atroce, surtout lorsque la lumière du ciel fait défaut."

"Ils veulent tous affirmer qu'ils sont vivants, mais pas un seul n’est capable d’en apporter la preuve. Résultat : même l'éternité pourrit. Le silence est contaminé. Le silence se désagrège lentement. D’un vert très pur au début, il s’assombrit peu à peu, devient noirâtre avec des marbrures blafardes, puis il se détache par pans entiers qui vacillent un instant dans l'espace, avant de retomber en poussière fine sur le visage. Alors, il suffit d’écarter de la main les feuillages d’ombre. Peut-être pour la centième fois se relever, abandonner les draps trempés de sueur. Ouvrir un œil rouge. Par la fenêtre, on aperçoit un homme seul qui avance sous l'atroce couleur tango de la lumière, au milieu de la rue, d'une démarche un peu mécanique, et on a envie de la mort."

 


"Car de trop neiger on s'ensommeille"
JP Martinet "

JEAN-PIERRE MARTINET
Jérôme

A vrai dire, j'en étais fou, moi, de la salade de museau. Et lui ? Pas tellement. Il avait l'air presque gêné en m’avouant cela, comme s'il s'agissait d’un secret honteux. ]e lui ai dit que cela n’avait pas tellement d'importance, finalement. Je connaissais plein de gens remarquables qui n'avaient pas le moindre goût pour la salade de museau, et cela ne les avait nullement empêchés de très bien réussir dans la vie. ll ne fallait pas qu’il s’en fasse pour cela.
Il m'a affirmé, en insistant sur chaque mot d’une manière que je n'ai pu m’empêcher de trouver bizarre, qu'il n’avait absolument rien contre la salade de museau, bien au contraire, mais ce qu’il supportait mal c’était l'ensoleillement du vinaigre.


"A force, à force, oui, de trop neiger, on s'ensommeille"
JP Martinet

JEAN-PIERRE MARTINET
La somnolence

]e les entends, elles sont là. Elles sont là et elles m'espionnent. ]e sens sur moi leur regard maladif, sournois, je devine dans la pénombre de la chambre leur visage blanchâtre, grêlé de taches de rousseur, leurs yeux cernés de fillettes vicieuses, leurs bras maigres et mal lavés. ]e sens leur odeur fade, écoeurante, assez semblable à celle
des punaises lorsqu'on vient de les écraser entre le pouce et l'index dans un réflexe de dégoût. Sentez-vous cette odeur? Non, évidemment. Le contraire m'eût étonné. Les entendez-vous, au moins? D'abord, une rumeur, très loin, puis une chanson entrecoupée de rires, une chanson qui se précise peu à peu sans que l’on n’arrive jamais vraiment à en comprendre les paroles. C'est horripilant de ne pas comprendre, n’est-ce pas? Encore faut-il entendre. Vous les entendez? Dites-moi que vous les entendez. ]e vous en supplie. Une phrase, un mot, même un grognement inarticulé... Mais vous vous taisez, évidemment. Même si vous entendiez quelque chose, vous ne
diriez rien, je vous connais, allez. Uniquement pour me faire souffrir, pour m'humilier.


JEAN-PIERRE MARTINET
C eux qui n'en mènent pas large
Le dilettante

Maman regardait le ciel mais, de là-haut, personne ne le regardait, lui, Maman, il le sentait bien. Il était incollable sur la question.


JEAN-PIERRE MARTINET
Nuits bleues
calmes bières

Ce soir-là, en rentrant chez lui, après avoir renversé une bonne dizaine de poubelles, égorgé trois chiens et giflé
un aveugle saoul qui l'avait pris pour Marilyn Monroe (il avait essayé de l'enlacer au milieu de la rue, sous la pluie,
mais il avait réussi à s'échapper. L'aveugle avait fini par glisser et gesticulait sur la chaussée en suppliant sa chère Marilyn de revenir), il se dit que, décidément, il n’avait plus grand-chose à voir avec le gentil garçon que sa grand-mère emmenait tous les soirs, en hiver, sous les flocons de neige en coton hydrophyle, aux "Dames de France", place Abel-Surchamp, à Libourne, se gaver de pâtes de coing à cinq francs, au milieu des ampoules rouges et bleues clignotantes.

 

 

FRANCOIS MASPERO
Les abeilles & la guêpe

Résister? Au début de 1941, Boris Vildé qui animait le « réseau du musée de l'Homme » - l'un des premiers réseaux organisés dès 1940, qui publiait le journal clandestin Résistance - passa la ligne de démarcation pour aller solliciter Malraux, réfugié dans le Midi. On connaît la fin de non-recevoir de Malraux : " Soyons sérieux. Avez-vous des armes ?"
À la même date, à cinquante-sept ans, mon père était un monsieur sérieux. Sinologue, professeur au Collège de France, membre de l'Institut. A part son épée d'académicien, il n'avait pas d'arme.
Un mois à peine après la rencontre de Vildé avec Malraux, le réseau fut démantelé sur la dénonciation d'un agent de la Gestapo qui s'y était infiltré. Mon père fut pris dans le coup de filet et passa plusieurs semaines à Fresnes, au secret.

«Que les historiens se penchent sur ces pages. Ils y verront à l'œuvre un travail exemplaire - modeste, honnête, rigoureux - pour faire surgir des brumes de la mémoire le socle solide des événements d'autrefois. Leçon d'histoire, certes, mais pour tout lecteur, pour chacun de nous, dans son rapport au passé et à soi-même; leçon tout court. » Jean-Pierre Vernant, la Traversée des frontières

ALICE MASSENAT
L'Homme du sans-sépulcre

"Bien sûr
ces pas je les entends encore
se frottant à des tympans
qui n'en sont plus vraiment
qu'en cas de disette
les sépulcres de nouveau à la une
la question aux rideaux éclaboussés et tapis
plus calabres en sirupeux qui se bécotent
Et oignant autant de cadavres
au-devant de ton sourire incrédule
les rebaptisant, les rejouant mannequins ovés
ou aux rictus de tant d'autres — sas agapo
j'irai me perdre
hystérique du carrefour barcelonien,
entre crises extinguibles et larmes
pourfendantes du verbe
où d'aucuns s'en iraient se noyer hâves
omettant de leurs corps
ces simples lobes putréfiés"

 

SOPHIE MASSON

SOPHIE MASSON
Les anges tranquilles

Longtemps, j'ai marché. Erré entre les
arbres de la mélancolie. Guetté l'ouverture, le
passage. Sans jamais le trouver. Un fleuve
nous séparait. Vous que je voyais rire, aimer,
danser, parler, chanter, vivre. Vivre encore.
Toujours plus. Et moi qui attendais. Passi­
vement. Sans bouger. Sans oser respirer. Petite
fleur sans pétales, sans parfum, sans lumière.
Oui, longtemps, j'ai marché. Les mots qui
m'accompagnaient, tels des anges tranquilles,
veillant sur mon bonheur. Discret. Sans tapage.
Presque transparent. Écrire pour oublier. Non.
Pour dire. Le vide, l'ennui, l'envie. L'envie de
naître au monde, d'avaler le soleil des ivresses
fertiles. Partager sans compter. Se tromper de
chemin, peut-être. Avancer. Avancer. Être
enfin debout. Être un homme. Avec ses failles,
ses blessures et ses doutes. Jeter un pont. Fran­
chir le fleuve. Atteindre l'autre rive. Sans se
retourner. Entrer dans la danse.


SOPHIE MASSON
L'Intime

Tapie dans l'ombre
du désir,
la passerelle bleue
se dérobe
aux regards mutilés.
Le silence au couteau
menace l'équilibre,
elle s'accroche
à ce fil si ténu
d'espérance.


SOPHIE MASSON
Son histoire

Il feint l'indifférence.
S'abstient de commentaires, de notes bleues réservées à la mémoire des brumes de sa vie saltimbanque. Il jongle avec les mots pour camoufler son double. N'ose parler qu'à son ombre pour louer la lumière de ses plus belles amours tendues vers l'immuable.

 

 

JEAN-FRANCOIS MATHE

JEAN-FRANCOIS MATHE
La vie atteinte

Le soir vient d'abord dans les voix
poser sur chaque mot une ombre.


JEAN-FRANCOIS MATHE
Agrandissement des détails

Un jour on est ce voyageur
qui n’atteint même plus son départ.
Il tire sur sa cigarette
pour réduire un peu la distance,
puis il fait tomber la cendre
comme de l’espoir devenu gris.


JEAN-FRANCOIS MATHE
Le ciel passant

: ….on dirait que ses doigts à lui n’ont jamais appris
qu’à tourner les pages, à savoir sur l’une
laisser l’autre retomber avec un bruit qui
n’est qu’une inflexion du silence. Il est là,
invisible, peut-être seul à connaître la sortie
du labyrinthe, et un ciel où l’espoir monte
indéfiniment malgré le feu dans ses ailes.
(Portrait du poète ?)


JEAN-FRANCOIS MATHE
Le temps par moments

Reste la fumée de la cigarette
comme pour témoigner
que tout ne fut pas vain
que l’immobile aussi
peut avoir un sillage

Et qu’on s’est senti vivre
en se repêchant par moments
dans le filet du souffle


JEAN-FRANCOIS MATHE
Sous des dehors

Il y eut
dans les yeux qui passèrent
des lignes de fuite
des points de mire
qui ne servirent à rien…

OLIVIER MATUSZEWSKI
Lieu
l'insistance

Lèvre à pleine dérision de sable plein les mots. Lèvre coupée d'innocence à ce jour embue parfois chaque paroi d'un baiser rien. J'ai ma prison à l'heure de l'étale. Mes paroles vierges timidement énoncées. Fébriles comme des bêtes. C'est beau comme rien ne tremble. Beau si plus que bête tout.

PIERRE MAUBE
CE QUE DISENT LES MOTS
ANTHOLOGIE

A l'occasion des "30 ans des éditions Le dé bleu, Pierre Maubé a réuni 30 poètes de cette maison
Antoine Emaz
De peu


c'est vrai il y a peu
pour ne pas dire rien
à dire d'un jour
parmi d'autres

tout se tasse
et dépose le soir
plus vieux

dans le tas
des forces bougent
on les tient mal
elles nous tiennent
debout
dans le tas



JEROME MAUCHE
superadobe

Patrick Mougnères enfourche une moto d'occasion et fonce sur les routes tortueuses pour démontrer la justesse de son ponit de vue qui serait d'aplanir le paysage afin de récupérer cet ensemble de plis et de vallons géologiques de différents types d'âges et de créer avec, dans le canton, un lieu collectif nouvellement d'éducation, de sport et de loisirs

 

JEAN-MICHEL MAULPOIX

JEAN-MICHEL MAULPOIX
Pas sur la neige

Elle et lui sous la neige: c'est une histoire qui se répète.
Elle, qui se veut si sûre. Lui, incertain et décousu. Toujours creusant de vieilles douleurs, le cœur mal amarré. Désireux de nouvelles attaches, mais si vite agacé de ne pouvoir aller et venir à sa guise. Ou ne sachant se retenir d'éprouver cruellement la solidité des liens neufs en tirant brutalement dessus jusqu'à ce qu'ils menacent de se rompre. Moins capable de vivre l'amour que de le considérer. Lui, malade de soi, ne pouvant ni guérir par lui-même, ni confier à autrui le soin de son apaisement. Lui, travailleur au noir : de la famille de ceux qui font de la beauté avec de l'encre, de la neige avec de la suie. Lui, de ceux qui noircissent, qui aggravent et recreusent. Ceux à qui un amour apporte moins de force que de vertige, tant ils craignent qu'il ne les prive de l'espèce de curieux ménage qu'ils forment avec l'obscurité.


JEAN-MICHEL MAULPOIX
Une histoire de bleu
suivi de L'instinct de ciel

Le bleu du ciel se passe de nos services.
Voilà qu'avec des mots sonores nous prétendons le célébrer, quand en réalité nous rédigeons la mièvre apologie de notre misère. Nous réclamons de l'impossible et balançons nos phrases pour ressembler aux dieux. Mal employé, ce bleu n'est qu'un mot de trop dans la langue: une épithète naïve, une épite, ou un épithème, à peine un saignement de nez, un hoquet, pas de quoi faire une histoire! Et pourtant cela nous occupe: l'infini est plein de péripéties, nul n'en achèvera la chronique. Tout ce bleu, en nous, est une lumière qui brûle, qui attend son jour, qui le chasse à cor et à cri, qui creuse, qui trace, qui détecte, corrompue, sans doute, et vite empiégée, déçue et décevante, mais nous n'en avons pas d'autre, pas de plus intime, il faut s'y plier, il n'est pas de chant pur, pas de parole qui ne rhabille de bleu notre misère.

 


JEAN-MICHEL MAULPOIX
Chutes de pluie fine

Voyager à rebours, lentement ou très vite. Réclamer l'impossible et désirer le simple. Oser la notion de ciel intérieur. Cultiver l'aptitude au quotidien et saluer la beauté. Eviter de trop élaborer. Toucher à peine. Suivre le rythme. Se tenir en éveil avant de disparaître. Toujours garder en tête une averse de pluie fine.

...

Moi: ce point instable et vibratoire sur lequel toute altérité vient jouer sa musique.

...

Nous offrons à autrui ce par quoi nous sommes seuls, séparés jusque dans l'amour, et silencieux sous les replis de notre voix.

...

Toujours à la recherche du point d'incandescence où la flamme de vivre devient visible.

 


JEAN-MICHEL MAULPOIX
L'instinct de ciel

"L'amour étreint à la même chair cette précarité que le poème crispe en paroles. Là où nous voulons aller boire et tentons de puiser un peu de transparence, n'est-ce pas au puits sans fond autour duquel s'est construite notre vie? De quelle espèce est-il? D'aucune qui ait un nom. De celle plutôt, indéchiffrable, d'où tous les noms proviennent. Puits à langage, puits du désir, puits de la finitude et de son énigme infinie..."

 

LAURENT MAUVIGNIER

LAURENT MAUVIGNIER
Autour du monde

"Quelle heure il peut être chez moi ? se demande Guillermo, histoire de ne pas rester sans rien faire ni attendre encore alors que dehors, de l'autre côté de la vitre, l'image de cette fille se mêle aux reflets du comptoir, avec les pans entiers de miroirs et les néons jaunes et roses qui se dessinent dans le gris du ciel, comme des peintures suspendues au vide.
Yûko ne semble pas décidée à raccrocher. Pourtant, se dit Guillermo, depuis vingt minutes qu'elle est dehors, elle doit avoir froid. Mais elle ne reste pas en place et semble exclusivement tournée vers ce qu'elle dit et entend, et, si Guillermo en juge par cette façon qu'elle a de parler, elle défend, elle attaque, son agacement ressemble à des petits hoquets ou à des cris retenus, à peine lâchés, comme des bombes à fragmentation."


LAURENT MAUVIGNIER
Dans la foule

Nous deux, Tonino et moi, on n'aurait jamais imaginé ce qui allait arriver - Paris au-dessus de nos têtes et cette fois on ne s'y arrêterait pas. On a glissé sous Paris et les wagons du métro filaient vers la gare du Nord, sans que ni Tonino ni moi ne nous disions, tiens, et si on s'arrêtait quand même voir le temps et l'argent qu'on n'a pas nous filer entre les doigts? Non, on ne s'est pas arrêté, on a filé comme ça jusqu'en Belgique, sans regarder la France et le temps qu'on laissait derrière nous, sans attendre que Tonino agite ses mains, larges comme on imagine celles d'un boxeur ou d'un désosseur de vieilles voitures, en spatules, carrées, robustes, pour nous promettre des moments formidables.


LAURENT MAUVIGNIER
Apprendre à finir

"Et moi c'était devenu si vide, si mort, je voulais juste le vent dans la bouche et l'air pour me brûler les yeux et puis, et puis après je me disais, je vais le voir, lui, à la maison, je ne dirai rien, rien, on ne parlera pas, je poserai les courses dans les placards, dans le frigo. Mais je ne dirai rien. Je n'aurai pour lui que le regard qu'on traîne sur les photos quand on passe le chiffon dessus, c'est tout."


LAURENT MAUVIGNIER
Loin d'eux

"Car on rentre toujours à pied. Pas parce que passé une heure il n'y a plus de métro et que ça obligerait à ça, la marche, mais parce qu'il faut ce moment où être seul un peu éloigne de la solitude, et vous ramène profond en vous, là où à creuser vous trouvez un espace de repos."

KEITH McCAFFERTY
La Vénus de Botticelli Creek
Le baiser des Crazy Mountains

"Sean sifflote tandis qu’il s’avance dans la Yellowstone River, à l’est de Livingston. L’éclosion de phryganes qu’il attendait n’a pas eu lieu et il a noué une Madonna, une grosse mouche streamer confectionnée avec deux bandes de poils roux de lapin censées imiter les pinces d’une écrevisse. Il tente sa chance, puis, après quelques lancers infructueux, remplace la Madonna par son joker, une mouche de sa conception en plumes de marabout dont Sam s’est attribué la paternité et qu’il vend dans sa boutique, sous l’appellation Sam’s Skinny Minnow1. Celle-ci est noire avec des reflets olive et leurre une truite de quarante-cinq centimètres bien dodue. Sean la ramène au bord en la laissant se défendre un peu, puis la décroche, la relâche et la regarde plonger dans les profondeurs de la rivière. Stranahan n’a plus guère envie de pêcher. Il accroche l’hameçon de sa mouche à un anneau de sa canne et s’assied sur un tronc confortable. "

 

COLUM MCCANN

COLUM MCCANN
Et que le vaste monde poursuive sa course folle

"Il aimait les endroits qui manquent de lumière. Les docks. Les asiles de nuit. Les coins de rue aux pavés brisés. Il traînait souvent avec les ivrognes de Frenchman’s Lane et de Spencer Row. Il apportait une bouteille, faisait passer. Lorsqu’elle revenait à lui, il buvait une rasade d’un geste exagéré et s’essuyait la bouche du revers de la main, comme un vrai pochetron. Ils voyaient bien qu’il n’y tenait pas vraiment, qu’il attendait sagement son tour."


COLUM MCCANN
Les saisons de la nuit

" Le soir qui précéda la première chute de neige, il vit un grand oiseau gelé dans les eaux de l’Hudson. Il savait bien que ce devait être une oie sauvage ou un héron, mais il décida que c’était une grue. Le cou était replié sous l’aile et la tête plongeait dans le fleuve. Il scruta la surface de l’eau, et se représenta la forme antique et décorative du bec. L’oiseau avait les pattes écartées et une aile déployée comme s’il avait essayé de prendre son vol à travers la glace."


COLUM MCCANN
Le chant du coyote

"Juste avant de rentrer chez moi en Irlande, j’ai vu mes premiers coyotes. Ils pendaient à une palissade près de Jackson Hole dans le Wyoming. Un jaillissement de fourrure brune sur un champ de neige molle, leurs corps suspendus la tête en bas, attachés au pilier par une ficelle orange. Ils avaient deux traces de balle bien nettes dans le flanc à l’endroit où le brun se mêlait au blanc. Ils étaient complètement desséchés et puaient la décomposition. Leurs museaux et leurs pattes touchaient l’herbe et leurs gueules étaient grandes ouvertes, comme sur le point de pousser des hurlements."


COLUM MCCANN
Apeirogon

"Figurez-vous les choses ainsi : vous êtes à Anata, à l’arrière d’un taxi, avec une jeune fille dans vos bras. Elle vient de prendre une balle en caoutchouc à l’arrière de la tête. Vous vous rendez à l’hôpital. Le taxi est bloqué au milieu de la circulation. La route qui passe par le checkpoint de Jérusalem est fermée. Au mieux, vous serez arrêté si vous tentez de traverser illégalement. Au pire, le chauffeur et vous serez abattus pendant que vous transporterez l’enfant abattue. Vous baissez les yeux. L’enfant respire encore. "

"Pour lui, tout tournait encore autour de l’Occupation. Elle était un ennemi commun. Elle était en train de détruire les deux camps. Il ne haïssait pas les juifs, disait-il, il ne haïssait pas Israël. Ce qu’il haïssait, c’était le fait d’être occupé, l’humiliation que cela représentait, l’étouffement, la dégradation quotidienne, l’avilissement. Il n’y aurait aucune sécurité tant que l’Occupation ne cesserait pas.
Essayez un checkpoint ne serait-ce qu’une journée. Essayez un mur en plein milieu de votre cour d’école. Essayez vos oliviers défoncés par un bulldozer. Essayez votre nourriture en train de moisir dans un camion, à un checkpoint. Essayez l’occupation de votre imaginaire. Allez-y. Essayez."

CORMAC McCARTHY
Stella Marris
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Paule Guivarch

 " L’Institut avait été fondé pour lui et un autre mathématicien du nom de Dieudonné, par un Russe fortuné du nom de Motchane – si c’était bien son vrai nom – qui était fou à lier. L’Institut s’inspirait du modèle de l’IAS. À Princeton. Oppenheimer faisait partie du conseil scientifique. J’y suis restée un an, mais les fonds avaient déjà commencé à se tarir. Finalement je n’ai pas touché la totalité de ma bourse. J’étais la seule femme là-bas. Au début tout le monde croyait que je travaillais à la cuisine. "


CORMAC McCARTHY
Le passager
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Serge Chauvin

 " Emmitouflé dans une couverture de survie grise qu’il avait sortie du sac de secours il buvait du thé brûlant. La mer sombre clapotait autour de lui. Le bateau des garde-côtes ancré à cent mètres ballottait dans la houle feux de mouillage allumés et au-delà à dix milles au nord on voyait les phares des camions progresser vers l’est sur la route 90 en quittant La Nouvelle-Orléans pour rejoindre Pass Christian, Biloxi, Mobile. Le concerto pour violon no 2 de Mozart résonnait dans le magnéto. Il faisait six degrés et il était trois heures dix-sept du matin."

" Le printemps venu, des oiseaux commencèrent à affluer sur la plage après avoir traversé le golfe. Des passereaux exténués. Des viréos. Des tyrans et des gros-becs. Trop épuisés pour bouger. On pouvait les ramasser dans le sable et les tenir dans sa paume tout tremblants. Leur petit cœur battant, leurs yeux papillotant. Toute la nuit il arpentait la plage avec sa lampe torche pour repousser les prédateurs et à l’approche de l’aube il s’endormait dans le sable avec les oiseaux. Afin que nul ne trouble ces passagers. "


CORMAC McCARTHY
La route

Ils mangeaient plus chichement. Il ne leur restait presque rien. Le petit était debout sur la route avec la carte dans la main. Ils écoutaient mais n'entendaient rien. Pourtant il voyait les terres nues qui s'étendaient en direction de l'est et l'air était différent. Ce fut au sortir d'un tournant de la route qu'ils l'aperçurent et ils s'arrêtèrent et restèrent immobiles avec le vent qui leur soufflait dans les cheveux maintenant qu'ils avaient baissé les capuchons de leurs vestes pour écouter. Là-bas c'était la plage grise avec les lents rouleaux des vagues mornes couleur de plomb et leur lointaine rumeur. Telle la désolation d'une mer extraterrestre se brisant sur les grèves d'un monde inconnu. Là-bas dans la zone des estrans un pétrolier à moitié couché sur le côté. Au-delà l'océan vaste et froid et si lourd dans ses mouvements comme une cuve de mâchefer lentement ballottée et plus loin le front froid de cendre grise. Il regardait le petit. Il voyait la déception sur son visage. Je te demande pardon elle n'est pas bleue, dit-il. Tant pis, dit le petit.


CARSON McCULLERS

CARSON McCULLERS
L'horloge sans aiguilles

"Hébété de fatigue, l’esprit vide, Malone s’enfonça dans le crépuscule de novembre. Un pivert éclatant becquetait avec un bruit creux un poteau télégraphique. Seul le pivert troublait le silence de l’après-midi. "


CARSON McCULLERS
Frankie Adams

"C’est arrivé au cours de cet été si vert qu’on en devenait fou. Frankie avait douze ans. Elle n’était membre de rien, cet été-là. Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle se sentait sans aucune attache, et elle rôdait autour des portes, et elle avait peur. "


CARSON McCULLERS
Reflets dans un oeil d'or

"Il existe dans le Sud un fort où, voici quelques années, un meurtre fut commis. Les acteurs de ce drame furent deux officiers, un soldat, deux femmes, un Philippin et un cheval. "


CARSON McCULLERS
Le chasseur solitaire

"La rue était déserte : c’était un dimanche, en fin de matinée, et il faisait très chaud. Le chariot grinçait et bringuebalait. Bubber ne portait pas de chaussures, et le trottoir lui brûlait les pieds. Les ombres trop courtes des chênes verts donnaient une fausse impression de fraîcheur. "

"Patterson le guida vers le manège partiellement recouvert. Dans la lumière de l’après-midi finissant, les chevaux de bois immobiles offraient une vision fantastique. Ils caracolaient sur place, percés de leurs barres aux dorures ternies. Le cheval le plus proche de Jake avait la croupe fendue et hérissée d’échardes, et des yeux aveugles, frénétiques, avec des lambeaux de peinture écaillée autour des orbites. Le manège inerte semblait sortir d’un rêve d’alcoolique. "


THOMAS MCGUANE

THOMAS McGUANE
Quand le ciel se déchire

"Nous avions déposé notre prise, une perche, dans une auge en pierre devant la fenêtre du salon. Un orme y faisait de l'ombre, et quand les lourds rideaux étaient ouverts afin que ma mère, assise au piano, puisse déchiffrer ses partitions, les vitres reflétaient les stries du poisson.
Nous les attrapions des rochers de la berge, que venaient submerger les vagues levées par le passage des cargos. Ces navires poussaient devant eux, là-bas au loin, une grosse houle sans paraître eux-mêmes se déplacer sur l'immensité du lac. Mon ami de cette année-là, un garçon du nom de Jimmy Meade, apprenait à les identifier à leurs cheminées. Nous aimions bien la Bob-Lo Line, la Cleveland Cliffs et la Wyandotte Transportation, frappée de l'effigie d'un fier Peau-rouge. Nous guettions caboteurs, tankers, minéraliers, et prêtions l'oreille à la plainte de leur corne de brume. Les vagues de sillage de ces bâtiments se mouvaient lentement vers le rivage à la surface des eaux immobiles. Elles étaient le trait le plus remarquable du paysage, et plus notable que le Canada tapi en arrière-fond, aussi mince et bas que l'horizon. "

 


Etonnants Voyageurs, juin 2019


THOMAS McGUANE
Sur les jantes

"Je suis Berl Pickett, le Dr Berl Pickett. Mais je signe chèques et documents « I. B. Pickett », et il faut sans doute que je m'en explique. Ma mère, une femme énergique s'il en fut, ardente patriote et chrétienne évangélique, choisit mes prénoms en l'honneur du compositeur de God Bless America. C'est ainsi que je m'appelle en réalité Irving Berlin Pickett, et que je suis parfaitement conscient du caractère ridicule de mon nom. Mon père aurait préféré « Lefty Frizzell Pickett », et c'eût été encore pire. En tout état de cause, mon nom, comme ma vie même, a quelque chose d'une reprise, d'un emprunt, difficile à contester. En fait, j'ai appris peu à peu à me réjouir de mon sort en évoluant parmi mes congénères, bien souvent prisonniers de leur foyer, de leur métier, de leur famille... et de leur nom ! "


THOMAS McGUANE
la fête des corbeaux

"Mère a des hauts et des bas. Tantôt elle nous reconnait, tantôt non, mais de moins en moins. C'est en tout cas l'opinion de Kurt. Moi, je pense qu'elle nous remet mais n'est pas toujours satisfaite de ce qu'elle voit. Parfois, quand elle est un peu lucide, j'ai l'impression que notre vue l'écoeure. Enfin, c'est ce qui transparaît sur son visage. Ou que nous sommes indécrottables."

"Quand l'ancien bordel - connu sous le nom de Le Joufflu - ferma ses portes il y a des années de cela, l'immeuble qu'il occupait fut présenté en ces termes dans les petites annonces : « Demeure en bord de rivière, huit chambres, huit salles de bains, pas de cuisine. Vente obligée cause changement des temps. »

LARRY McMURTRY
Lonesome Dove

La marche du mort
Lune comanche
Lonesome 1 et 2
Les rues de Laredo



 

JOEL-CLAUDE MEFFRE
Respirer par les yeux

Serait-ce comme une impudeur, du haut de ma vivance,
que de me tenir au plus près du gisant avec ce que je
suis par ma respiration visible? Regarder en respirant
n'est pas voir. Ce n'est possible, ayant la dépouille sous
les yeux étendue sur le lit, que si le souffle est suspendu.
Comme si ce suspens-là permettait seul l'approche
intime de la dépouille à jamais distante dans sa toute
distance.


Où le sans-souffle, au gîte du point, est source du souffle

 

HERMAN MELVILLE

La page Herman Melville sur Lieux-dits

 

MAYA MEMIN
Linges rendus à la lumière fertile

Textes de Jacques Josse

 

SÉBASTIEN MÉNARD

La page Sébastien Ménard sur Lieux-dits





JUAN CARLOS MENDEZ GUEDEZ
Les sept fontaines
Traduit de l'espagnol (Vénézuela) par Andrée Guigue

"La plaza se abrió a sus ojos : nítida, frágil en la luz sonrosada que parecía envolver los árboles. Bajo el chorro de la fuente habían colocado un envase de vidrio con cinco botellas de vino. Al mirarlas, Pablo sintió una embriagante sensación de frescura."

 " La place s’est ouverte devant ses yeux : limpide, fragile dans la lumière rosée qui semblait envelopper les arbres. Sous le jet de la fontaine, on avait placé un récipient de verre avec cinq bouteilles de vin. En les regardant, Pablo ressentit une enivrante sensation de fraîcheur."


JUAN CARLOS MENDEZ GUEDEZ
La vague arrêtée

Traduit de l'espagnol (Vénézuela) par René Solis


"Ils parlèrent un moment de l’Ávila et observèrent sans rien dire la montagne dont la couleur bleu sombre virait au gris électrique et à l’ébène.
Magdalena se souvint de l’histoire racontée plus de vingt ans plus tôt par un copain de fac.
Une fausse légende indienne selon laquelle, alors qu’une immense trombe marine s’apprêtait à engloutir la ville, ses habitants demandèrent de l’aide. C’est alors que le dieu Amalikawa pétrifia l’eau et arrêta la vague, qui depuis lors protège Caracas tout en restant à côté comme une menace durable ; le souvenir permanent que la ville aurait toujours près d’elle la beauté, mais aussi la possibilité de la catastrophe. "


JUAN CARLOS MENDEZ GUEDEZ
Les valises

Traduit de l'espagnol (Vénézuela) par René Solis

"Je l’ai lu sur un tweet : le Guaire est un fleuve qui n’ose pas être fleuve.
Ça sonne bien.
Mais ce n’est peut-être pas ça.
J’y ai pensé ce matin en allant chercher un carton quand en plein embouteillage sur l’autoroute j’ai contemplé ces eaux couleur de miel noir, avec cette puanteur, cette mousse brillante aux reflets indigo, et deux ou trois échassiers d’un blanc éclatant qui levaient les pattes pour laisser passer les rats."

MARIO MENDOZA
Seul le prix du sang

Traduction de l'espagnol (Colombie ) de Jacques Aubergy

" Lui, en réalité, il était Lazare parcourant les rues d’une ville qui n’était plus la sienne, une ville impénétrable, dégradante, cruelle, despote, qui ne permettait aucune attitude affectueuse ni généreuse. Bogota était une ville constamment sur le pied de guerre, prête au combat, agressive, militarisée. Celui qui s’en approchait en se montrant faible et pusillanime était immédiatement éliminé ou, dans le meilleur des cas, mutilé à jamais. La seule façon de vivre restant debout, c’était de l’affronter, de l’attaquer, d’accepter le corps à corps. ”


MARIO MENDOZA
Satanas

Traduction de l'espagnol (Colombie ) de Cyril Gay

"Le ciel s’obscurcit et au loin, au-dessus des boutiques de la Carrera 10, des nuages rouges et pourpres sont la dernière trace de lumière qui s’estompe à l’ouest. Plusieurs prostituées de bas étage, mal fringuées, abordent les passants qui les observent avec curiosité. Des chiffonniers poussent leur chariot de bois et tendent parfois la main pour demander de l’argent à ceux qui attendent le bus pour rentrer chez eux. Andrés traverse la foule comme s’il était dans une autre dimension, étranger au bruit et à l’agitation de la rue. "

EDUARDO MENDOZA
L'île enchantée

"Rêver. Au fond, toute ma vie, je n'ai su faire que ça : rêver, songea Fabregas un matin de printemps, tandis qu'il se rasait et contemplait dans le miroir ses traits bouffis de sommeil apparemment sans rapport avec la réflexion lucide qui venait de lui traverser l'esprit. Il acheva sa toilette dont l'agréable routine ne parvenait pas à dissiper l'anxiété qui le tourmentait depuis plusieurs heures. Naguère, une telle remarque ne l'aurait pas troublé : il s'était toujours tenu pour un homme pragmatique qui croyait connaître les facettes les plus instables de sa personnalité. Mais aujourd'hui elle le hantait. Et si je faisais une bêtise? se dit-il. Puis, refusant de réfléchir plus longuement à la question, il partit comme tous les jours pour son bureau, où il reçut le conseiller juridique de l'entreprise.
-Riverola, je pars en voyage, lui dit-il."


EDUARDO MENDOZA
La ville des prodiges

"À Barcelone, ce ne sont pas les occasions qui manquent pour qui a de l'imagination et l'envie d'en profiter. Pensez, jeune homme, qu'il n'y a jamais eu dans l'histoire de l'humanité une époque comme celle-ci : l'électricité, le téléphone, le sous-marin. Faut-il que je continue à énumérer des prodiges?"

 


EDUARDO MENDOZA
Bataille de chats

"Vous vous rendez compte, Parker ? dit Anthony. Après une longue période de silence, Vélasquez a peint ce tableau à la fin de sa vie. L'œuvre maîtresse de Vélasquez et aussi son testament. C'est un portrait de cour à l'envers : il représente un groupe de personnages triviaux : des petites filles, des servantes, des nains, un chien, et le peintre lui-même. Dans le miroir se reflète l'image confuse des rois, les représentants du pouvoir. Ils sont en dehors du tableau et, par conséquent, de nos vies, mais ils voient tout, et ce sont eux qui donnent au tableau sa raison d'être.
Le jeune diplomate consulta une fois de plus sa montre.
- Vous avez sûrement raison, Whitelands, mais il se fait tard et pour rien au monde nous ne pouvons rater ce train."

MATHIAS MENEGOZ
Karpathia

"Une épidémie de révolutions traversa l'Europe entre 1830 et 1831. L'Empire d'Autriche fut moins affecté que ses voisins car le prince Metternich réussit à maintenir un couvercle policier et bureaucratique particulièrement pesant sur toutes les aspirations libérales. Bientôt, les fièvres révolutionnaires retombèrent. Tout rentra dans l'ordre ultraconservateur de la Sainte-Alliance qui semblait devoir régner pour l'éternité sur l'Europe centrale et orientale.
Au début du mois de novembre 1833, une neige fine tombait sur la vieille ville de Vienne, encore enserrée dans ses bastions inutiles. La soirée était déjà avancée lorsque trois officiers franchirent le sas des doubles portes du Café Steidl, dans la Heumarktgasse."

PASCAL MERCIER
Train de nuit pour Lisbonne

A présent, Gregorius prit le livre sur l'étagère. «Savez-vous l'impression que me donne ce livre incroyable ? » demanda Senhor Simoes en tapant le prix à sa caisse. « C'est comme si Marcel Proust avait écrit les Essais de Michel de Montaigne. »

 

"Se comprendre : est-ce une découverte ou une création?"

"Que savons-nous de quelqu'un quand nous ignorons tout des visions que sa force imaginative lui présente?"

EMMANUEL MERLE
boston, cape cod, new york
(l'eau et les yeux)

Le sable est une réserve de brume

 

HENRI MESCHONNIC

HENRI MESCHONNIC
Nous le passage

comme nous cherchions à atteindre
les fruits mangés par le coucher du soleil
nos phrases se sont inversées
nous invisibles ressemblant au hasard
regardant les choses les plus proches
à travers un océan


HENRI MESCHONNIC
La rime et la vie

Les poètes sont ceux pour qui la poésie des autres existe. Différence essentielle avec ceux qui prennent l'expression narcissique de leur moi pour la poésie. S'ils étaient poètes, il y aurait bien cent mille lecteurs-acheteurs de livres de poèmes en France. Autant, paraît-il, que d'écriveurs. C'est toute la différence entre le moi et le je. La sentimentalisatiori et la poésie.
Les poètes sont ceux pour qui la poésie est en avant d'eux. Pas derrière eux. Ceux qui ont la poésie derrière eux montrent qu'ils prennent l'histoire de la poésie pour la poésie. Ils poétisent. Il y a cent ans ils hugolisaient. Récemment et encore ils mallarméisent. La poétisation, pas la poésie. Un culte, qu'ils célèbrent. Ils sont plus prêtres que poètes. Ils ne risquent rien. Mais ils savent que la poésie est un risque. Aussi certains sont-ils devenus habiles à mimer ce risque. Le risque de la lecture est de reconnaître ce mime. Je dis la lecture, puisque la critique n'existe pas.
Les poètes sont ceux par qui la poésie se renouvelle. Ils sont donc toujours jeunes, s'ils ont l'âge de leurs poèmes. Leur aventure n'est pas un plus ou moins de vers ou de prose. Elle est dans ce que transforme une lucidité qui n'est propre qu'au poème. C'est à cela, quels que soient les temps, qu'ils sont bons. Le reste ...

...Poésie déjà faite, et active, ou poésie à faire, il n'y a de poème que s'il invente, réinvente la poésie. Quel que soit son point de départ. Chaque fois que la poésie est unique elle est la poésie. Alors seulement la poésie déjà faite, celle des autres, nous est indispensable. Puisque c'est quelque chose de nous qu'elle invente.


HENRI MESCHONNIC
Célébration de la poésie

Si penser, c'est s'inventer, et non le maintien de l'ordre, avec quoi le plus souvent on le confond, penser doit faire mal, penser fait mal. Et d'abord à qui tente de penser.
Parce que penser, que ce soit poétiquement, ou philosophiquement, ou dans tout ordre de pensée, c'est inventer sa pensée, et inventer sa vie, sa propre historicité. Cela ne peut se faire que contre les idées reçues. Contre le contemporain. Parce que le contemporain est toujours et partout l'addition et le profit des idées reçues. Amalgame. Éclectisme. Les académismes du rétro-comme-du-néo. Les petits fours .

Contre toutes les poétisations, je dis qu'il y a un poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie.
Je dis que c'est par là seulement que la poésie, comme activité des poèmes, peut vivre dans la société, faire à des gens ce que seul un poème peut faire et qui, sans cela, ne sauront même pas qu'ils se désubjectivent, qu'ils se déshistoricisent pour n'être plus eux-mêmes que des produits du marché des idées, du marché des sentiments, et des comportements.
Au lieu que l'activité de tout ce qui est poème contribue, comme elle seule peut le faire, à les constituer comme sujets. Pas de sujet sans sujet du poème.

 

THiERRY METZ
L'homme qui penche

Je n'arrive pas à leur parler. Pas entièrement comme je voudrais. Je laisse des mots derrière les mots ­arrivés mais cachés, en retrait de l'enterrement.
J'effleure ce que j'écris comme après line longue journée de travail.
Chaque mot m'essouffle.


THIERRY METZ
Le journal d'un manoeuvre


7 juillet. - L'entreprise nous a envoyé trois de ses gars : Louis, chauffeur du camion et manœuvre. Soixante ans passés mais une force qui étonne. Toujours en lutte. Mais sans violence. Un homme qui ne fait pas de bruit, un être alluvial qui chemine dans le courant de ses mains. On peut tenir longtemps dans la simplicité de ces mains qui veillent et se croisent.

Ahmed: un maçon. Pour l'instant on n'entend pas ce qu'il dit, un orage dérive dans sa voix. Mais on peut deviner, en écoutant son rire, que son souffle est tourné vers le soleil, s'en inspire. Rire d'Ahmed pour défier une langue sourde qui ne sort pas de ses besognes. De son hiver de travail.
Ahmed a le visage du sphinx.

Alain explore le silence à chaque instant.
Mais quand il parle ses mots se touchent, s'aventurent, désignent ce qu'on n'avait pas vu. Un chantier. Un campement d'hommes, venus pour écouter la terre, pour dire ... presque rien ... une parole cernée d'oubli, de nécessités mais dans l'inépuisable. Une parole de berger, chuchotée à une brebis ...

ERIC MEUNIE
Poésie complète

"La littérature est l'état critique de la langue.(Consciente d'ele-même, menacée par cette conscience.)

"Son intelligence combat mes angles morts."

JULIETTE MEZENC
journal du brise-lames

"Décision ferme et provisoire : se rétracter comme crustacé dans mes anfractuosités, derrière les grilles, derrière les portes. Lieux clos et qui sentent. Parties privées. "

"11 septembre

C’est une lumière franche mais douce qui irradie du ciel, de la mer et des pins qui sont comme allumés, là-bas, de l’autre côté de la rade intérieure. Je passe mes journées à flotter dans cette lumière qui, le soir, avant de disparaître, fait apparaître en haute mer une coque de bateau, rouge. Puis la mer se fait blanche sous la barre de l’horizon qui passe doucement du rose au mauve, quelques vagues sombres s’y lèvent avant que la mer à son tour vire doucement au mauve."

HENRI MICHAUX

La page Henri Michaux sur Lieux-dits

 

NATACHA MICHEL
Plein présent

" Marianne qui vient de l'autre quartier, qui vient des grands immeubles, pousse la porte jamais verrouillée de la maison. Une maison, imaginez, même si celle-ci, toute décrépite, marche victorieusement parmi les pavillons splen-dides comme un soldat de l'an II sans chaussures au milieu d une haie de laquais chamarrés. Marianne pousse la porte, écoute le grondement timide de la gouttière, lance un regard à la véranda qui ceint le devant de la maison. Elle connaît bien cette véranda, aussi ventrue qu'une baleinière, son sol de plomb que les pluies ont plissé. Se bat avec une branche de la glycine mal attachée, barrant le perron, reçoit une pluie de pétales mouillés, monte très vite l'escalier en colimaçon, un, deux, trois étages jusqu'à Mélaine en pyjama blanc. « Salut. — Salut. » Salut au matin, un chien aboie, c'est le chien des voisins, mais : « Tu-me-prêtes-ton-caban-je-te-l'échange-contre-ma-veste-de-cuir. — Et-que-diras-ta-mère ? »"

 

PIERRE MICHON

La page Pierre Michon sur Lieux-dits




MARCEL MIGOZZI
Urgence sans lumière

les mots larmoient vers la lumière
tournez la page ayez confiance

dans le verbe revoir

JUAN JOSE MILLAS
L'ordre alphabétique

Il y avait à la maison une encyclopédie dont mon père parlait comme d'un pays lointain ; par ses pages, on pouvait se perdre, comme dans les rues d'une ville inconnue. Elle faisait plus de cent tomes qui occupaient un mur entier du salon. Ne pas la voir, ne pas la toucher était impossible. Moi-même, par ennui, j'ouvrais parfois un de ces livres démesurés à la couverture noire, et je lisais la première chose qui me tombait sous les yeux, avec l'espoir de trouver une ruelle obscure, mais je ne voyais que de petits mots qui défilaient sur la page avec la monotonie d'une procession de fourmis infinie. Mon père était obsédé par l'encyclopédie et par l'anglais. Quand il disait qu'il allait apprendre l'anglais, cela présageait qu'à la maison une catastrophe sans aucun rapport avec les langues était imminente.


JUAN JOSE MILLAS
Le désordre de ton nom


Il était cinq heures de l'après-midi, un mardi, fin avril. Julio Orgaz avait quitté le cabinet de son psychanalyste depuis dix minutes : après avoir traversé Principe de Vergara, il entrait maintenant dans le parc de Berlin, essayant de démentir, par les mouvements de son corps, l'anxiété que trahissait son regard.
Le vendredi précédent, il n'avait pas réussi à voir Laura dans le parc, et cela avait provoqué en lui une sensation aiguë d'abandon tout au long d'un week-end, humide et pensif, qui l'avait aussitôt accablé. L'ampleur de son désarroi le conduisit à imaginer l'enfer de sa vie si cette absence se prolongeait. Il comprit alors que son existence avait tourné autour d'un axe transversal à la semaine, avec deux points d'appui : le mardi et le vendredi.

HENRY MILLER
Nexus 2. Vacances à l'étranger

"N'importe qui peut aligner des mots les uns derrière les autres. La langue, celle de tous les jours, est comme une planche à laver. Ecrire, c'est autre chose. Cela ressemble à une cadence perpétuelle au bord extrême d'un gouffre."

MADELINE MILLER
Le chant d'Achille

Mon père était roi et fils de rois. De petite taille comme la plupart des nôtres, il était bâti à la manière d'un taureau, tout en épaules. Ma mère avait quatorze ans lorsqu'il l'épousa, dès que la prêtresse eut confirmé sa fécondité. C'était un bon parti : de par sa condition de fille unique, la fortune de son père reviendrait à son époux.
Il ne se rendit pas compte qu'elle était simple d'esprit avant le jour du mariage.

CZESLAW MILOSZ
Sur les bords de l'Issa

"Les mouchetures de la lumière sur le sous-bois, le bruissement dans les hauteurs l'apaisaient, il cessait de penser à lui. Là, il n'avait plus d'examen à passer devant personne, personne n'attendait rien de lui, il ne cherchait rien, il avançait le plus doucement possible, s'arrêtait et se réjouissait de voir que diverses créatures ne remarquaient pas sa présence."


CZESLAW MILOSZ
Enfant d'Europe

"Ou peut-être d'escalier ? Pourtant c'est bien ici
Qu'autrefois je venais chaque jour.
Je regardai par le trou de serrure
La cuisine - semblable et dissemblable.
Et je portais, serré sur un rouleau,
Un ruban de plastic, étroit comme un lacet ;
C'étaient tous mes écrits de ces longues années.
Je sonnai, incertain si j'entendrais ce nom.
Elle se tint devant moi, dans sa robe safran,
Inchangée, me saluant d'un sourire, sans une larme du temps.
Au matin, les mésanges bleues chantaient dans le cèdre."


CZESLAW MILOSZ
Le chien mandarin

"Les chats pêchaient dans des eaux peu profondes, entre les marécages."

JEAN-PIERRE MINAUDIER
Poésie du gérondif

"La diversité des langues, dont la lecture de chaque grammaire révèle une facette inédite, remet en cause non seulement la grammaire universelle des chomskyens, mais tous les universalismes, qui ne sont généralement que des occidentalocentrismes, des provincialismes aveuglés par l'arrogance et l'ignorance de l'autre. L'inépuisable variété des manières de mettre le réel en mots renvoie à leur profonde inexistence intellectuelle tous les cornichons persuadés que la seule manière digne d'intérêt de penser et d'exprimer le monde est celle en vigueur dans leur village natal, et ignorant ou méprisant tout ce qu'ils ne distinguent pas du haut de leur clocher: philosophes qui confondent les préjugés de leur siècle et de leur société avec des universels intemporels, littéraires figés dans un dialogue millénaire avec une tradition « classique » prise pour le centre du monde parce qu'elle se trouve être à l'origine de notre patois, nationalistes assez obtus pour oublier que la richesse des nations réside dans leur pluralité. "

HUBERT MINGARELLI

La page Hubert Mingarelli sur Lieux-dits




ROHINTON MISTRY
L'équilibre du monde

Plein à craquer, l'express du matin se traînait péniblement quand, soudain, il bondit, comme pour reprendre de la vitesse. Sa feinte déséquilibra les voyageurs. Les grappes humaines qui, sur les marchepieds, s'accrochaient aux portières s'étirèrent dangereusement, bulles de savon menacées d'éclatement.

DAVID MITCHELL
Cartographie des nuages

Traduction l'anglais de Manuel Berri

 "Le jardinier a fait un feu de joie des feuilles mortes, j’en reviens tout juste. La chaleur sur le visage et les mains, la fumée triste, le feu qui craque et qui siffle. Ça m’a rappelé la cabane du torréfacteur à Gresham. Bref, j’ai tiré une superbe musique du feu : percussions pour les craquements, basson alto pour le bois, et flûte infatigable pour les flammes. Ai tout juste terminé de retranscrire la mélodie. Atmosphère dans le château humide comme une lessive qui refuse de sécher. Les courants d’air claquent les portes du couloir. L’automne abandonne sa douceur et entame sa période hirsute et pourrissante. Ne me souviens pas d’avoir entendu l’été dire au revoir. "

NATSU MIYASHITA
Une forêt de laine et d'acier

"Un parfum de forêt, à l’automne, à la tombée de la nuit. Le vent qui berçait les arbres faisait bruisser les feuilles. Un parfum de forêt, à l’heure précise où le soleil se couche. À ceci près qu’il n’y avait pas la moindre forêt alentour. Devant mes yeux se dressait un grand piano noir. Pas de doute possible : c’était bien un piano, laqué et imposant, au couvercle ouvert. À côté se tenait un homme. Il m’adressa
un regard furtif, sans un mot, avant d’enfoncer une touche du clavier. De la forêt dissimulée dans les entrailles de l’instrument s’élevèrent une nouvelle fois ces effluves de vent dans les feuilles. La soirée s’assombrit un peu plus.
J’avais dix-sept ans. "

AKIRA MIZUBAYASHI
Mélodie

“La langue française, que j’ai embrassée et faite mienne au cours d’un long apprentissage, est issue de l’âge de Descartes. Elle porte en elle, en un sens, la trace de cette coupure fondamentale à partir de laquelle il devient possible de ranger les vivants non humains dans la catégorie des machines à exploiter. Il est triste de constater que la langue d’après Descartes m’obscurcit quelque peu la vue quand je contemple le monde animalier, si foisonnant, si généreux, si bienveillant de Montaigne."

"Une chose, à ce sujet, est peut-être à noter. Il existe des langues comme le japonais qui conservent des échos, si affaiblis soient-ils, d’une époque lointaine où les hommes, ignorant encore le Code civil, vivant dans la proximité des animaux, croyaient former avec eux une seule et même communauté. Ainsi, alors que le français réserve aux humains l’usage de substantifs comme visage, bouche, nez, pied et celui du verbe accoucher par exemple, le japonais a recours à ces termes et pour les humains et pour les bêtes sans tracer entre eux une ligne de démarcation tranchée. "

" Le Chien de Goya, dans sa facture abstraite extrême, fait preuve d’une étrange puissance d’interrogation pour tous ceux qui contemplent, de près ou de loin, le paysage à la fois dévasté et dévastateur de l’après-11 mars de Fukushima où l’agonie des bêtes semble dénoncer en silence le scandale des hommes se vautrant dans la fange du mensonge."

 

 

Le Chien, Francisco Goya 1819-1823


AKIRA MIZUBAYASHI
Petit éloge de l'errance

"C’est cet effort d’absence volontaire, de déracinement voulu, de distanciation active par rapport à son milieu qui paraît toujours naturel, c’est donc cette manière de s’éloigner de soi-même – ne serait-ce que momentanément et provisoirement –, de se séparer du natal, du national et de ce qui, plus généralement, le fixe dans une étroitesse identitaire, c’est cela et surtout cela que j’appellerai errance."

" Errer, c’est, selon le trésor de la langue française, « aller d’un côté et de l’autre sans but ni direction précise ». J’ai envie de modifier légèrement cette définition. Errer, c’est plutôt « aller seul, de préférence à pied, d’un côté et de l’autre sans but ni direction précise ». Errer implique en effet l’idée de solitude. C’est pour être seul qu’on décide de s’en aller, de marcher vers on ne sait où. Mais aucun marcheur ne saurait écarter ou supprimer pour toujours et de façon définitive l’idée d’un but à atteindre ou celle d’une direction à prendre. Marcher, c’est marcher nécessairement vers un lieu — acceptable, selon le mot de Raymond Depardon — qui, tôt ou tard, s’emparera de votre esprit."

"La société japonaise dans sa clôture nationale, où s’échange Okaerinasaï comme un mot de reconnaissance réciproque, est en fait toujours animée par ce type de collectivisme communautaire qui rend problématique l’émergence d’êtres singuliers pleinement conscients de leur autonomie individuelle et de leur responsabilité. La manière dont le Japon vit, affronte, gère, assume ou n’assume pas l’après-Fukushima le montre avec toute la force de l’évidence. "

 

 

PATRICK MODIANO

PATRICK MODIANO
Encre sympathique

"J’ai peur qu’une fois que vous avez toutes les réponses votre vie se referme sur vous comme un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper ? "


PATRICK MODIANO
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

"Presque rien. Comme une piqûre d'insecte qui vous semble d'abord très légère. Du moins c'est ce que vous vous dites à voix basse pour vous rassurer. Le téléphone avait sonné vers quatre heures de l'après-midi chez Jean Daragane, dans la chambre qu'il appelait le « bureau ». Il s'était assoupi sur le canapé du fond, à l'abri du soleil. Et ces sonneries qu'il n'avait plus l'habitude d'entendre depuis longtemps ne s'interrompaient pas. Pourquoi cette insistance? À l'autre bout du fil, on avait peut-être oublié de raccrocher. Enfin, il se leva et se dirigea vers la partie de la pièce près des fenêtres, là où le soleil tapait trop fort

«J'aimerais parler à M.Jean Daragane. » Une voix molle et menaçante. Ce fut sa première impression."

 


PATRICK MODIANO
L'herbe des nuits

Pourtant je n'ai pas rêvé. Je me surprends quelquefois à dire cette phrase dans la rue, comme si j'entendais la voix d'un autre. Une voix blanche. Des noms me reviennent à l'esprit, certains visages, certains détails. Plus personne avec qui en parler. Il doit bien se trouver deux ou trois témoins encore vivants. Mais ils ont sans doute tout oublié. Et puis, on finit par se demander s'il y a eu vraiment des témoins.


PATRICK MODIANO
Dans le café de la jeunesse perdue

Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu'on appelait la porte de l'ombre. Elle choisissait la même table au fond de la petite salle. Les premiers temps, elle ne parlait à personne, puis elle a fait connaissance avec les habitués du Condé dont la plupart avaient notre âge,je dirais entre dix-neuf et vingt-cinq ans. Elle s'asseyait parfois à leurs tables, mais, le plus souvent, elle était fidèle à sa place, tout au fond.


PATRICK MODIANO
Un pédigree

"J'écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n'était pas la mienne. Les évènements que j'évoquerai jusqu'à ma vint et unième année, je les ai vécus en transparence - ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d'autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie."


PATRICK MODIANO
Accident nocturne

...Seule l'odeur de l'éther me l'évoquait quelquefois, cette odeur noire et blanche qui vous entraîne jusqu'à un point d'équilibre fragile entre la vie et la mort. Une fraîcheur et l'impression de respirer enfin à l'air libre, mais aussi, par moments, une lourdeur de suaire.La nuit précédente, à l'Hôtel-Dieu, quand le type m'avait appliqué sur le visage une muselière pour m'endormir, alors je m'étais rappelé que j'avais déjà vécu cela.

SAÏD MOHAMED
Putain d'étoile

"L'atelier sentait l'encre rance, la sueur confinée, l'huile chaude, le plomb fondu, l'arc électrique, les chiffons imbibés de solvants. Les lumignons, qui descendaient des plafonds au-dessus des rangs patinés, et les marbres noirs donnaient l'impression de se retrouver dans un mauvais film réaliste. Les murs crasseux absorbaient la maigre luminosité du dehors. Les ampoules restaient allumées en permanence. La platine typo avait été saisie à la Kommandantur. J'étais tombé dans une caverne..."

JUAN CARLOS MONDRAGON
Passion et oubli d'Anastassia Lizavetta

Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Gabriel Iaculli

 "Un grondement de tonnerre semblable à un rugissement tout proche l’a tirée de sa léthargie, un unique et effrayant éclair a zébré le ciel de Montevideo en direction d’une énorme lune improbable et rouge que l’on voit rarement au-dessus de la ville. Une lune pareille à celle qui se levait au-dessus de la forteresse quand celle-ci n’était encore qu’un ensemble de cabanes où mouraient les enfants et couraient les rats, et qu’on débarquait sur les rives du Río de la Plata les premiers esclaves, ceux qui n’étaient pas destinés à mourir dans les mines d’anthracite de l’Altiplano américain. "


JUAN CARLOS MONDRAGON
Oriana à Montevideo

Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Gabriel Iaculli

 "C’était comme si Claudio, pendant ces centaines d’heures de lecture, se retirait du monde, à l’abri de filtres colorés par la distance, et ses émotions n’avaient pas de suites catastrophiques, même s’il lui arrivait de s’indigner devant des fatuités ostentatoires, des fureurs collectives qui, à la page suivante, n’étaient plus que des hontes auxquelles on n’était pas mêlé, ou encore de rire, de sourire, d’éprouver de la tendresse ou du dédain pour des hommes, des faits qui, ce matin-là, étaient moins que des scories de l’histoire du petit monde uruguayen. En regardant avec détachement certaines expressions saisies au vol, il reconnaissait ceux qui avaient cru avoir l’éternité à portée de leur main, et ces constats n’étaient qu’une façon d’organiser sa double vie, de confirmer ce qu’avait d’éphémère le fait de devoir subir l’année 2000 à Montevideo. "

IAN MONK
14x14

"puis j'ai pensé tout de suite à autre chose lun-
di matin par exemple après un dimanche tout
à fait déprimant oui tout à fait aussi dé-
primant que le café PMU dans lequel
j'écris ces vers plus bancals que moi

puis j'ai

pensé que décidément il faut arrêter
de penser et plutôt et plutôt quoi miser
sur un cheval comme les autres gens ici par
exemple reboire un rosé comme les autres
ici par exemple caresser un clébard
plus moche que moi par exemple entre autre
chose on se demande pourquoi les gens se dépensent
tellement dans tous les sens du terme dans les che-
vaux et du rosé beurk alors qu'on pense
on peut le faire aussi en baisant entre deux
verres de Champagne et surtout quand on regarde du
trot où le but bête est de faire ralentir son
cheval il vaudrait mieux regarder non mais tu
vois ce que je veux dire aux paralympiques un bon
saut à la perche en chaise roulante

puis j'ai pensé

que j'ai trop pensé oui décidément immensé-."


IAN MONK

le monde est
affreusement jaune et
brillant et pendant
tout ça j'
entends que le
Zimbabwe vire aussi
fasciste que l'
histoire qui l'
entoure comme une amante

 


IAN MONK
Plouk Town

Plouk

*

le temps
boit le
jour se
mange

*

on aime
on boit
on pisse
plouque puis

 

CHRISTINE MONTALBETTI
Love Hotel

"Pour l'instant, tout semble encore arrêté, ces arbres nus, comme stupéfaits, les cerisiers maigres qui dessinent leurs sigles en bordure des quais, leurs rameaux glabres où cloquent à peine quelques bourgeons minuscules, concentrés, en lesquels il faut avoir beaucoup de foi pour croire en l' éclosion prochaine."

 

AUGUSTO MONTERROSO
Fables à l'usage des brebis galeuses
Traduction de l'espagnol (Guatemala) de Robert Amutio

L'Âne et la Flûte
Depuis fort longtemps, à même le sol, se morfondait une Flûte, à laquelle plus personne ne s'intéressait, quand, un jour, l'Ane, qui venait à se promener par là, éternua violemment en la croisant, et lui fit émettre le plus doux des sons qu'ils eussent entendus de leur vie, c'est-à-dire de vie d'Ane et de Flûte.
Comme ils étaient incapables de comprendre ce qui s'était passé, — la rationalité n'étant pas leur fort, précisément tous deux y croyaient d'autant plus — ils se séparèrent précipitamment, honteux de ce que l'un et l'autre avait fait de mieux de toute leur triste existence.


AUGUSTO MONTERROSO
Oeuvres complètes
(et autres contes)

- L'histoire de Mr. Percy Taylor, chasseur de têtes en forêt amazonienne, est moins étrange mais certainement plus exemplaire, dit alors l'autre.
On sait qu'en 1937 il quitta Boston, Massachusetts, où il avait affiné son esprit au point de n'avoir plus un sou en poche. En 1944, il apparaît pour la première fois en Amérique du Sud, dans la région de l'Amazonie, vivant parmi les indigènes d'une tribu dont il n'est pas utile de rappeler le nom.
Ses yeux cernés et son aspect famélique lui valurent très vite le surnom de «gringo fauché», et les gamins de l'école allaient jusqu'à le montrer du doigt et lui jeter des pierres quand il passait avec sa barbe qui brillait sous le soleil doré des tropiques. Ce qui n'affligeait pas l'humble condition de Mr. Taylor, lequel avait lu dans le premier volume des Œuvres complètes de William G. Knight que si l'on n'envie pas les riches, la pauvreté n'est pas déshonorante.

RICARDO MONTSERRAT & l'atelier saga
A fleur de pierre

Ce roman populaire est le résultat du travail d'écriture mené dans l'atelier Saga du Peuple des carrières. Encadré par l'écrivain malouin Ricardo Montserrat, il s'inscrit dans le projet de valorisation des cultures granitières en Pays de Dinan initié en 2007 dans le cadre associatif du Comité Hinglézien d'Animation Culturelle (CHAC).
Cet ouvrage a vu le jour grâce à l'investissement important de ses auteurs :
Ricardo Montserrat, écrivain
Jacqueline Besrets, Danielle Corvellec-Oger, Carmen Eininger-Lebreton, Monig Feuvrier, Jean Guérin, Yolande Jouanno, Jean-Yves Ménez, Gérard Pourcel, Nadine Prado, membres de l'atelier Saga.

"La commune du Hinglé et les communes proches, Bobital, Saint-Carné, Trévron, Brusvily, Plumaudan, Languédias, Trébédan, Mégrit sont profondément marquées par l'histoire des carrières de granit. Ce patrimoine ne peut disparaître avec la poussière des granits bleus, jaunes ou gris parce que des technocrates affirment qu'il est plus rentable de paver les rues piétonnes de pavés chinois.
L' histoire des carrières représente un patrimoine unique en Bretagne. L'économie du granit a généré des savoirs professionnels dignes des compagnons du temps des cathédrales, fondé une culture ouvrière émancipatrice. Durant un petit siècle, les granitiers ont constitué un monde à part dans l'espace rural du nord de la Bretagne. Le brassage des origines, la capacité des ouvriers à « trimarder », circuler d'une carrière à une autre, ont renforcé la singularité d'une culture qui, dans le jus de la pierre, le sang et la sueur, s'est mariée à la bretonne, la rendant plus combative, mais aussi plus joyeuse." (Préface Robin Renucci)

"Le monde des granitiers me fascinait. C'était comme un coin enfoncé dans l'arbre d'un monde monolithique. Comme au Moyen-Âge, certains se faisaient croisés ou curés pour conserver la seigneurie intacte, comme au début du vingtième siècle, nombreux paysans se firent terre-neuvas et s'en allèrent pêcher la morue près des côtes canadiennes pour sauver l'exploitation familiale, ici on se faisait picotou pour ne pas compromettre la survie de la ferme en partageant les terres entre frères et sœurs. Mais à peine devenu ouvrier, on n'appartenait plus au monde de la terre. Curieusement, s'il n'y avait pas eu une histoire de femme, c'est mon frère qui serait parti et moi, je serais resté à la ferme. "

ALAN MOORE
Jérusalem

« Comme souvent quand deux adultes s’entretenaient, Alma ne comprenait qu’une faible partie de leurs propos et n’était même pas sûre la plupart du temps de l’avoir saisie proprement. D’étranges phrases et expressions se logeaient quelque part dans son esprit, fournissant un râtelier de fragiles crochets auxquels suspendre des liens hésitants, des fils de conjecture et de folles déductions reliant telle idée à telle autre jusqu’à ce qu’Alma ait soit une compréhension approximative des paroles qu’elle avait surprises, soit croule sous le faix de conceptions erronées, ridicules et alambiquées auxquelles elle continuerait d’accorder du crédit pendant des années. »

 « Tous les quinze jours, une langue meurt. Des formes de vie magnifiques, uniques, dotées de complexes squelettes grammaticaux, délicatement articulées au niveau syntaxique, déclinent et replient leurs ailes de tulle adjective. Elles émettent quelques derniers et faibles bruits puis sombrent dans l’incohérence, le silence, et plus personne ne les entend. Une langue réduite au silence, tous les quinze jours. Un chant qui s’achève. Entendez cet air joyeux. »


Présentation de l'éditeur (Inculte Editions)

" Et si une ville était la somme de toutes les villes qu'elle a été depuis sa fondation, avec en prime, errant parmi ses ruelles, cachés sous les porches de ses églises, ivres morts ou défoncés derrière ses bars, les spectres inquiets ayant pris part à sa chute et son déclin ? Il semblerait que toute une humanité déchue se soit donné rendez-vous dans le monumental roman d'Alan Moore, dont le titre – Jérusalem – devrait suffire à convaincre le lecteur qu'il a pour décor un Northampton plus grand et moins quotidien que celui où vit l'auteur. Partant du principe que chaque vie est une entité immortelle, chaque instant humain, aussi humble soit-il, une partie vitale de l'existence, et chaque communauté une cité éternelle, Alan Moore a conçu un récit-monde où le moindre geste, la moindre pensée, laissent une trace vivante, une empreinte mobile que chacun peut percevoir à mesure que les temps semblent se convulser. Il transforme la ville de Northampton en creuset originel, dans lequel il plonge les brûlants destins de ses nombreux personnages. Qu'il s'agisse d'une artiste peintre sujette aux visions, de son frère par deux fois mort et ressuscité, d'un peintre de cathédrale qui voit les fresques s'animer et lui délivrer un puissant message, d'une métisse défoncée au crack qui parle à la braise de sa cigarette comme à un démon, d'un moine du IXe siècle chargé d'apporter une relique au " centre du monde ", d'un sans-abri errant dans les limbes de la ville, d'un esclave affranchi en quête de sainteté, d'un poète tari et dipsomane, tous sentent que sous la fine et fragile pellicule des choses, qui déjà se fissure, tremblent et se lèvent des foules d'entités. Des anges ? Des démons ? Roman de la démesure et du cruellement humain, Jérusalem est une expérience chamanique au coeur de nos mémoires et de nos aspirations. Entre la gloire et la boue coule une voix protéiforme, celle du barde Moore, au plus haut de son art."

THIERRY MORAL
Illustrations Bertrand Arnould

"Détonation. Un corps s'écroule sur le bitume gris et humide. Sa tête cogne, puis rebondit sur le trottoir fatigué. Ses yeux sont grands ouverts, mais elle ne respire plus. C'était ma maîtresse."

ALBERTO MORAVIA
La désobéissance

"Luca pensa que le monde, en la personne de sa mère, de son père, de ses professeurs, de ses camarades, le voulait bon fils, bon élève, bon camarade, bon garçon; mais lui n'aimait ni le monde ni ces rôles qu'on voulait lui faire jouer, et il devait désobéir. Et ceci, comme autrefois, non point par les violences obscures et les colères stériles de son corps exténué, mais suivant un certain ordre, suivant un certain plan, avec calme et détachement, comme appliquant les règles d'un jeu. Le mot désobéir lui plut parce qu'il lui était familier : durant toute sa première enfance et pendant une bonne partie de son enfance proprement dite, il avait entendu sa mère répéter qu'il devait obéir, qu'il était désobéissant, que, s'il n'obéissait pas, elle le punirait et autres phrases similaires. Peut-être en se remettant à désobéir sur un plan plus logique et plus élevé, ne faisait-il que retrouver une attitude naturelle et perdue."

BERNARD MOREAU
Crobards et Mounièques
(Editeur L'idée bleue)

Un petit monsieur
emporte au loin
tout son chagrin
car l'ami chien


trouve une amie
les chiens admirent
les beaux sourires
niapuka fuir

L'amie le chien en Amérique
vont le rechercher et l'amie rit
le jour de leur noce à la mairie

Illustrations de Sophie Grenouilleau
2004

MARCEL MOREAU
La Pensée mongole

« ... L'embarras des Mongols, des gens de la steppe, quand, sans transition, le hasard les met en possession des vieux pays de civilisation urbaine : Ils brûlent et tuent non par sadisme, mais parce qu'ils sont décontenancés, et faute de savoir faire mieux ... » car n'est-ce pas ainsi que ferait la pensée libre si un jour elle se trouvait maîtresse des techniques et des lois ? Elle brûlerait et tuerait (le matérialisme), ne sachant que faire de tout cela, et dans l'hébétude de la destruction, elle ne laisserait pas d'être magnifique et justifiée.

La liberté est une aristocratie, le prix qu'il faut chèrement payer pour accéder à une condition telle que chaque fois que l'outrance de l'être éclate, un blason survienne qui la distingue entre toutes. C'est ce qui explique que je crois si peu à la liberté et beaucoup à la libération. La liberté est la plus rare des grâces, celle où l'ébranlement inspiré de toutes les audaces jette l'homme, ivre, au pied de la Mort saturante. Il faut une convergence incroyable de vent, d'espace, d'amour, d'horreurs et de soleil pour qu'un instant de vraie liberté sans frein troue soudain l'homme, qui ne peut plus alors qu'exploser. Telle est la liberté idéale, vers laquelle seule une aspiration dévergondée au déraisonnable peut prétendre monter, de degré en degré, comme vers une lumière noire, définitive.

Marcel Moreau à la Maison de la Poésie de Rennes
Villa Beauséjour, le 23 avril 2009

FRANCOISE MOREAU-DUBOIS
L'oeil gauche de l'infante

Un beau jour, on sait quitter droit debout le bois du lit où on a glissé d'un ventre mûr.
Sous les pieds, tangue une terre battue et bosselée qu'un balai de genêts débarbouille et peigne.
Tête haute, sous le tiroir à sel de la table, on s'assure à des genoux mouvants de grosse toile bleue ou de coton clair.
On évite les sombres amériques derrière la cordillère des armoires. Et on s'aimante à cette ornière engrossée de pluie par les vents d'ouest, au mépris de la porte fermée.
Au-delà, commence un monde lumineux et hardi, barré d'un seuil de granit, où l'on n'a pas encore pied.

CHARLES MORICE
Eugène Carrière

Eugène Carrière:"Je sais maintenant que la vie est une suite d’efforts, continués par d’autres plus tard. Cette idée m’encourage, puisqu’elle laisse tout en travail et en action et que seule la pensée d’arriver à un fin est triste."

Auguste Rodin: : "  Il n’y a pas l’équivalent, en peinture, de la Victoire de Samothrace. "

Eugène Carrière: "L’art de Rodin sort de la terre et y retourne, semblable aux blocs géants, rochers ou dolmens, qui affirment les solitudes et dans l’héroïque grandissement desquels l’homme s’est reconnu. "



Eugène Carrière, Autoportrait (vers 1893)

Couverture: Marie-Thérèse Patus

JACQUES MORIN
Une fleur noire
à la boutonnière

...le contraire de l'amertume
se nomme la tendresse

je traverse le pont de corde
ça balance
un précipice au relent de batterie

est-ce que je saurais supporter
l'usure des cordes
je passe
Trane arrache ses dernières clés
le virtuose devine l'instrument
mais impossible de le comprendre
la découverte sur l'autre rive
cependant j'appréhende

la certitude est morte
une bonne fois pour toute

j'ai écrit FRAGILE
à la craie sur ma porte.

TONI MORRISON

La page Toni Morrison sur Lieux-dits



JACQUES MOULINS
Le réveil de la bête
Retour à Berlin

“Je m’appuie sur une réalité d’Europol en rajoutant une part de fiction, ainsi que les relations entre ses fonctionnaires et les responsables politiques. J’ai voulu traiter ce sujet car il est d’actualité, relater la relation France-Allemagne, les difficultés de l’Europe en termes de politique et la montée de l’extrême droite… C’est une forme d’avertissement !"

SANDRA MOUSSEMPES
Photogénie des ombres peintes

"Une des techniques de dynamisation de la réversibilité utilise les phénomènes d'attraction et de répulsion. (...) On peut aussi déterminer des procédures plus fines de frôlement, d'évitement, de prise de distance." Jacques Moussempès

 

 

SLAWOMIR MROZEK
L'Arbre

Nous étions trois. Quatre avec l'étranger, dont nous savions désormais que c'était un tricheur.
Au-delà de la fenêtre s'étendait un espace neigeux durable, que rien ne délimitait. II n'y avait même pas de traces de lièvre dans la neige. On pouvait sortir, mais uniquement pour se promener, c'est-à-dire pour y laisser ses propres traces, rentrer et les observer par la fenêtre. C'était une sortie comme une autre, en moins attirant encore.

MARTIN MUCHA
tes yeux dans une ville grise
Traduit de l'espagnol (Pérou) de Antonia Garcia Castro

"À Lima le panorama change à chaque rue. La ville est grise. Mais ses contrastes sont sauvages. Sa mer a des falaises. Ce sont deux beaux mots, rythmés. Il faut pourtant souligner un détail : Lima a son propre mur de Berlin. Il ne sépare ni des opinions, ni des religions, ni des choix politiques. Les gens le regardent et ne font pas de commentaires. On n’en parle pas. Je n’ai jamais rien lu à son sujet. On dirait qu’il est là et qu’il n’y est pas. Son acceptation est tacite. C’est une cicatrice ; ce mur long de plusieurs kilomètres situé au sommet des collines de Las Casuarinas. "

"Pour elle, le marron est la couleur de ce qui est ancien."

 " Est-ce que je me souviens comment tout a commencé ? Non. C’est un espace transcendantal. Des heures maudites, une journée radieuse. Une aube chargée d’odeurs d’aisselles. Les visages les plus imparfaits encerclant les matins les plus dissemblables."

HARRY MULISCH
La découverte du ciel

"Pour rendre l'évènement décisif possible, il fallait adoucir le coeur d'Onno Quist après toutes ces années de solitude - c'est pourquoi, entre autres, je lui envoyai donc des collines un jeune corbeau égaré. Par un jour ensoleillé vers midi, il descendit soudain par la lucarne ouverte du toit, secoua ses plumes, plia ses ailes, fit un tour sur lui-même et commença à se promener dans la pièce, comme s'il y habitait aussi."


THOMAS MULLEN
La page Thomas Mullen sur Lieux-dits


HERTA MÜLLER
Dépressions

"Les canards plongent dans la vase chaude de l’étang. Ils ressortent à la surface de l’autre côté blancs et secs comme s’ils n’étaient allés nulle part.  Ils sont gras, ont des ailes atrophiées, et leur cervelle chichement irriguée a depuis longtemps oublié qu’ils sont des oiseaux.
Les femmes utilisent leurs ailes pour balayer la farine et les miettes de pain sur la table. De leurs becs dégoutte de la vase qui retombe dans l’étang et provoque un frémissement dans l’eau qui se propage loin.

En été les femmes arrachent le duvet blanc de leur ventre. Tout un été ils se pavanent, effilochés, sur l’herbe en traînant leurs ailes derrière eux, et les haussent comme si elles étaient des épaules, et pataugent dans les sillons étroits laissés par des vers de terre et grignotent les cuisses étirées des grenouilles en plein saut. Et quand vient l’automne on les égorge. "


HERTA MÜLLER
L'homme est un grand faisan sur terre

Au-dessus de la théière il y a une bulle verte. Au-dessus de la bulle son visage. Windisch s'approche d'elle. Il la gifle. Elle se tait. Elle baisse la tête. Elle pose la théière sur la table en pleurant.
Windisch est assis devant son bol. La vapeur dévore son visage. La vapeur de menthe se répand dans toute la cuisine. Windisch voit son œil dans la tisane. Le sucre se détache de la cuillère et tombe dans l'œil. La cuillère est dans la tisane.
Windisch boit une gorgée. « La vieille Kroner est morte. »
Sa femme souffle sur la tasse. Ses petits yeux sont rouges. « Le glas sonne », dit-elle.
Sur sa joue il y a une marque rouge. C'est la marque qu'a laissée la main de Windisch. La marque de la vapeur de tisane. De la mort de la vieille Kroner.
Le son du glas passe au travers des murs. La lampe sonne. Le plafond aussi.
Windisch respire profondément. Il trouve son souffle au fond du bol.
« Qui sait où et quand nous mourrons! » dit la femme de Windisch. Elle se passe la main dans les cheveux. Elle est complètement échevelée. Une goutte de tisane lui coule du menton.
Dans la rue, c'est l'aube grise. Les fenêtres du mégissier sont éclairées.
" L'enterrement a lieu cet après-midi ", dit Windisch.

ANTONIO MUNOZ MOLINA
Séfarade

"Des gardes civils avec une sale tête puis des gendarmes hostiles et grossiers examinaient les passeports dans la gare de Cerbère. Cerbère : parfois les gares ressemblent dans la nuit au royaume d'Hadès et leur nom comporte déjà un début de maléfice ; Cerbère, où les gendarmes français, pendant l'hiver de mille neuf cent trente-neuf, humiliaient les soldats de la République espagnole, les injuriaient et les bousculaient à coups de crosse; Port-Bou, où Walter Benjamin s'est suicidé en mille neuf cent quarante ; Gmünd, la gare frontière entre la Tchécoslovaquie et l'Autriche, où de temps en temps se sont rencontrés Franz Kafka et Milena Jesenska, rendez-vous clandestins dans la parenthèse de temps entre des horaires de trains, dans la brièveté exaspérée des heures qui déjà commençaient de s'épuiser dès qu'ils s'apercevaient, dès qu'ils montaient vers la chambre inhospitalière de l'hôtel de la gare, où le proche passage des trains faisait vibrer les vitres de la fenêtre."


ANTONIO MUNOZ MOLINA
L'Hiver à Lisbonne

Biralbo a pris le livre et l'a tenu ouvert sur ses genoux pour continuer de regarder le tableau pendant que Lucrecia parlait. Brusquement, la contemplation de ce paysage avait tout transfiguré : la fuite, la peur de mourir, de ne pas trouver Lucrecia. Comme parfois l'amour et presque toujours la musique, cette peinture lui faisait comprendre la possibilité mentale d'une étrange justice inflexible, d'un ordre presque toujours secret qui modelait le hasard et rendait le monde habitable et qui n'était pas de ce monde. Quelque chose de sacré et d'hermétique, en même temps que quotidien et dilué dans l'atmosphère, comme la musique de Billy Swann quand il jouait de la trompette sur un ton si grave que le son se perdait dans le silence, comme la lumière ocre et rose des fins d'après-midi de Lisbonne : la sensation non pas de déchiffrer le sens de la musique ou des taches de couleur ou du mystère immobile de la lumière, mais d'être compris et accepté par eux.

ALICE MUNRO
Rien que la vie

"Puis ce fut le silence, l'air était comme de la glace. Bouleaux aux branches grêles qui semblaient cassantes portant des marques noires sur leur écorce blanche, et une espèce de petits conifères broussailleux roulés en boule comme des ours endormis. Le lac gelé n'était pas lisse mais ondulait le long de la berge, comme si les vagues s'étaient muées en glace à l'instant où elles retombaient. Plus loin, le bâtiment, l'alignement parfait de ses rangées de fenêtres, et ses galeries vitrées aux deux extrémités. Le tout austère, nordique, noir et blanc sous la haute voûte des nuages."

HARUKI MURAKAMI

La page Haruki Murakami sur Lieux-dits

ROBERT MUSIL
Les désarrois de l'élève Törless

Une petite gare sur la ligne de Russie.
A perte de vue dans les deux sens, quatre voies parallèles s'allongeaient en ligne droite sur un large remblai couvert de ballast jaunâtre; à côté de chaque voie, comme une ombre sale, la trace noire inscrite sur le sol par les jets de vapeur brûlante.
La route qui montait vers le débarcadère de la gare, une bâtisse basse, peinte à l'huile, était large et défoncée. Ses bords se seraient confondus avec le terrain bourbeux d'alentour si ne les avaient jalonnés deux rangées d'aca­cias dressant tristement de chaque côté leurs feuilles desséchées, suffoquées par la poussière et le charbon.