PIERRE MICHON
Accueil

PIERRE MICHON
Les deux Beune

"Dans la grande cuisine flottait âcrement cette odeur de poussière, immémoriale et comme fossile, de boue si ancienne qu’elle est devenue comestible, que font en cuisant les betteraves. Jean le Pêcheur, un couteau à la main, épluchait une soupe. De sa besace, son sac-médecine ouvert sur la table à côté de poireaux, sortait un paquet de Gitanes maïs entamé. "

2023


2017

PIERRE MICHON
Tablée suivi de Fraternité

 " Deux tableaux d’Édouard Manet, tous deux de l’année 1878, s’intéressent au même sujet sous des titres voisins. Au café est une pièce maîtresse de la Collection Oskar Reinhart du Musée de Winterthour, dans le canton de Zürich ; Coin de café-concert compte parmi les belles toiles de la National Gallery de Londres. En 2005, une exposition du Musée de Winterthour –  « Manet retrouve Manet » – réunit les deux tableaux, recomposant ainsi la grande composition initiale prévue par le peintre en 1877 et intitulée Reichshoffen, du nom d’un café-concert parisien de Montmartre, nouveau point de ralliement des artistes. Après l’avoir remaniée plusieurs fois, Manet découpa sa toile en deux moitiés qui constituent aujourd’hui ces deux tableaux autonomes. Il en modifie encore la partie droite, remplaçant la fenêtre à rideaux, qui subsiste dans le tableau de Winterthour, par une scène de café-concert où, sur le tableau de Londres, évolue une danseuse. Mais la table centrale, la table originelle dont les deux parties coïncident exactement rassemble indubitablement les deux tableaux. En 2005, à l’occasion de cette réunion exceptionnelle et historique, Pierre Michon fut sollicité pour écrire un texte. Tablée, aussitôt traduit en langue allemande, accompagna l’exposition de Winterthour. Il paraît ici pour la première fois dans sa forme première " Avant-propos d'Agnès Castiglione


 

  Édouard Manet, Au Café, daté 1878
Huile sur toile, 78 x 84 cm

Coll. Oskar Reinhart, « Am Römerholz », Winterthour
 

Édouard Manet, Coin de café-concert, daté 1878
Huile sur toile, 97,1 x 77,5 cm

The National Gallery, Londres


 « Manet une fois pour toutes, dans un atelier des Batignolles, a pris une grande scie de carrier et a coupé le marbre en deux sans retour possible à l’Un, même si la scie de carrier était une paire de ciseaux. Il l’a coupé pour des motifs que nous ignorons, scrupule esthétique ou commodité de vente, hasard de commandes, décision idéologique, il ignorait peut-être lui-même pourquoi. On aimerait penser, et on est en droit de penser, étant donné ce qu’on sait de l’intelligence nerveuse de Manet, de sa terrible violence policée, de sa fulgurance spécifique qui était un savoir, on peut penser donc que ce qu’il a coupé avec une jubilation noire ou avec résignation, avec tristesse, ce qu’il a scié, marbre ou toile, c’est la tablée fondatrice des faubourgs de Jérusalem, celle autour de laquelle l’amour est donné, que l’amour organise. Nous sommes séparés et cloisonnés, divorcés, le lien a disparu, la belle continuité lisse de l’amour et de la tablée. Le monde est en morceaux, les petits atomes roulent chacun pour soi sur le clinamen. Manet avec ses ciseaux le ratifie. Le corps social est sécable, composé de petits éléments découpés, atomisés, qu’on recolle à la va-vite. Notre propre corps même est sécable, comme le beau Manet devra en faire l’expérience le 20 avril 1883, dans moins de dix ans, quand une scie de chirurgien lui coupera le pied gauche, à la perte duquel il ne survivra pas. « Il n’y a pas de symétrie dans la nature », disait-il à Antonin Proust. La dissymétrie règne. Manet le ratifiera à son corps défendant. Il descendra dans la tombe avec un seul pied, à Passy le 3 mai."


2009

PIERRE MICHON
Les Onze

"Il était de taille médiocre, effacé, mais il retenait l'attention par son silence fiévreux, son enjouement sombre, ses manières tour à tour arrogantes et obliques - torves, on l'a dit. "


PIERRE MICHON
Le roi vient quand il veut

"Parmi les entretiens que j'ai donnés depuis 1984, j'en ai réuni trente. On y trouvera le jeu de masques que ce genre exige, des contrevérités peut-être, de l'incongru, des traits de mauvaise foi, mais sûrement aussi quelques vérités, pas toutes involontaires. Et puis, relisant ces propos, je me dis qu'à défaut de la vérité introuvable, on y trouve enlacés les souvenirs et les lectures qui m'ont constitué : le panthéon aztèque et la chasse à Dieu dans Moby Dick , le petit roman de trente pages de Lautréamont et le rasoir d'un théologien anglais, une écoute enfantine de Salammbô qui est ma scène primitive, des lieux et des noms. Melville et Faulkner, Beckett, y voyagent parmi des toponymes limousins. Mes morts bavards, Flaubert, Rimbaud et Villon, Giono et Borgès, Hugo, y fréquentent des prolétaires morts sans discours. J'ajoute que, si j'ai peu touché aux entretiens que j'avais donnés par écrit, j'ai retouché librement ceux qui, enregistrés, avaient été récrits par mes interlocuteurs. Que ceux-ci ne me tiennent pas rigueur de cette réappropriation. "

2007


2002

PIERRE MICHON
Corps du roi

"A quoi bon des poètes, en nos temps qui sont des temps de détresse 2002, comme l'était l'année 1462 à Moulins où Villon boudait le Testament, comme l'était l'année 1859 en mai de laquelle Hugo écrivit Booz, comme l'était l'année indécise du néolithique tardif pendant laquelle Booz rêvait-Wuzu Dichter, pourquoi des poètes? Pour ça seulement.":

"Ils rassurent le cadavre, ils assurent l'enfant sur ses jambes."


PIERRE MICHON
Abbés

"Ou bien l'abbé s'en désintéresse et reste maugréant sous le mélèze en attendant que ce soit fini. c'est Pierre qui jette la dent à l'eau. Il ne voit pas où elle tombe, il trouve le vers qui bien plus tard sera le dernier de sa chronique : commeTtutes choses sont muables et proches de l'incertain."

2002


1997

PIERRE MICHON
Mythologies d'hiver

"Il pense à la république comme il pense à sa mère, qui est restée en bas à la Malène et a pleuré quand il est parti : une vieille chose fragile et toujours neuve qui toujours a besoin de lui. Il pense que la république parfois lui a demandé son avis, comme sa mère quand elle prépare le dîner et lui demande s'il préfère des fèves ou des lentilles. Il pense que la république le regarde exactement comme elle regarde Baptiste Flourou, quoiqu'il soit le dernier des cadreurs quand Baptiste Flourou possède vingt cardeurs, la laine qu'ils cardent, les moulins où ils cardent : la république les regarde tous deux comme sa mère le regarde, lui, et regarde son frère André qui est imbécile de naissance."


1996

PIERRE MICHON
Le roi du bois

"Il pleut sur Mantoue. C'est une ville triste, qui a un goût de vase même quand il fait soleil. Dans ce goût je m'occupe. Où est-elle, la grande espérance qui fit que je peignis, du soleil sur la tête et dans l'âme, dans des odeurs de pins ? Où êtes-vous, petits hommes dont ma main décidait, dieux dociles, gredins à grands feutres et marins songeant, passants qui traversiez des gués ? Mais ils sont là sans doute, sous la pluie je les rassemble près des écuries, ils sentent la gnôle et le poil mouillé des chiens, mes gredins, mes piqueurs. Leur feutre dégoutte sur leurs yeux, je vois à peine les visages ; quelque chose les mange, c'est leur barbe, ou la pluie, l'angoisse du matin qui fait rentrer les loups. Celui-ci, est-ce Jean ou Giovanni ? Mais celui-là je crois bien le reconnaître, c'est Hakem : il est noir, comme de la suie. "


PIERRE MICHON
Maîtres et serviteurs

"Le père et le fils avaient cette joie simple que donne le printemps quand on part le matin. La terre sonne clair sous les pas; ce vide que le ciel drape, c'est peut-être le visage de votre mère jadis, ou ce qui vous reste de jeunesse, et ce qui vous reste est immense."

Francisco Goya
"Il pleut ce jour là sur Fuendetodos, sur le poil noir fumant, les naseaux mous; les pattes incommodes ploient, la boue jaillit; quelque chose souffre, c'est peut-être aussi bien le ciel et sa pluie que la bête et son matador, qui de tout l'avant-bras s'essuie les sourcils pour y voir clair et estoquer; pas de soleil surgi pour la mise à mort, pas de rafales accrues, seulement quelque chose qui coule un peu comme dans une toile mal peinte qu'on sabote à plaisir."

1990

1988

PIERRE MICHON
Vie de Joseph Roulin

"Les voilà le lendemain face à face dans cet atelier de la maison jaune dont personne de vivant ne peut plus nous dire comment c'était fait; et les murs non plus n'en peuvent rien dire: des bombes américaines tombées du pur cobalt les ont rasés, en 1944. Mais nous savons par les tableaux que les murs étaient blanc de chaux, c'est-à-dire que Van Gogh les faisait de n'importe quelle couleur, et que les carreaux sous les pieds étaient rouges, car il les faisait rouges. "


1984

PIERRE MICHON
Vies minuscules

"II faut en finir. Nous sommes en hiver; il est midi; le ciel vient de se couvrir uniformément de bas nuages noirs; tout près, un chien pousse à intervalles réguliers ce cri lent, très sournois et comme de conque marine, qui fait dire qu'il hurle à la mort; il va peut-être neiger. Je songe aux gais jappements des mêmes chiens, les soirs d'été, lorsqu'ils ramenaient les troupeaux dans des flaques de clarté; j'étais enfant, la lumière l'était aussi. Je m'épuise en vain peut-être : je ne saurai pas ce qui s'enfuit et se creusa en moi. Imaginons encore une fois qu'il en fut comme je vais le dire."

"Je convoquais des lieux invisibles et nommés. Je découvrais les livres, où l'on peut s'ensevelir aussi bien que sous les jupes triomphales du ciel. J'apprenais que le ciel et les livres font mal et séduisent. Loin des jeux serviles, je découvrais qu'on peut ne pas mimer le monde, n'y intervenir point, du coin de l'oeil le regarder se faire et défaire, et dans une douleur réversible en plaisir, s'extasier de ne participer pas: à l'intersection de l'espace et des livres, naissait un corps immobile qui était encore moi et qui tremblait sans fin dans l'impossible voeu d'ajuster ce qu'on lit au vertige du visible. Les choses du passé sont vertigineuses comme l'espace, et leur trace dans la mémoire est déficiente comme les mots: je découvrais qu'on se souvient."