ECLATS DE LIRE 2019
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EDOUARD JOLLY
GÜNTHER ANDERS, Une politique de la technique

" Les trois thèses majeures : que nous ne sommes pas à la hauteur de la perfection de nos produits ; que nous pouvons davantage produire que représenter et en assumer la responsabilité ; et que nous croyons que ce que nous pouvons faire, nous y sommes aussi autorisés, non : nous devons le faire, non : nous y sommes contraints – ces trois thèses fondamentales, du fait des dangers environnementaux devenus manifestes en ce dernier quart de siècle, sont malheureusement plus actuelles et explosives qu’autrefois ." (G.Anders, 1956)

"Parce qu’aujourd’hui, qui produit n’est pas le point essentiel ; ni comment la production se déroule ; ni à peine combien est produit ; mais – et en cela nous en sommes à la seconde différence fondamentale entre le danger d’alors et celui d’aujourd’hui – ce qui est produit ." (G.Anders)

"La tâche de la science d’aujourd’hui ne consiste plus à détecter l’essence cachée, donc voilée, ou la légalité voilée du monde ou des choses, mais à découvrir leur utilisabilité cachée. La présupposition métaphysique (elle-même habituellement voilée) de la recherche d’aujourd’hui est donc qu’il n’y a rien qui ne soit pas exploitable." (G.Anders)


"Devenu le produit obsolète de ses propres produits, essayant de rattraper les nouveaux qui liquident les anciens, soumis lui-même à l’obsolescence programmée imposée par les règles de la production qui ne cherche qu’à se perpétuer, l’homme finirait idéalement par être produit en série, conforme, remplaçable, indiscernable des autres exemplaires de son espèce. "

"Afin d’être immunisé contre le néant, chaque organe doit être “occupé-par”. Et “être-occupé-par” est, en tant que description de cet état, bien plus pertinent qu’“être-occupé-à” Le divertissement permanent rend la survie supportable. Il empêche que l’ennui ne s’installe "(G.Anders)

"Étaient et sont des “hommes sans monde” ceux qui sont contraints de vivre à l’intérieur d’un monde qui n’est pas le leur ; d’un monde qui, bien qu’ils le produisent et le maintiennent en marche par leur travail quotidien, “n’est pas construit pour eux” (Morgenstern), n’est pas présent pour eux ; à l’intérieur d’un monde pour lequel ils sont pensés, utilisés et “présents”, mais dont les standards, les intentions, le langage et le goût ne sont pas les leurs, ne leur sont pas accordés." (G.Anders)

"La question n’est plus comment distribuer équitablement les fruits du travail, mais comment rendre supportables les conséquences de l’absence de travail ."(G.Anders)

 "Parce que le chômage qui prédomine désormais fera apparaître inoffensif celui qui a régné il y a cinquante ans. Si l’on pense que ce dernier avait été une des causes principales du nazisme, alors le courage vient à manquer pour se représenter ce à quoi va donner naissance celui d’aujourd’hui. Il n’est absolument pas impossible que les fours d’Auschwitz (autrefois économiquement contradictoires) servent de modèles pour “maîtriser” le fait que, comparativement aux occasions de travail, “il y a trop de gens” . L’idée est outrancière par sa radicalité."(G.Anders)


HORACIO QUIROGA
Au-delà

 "Pendant quelques secondes nos regards soudés l’un à l’autre dans une terrible fixité, firent apparaître, comme sur le fil du destin, d’infinies histoires d’amour, tronquées, renouées, brisées, ressuscitées, vaincues et finalement enfouies dans la frayeur de l’impossible. "


 

GRECO

"De l'inconnu, des noces qui s'y consomment et qui nous valent les chefs-d'oeuvre, Greco tire la pourriture divine de ses couleurs, et son jaune et son rouge qu'il est le seul à connaître. Il en use comme de la trompette des anges." Jean Cocteau


BENJAMIN WHITMER
Pike
Cry father
Evasion

"Les prisons sont là pour cacher que c’est le social tout entier, dans son omniprésence banale, qui est carcéral."
JEAN BAUDRILLARD


" IL rêve encore du Mexique. De passage de frontière. De quitter sa peau d’Américain comme un serpent qui mue. Puis de marcher dans le matin froid, corps pétri par l’étouffante sensation de n’avoir pour ainsi dire aucune vie propre, pas dans ce coin-là. Il y a ici des lois pour lesquelles les Mexicains n’ont toujours pas trouvé de mots. Des lois de territoire, des lois pour la décence, des lois pour la façon de marcher, des lois pour la vitesse. Des lois qui prolifèrent comme des cellules cancéreuses, et derrière elles des prisons qui jamais ne se vident, qui bourgeonnent dans les petites villes américaines comme des tumeurs. Pike se souvient de la première bouffée d’air qu’il aspira la première fois qu’il traversa le Rio Grande. Cet air était grand et propre, et l’avait rendu tel. Il se réveille et fume une cigarette au lit. Il réfléchit. Puis il va jeter un coup d’œil à Bogey. Toujours en vie. Recroquevillé en caleçon dans la baignoire, son corps noueux luisant de sueur, peau pâle et frissonnante. Il a l’air de s’être fait torturer, plus d’une fois. Son torse de moineau est lacéré de cicatrices, et il a un coude bosselé, déformé, et une marque de brûlure mouchetée en forme de T sur l’omoplate gauche, étirée et tordue comme si on avait appliqué le fer rouge alors que le jeune gars se débattait comme un damné. Et son ronflement siffle et crisse comme les ronflements qui passent par des nez amochés. Et il y a une ecchymose qui lui traverse la poitrine de part en part. Violet, noir : la puissance de la poussée de Pike. Pike actionne la ventilation, allume une cigarette, les yeux fixés sur l’ecchymose."


BRIAN PANOWICH
Bull Mountain
Comme les lions


SANTIAGO H. AMIGORENA
Une enfance laconique

"Alors, autant vous prévenir, vous aurez droit à la totale : le premier cauchemar, la première lettre, le premier exil, les premières amours, le second exil, les premiers textes, le premier amour, la première défaite, et enfin, les autres textes qui m’ont contraint à celui-ci, le dernier, qui inutilement les invoque et inutilement les oublie."


GESUINO NEMUS
La théologie du sanglier

"Tore est gentil, mais ici ils le sont tous, si vous n’êtes pas indiscret.
Il vous apporte une assiette en terre cuite avec des tranches de jambon de un centimètre d’épaisseur et des morceaux de pecorino affiné, à l’arôme puissant.
Mais ce qui vous surprend le plus, c’est le pain.
On dirait une sculpture baroque, pleine de circonvolutions et d’ornements. La croûte est très dure, la mie très moelleuse et elle sent très bon. Vous goûtez. Et vous comprenez tout.
Parce que c’est le pain qui dit ce que l’on veut savoir d’un peuple. Et ce pain-là aussi, ils le font à la maison. Comme si c’était une œuvre d’art. Une sculpture dont le nom et la thématique changent tous les jours.
Tore a remarqué votre étonnement.
— Tout va bien ?
— C’est vraiment vous qui le faites ?
— Oui, c’est ma mère. Mais excusez-nous, il est de ce matin, il n’est sans doute plus très frais."


BARBARA STIEGLER
"Il faut s'adapter"
Sur un nouvel impératif politique

"D’où vient ce sentiment diffus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d’un retard généralisé, lui-même renforcé par l’injonction permanente à s’adapter au rythme des mutations d’un monde complexe ? Comment expliquer cette colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l’évolution ? La généalogie de cet impératif nous conduit dans les années 1930 aux sources d’une pensée politique, puissante et structurée, qui propose un récit très articulé sur le retard de l’espèce humaine par rapport à son environnement et sur son avenir. Elle a reçu le nom de « néolibéralisme » : néo car, contrairement à l’ancien qui comptait sur la libre régulation du marché pour stabiliser l’ordre des choses, le nouveau en appelle aux artifices de l’État (droit, éducation, protection sociale) afin de transformer l’espèce humaine et construire ainsi artificiellement le marché : une biopolitique en quelque sorte."


"Ici aussi, ce sont deux rapports au temps et à l’évolution de la vie et des vivants qui s’affrontent. D’un côté, l’automatisation des données semble renforcer à la fois la conception gradualiste du vivant, qu’on interprète là aussi comme un matériau homogène, isotrope et prévisible, et l’approche strictement procédurale de la démocratie, dans laquelle les fins sont définies exclusivement par le savoir technique des experts, en vue de favoriser l’automatisation et la judiciarisation de tous les processus de décision. De l’autre, les revendications nouvelles en matière de santé publique et de démocratie sanitaire évoquent ce que Dewey n’a pas cessé d’opposer à Lippmann, au nom justement de la révolution darwinienne et de ses nouvelles leçons sur l’évolution de la vie et des vivants. Comme dans le modèle politique de Dewey, elles reposent sur la conflictualité et la diversité des rythmes évolutifs, sur les déviances toujours possibles de « l’impulse » dont tous les individus sont porteurs et sur les multiples décalages de l’hétérochronie."

"Il faudrait montrer enfin que les mêmes conflits se rejouent dans le champ de l’environnement et de l’écologie politique, entre d’un côté un gouvernement des experts qui définit d’en haut des processus automatisés d’optimisation et, de l’autre, une refondation de la démocratie par la participation active des publics. Dans ce dernier modèle, il s’agit tout au contraire de prendre acte de la dimension tragique de l’hétérochronie des rythmes évolutifs, à laquelle tous les vivants, humains et non-humains, doivent arriver à survivre ensemble, en supportant la pluralité conflictuelle de leurs perspectives. "


SANTIAGO H. AMIGORENA
Le Ghetto intérieur

"L’article le plus alarmant avait été publié par La Nación le 18 février 1941. Il rapportait des déclarations d’Anthony Eden qui ne laissaient planer aucun doute sur le sort des Juifs en Allemagne et dans les territoires occupés par les nazis. Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères britannique parlait des ghettos, des déportations et d’exécutions massives."

"...et soudain une étincelle dans son cerveau avait déclenché une série de flashs qui lui avaient fait comprendre ce que cette blancheur lui rappelait. L’assiette de son fils, ses gnocchis, comme le sucre et la coupelle de la tasse et le marbre de la table au Tortoni, avaient ressuscité en lui le souvenir de la neige, la neige de Pologne, la neige de son enfance – la neige qui en ce moment même devait recouvrir les champs autour de Varsovie, et la boue et les rues du ghetto, où il espérait que sa mère et son frère étaient encore en vie."

"Tout le monde préférait ne pas parler de cette horreur pour une raison élémentaire et intemporelle : parce que l’horreur crue de certains faits permet toujours, dans un premier temps, de les ignorer."


NEIL POSTMAN
Technopoly

"La caste qui contrôle les rouages d'une technique accumule un pouvoir qui finit par se retourner contre les ignorants."

"Plus proche de nous, l'écrivain C. S. Lewis tenait la bureaucratie pour l'incarnation technique du diable en personne :

Je vis à l'époque du management, dans un monde régi par l'administration. Le mal absolu ne se manifeste pas aujourd'hui dans ces sordides « antres du crime » que Dickens aimait à peindre. Ni même dans les camps de concentration ou de travail. Dans ceux- là nous ne voyons que son résultat final. Il est plutôt conçu et commandé (...) dans des bureaux propres, moquettés, chauffés et bien éclairés, par des hommes en cols blancs et manucurés, rasés de frais, qui n'ont pas besoin d'élever la voix. Il en découle assez naturellement que le symbole de l'enfer ressemble pour moi à la bureaucratie d'un État policier ou aux bureaux d'une entreprise véreuse."

"De la sorte, chaque élève, même dès son plus jeune âge, pourrait commencer à comprendre, contrairement à aujourd’hui, que la connaissance n’est pas une chose établie, mais un stade de développement de l’humanité, avec un passé et un avenir."
 " Il est enfin temps de leur apprendre que la science est un exercice de l’imagination humaine, qu’elle diffère de la technologie, qu’il existe plusieurs « philosophies » de la science, et que tous ces aspects sont dignes d’intérêt."


CRAIG JOHNSON
Série Walt Longmire

"Les Indiens ont survécu à notre projet assumé de les exterminer, et depuis que les vents ont tourné, ils se sont même mis à supporter les bonnes intentions que nous leur témoignons, ce qui peut être beaucoup plus fatal. JOHN STEINBECK, America and Americans "



DAVID VANN
Un poisson sur la lune

"L’avion amorce sa descente mais San Francisco est invisible, rien que des nuages et de la pluie qui se referment sur l’aile, de la pluie à des centaines de kilomètres/heure, rien qu’une entité horizontale, qui ne tombe pas, qui n’a rien d’assez léger pour tomber. Une pression terrifiante, insistante, paniquée, qui disparaît et réapparaît, provenant d’une source terrible, le souffle d’un dieu en colère."


GERARD CARTIER
Du français au volapük
Ou le perroquet aztèque

"A pro­pos de l'idiome du 1984 de George Orwell,je relève ceci:
...plus on diminue le nombre de mots d'une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir, plus on réduit les finesses du langage, moins les gens sont capables de réflé- chir, et plus ils raisonnent à l'afFect. La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants..."

"Jamais notre langue n’a été aussi malmenée et jamais à ce point mal aimée. Quand elle n’est pas dénigrée pour des motifs où elle sert de bouc émissaire à d’autres combats (la lutte contre le sexisme, par exemple), elle est trahie au profit de l’anglais, qui se voit paré de toutes les vertus. Les amoureux du français font face à une coalition vaste et hétéroclite qui emprunte à toutes les couches de la société, des jeunes gens des banlieues en déshérence économique et culturelle, qui chantent en anglais pour échapper à leur condition et se fondre dans une Amérique fantasmée, jusqu’à l’élite économique, scientifique et politique de notre pays, de tous temps férue de jargon, qui larde aujourd’hui ses discours de mots immigrés, par paresse ou pour paraître."

 


DAVID VANN
Aquarium

"Je m’enfouis sous la couette et me roulai en boule comme un poisson pulmoné attendant la pluie.
Une hibernation, sauf qu’on l’appelle estivation puisque c’est pendant les chaleurs de l’été et non le froid de l’hiver. Quand tout est insoutenable, que l’exposition aux éléments est trop intense, l’air trop chaud à respirer. Ma mère est la meilleure personne sur terre, la plus généreuse, la plus forte, mais c’était sa saison sèche, cette époque où elle était davantage une tempête qu’une personne, une poussière soufflée par le vent, prenant de la vitesse depuis un lieu vaste et sans source, je savais alors que je devais me cacher."


DAVID VANN
Impurs

"Le plancher ancien ployant sous ses pieds nus. La rugosité du vernis écaillé. Il prit le plateau en argent, suranné, pesant, la théière en argent richement décorée, les tasses en porcelaine blanche, tout ce qui le déprimait, et alors qu’il avait les mains prises, sa mère se pencha derrière lui et l’embrassa, ses lèvres sur son cou et le petit reniflement qu’elle faisait pour être mignonne, ce qui le fit tressaillir et lui donna envie de hurler. Mais il ne lâcha pas le plateau. Il le porta jusqu’à la table en fonte à l’ombre du figuier, tout près du mur du hangar pourvu d’un petit appartement à l’étage. Il envisageait d’y emménager pour échapper à sa mère, pour échapper à leur maison. "


DAVID VANN
Sukkwan Island

"Puis Roy rentra un jour d’une balade pour le trouver assis devant la radio, son pistolet à la main. Un silence étrange régnait, à l’exception des quelques bourdonnements et sifflements qui s’échappaient de l’appareil.
Jim ? fit Rhoda à l’autre bout. Ne me fais pas ça, connard.
Son père éteignit la radio et se leva. Il dévisagea Roy dans l’embrasure de la porte, observa la pièce autour de lui comme s’il était gêné par un détail minuscule et cherchait quelque chose à dire. Mais il resta muet. Il s’approcha de Roy et lui tendit le pistolet, puis il enfila son blouson et ses bottes avant de sortir.
Roy le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière les arbres. Il regarda le pistolet dans sa main. Le chien était armé et il apercevait une douille cuivrée. Il le rabaissa en tenant le pistolet pointé loin de lui. Puis il réarma le chien, porta le canon à sa tempe et fit feu. "


JEAN-JACQUES KUPIEC
Et si le vivant était anarchique

"Un corps vivant n’est pas un tout centralisé dans lequel chaque partie est dévouée à son bon fonctionnement. C’est une communauté cellulaire autogérée qui résulte des interactions entre ses parties et le milieu intérieur. Les cellules ne sont pas là pour former l’organisme. Elles vivent pour elles-mêmes, et sont en même temps amenées à coopérer du fait des contraintes imposées par le milieu intérieur. Elles ne se différencient pas sur instruction du génome, mais spontanément par variations aléatoires collectivement régulées au sein de la société cellulaire. Cette théorie élargit le champ d’application du darwinisme : la variabilité est la propriété première du vivant, y compris dans le milieu intérieur, et la lignée généalogique son entité première. L’ontogenèse et la phylogenèse ne sont pas deux phénomènes distincts, mais deux aspects d’un seul et même phénomène de propagation du vivant."

" La cellule exprime au hasard différentes combinaisons de gènes jusqu’à ce qu’elle « trouve » celle correspondant au nouveau type cellulaire qui lui permet d’interagir avec son milieu intérieur et de se stabiliser."


"Le protiste eucaryote Dictyostelium discoïdeum vit alternativement comme amibe unicellulaire ou comme petit champignon multicellulaire, selon que l’environnement est riche ou pauvre en nutriments. Dans ce dernier cas, les amibes forment un champignon composé de deux sortes de cellules, dont l’une génère des spores qui, à leur tour, génèrent de nouvelles amibes lorsque l’environnement redevient favorable, alors que l’autre forme le « pied » du champignon. Qui est l’individu dans ce cycle : l’amibe unicellulaire ou le champignon multicellulaire ? Les deux sont des unités fonctionnelles et morphologiques. Où commence et où finit ce processus ? Nous avons affaire à un cycle continu, alternant des phases unicellulaires et multicellulaires, qui se poursuit indéfiniment en fonction des conditions environnementales et qui n’a ni début ni fin précis. Nous continuons à employer le terme « cycle », couramment utilisé en biologie, mais, à strictement parler, il est devenu impropre dans le cadre de la théorie de l’ontophylogenèse car il porte l’idée d’une répétition à l’identique alors qu’il y a toujours variation, d’une manière ou d’une autre. "

"De la même manière, dans le cadre de l’ontophylogenèse, l’organisme individuel tombe de son piédestal. Il n’est plus la finalité d’une ontogenèse objective qui ferait de lui l’entité première du vivant. Il n’est qu’une phase des cycles cellulaires et multicellulaires qui font les lignées généalogiques. Le « développement embryonnaire » n’est qu’un segment répété et variable que nous abstrayons de la lignée généalogique."

JORGE FERNANDEZ DIAZ
Le gardien de la Joconde

CARMEN MOLA
La fiancée gitane


 

GYRDIR ELIASSON
Au bord de la Sanda

"C’est drôle comme on s’habitue à la solitude. Au début, on a l’impression qu’elle va être intolérable. On regrette les gens et les relations. Mais, peu à peu, quelque chose d’autre les remplace. Ce que l’on considérait comme indispensable s’avère ne pas l’être forcément au bout du compte.
De temps à autre, je vois des lapins sauter dans la forêt au-devant de moi. Les chasseurs de perdrix finiront sûrement par leur tirer dessus si la chasse aux oiseaux se fait maigre. J’ai déjà mangé du lapin et c’était très savoureux, mais je n’ai pas la moindre envie de tuer ces petites bêtes qui se débrouillent ici toutes seules dans la forêt, courageuses et absorbées par leur recherche des valeurs de la vie."


ALAIN DAMASIO
La horde du contrevent

"Je ne parle pas ici de la déchéance de nos corps ou de l’entropie qui nous dégrade, non : plus simplement d’une forme puissante de la fatigue. Tout au long de votre vie, cette fatigue s’est manifestée sous une myriade de petites mines : un découragement passager par exemple, une perte de confiance, un banal besoin de confort affectif ou de stabilité sentimentale, un appel au repos, récurrent… Elle a parfois pris le masque d’une paresse de pensée, d’un manque de curiosité, elle a pu se traduire par un refus de l’inconnu ou la peur de changer, le fait de privilégier une habitude, vouloir être tranquille d’avance, je ne sais pas…"


TANGUY VIEL
Icebergs

"Les vrais livres ont quelque chose de marin, ils sont conçus pour tenir la mer, la contredire même jusqu’à un certain point, à force de fendre les flots, traverser la vague et puis, si possible, avec souplesse retomber dans son creux, armés qu’ils sont de varangues invisibles qui tiennent la coque et l’empêchent de plier. Les vrais livres conservent le long de leur parcours cette résistance à la déformation qui permettra à tous d’être déposés là-bas, de l’autre côté de la fable, déplaçant à la surface de l’eau la masse calculée de leur volume. En ce sens, ce qui suit n’est pas un vrai livre : pas de coque ni d’épontille, encore moins d’étrave pour déchirer aucune mer. Cet ouvrage, à la limite, est un poisson, mais plutôt même, une algue."

"... alors j’ai ouvert un fichier sur mon ordinateur et, dans un mélange de désarroi et de réconfort, j’ai commencé à copier des phrases et des citations. Et c’est comme si là, dans ce fichier, j’avais enfin inscrit mon propre esprit esprit, en le lovant d’abord dans les phrases des autres, un peu comme des couvertures de survie dans lesquelles s’envelopper en plein naufrage."


PATRICK MODIANO
Encre sympathique

"J’ai peur qu’une fois que vous avez toutes les réponses votre vie se referme sur vous comme un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper ? "


PATRICK DECLERCK
Les naufragés

Avec les clochards de Paris

"Ils ont, en effet, cette hautaine noblesse de ne plus faire de phrases. De ne plus croire — tout dans leurs comportements le montre — au progrès, aux lendemains chantants des efforts collectifs, à l’avenir de l’homme. De ne plus croire en rien d’autre, au fond, qu’au néant et à la mort. C’est là toute la religion qu’ils ont et ils n’en veulent pas d’autres. Sombre grandeur. Nous ne sommes pas si nombreux, nous les hommes, à pouvoir vivre sans espoir. Ils vivent mal, ô combien. Ils traversent la vie en titubant, en claudiquant, à cloche-pied, à genoux, en rampant. Mais ils la traversent tout de même. Se suicidant très rarement, ils préfèrent rester là, pour rien, jour après jour, année après année, à contempler, hébétés et hilares, la postérité des asticots. Vaisseaux fantômes et mystérieux. Personne à la barre. Grands voyageurs du vide, ils errent loin des pesantes réalités du monde. Funambules pitoyables. Mais glorieux, parce que sans retour. "

"Ils sont le plus souvent ivres et hagards. L’alcool, la malnutrition et la fatigue les condamnent à vivre un état chronique de faiblesse et d’épuisement. Car avec l’alcool, la fatigue est la deuxième grande constante de cette vie. On dort mal dans la rue. On est souvent réveillé par la police, par les « bleus », par les cauchemars, par le froid, par la pluie, par la peur, surtout, de dormir exposé à toute agression… Après quelques jours, tout se brouille : jours, nuits, heures, dates. La confusion s’installe, qui sert aussi à protéger le sujet d’une lucidité qui ne saurait être que terrifiante."


Lettre de JEAN MALAURY à PATRICK Declerck:

"On sent constamment chez vous, au fil des pages, par-delà des rejets qui vous prennent occasionnellement à la gorge, une passion douloureuse, une souffrance pour une humanité ignorée de tous et particulièrement des grands organismes de sciences sociales qui ne l’ont guère perçue, oubliant même de les répertorier dans leurs vastes, pompeux traités et dictionnaires."

"Je souhaiterais tant que la presse conservatrice, socialiste, communiste, écologiste, confessionnelle soutienne votre grande cause et lui donne le retentissement nécessaire afin de peser sur l’administration et ses Bureaux, afin de lui faire adopter d’autres solutions plus humaines et à la hauteur de ce drame.
Ce peuple de désespérés, toujours plus jeunes, toujours plus nombreux et nous tendant la main dans nos rues comme déjà lassés de la vie, méritent toute notre attention. Les médias ont ce pouvoir d’action que je me dois de solliciter dans cette lettre, afin de donner à ce livre de « Terre Humaine » comme tous les autres, sa véritable signification : dénoncer mais aussi agir. "


JIM LYNCH
Face au vent

"Avec le temps, le manoir des Johannssen, assis sur ses fondations fissurées, penchait de plus en plus vers la colline de mûres, la scierie et, de l’autre côté de l’eau, la Space Needle et le reste du mirage urbain que nous voyions de nos fenêtres. Nous vivions près du Ship Canal, un boulevard d’eau douce créé par l’homme qui s’incurvait vers l’ouest, entre le lac Washington, Ballard Locks et le Puget Sound. Tout semblait figé dans le temps, jusqu’à ce que les maisons voisines commencent à se vendre pour être démolies et remplacées par de belles propriétés, si bien que les chiens n’avaient plus d’endroit où chier, à part dans notre propre jardin envahi de mauvaises herbes. Des vagues d’agents immobiliers énergiques ne cessaient de venir frapper à la porte, tels des témoins de Jéhovah, pour nous informer de la valeur de notre “ruine”."


JIM LYNCH
Les grandes marées

"Le corps de la créature formait une pointe triangulaire au-dessus de nageoires étroites qui reposaient dans la boue telles des ailes. Il était difficile de déterminer avec précision où il commençait et se terminait, et combien mesuraient réellement ses tentacules, car j’avais peur de détacher les yeux de cet entrelacs de membres pendant plus d’une demi-seconde. Je ne savais pas si je me trouvais à la portée de ces bras aussi épais que mes chevilles, et parsemés de ventouses grosses comme des pièces d’un demi-dollar. Un simple frémissement me ferait fuir en courant. C’est pourquoi je le regardais sans le regarder, tandis que les battements de mon cœur constellaient ma vision de paillettes. Je voyais des fragments, des bouts, que j’essayais d’assembler mentalement, sans être certain du résultat d’ensemble. Je savais ce que ça devait être, mais je m’interdisais même de penser à ces deux mots. Peu à peu, je m’aperçus que le disque noir et brillant au milieu de cette masse caoutchouteuse formait un rond trop parfait pour que ce soit de la boue ou un reflet. Trop tard pour étouffer mon cri. Cet œil avait la taille de l’enjoliveur d’une roue d’automobile."


JEAN-PIERRE CHAMBON
Un écart de conscience

"Un monde de peu d’écho
à la lumière affaiblie.

C’est du sein de cette pénombre dilatée
sous la balafre de brefs éclairs
que je veux t’écrire."

"En vain je cherche un orbe
un angle, une saignée
l’esquisse d’un bornage
dans cette déliquescence

Sur cet arasement le doigt levé d’une tour
l’égarement d’un frêle appareil
entre les passes"


ALAIN DAMASIO
La zone du dehors

"Savante était la stratégie policière que servait ce dosage symbolique : permettre, et mieux, rendre probable une infraction mineure pour repérer et isoler, au sein d’une population énorme, la petite portion d’individus, qui, cédant à cette infraction sans conséquence, révélaient leurs dispositions rebelles et se désignaient par là comme délinquants potentiels pour des infractions futures à prévenir."

"La cuve 13 se trouvait dans le nord-est de la radzone, perchée au bord d’un cratère d’impact au fond duquel, n’était un largage approximatif du transbordurier, elle aurait dû échouer. Le cratère était cerné de dunes de terre orangée qui faisaient de cette zone une sorte de paysage en soi, délimité par sa couleur et ses reliefs et que les locaux appelaient « le pays ». Certaines cabanes, peintes en violet, juchées au sommet des dunes, y abritaient quelque sentinelle fière d’un lieu où n’était à guetter que la beauté lunaire ou quelque ermite qui s’y sentait absous de la vacuité d’une ville où le regard déclinait des verrières. Slift, m’y emmenant parfois, m’éreintait dans les pentes pour aller saluer ces cerbères joviaux que l’habitude des hauteurs teintait d’une obscure noblesse. "

 


"J’avais commencé la Zone en 1992, à Kiev, à 22 ans. Je croyais voir loin, être en avance… Aujourd’hui l’ADN sert à retrouver un scooter volé, le mobile nous localise au mètre près et, dans la rue, on vous demande par haut-parleur de ramasser un papier jeté parce que votre ville (anglaise) est quadrillée de caméras… Avec les puces RFID, bientôt logées dans chaque produit, ce sont vos chaussures qui vous diront quand elles sont assez usées pour mériter un nouvel achat. Ils n’ont pas seulement neutralisé Rimbaud, à force de recyclage massif. Ils ont inventé l’homme aux semelles de vente.
Heureusement, la politique progresse, grâce aux consultants. L’affecting arrive en douceur à maturité. On ne manipule plus seulement mots, images et événements. On travaille désormais sur le timbre des voix et sur leur débit, les respirations et les silences, sur la gestuelle du candidat, sur l’inconscient des postures… D’un pitbull sec et glaçant dont les crocs claquaient à chaque syllabe, ils ont fait en six mois un labrador rouge et bleu à la voix grave et posée qui nous aboie en continu la France de demain. J’appelle ça la narcose Sarkozy. C’est votre sommeil qui l’entretient, citoyens, quand ce n’est pas votre propre désir de chefs, de pères et de contrôles. J’exagère ? Parce que je n’accepte pas qu’on nous « gère » (disent-ils) pour mieux nous piétiner ensuite. La liberté n’est pas le monopole des riches. Je trouve juste important, ça : reprendre la main, ensemble.
La liberté, elle est pour moi ce dehors, intérieur à chacun de nous, dont ceux qui nous gèrent voudraient tant faire une Zone. Ou mieux : une norme. Sachons nous ouvrir pour agrandir cette poche, qui est poumon – et vent pulsif. Osons même, parfois, élargir la cicatrice et refuser le cocon consumériste, les consolations et les soins.
Parce que ça fait mal, d’être libre. "

Alain Damasio, 18 février 2007.


GILLES A.TIBERGHIEN
De la nécessité des cabanes

 "Les cabanes se différencient enfin des maisons pour une troisième raison : elles n’ont pas de seuil, pas de limite entre l’intérieur et l’extérieur. Vous me direz qu’elles ont tout de même une porte et des fenêtres même si elles sont faites de tissus ou de bouts de carton. C’est vrai, mais si vous pensez à ce que sont vos cabanes, vous savez bien qu’elles n’ont pas vraiment de limites de ce genre ; elles sont ouvertes à tout vent, au vaste monde extérieur, réel et imaginaire, et l’on y entre comme dans un moulin même si vous en défendez jalousement l’entrée. Seules des personnes privilégiées, celles que vous choisissez, peuvent y pénétrer — à condition que vous les invitiez à le faire. Les cabanes ne nous abritent que pour mieux nous exposer au monde, à la nature qui nous entoure, mais aussi à notre nature, enfin celle que nous pensons être la nôtre en tout cas. Ici l’intérieur et l’extérieur s’échangent en permanence."

"Pour les adultes, un bureau, un garage, une buanderie, une cuisine peuvent être des cabanes dans leur genre, des espaces que nous avons investis et qui nous permettent d’être nous-mêmes tout en accueillant le monde en nous. La cabane est un jeu au sens où vous l’entendez communément quand vous dites que vous allez jouer, mais aussi au sens où l’entend Winnicott, une activité qui engage une façon de communiquer avec un autre quel qu’il soit, tout en nous préservant d’une certaine façon. Si l’autre est trop près de nous, nous ne savons plus qui nous sommes. S’il est trop loin, nous ne savons plus qui il est. Le jeu nous permet de trouver la bonne distance."


PHILIPPE DESCOLA
Les lances du crépuscule

" Peu d’Achuar connaissent le nom de leurs arrière-grands-parents, et cette mémoire de la tribu qui se déploie tout au plus sur quatre générations s’engloutit périodiquement dans la confusion et l’oubli. Les inimitiés et les alliances que les hommes ont héritées de leurs pères oblitèrent les configurations plus anciennes que les pères de leurs pères avaient établies, car nul mémorialiste ne s’attache à célébrer les hauts faits accomplis il y a quelques décennies par ceux dont le nom n’évoque plus rien à personne. Hormis les rivières, espaces fugaces et en perpétuel renouveau, aucun lieu ici n’est nommé. Les sites d’habitat sont transitoires, rarement occupés plus d’une quinzaine d’années avant de disparaître derechef sous la forêt conquérante, et le souvenir même d’une clairière s’évanouit avec la mort de ceux qui l’avaient défrichée. Comment ces nomades de l’espace et du temps ne nous paraîtraient-ils pas énigmatiques, à nous qui portons tant de prix à la perpétuation des lignées et des terroirs et qui vivons en partie sur le patrimoine et la renommée amassés par nos aïeux ? "


"La première de ces leçons, et la plus importante peut-être, est que la nature n’existe pas partout et toujours ; ou, plus exactement, que cette séparation radicale très anciennement établie par l’Occident entre le monde de la nature et celui des hommes n’a pas grande signification pour d’autres peuples qui confèrent aux plantes et aux animaux les attributs de la vie sociale, les considèrent comme des sujets plutôt que comme des objets, et ne sauraient donc les expulser dans une sphère autonome, livrée aux lois mathématiques et à l’asservissement progressif par la science et la technique. Dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui la peuplent une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux."


DAVID BELL
Fleur de cimetière
Un lieu secret
Ne reviens jamais
La fille oubliée
La cavale de l'etranger


NOEME LEFEVRE
poétique de l'emploi


"J’évitais de penser à chercher un travail, ce qui est immoral, je ne cherchais pas à gagner ma vie, ce qui n’est pas normal, l’argent je m’en foutais, ce qui est inconscient en ces temps de menace d’une extrême gravité, mais je vivais quand même, ce qui est dégueulasse, sur les petits droits d’auteur d’un roman débile, ce qui est scandaleux, que j’avais écrit à partir des souvenirs d’une grande actrice fragile rescapée d’une romance pleine de stéréotypes, ce qui fait réfléchir mais je ne sais pas à quoi."

"Mais ne voyez-vous pas que la vie est trop courte m’a permis de rester chez moi et de m’angoisser à l’idée de chercher un travail et de m’angoisser plus encore à l’idée d’en trouver tout en rêvant tranquille à une poésie alors que ça n’était même pas le IIIe Reich, ni même le fascisme, il faut tout de même pas chier.
Bien sûr, en ces temps d’une extrême gravité, ma culpabilité était à son comble. Chaque jour que je passais à penser au fascisme et à la poésie en rien foutant du tout, alors même qu’une loi devait rendre le travail encore moins amusant, me faisait plonger dans les affres du prix à payer par ceux qui continuaient d’acheter dans les supermarchés."


MATHIEU RIBOULET
Nous campons sur les rives
7-11 août 2017

"Nous sommes là où notre présence fait advenir le monde. Nous sommes pleins d’allant et de simples projets, nous sommes vivants, nous campons sur les rives et parlons aux fantômes, et quelque chose dans l’air, les histoires qu’on raconte, nous rend tout à la fois modestes et invincibles. Car notre besoin d’installer quelque part sur la terre ce que l’on a rêvé ne connaît pas de fin. Il y a là des bravoures, des bravades, une joie à s’emparer du présent. Mais c’est une joie grave, celle de gestes assemblés au-dessus de destructions et de ruines. « Ruines », c’est le mot d’Anna Tsing, dans Le Champignon de la fin du monde, sous-titré : Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme. L’anthropologue y raconte des histoires de sols contaminés, de forêts détruites, d’eaux polluées, d’exploitation et de saccage social ; mais elle ne rapporte pas seulement ces saccages, elle prend aussi acte de ce qui s’y tente et des nouages ."


MARIELLE MACÉ
Nos cabanes

"Faire des cabanes : imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé. Trouver où atterrir, sur quel sol rééprouvé, sur quelle terre repensée, prise en pitié et en piété. Mais aussi sur quels espaces en lutte, discrets ou voyants, sur quels territoires défendus dans la mesure même où ils sont réhabités, cultivés, imaginés, ménagés plutôt qu’aménagés. Pas pour se retirer du monde, s’enclore, s’écarter, tourner le dos aux conditions et aux objets du monde présent. Pas pour se faire une petite tanière dans des lieux supposés préservés et des temps d’un autre temps, en croyant renouer avec une innocence, une modestie, une architecture première, des fables d’enfance, des matériaux naïfs, l’ancienneté et la tendresse d’un geste qui n’inquiéterait pas l’ordre social… Mais pour leur faire face autrement, à ce monde-ci et à ce présent-là, avec leurs saccages, leurs rebuts, mais aussi leurs possibilités d’échappées. Loin du cabanon solitaire de Thoreau (qui élaborait près du lac de Walden une réflexion sur les vertus d’une vie à l’écart, même si la solitude d’une aventure rendue à la nature s’y concevait comme une révolte). Faire des cabanes aux bords des villes, dans les campements, sur les landes, et au cœur des villes, sur les places, dans les joies et les peurs. Sans ignorer que c’est avec le pire du monde actuel (de ses refus de séjours, de ses expulsions, de ses débris) que les cabanes souvent se font, et qu’elles sont simultanément construites par ce pire et par les gestes qui lui sont opposés.
Faire des cabanes en tous genres – inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes » des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, des nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs.
Surtout pas pour prendre place, se faire une petite place là où ça ne gênerait pas trop, mais pour accuser ce monde de places – de places faites, de places refusées, de places prises ou à prendre. "


ALAIN DAMASIO
Les furtifs

"Tout faisait « ennemi » : plus seulement les migrants, ces grappes d’enfants mineurs et de mamans multiviolées parvenant encore par miracle sur nos rives ; plus seulement les terroristes qui, depuis vingt ans, agrégeaient sur leur nom les figures multiformes de tout ce qui pouvait tuer plus d’une personne par an. Plus seulement les sans-bagues, les punks à chiots, les saboteurs de drones et de sas d’accès. Mais aussi ceux qui n’avaient pas l’heur d’avoir le même forfait que vous : les standards pour les premiums, les premiums pour les privilèges…"

"Je veux être au milieu d’une nature qui circule et qui flue, seigneur Varèse, qui passe son chemin et qui nous traverse. Ŀes propriétés des nantis sont trop souvent pensées comme des enclaves, conçues en termes de frontière et de coupure, comme si le prestige d’un statut se décidait à l’épaisseur des protections. À titre personnel, je crois que la noblesse se juge à leur finesse ; la peur est toujours un signe de vulgarité. Je suis de passage, nous sommes tous de passage, alors laissons les sangliers, les gens et le vent passer. "

"Derrière les objectifs politiques de ces mouvements, au-delà du Take Back the City qui a commencé d’ailleurs en Irlande, ce sont au fond des affects animaux et enfantins qui nous portent – et c’est là toute leur puissance : aimer se cacher, se nicher, faire terrier, aménager loin des prédateurs et près des ressources, retrouver une liberté dont la structure même de la ville a fait son lit et son tombeau. Se rappeler qu’habiter est la première capacité des vivants. Nous avions  emmené Tishka visiter la cité des Métaboles une seule fois mais cette visite l’avait particulièrement marquée, alors nous avons fini notre voyage mémoriel là-bas… À l’origine n’existait qu’une simple barre de deux cents mètres de long sur quinze étages que mille quatre cents habitants avaient rachetée à Orange, en cumulant les cagnottes et avec l’intention claire d’en faire une « C-Cité » en pleine zone privilège. Une zone aveugle à la valorisation toute-puissante du mètre carré, qui dominait partout ailleurs. Et derrière ce C, chaque camarade y mettait son espoir : Cité du Commun, de la Commune, de la Chaleur et de la Création, du Courage, de la Colère Calme et du Cran, beaucoup de Cran !"


"Ils sont là parmi nous, jamais où tu regardes, à circuler dans les angles morts de la vision humaine. On les appelle les furtifs. Des fantômes ? Plutôt l'exact inverse : des êtres de chair et de sons, à la vitalité hors norme, qui métabolisent dans leur trajet aussi bien pierre, déchet, animal ou plante pour alimenter leurs métamorphoses incessantes. Lorca Varèse, sociologue pour communes autogérées, et sa femme Sahar, proferrante dans la rue pour les enfants que l'éducation nationale, en faillite, a abandonnés, ont vu leur couple brisé par la disparition de leur fille unique de quatre ans, Tishka - volatisée un matin, inexplicablement. Sahar ne parvient pas à faire son deuil alors que Lorca, convaincu que sa fille est partie avec les furtifs, intègre une unité clandestine de l'armée chargée de chasser ces animaux extraordinaires. Là, il va découvrir que ceux-ci naissent d'une mélodie fondamentale, le frisson, et ne peuvent être vus sans être aussitôt pétrifiés. Peu à peu il apprendra à apprivoiser leur puissance de vie et, ainsi, à la faire sienne. Les Furtifs vous plonge dans un futur proche et fluide où le technococon a affiné ses prises sur nos existences. Une bague interface nos rapports au monde en offrant à chaque individu son alter ego numérique, sous forme d'IA personnalisée, où viennent se concentrer nos besoins vampirisés d'écoute et d'échanges. Partout où cela s'avérait rentable, les villes ont été rachetées par des multinationales pour être gérées en zones standard, premium et privilège selon le forfait citoyen dont vous vous acquittez. La bague au doigt, vous êtes tout à fait libres et parfaitement tracés, soumis au régime d'auto-aliénation consentant propre au raffinement du capitalisme cognitif."


WALLACE STEGNER
En lieu sûr

"En fait, si l’on pouvait chasser la mort de son esprit, et c’était plus facile en ce temps-là ici que dans la plupart des autres endroits, on pourrait vraiment croire le temps circulaire, et non pas linéaire et vectoriel ainsi que notre culture tend à le prouver. Vus dans une perspective géologique, nous sommes des fossiles en herbe, qui seront ensevelis et pour finir remis au jour à la grande perplexité de créatures d’ères à venir. Considérés en termes de géologie ou de biologie, nous ne présentons pas d’intérêt en tant qu’individus. Chacun d’entre nous ne diffère pas tant que cela du voisin, chaque génération reproduit la précédente, ce que nous édifions et qui doit rester après nous n’est pas plus durable qu’une fourmilière et bien moins que des récifs coralliens. Tout ici se reproduit, se répète et se renouvelle, et l’on peut à peine distinguer le présent du passé."


WALLACE STEGNER
Une journée d'automne

"Durant toute la fin de la matinée, les véhicules s’étaient succédé depuis la grand-route pour s’engager dans la longue allée bordée d’ormes menant à la propriété : des buggys et des chars à bancs pour la plupart, quelques broughams, et plus rarement encore, une automobile dont le laiton étincelait dans les rayons du soleil qui filtraient entre les arbres. Quand sonnèrent 11 heures, une longue file de voitures s’alignait à touche-touche contre l’épaisse haie d’épicéas bordant la cour au nord et à l’ouest, et la maison bourdonnait des voix feutrées de nombreux visiteurs."


CHRIS OFFUT
le bon frère

"Virgil suivit la pluie qui s’éloignait de la colline et roula jusqu’au bureau de poste de Blizzard. Le courrier n’était pas encore arrivé, et il poursuivit son chemin, saluant d’un geste large le petit groupe qui bavardait là sous la lumière dure et froide du soleil d’avril. Il remonta un flanc de coteau abrupt jusqu’à la limite du comté. Celle-ci se situait à trois kilomètres seulement de la maison dans laquelle il avait grandi, mais il ne l’avait jamais franchie. "

 


CHRIS OFFUT
Nuits appalaches

" L’obscurité arriva progressivement, puis elle tomba d’un coup, fermant l’espace entre les arbres, atténuant l’éclat du calcaire, drapant le champ en contrebas. Il embrocha la carcasse de l’écureuil sur un bâton et la fit rôtir lentement. La lune se leva. Il plaça les poireaux sauvages à côté du feu, les retourna plusieurs fois. Au bout de trente minutes, il mangea son meilleur repas depuis un an. Les rations de combat étaient déplorables et la nourriture coréenne ne l’avait pas impressionné. "


 

PAOL KEINEG
Johnny Onion descend de son vélo

"...Ce matin il a descendu dans son jardin
pour y cueillir le romarin,
il a sorti de son jardin,
il marche sur les chemins de terre,
il partage avec les cochons
l'échec des jours prometteurs,
du bout du pied
il pousse devant lui un caillou
de grande beauté,
il est aux prises avec la vie
comme s'il venait de naître,
un corps sort d'un corps, ajoute-t-il,
et tout de suite
il entre dans les besoins corporels,
les difficultés matérielles.
Tout appétit de vivre
se nourrit du refus des règles.
Humble devant le caillou
il dit à qui voudrait ne pas l'entendre :
ne soyez pas chiens avec les humains,
soyez bons avec les chiens,
yap yap wouf wouf."

La page Paol Keineg sur Lieux-dits


PAOL KEINEG
Mauvaises langues

"Faire glisser sa plume
sur les méchancetés du monde -
il faudrait être fou
de ne pas répondre à l’espoir que font naître

les choses sans importance,
avec obligations réciproques
et salut
aux entraves de la langue. "

" la vraie vie n’existe pas,
l’autre, la pas vraie,
aux soirs d’hirondelles mentales,
suffit. "


VICTOR DEL ARBOL
Par-delà la pluie

LARS KEPLER
Lazare


KJELL OLA DAHL
Le noyé dans la glace

ARNALDUR INDRIDASON
Les roses de la nuit

MO MALO
Disko


GUILLAUME PITRON
La guerre des métaux rares
La face cachée de la transition énergétique et numérique

"Soutenir le changement de notre modèle énergétique exige déjà un doublement de la production de métaux rares tous les quinze ans environ, et nécessitera au cours des trente prochaines années d’extraire davantage de minerais que ce que l’humanité a prélevé depuis 70 000 ans."

"En voulant nous émanciper des énergies fossiles, en basculant d’un ordre ancien vers un monde nouveau, nous sombrons en réalité dans une nouvelle dépendance, plus forte encore. Robotique, intelligence artificielle, hôpital numérique, cybersécurité, biotechnologies médicales, objets connectés, nanoélectronique, voitures sans chauffeur… Tous les pans les plus stratégiques des économies du futur, toutes les technologies qui décupleront nos capacités de calcul et moderniseront notre façon de consommer de l’énergie, le moindre de nos gestes quotidien et même nos grands choix collectifs vont se révéler totalement tributaires des métaux rares. Ces ressources vont devenir le socle élémentaire, tangible, palpable, du XXIe siècle. Or, cette addiction esquisse déjà les contours d’un futur qu’aucun oracle n’avait prédit. Nous pensions nous affranchir des pénuries, des tensions et des crises créées par notre appétit de pétrole et de charbon ; nous sommes en train de leur substituer un monde nouveau de pénuries, de tensions et de crises inédites."


"Or les études prédisent que, à l’horizon 2030, la demande de germanium va doubler, celle de dysprosium et de tantale quadrupler, et celle de palladium quintupler. Le marché du scandium pourrait être multiplié par neuf, et celui du cobalt par… vingt-quatre ."

"L’unité de la Commission européenne en charge des matières premières dresse une carte des zones de production des métaux rares dans le monde. On y apprend que l’Afrique du Sud est un important producteur de platine et de rhodium, la Russie de palladium, les États-Unis de béryllium, le Brésil de niobium, la Turquie de borate, le Rwanda de tantale, la République démocratique du Congo (RDC) de cobalt… Toutefois, c’est des mines chinoises que proviennent la majorité de ces métaux. C’est le cas de l’antimoine, du germanium, de l’indium, du gallium, du spath fluor, du graphite, du tungstène, et surtout des rois des métaux verts, ceux qui, à cause de leurs stupéfiantes propriétés électromagnétiques, optiques, catalytiques et chimiques, surpassent tous les autres en performance et en renommée : les terres rares. Il s’agit d’une grande cousinade de 17 éléments affublés de noms aussi exotiques que scandium, yttrium, lanthane, cérium, praséodyme, néodyme, samarium, europium, gadolinium, terbium, dysprosium, holmium, erbium, thulium, ytterbium, lutécium et prométhium ."





MATHILDE ROUX
VIRGINIE GAUTIER
paysage augmenté#1

"Jour 1

Territoire Un, notre point de départ.

Parcouru quelques rues dans la soirée. Maisons basses. Rares autochtones.
Leurs vêtements couleur sable ou papier se fondent dans le paysage.
S’il n’y avait partout cette poussière on croirait une banquise. Or c’est un banc de sable sédimenté, solide.

Vent nul, érosion infime."

"Jour 28

Duplicité qui fait que chacun est la vérité de l’autre.
Nous nous regardons parfois fixement pour nous arrimer à quelque chose. Ou, partant ensemble, nous allons de dérive en dérive.

N’étant jamais très loin.
Non plus trop près.

Cherchant peut-être l’espace qui appelle l’autre."


LUCIEN SUEL
Les versets de la bière

"Il n'existe pas de traitement médical ou chirurgical de l'idiotie --- on stérilise les bocaux pour empêcher la reproduction des haricots --- on fait sécher les fruits au soleil pour économiser le pétrole --- on congèle les petits pois et la bavette de boeuf --- on est dans la merde jusqu'au plafond --- on nage dans la pâte mot --- on a lu entendu Christophe Tarkos --- on recopie le mode d'emploi --- on se débarrasse des morts-vivants à coups de bombes atomiques --- on empêche la fuite du ou des cerveaux --- on meurt dans son sommeil ou au volant de sa voiture --- il est plus tard qu'on ne pense."


ISAAC ASIMOV
Le cycle des robots


DAVID ZUKERMAN
San Perdido

"Bientôt, les touristes enfouissent leur nez dans leur mouchoir et plissent les yeux de dégoût. Devant eux, s’étend la décharge publique qui coupe San Perdido en deux, comme une plaie humide et purulente. On dit que les pauvres l’ont placée là pour ne pas sentir la mauvaise odeur des riches qui vivent au-dessus d’eux. C’est ici que Kwinton passa une partie de sa vie, avec la Ghanéenne qui surveillait la décharge, classant les ordures, veillant à ce que les enfants affamés fouillent chacun leur tour parmi les fruits pourris et les viandes déjà vertes, leur interdisant d’éventrer les sacs de l’hôpital San Liguori à la recherche de médicaments périmés, de flacons d’éther ou de seringues usagées. "


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Panoramiques

"Solitaire, le lecteur se soustrait provisoirement à la communauté, du moins dans sa forme immédiate. Qu'il s'en isole ou s'en protège effectivement, volontairement, ou qu'il la rejoigne à travers ce que son livre peut-être lui en dit, il y a en lui une part qui n'a pas voulu être là, qui a choisi de s'en aller, de suivre une autre voie. De telle sorte que de toute vision de lecteur ou de lectrice se dégage, malgré tout ce que la lecture peut aussi avoir d'intimant ou de sérieux, une impression de vacance, de temps libre et secret, de temps repris au temps social. Ce temps, que beaucoup ne savent pas prendre, d'autres ne l'ont pas, ne l'ont jamais eu et ceux-là ne peuvent s'empêcher de rapporter d'une manière ou d'une autre la lecture à une forme d'oisiveté, ce en quoi ils auront toujours à la fois tort et raison. Tort, parce que la lecture est aussi un travail. Raison, parce que la lecture est aussi un loisir. Mais tort, finalement, parce que c'est justement cette glissade de l'un vers l'autre qui fait de la lecture le paradigme même de la recherche, de toute recherche. "

"Et c'est à la couleur qu'il faut revenir. Ce que Baudelaire a vu, ce dont Delacroix est pour lui la preuve, c'est une puissance autonome, c'est un charme, une charis qui s'étend et qui contamine, qui explose. Cette explosion qu'il voit et qu'il veut lente et souveraine, Baudelaire la vit comme une vitese de libération de la peinture, comme ce qui vient dès lors qu'a pu être dépassé l'horizon de la ligne, et lorsqu'il note qu'« au point de vue de Delacroix, la ligne n'est pas », il faut comprendre qu'à son point de vue à lui, elle ne doit pas être. Les couleurs sont des masses ou des essaims contagieux qui se propagent et se disolvent selon d'indéfinissables fondus enchaînés, elles se comportent comme des parfums puissants et volatils, libérés, et non comme des parfums tenus dans le flacon d'une forme qui les enclôt."

Jean-Christophe Bailly sur Lieux-dits


FRANCOIS CHENG
L'écriture poétique chinoise
suivi d'
Une anthologie des poèmes de Tang

"Le terme wen qui, par la suite désignera les caractères, les signes de la langue, et entrera dans de nombreuses combinaisons pour signifier langue, style, littérature etc., désignait à l'origine  les empreintes laissées par certains animaux ou les veines du bois et des pierres, ensemble de traces harmonieuses ou rythmiques par lesquelles la nature signifie."


FREDERIQUE TOUDOIRE-SURLAPIERRE
Le fait divers et ses fictions

" Le fait divers est rentable pour la communauté, parce qu’il l’unit mais aussi parce qu’il justifie ses pulsions voyeuristes et vengeresses (sans doute plus que son désir de justice). "

"La peur est un moteur de la régulation sociale, une façon de canaliser et de neutraliser les effets de groupe, elle est un moyen d’autant plus efficace que la société aime la peur, comme le montre notre goût des histoires terrifiantes. L’ambivalence du fait divers en découle : parce qu’il a réellement eu lieu, il sert de preuve et même d’alibi à un discours de l’insécurité qui va de pair avec une rhétorique sécuritaire, de sorte qu’il permet de renforcer l’ordre et le contrôle des populations. "


JAN GUILLOU
Le siècle des grandes aventures


J.M.G. LE CLÉZIO
Bitna, sous le soleil de Séoul

"Salomé a fermé les yeux, dans la lumière chaude et douce de l’après-midi. Elle écoute les mots de M. Cho, elle écoute le bruit du vent dans les ailes des oiseaux, le froissement des rémiges, le vent qui les soulève au-dessus de l’eau sombre du grand fleuve, les rides qui frissonnent sur l’eau comme sur la peau d’un animal, l’odeur de la prochaine terre qui se rapproche, les bruits des champs, les éclats de voix, les rires des enfants."

"Je faisais durer l’attente. Je voulais qu’elle comprenne que rien n’est inventé, même si rien n’existe. Je voulais que ce soit comme un air pour aider à vivre, pour elle si légère, un air d’une chanson sans paroles, un souffle de vent sur son visage entre la fenêtre ouverte sur la rue et la porte de l’office où Mme Wang est assise."


MARIO RIGONI STERN
Le courage de dire non


"Je répète souvent aux jeunes gens que je rencontre : apprenez à dire non aux mirages qui vous entourent. Apprenez à dire non à ceux qui veulent vous faire croire que la vie est facile. Apprenez à dire non à tous ceux qui veulent vous proposer des choses qui sont contre votre conscience. N’écoutez que votre propre voix. Il est bien plus difficile de dire non que de dire oui."


JACQUES ANCET
le dénouement

" Ce matin encore. Je marchais, au hasard, dans cet abandon du corps au paysage qui est le contraire de l’oubli. Plein de cette clarté pareille à la lumière levante. Immobile, pierreux, le plateau fuyait devant. Je me sentais si léger que j’ai marché longtemps. Sans autre pensée que cette légèreté. Il était encore très tôt. Imperceptiblement un vent tiède s’était levé. Je ne m’en suis aperçu que plus tard, au milieu d’un bosquet de pins. Il soufflait, mais en silence. Comme si les branches, les troncs, mon corps lui-même avaient brusquement cessé d’exister. Je me suis arrêté. Fasciné par cette paix mouvante. “Dans les pins silencieux souffle une douce brise.” À ce moment-là, j’ai vu le vers du vieux sage chinois. Vu, oui. Ce qui est la compréhension, totale. La voix muette qui le disait était devenue cet instant suspendu. Les arbres, la lumière, mon corps immobile, tout flottait dans l’immensité silencieuse de ce vent venu de nulle part. J’aurais pu penser “Le vent du monde”, mais je n’étais plus là. Ni les pins, ni le plateau, ni le soleil. Seule cette transparence et l’infini, soudain, qui soufflait. Ce fut très rapide. Mais ce soir cette vision éclaire encore mes mots. Non. Vision ne convient pas, car alors je ne voyais rien. Et, pourtant, tout était regard."



MARIE-LAURE HURAULT
Au canal
images de Frédéric KHODJA

"J’ai tué cet homme. Je l’ai poussé au fond du canal et le même jour, à quelques instants d’intervalle, à quelques mètres de là, je me suis arrêtée. Suffocations, tremblements en rafales, abaissement anormal des pulsations cardiaques, je crois que mon cœur a lâché. Si c’était à refaire, s’il était possible de recommencer, sans rien changer, à mains nues, je le pousserais de nouveau au fond du canal. Parcourus de frissons, agités par le souvenir, mes doigts hésiteraient peut-être, mais à coup sûr ils ne se trahiraient pas."


 

GÜNTHER ANDERS, Christophe David
et si je suis désespéré que voulez-vous que j'y fasse?

" j'ai essayé par contre de capter l'attention de ceux dont l'action et la négligence décident du sort de l'humanité, mais qui ne savent pas, ne veulent pas savoir, ne doivent pas savoir ce qu'ils font. Avant tout donc, l'attention des physiciens et celle des hommes politiques que dirigent les technocrates."

"Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La consolation ? Je n'en ai pas encore eu besoin. L'espoir ? Je ne peux vous répondre qu'une chose : par principe, connais pas. Mon principe est : s'il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire. Mes Gebote des Atomzeitalters [Commandements du siècle de l'atome], que vous venez d'évoquer, se terminent par le principe qui est le mien : et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ? "


SEBASTIEN BOHLER
Le bug humain

"Comme chez le rat, les neurones à dopamine irriguent les différentes parties de notre cortex et dictent leur loi. Ainsi, même si le cortex est l’arme fatale qui a assuré le succès des mammifères et notamment des primates évolués que nous sommes, acquérant chez nous une puissance inégalée, le striatum continue à tenir les commandes. Il poursuit toujours les mêmes objectifs qu’il y a dix millions d’années : trouver de la nourriture, des partenaires sexuels, se procurer un statut social, acquérir du territoire et des informations permettant d’augmenter sa survie, le tout en dépensant le moins d’énergie possible. "

"Au milieu de tout cela, une seule chose a changé, mais elle est d’importance : le cortex de l’homme s’est largement développé depuis un million d’années environ et est autrement plus puissant que celui d’un rat. En élaborant des technologies sophistiquées, que ce soit dans le domaine alimentaire, de l’information ou de la production de biens matériels, ce cortex est aujourd’hui capable de procurer au striatum presque tout ce qu’il désire, parfois sans effort. Et le problème, c’est que le striatum ne demande que cela. À  aucun moment il ne lui viendrait à l’idée de se limiter."

"En 2016, le physicien de l’université Harvard Alex Wissner-Gross calculait ainsi qu’une requête d’information sur le serveur Google, qui en totalise plus de cinq milliards par jour, produisait la même quantité de chaleur (par transport d’énergie le long des connexions Internet et du fait du fonctionnement très calorifique des serveurs Internet) que le fait d’amener une demi-tasse de café à ébullition. Connaître la météo à Rennes réchauffe la météo à Rennes. C’est la nouvelle donne de l’humanité devenue le principal danger pour elle-même. "


JOËL BASTARD
Jeanne ne conduit pas

"L'incinération s'était correctement déroulée, dans le marbre rose et les automatismes. À commencer par l'entrée toute métallique du crématorium. Dans un bassin de résine bleue, quelques poissons rouges, de type Shubunkin, stationnaient sous une cascade artificielle. En face, dans une vitrine profilée d'or, un grand choix d'urnes funéraires en bois, en métal ou en pierre, attendaient, couvercles dévissés, les cendres. Certaines de ces dernières demeures étaient peut-être bien aussi en Bakélite, en ivoirine jaunâtre et autres matières synthétiques froides aux plans de joints douteux pour les moins onéreuses. L'on proposait même d'extraire 0,001 gramme de cendre d'un corps calciné pour le déposer dans un bijou creux à porter en pendentif ou dans le cœur en or d'une bague de luxe."

Note de Jacques Josse

La page Joël Basrard sur Lieux-dits


INES LERAUD-PIERRE VAN HOVE
Algues vertes
L'histoire interdite

"Depuis la fin des années 1980, au moins quarante animaux et trois hommes se sont aventurés sur une plage bretonne, ont foulé l'estran et y ont trouvé la mort.

L'identité du tueur en série est un secret de polichinelle. Son odeur d'oeuf pourri le trahit. L'hydrogène sulfuré (H2S) émanant des algues vertes arrive en tête de la liste des suspects. De nombreux citoyennes et citoyens ont lancé l'alerte à de multiples reprises, sans réussir à empêcher la répétition des accidents. Thierry Morfoisse est ainsi décédé en 2009, après avoir charrié une benne d'algues en décomposition de trop. C'est seulement en juin 2018, neuf ans après son décès, que sa mort a été reconnue en accident de travail.

Les algues maudites sont le symptôme d'un mal profond qui prend ses racines dans les lois de modernisation agricole des années soixante, leur fumet méphitique s'immisce dans une nébuleuse d'intérêts et de lâchetés mêlant gros bonnets de l'agro-industrie, scientifiques à la déontologie suspecte, politiques craignant pour l'emploi ou leur réputation touristique."


KEIGO HIGASHINO
Les doigts rouges

HJORTH et ROSENFELDT
La fille muette

MARIA ORUNA REINOSO
Le port secret


JO NESBO
Le couteau


CLAUDIA PINEIRO
Une chance minuscule

" La barrière était abaissée. Elle freina, derrière deux autres voitures. Le signal d’alarme brisait le silence de l’après-midi. Un feu rouge clignotait au-dessus du signal ferroviaire. La barrière abaissée, l’alarme et le feu rouge annonçaient l’arrivée d’un train. Pourtant, ce train n’arrivait pas. Deux, cinq, huit minutes et aucun train n’arrivait. La première voiture contourna la barrière et passa. La seconde avança et prit sa place. "


MIHALIS GANAS
Marâtre patrie

"On nous met dans de grands camions. Puis dans le bateau, un cargo polonais, dit-on. On nous fait monter avec un treuil et ça nous fait peur, quelqu’un tombe dans la mer. Ils descendent la nourriture avec des chaînes, dans la cale nous sommes les uns sur les autres. Ils ne nous laissent pas mettre le nez dehors. Le grand-père est monté un jour sur le pont, un bateau passait, ils lui disent « File en bas », lui ne bougeait pas, ils l’ont descendu de force.
On a passé Gibraltar, puis la Manche. Douze jours douze nuits. Après le bateau, le train. On voit monter plusieurs fois des jolies dames, elles nous donnent des pommes, des biscuits, ce n’est plus pareil."


MIHALIS GANAS
De Yànemma la neige

"EPOQUE
Les grues travaillent sans cesse.
Quelque chose de lourd et de louche
sur nos journées s’entasse.
Séismes tectoniques,
des bribes de sommeil tombent, l’obscurité
te fixe droit dans les yeux.

Café sombre frappé, parlotes.
Au loin galopent
des montagnes chauves. Droit sur nous."

"FIN DU MONDE
Là-haut brilleront les étoiles
les yeux des oiseaux
et de temps en temps
le bout rouge d’une cigarette."


ORHAN PAMUK
La femme aux cheveux roux

En 1985, nous habitions un appartement au fin fond de Besiktas, près du pavillon des Tilleuls. Mon père tenait une petite pharmacie appelée Hayat '"La Vie"). Une fois par semaine, elle restait ouverte toute la nuit, et mon père assurait la permanence. Ces soirs-là, c'est moi qui lui apportais son dîner. J'aimais rester dans le magasin à humer l'odeur des médicaments tandis que mon père - grand, mince et bel homme - prenait son repas à côté de la caisse. Trente années ont passé mais aujourd'hui, à quarante-cinq ans, j'aime toujours l'odeur des vieilles pharmacies aux armoires et aux rayonnages en bois."

 


ROMAIN VERGER
Forêts noires

"Je sentais cette vaste étendue d’eau infuser en moi ses reflets d’ardoise et d’acier, et dans mon cœur, les battements volcaniques des roches, le pétillement sourd de leur mémoire thermique. Lorsqu’une plage le permettait, je descendais sur la berge, entrais jusqu’aux chevilles dans l’eau glacée pour la brasser de mes mains. L’onde ainsi créée caressait les laves grises découvertes qui retrouvaient aussitôt leur noirceur native dont l’éclat et la brillance me rappelaient la chevelure de Hatsue sous le néon. Je ramassais des pierres, celles qui me semblaient garder mémoire de la fournaise qui avait saisi la région des siècles plus tôt. Certaines fractures laissaient voir quel enfer avait déferlé par la plaine."


ROMAIN VERGER
Grande Ourse

" Il lui semblait marcher depuis des mois, seul sur une mer ou dans un ciel solide lorsque, tout à coup, un mur de fourrure se leva face à lui. Bouchant l’horizon, une masse fauve dressée sur ses pattes postérieures. Elle faisait bien trois fois sa taille. Une bête comme il n’en avait jamais vue, formidablement massive et puissante, et dont l’ombre trapue et goudronneuse le fixait au sol. Il n’avait plus croisé trace de vie depuis une éternité et ce concentré de chair vive surgissait du néant, comme de sa propre imagination : une ourse énorme dont la gueule surmontée d’une forte bosse frontale fumait dans l’air glacial. Son abdomen pouvait bien contenir à lui seul tout le clan disparu. Et plus encore : dans cette épaisse et large toison hivernale tendue qui n’était qu’à deux doigts d’Arcas, il y avait là quelque chose d’intensément menaçant et d’attirant, une forêt s’ouvrant dans la neige, une promesse de feuillage, de reprise, de repeuplement. Debout, l’animal ne bougeait pas. "

"Il aimait tout particulièrement cette odeur matinale de la Galerie, qui lui réservait son concentré d’effluves. Comme celle du pain grillé ou du café pour d’autres, lui se délectait de ce mélange de vieux bois et d’os. Il aimait leur connivence, qu’il n’avait jamais cherché à débrouiller, dont il n’avait jamais démenti la troublante parenté. Et ce n’étaient pas les nombreuses pièces de bois taillées, dont on complétait les squelettes lacunaires, qui eussent suffi à en expliquer l’harmonie. Non, cela tenait à autre chose, à cette peine fossilisée en lui, et bien avant lui, douleur fossile venue de la nuit des temps. Il la traînait sans pouvoir l’expliquer ni même la définir. Une sorte de lointaine tragédie dans laquelle, sur un plateau désert, sans décor ni accessoire, il aurait eu pour rôle de donner la réplique à des comédiens absents. Bientôt, tout cela – le silence, les senteurs et le paysage pétrifié – serait balayé par le bruit, les parfums grossièrement mêlés et le mouvement confus des premiers visiteurs." 


note de l'éditeur Quidam Editeur:  "Venu d’un ailleurs paléolithique et seul parmi les glaces, Arcas est condamné à survivre et retrouver les siens malgré le froid et la faim. Quant à Mâchefer, assujetti aux figures d’Ana et Mia, c’est un modeste employé à la Galerie d’anatomie comparée du Jardin des Plantes. Fasciné par la minéralité des grands corps fossiles dont il a la garde, il ne songe, dans son délire anorexique, qu’à épurer le sien à leur ressemblance. Qu’ont en partage ces deux personnages que 35 000 ans séparent ? Qui sait si nous ne gardons pas la mémoire organique et mimétique des terreurs ancestrales ? "


ERWANN ROUGÉ
Le perdant

"s'élaguent les enfances, s'enlèvent les embâcles, les herbes coupées.

nous ouvrons les clapets, renforçons les berges, les digues de l'oubli, le clair unique au-dessus de nos gouffres, tout cela ensemble.

c'est jour de grande marée où tout un monde guette les traversées."

La note de Jean-Claude Leroy


EMMANUEL RUBEN
Sur la route du Danube

"Il n'y aurait rien d'autre à dire sur cette morne journée nuageuse à travers la platitude agro-industrielle de la Bavière - je pourrais décrire les mâts de cocagne plantés au centre des villages, ou le goût de la tarte aux quetsches, car il n'y a rien à raconter sur les habitants : nous ne croisons que des fantômes, chaque patelin se tapit sous terre et fait le mort à notre approche. Non, il n'y aurait rien d'autre à dire sinon que nous avons croisé, à la sortie d'Ingolstadt, dans la forêt, un cerf.
Croisé, c'est peu dire. Pendant quelques instants, nous avons fait face à un cerf. Il a suspendu sa course à travers les fourrés et s'est planté devant nous sous son immense ramure. Un instant, il nous a regardés, nous, les animaux des villes, sous ses bois ramifiés comme des rivières. Et son œil a versé une larme, comme s'il avait peur ou pitié de nous, lui, le roi du Danube qui sait traverser le fleuve à la nage. Mais je ne saurais dire qui avait le plus peur ou pitié de l'autre, du cerf ou de l'homme. Il y a une terreur partagée entre tous les animaux, et c'est cette terreur que peignirent dans leur grotte, avec leurs doigts, les hommes de Lascaux. Croiser le regard d'un cerf, c'est croiser le regard d'un roi et se sentir soudain nu, tueur, animal. Alors j'ai pensé à Chambord, aux massacres de cerfs qui brament encore dans la nuit, j'ai pensé aux chasses présidentielles - à cette phrase d'un chasseur, on ne dit pas tuer mais prélever -, j'ai revu les biches éventrées sur un tapis de verdure : un jour, je serai peut-être végétarien comme Élisée Reclus, l'anarchisme commence par le refus d'infliger cette violence à ses congénères, le refus d'exercer le pouvoir de tuer mais aussi le refus d'être en toutes choses maître et possesseur, le refus d'exercer sur la Terre et sur les non-humains - animaux, végétaux ou minéraux - qui la peuplent un droit de propriété. "


"Suarès, réduit au silence et à la misère, n'aura plus qu'à fuir la Milice et la Gestapo pour sauver sa peau. Si certaines pages sont datées, d'autres nous font signe, à près d'un siècle d'intervalle, comme une lueur inquiète et malicieuse, dans la nuit sans fin des bibliothèques :
« L'affreux danger de l'Europe, aujourd'hui qu'elle est régie par des policiers tout-puissants et sans vergogne, des souverains à la Machiavel ce sont des sbires triomphants, la plus basse espèce de dictateurs que le monde ait connus depuis cent ans. Ils font des plans et ils gouvernent à la façon du Prince. Ils se règlent sur les maximes du Secrétaire florentin ; et leurs adversaires, les proies qu'ils guettent, sont assez niais pour ne jamais s'en souvenir. »


VAL McDERMID
Le chant des sirènes, La fureur dans le sang, Fièvre, Châtiments, Une victime idéale, Les suicidées.


SYLVAIN OUILLON
Les jours

  "Quarante ans plus tard, les conditions de vie à Madagascar ne se sont pas améliorées. Le pays extrêmement bien doté en ressources naturelles s’enfonce toujours plus dans la misère. La peste bubonique revient. Ses élites politiques, en l’absence de classes moyennes, cumulent les positions dans les sphères d’influence et s’exonèrent de leurs responsabilités en évoquant l’héritage colonial et le diktat des bailleurs."


LAURENT CACHARD
Paco
fantasia flamenca

"J'aurais pensé que ça ferait plus mal, que j'aurais plus de temps pour la voir venir. C'est le côté idiot de la scène que j'ai pris en pleine face car il y a pire endroit que Cancun pour mourir — sable blanc, mer turquoise, soleil de plomb — et des conditions plus brutales, même si Diego mettra du temps à s'en remettre : on ne voit pas son père tomber devant soi sans souffrir beaucoup. Surtout si on l'a forcé à venir jouer au foot. Je n'ai jamais su résister à l'appel du ballon, je n'allais pas commencer aujourd'hui ! C'est le destin, ou autre chose, je ne sais pas, mais c'était fatal : la tournée avait été longue, et puis on oublie qu'à 66 ans, on n'est pas de la première jeunesse. J'ai compris que lutter ne servirait à rien, qu'elle me prendrait comme j'avais voulu qu'elle me prenne, plus tôt qu'espéré, seulement. Je n'ai pas le temps de mourir., disais-je aux musiciens, quand ils s'inquiétaient de me voir continuer sur ce rythme, et aligner les concerts comme quand j'avais vingt ans, avec la même fébrilité que lorsque les premières notes percent dans une salle bondée, pendant les balances, quand on joue à vide, que le son se diffuse partout, et que seuls les débutants paniquent."

 


LIONEL BOURG
C'est là que j'ai vécu

"Rien.
Une saute de vent, peut-être.
L'air à peine que la brise froisse ou, dans les arbres en bordure de chaussée - tilleuls, platanes—, la respiration lente des feuilles lorsque le soir suspend négligemment les lambeaux de son châle aux volets refermés de la nuit.
Des gouttes de pluie, fines, légères, comme timides encore.
Des passants que l'on croise et, qu'est-ce que c'est? tisane? onguent? pommade? l'odeur d'éther dans cette boutique où l'on ne sait quelles fleurs choisir. Des roses, bien sûr. A moins que des œillets, des dahlias, de petites giroflées, des anémones... L'on regarde, s'attarde, s'apprête à rebrousser chemin, remercie la vendeuse à laquelle on sourit tandis que, dehors, des mômes bondissent de flaque en flaque afin de mieux éclabousser les paroissiens auxquels un étrange destin paraît avoir cousu les paupières.
On traverse l'avenue."

 


PETER WOHLLEBEN
La vie secrète des arbres

"Au contraire des sites naturels protégés, qui sont entretenus à grands frais, c'est la stricte non-intervention qui est ici préservée, en application du principe dit de protection des processus".


ANTONIO LOBO ANTUNES
Pour celle qui est assise dans le noir à m'attendre

"Parfois ce n'est pas que je sois triste, je ne suis pas triste, plus jamais je n'ai été triste, la tristesse s'est tarie en moi, ce qui était triste c'était la brume quand les chalutiers rentraient en décembre et que la plage semblait tanguer avec des hommes en ciré au milieu de tout ça, poursuivis par des mouettes qui becquetaient les filets en essayant de déchiqueter le poisson, les lanternes immobiles et les moteurs se taisant sur le sable, ce n'est pas que je me sente mal, je ne me sens pas mal, je ne sens rien, je peux dire que je ne sens absolument rien quand la dame d'un certain âge m'oblige à m'asseoir dans le salon après le déjeuner me soulageant le dos avec un coussin."


THOMAS McGUANE
Quand le ciel se déchire

"Nous avions déposé notre prise, une perche, dans une auge en pierre devant la fenêtre du salon. Un orme y faisait de l'ombre, et quand les lourds rideaux étaient ouverts afin que ma mère, assise au piano, puisse déchiffrer ses partitions, les vitres reflétaient les stries du poisson.
Nous les attrapions des rochers de la berge, que venaient submerger les vagues levées par le passage des cargos. Ces navires poussaient devant eux, là-bas au loin, une grosse houle sans paraître eux-mêmes se déplacer sur l'immensité du lac. Mon ami de cette année-là, un garçon du nom de Jimmy Meade, apprenait à les identifier à leurs cheminées. Nous aimions bien la Bob-Lo Line, la Cleveland Cliffs et la Wyandotte Transportation, frappée de l'effigie d'un fier Peau-rouge. Nous guettions caboteurs, tankers, minéraliers, et prêtions l'oreille à la plainte de leur corne de brume. Les vagues de sillage de ces bâtiments se mouvaient lentement vers le rivage à la surface des eaux immobiles. Elles étaient le trait le plus remarquable du paysage, et plus notable que le Canada tapi en arrière-fond, aussi mince et bas que l'horizon. "

 


ARMAND DUPUY
L'avaleur avalé
Scanreigh

"Parce qu'il sait la leçon dispensée par Caravage - ce genre de leçon qu'on reçoit sans jamais savoir qu'on la reçoit, parce qu'elle tombe dans les yeux sans bousculer d'abord. Ce n'est qu'un peu d'étrangeté, de tracasserie, de brèves turlupinades et, quand on en prend la mesure, si l'on prend la mesure un jour, un peu plus tard, qu'on tâche de tirer l'affaire au clair, ce n'est que retrouvaille amputée. Le travail a déjà eu lieu, en sourdine, sans nous, sans qu'on sache pourquoi ni comment -, parce qu'il a reçu cette leçon de Caravage ou de je ne sais quel autre, Scanreigh n'aborde pas en vain ce qu'il cherche, de façon trop frontale. D'ailleurs, son premier geste n'est jamais d'aller voir en lui-même, mais de puiser des corps étrangers, des formes, d'aller les tirer d'autres images dont il s'empare, dans leur passage fugace."

 


MURIEL BARBERY
Un étrange pays

"Toutefois, avant de commencer, il faut encore dire ceci : nous qui vivons sous la terre d'Espagne ne sommes en charge que du récit de l'Ouest. Je sais qu'à l'Est, les nôtres ne résident pas dans les profondeurs du monde mais sur les crêtes d'une montagne, au Nord sur les rivages d'une mer gelée et au Sud dans une plaine peuplée d'animaux sauvages.
De qui sommes-nous entendus? Nous n'avons ni hérauts, ni tribunes, ni visage, et nous écoutons les morts nous conter l'histoire que nous murmurons à l'oreille des vivants."

 


AKE EDWARDSON
Danse avec l'ange, Un cri si lointain, Ombre et soleil, Je voudrais que cela ne finisse jamais, Le ciel se trouve sur terre, Voile de pierre, Chambre N°10, Ce doux pays, Presque mort, Le dernier hiver, Lamaison au bout du monde, Marconi Park.


fario, 2018

DOLORES MARAT, Photographe, LIONEL BOURG, auteur
Mezzo Voce
Ce que disent tout bas de si belles images

"Dehors, la pluie titube. Ou la neige;
On se demande ce que l'on attend. Se dit que, pour une fois, il faudrait écouter sans soupçon le lent soupir des choses. "

Le site Dolorès Marat


 LIONEL BOURG
Ce serait du moins quelque chose
dessins de Cristine Guinamand

"J'ai longtemps rêvé d'une phrase interminable, qui s'enfouirait, creuserait une manière de labyrinthe par l'opacité monacale des choses, forant, taraudant le silence ou puisant peu à peu, dans de grands seaux d'ennui, l'ombre muette encore d'un surcroît de conscience.
Une phrase lourde.
Épaisse.        
Qui m'entraînerait à sa suite ou me recouvrirait de son coton poisseux, moins séductrice qu'exigeante et parfois capricieuse, dont la caresse ne cesserait pourtant, douce, charnelle, semblable peut-être à la durée sans origine ni terme que jamais je ne sus réellement habiter.
Une phrase ample."

"Je suis du pays noir.
Des schistes et des grès veinés de rouille, dont les agrégats me soutiennent, me rassurent peut-être, qui s'étagent à , flanc de colline sur de plus sombres dépôts carbonifères.
J'y ai vécu parmi des prêles vieilles de deux cent cinquante millions d'années, ignorant qu'existaient des régions fardées de marnes et d'argiles rousses, des contrées indécentes — phréatiques, pulpeuses —, des causses austères ainsi que des montagnes couleur de flamme ou de scories se mirant paresseusement dans les eaux qui les baignent.
Mon territoire ne s'en avère que plus rugueux. Les gens y sont chiches. Coriaces."

Le Réalgar, 2014




"illustration de couverture dessin/papiers collés
de marie bateau-lahu
sans titre
mais moi je l'appelle "le springtime walker"

ROGER LAHU
Un printemps
dans un petit carnet noir

"deux ou trois ans
que je n'écrivais quasiment plus
mais depuis que j'ai décidé
d'écrire un printemps
dans un petit carnet noir
si je n'écris pas un poème par jour
ça m'inquiète vraiment

parfois j'écris
un poème sur cette inquiétude
juste pour écrire un poème

ce poème"

"Un poème ne s'écrit pas

pour « libérer la parole »
il s'écrit
pour essayer une parole
juste pour voir
ce qu'elle aurait à dire
tenter le coup
comme à la pêche
du même nom

des fois ça mord"


LIONEL BOURG
Et des chansons pour les sirènes

"Ce serait une enfance.
Des ténèbres qu'un môme défie la peur au ventre.
Une espèce de cri, une espèce de voix. Des mots qui prolifèrent. Grouillent. Se bousculent ou se désagrègent avant de s'apparier plus fiévreusement malgré la douleur qui ronge les yeux des mioches quand surgit le marchand de sable.
On dit que c'est cela, rien que cela, toujours, la poésie.
Des ecchymoses. Des égratignures et les petits bobos qu'une mère badigeonnait d'alcool ou,
— Ça pique pas !
tamponnait d'une touffe de coton enduit de mercurochrome. Des armes factices. Des osselets, des gendarmes et des voleurs. Des voiliers de papier emportés par les eaux sales du caniveau. Des prénoms gravés sur l'écorce des nuages."

"Courroucés, les poètes, qui soupçonnent les savants d’être sur ce théâtre d’incorrigibles cuistres, renversèrent les meubles, quelques-uns colportant que la mort n’avait rien de farouche et qu’entre son néant, monotone ― son trou noir, sa nécrose ―, et les extases fallacieuses de la démence, la vie se condensait en une phrase qu’il me faudrait apprendre à lire ou à écrire, et à traduire, gueuler, caresser, dévêtir, pour être un jour en droit d’enrouler son écharpe au chant douloureux des sirènes." 


ALAIN ROUSSEL
La phrase errante

Peintures de Sandra Sanseverino


"Cela appelle, je ne sais pas d’où mais cela appelle, d’une voix sourde, lointaine, masquée, c’est peut-être une rumeur qui vient de l’océan, ramenée par les vagues sur ce rivage désert où je me tiens en alerte, sur le qui-vive et comme habité par la houle, une certaine façon de tanguer dans la langue et même un certain goût pour le naufrage, j’aime à imaginer que je dois ma survie à cette chose précaire et fragile, un morceau de bois déchiqueté, un mot brisé auquel je m’accroche dans la tempête, m’abandonnant ainsi à la dérive du Verbe comme il vient, balloté, emporté par la phrase… "


DELPHINE DURAND
Connaissance de l'ombre

Peintures de Serge Kantorowicz

"La clameur des eaux
Qui attaque la nuit
A fini par être
La fragile matière
de ton rêve"


OLIVIER DESCHIZEAUX
Un adieu aux ailleurs

" Ce piano qui joue au creux des étoiles, qui s'étiole d'arpège en accord, il porte en lui le sceau du désordre animal, le soleil des louves où s'abreuvent les veuves de la révolution."


EMMANUEL RUBEN
Terminus Shengen

"Sur les quais de Novi Sad
le train freine en accordéon dans le brouillard
c'est un vieux train yougoslave
venu de Bucarest ou de Sofia, venu d'Istanbul ou de Salonique
un vieux train rouillé qui tortille vers le nord
à travers les ors vieillis de l'arrière-automne
dans l'air cruel et frisquet d'un matin d'octobre
sur la carrosserie de la locomotive on devine encore les
symboles du monde d'hier..."


JULIEN BOSC
Elle avait sur le sein
des fleurs de mimosa

"Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa
Et
Sur les lèvres
Des mots de non-silence venus de là où loin le large de la mer
Entre bleu et vert"


JULIEN BOSC
La demeure et le lieu

"des neiges d'avril
écloses ou en boutons
de premières capucines
orange lie de vin ou jaune
un bouleau arqué par la neige à tout va d'une seule nuit
d'inattrapables montmorency en haut du cerisier de huit ans
l'ombre adolescente et pas peu fière d'un jeune tilleul
un ciel bleu
un ténu vent silencieux
une conscience exsangue la demeure et le lieu
et rien

hormis le geai des chênes simulant la crécelle
le fond du puits
la corde
la gorge et le galet"


BENOÎT VINCENT
Pas rien

J’ai commencé à prendre des notes alors, afin de ne pas laisser perdre les grelots de moi qui s’estompent. Je me rends bien compte que si mon langage s’appauvrit (c’est là toute l’affaire, tout le récit) – ce qui dénote de bien d’autres, comme la raréfaction des livres des lectures le silence des discussions l’éparpillement des amitiés), c’est que je suis rattrapée. Rattrapée par leur torpeur, leur fin de banquet sordide, leur peur larvée en fête permanente. Leur manque de stupeur. (Stupeur : ce qui surprend, ce qui émeut, ce qui fait taire. Les îlots de silence engloutis par le brouhaha constant, sourd, assourdissant.)"


 

ANTOINETTE DILASSER
Le passage (Dernier avis)

 "Il existe, pas très loin de là où j’habite, un endroit qu’on appelle Le Passage : c’est entre deux pentes rocheuses un étrécissement de la rivière. Difficile de dire ce qu’on voit. Des brouillards, une épaisseur moite, parfois la surface liquide est effacée."

"Années, laps de temps qui sépare la mort de Julien mon père et celle de Marie ma mère. Encadré par ces deux bornes. Comme si ces morts m’avaient payé je ne sais quel ticket d’entrée ou de naissance, comme si de ce sang définitivement figé en leurs veines et au moment même où il se figeait j’étais née à nouveau. Images de sang dès le seuil. Au moment de la mort de Julien je n’arrivais pas à me faire à l’idée que c’était fini : je veux dire cette histoire de Marie et de lui et de moi, si blessante, finie son histoire à lui. Pensée sans aucun doute banale et pourtant je butais contre elle."


YANNIS TSIRBAS
Victoria n'existe pas

 "Comment expliquer toutes ces choses qui se passent ? Pour comprendre, j’ai besoin de les voir aux infos. Elles ne prennent pas forme autrement. Elles n’existent pas. Sans ça tu ne les digères pas. Il faut que quelqu’un te les serve. Mais sans qu’il puisse te toucher, sans qu’il y ait ne serait-ce que la possibilité d’un contact. J’ai besoin d’un écran. Si seulement un écran pouvait s’intercaler entre nous. C’est absurde. Enfin pas tout à fait absurde.
J’appuie sur option et efface d’un coup toutes les offres publicitaires. "


BRUNO FERN
fausses boucles

 " l’effroi
= celui d’être quand
tout file droit à sa perte et fra
cas unique au monde en ce soir
nu avec juste un verre de
lait froid "


THOMAS ENGER
Cicatrices
Douleur fantôme


BENOÎT REISS
le petit veilleur

"On peut le mettre dans une pension à des kilomètres de la ville, on peut le tenir loin d’elle un automne, un hiver et un printemps, il s’en fiche ; il sait que cette minute revient toujours, cette minute où il pousse la porte de sa chambre, où il monte quatre à quatre les marches de l’escalier de la plage et la retrouve. Les distances et les jours ont tous la même pente, ils basculent lentement mais sûrement et aboutissent à cet instant où elle réapparaît, où de nouveau elle est près de lui."


CHRISTOS CHRYSSOPOULOS
La tentation du vide (Shunyata)

"20 mars 1951. Rien de particulièrement notable ne se produisit dans la tranquille bourgade de Williamstown, sur la côte Ouest. Et si un événement inédit marqua cette soirée-là, ce fut sans aucun doute celui qui se répéta à quatorze reprises dans le secret de onze demeures de la ville, entre les parois de chambres d’adolescents à l’étage. Mais personne ne se rendit compte de quoi que ce soit – avant le lendemain matin.
Le chanteur préféré de Williamstown était Perry Como. L’automobile dont rêvaient la plupart des habitants de la ville était une Cadillac, mais c’était plus souvent un pick-up Dodge que les garages abritaient. On aurait du mal à qualifier Williamstown de ville riche. Tout juste pourrait-on dire – et encore, en étant indulgent – qu’elle était née sous d’heureux auspices. Elle s’étendait sur un petit territoire assez fertile, la Williams Valley, et bénéficiait de la brise fraîche du Pacifique. Si l’on voulait vraiment la comparer à une femme (comme cela se produit souvent quand on parle d’une ville), il faudrait recourir à la figure archétypale, rassurante et amène de la mère américaine.
Williamstown se trouvait sur l’avant-dernière marche de sa jeunesse. Déjà les premières rides marquaient son visage lisse. Les enseignes en métal des boutiques de la rue commerçante commençaient de se ternir. Leurs couleurs prenaient la teinte blême des chambres d’hôpital. Celle du bureau de poste s’était décollée de son piton métallique et se balançait au vent en grinçant. La pancarte de la quincaillerie de Jonathan Wiggle était couverte de rouille depuis des années, mais Jonathan refusait de la remplacer. La rouille s’harmonisait bien avec les articles en fer-blanc exposés dans la vitrine."


DRISS CHRAÏBI
Succession ouverte

"Et, quand les haines devenaient tenaces autour de moi comme des mouches à viande, quand le désespoir s'emparait de mon âme et me soufflait de rejoindre l'autre camp, le mien, le meilleur, celui où l'on se battait pour l'indépendance et la dignité de l'homme, toujours je m'étais rappelé mon père, les mains de mon père, l'œuvre de ses mains."


DRISS CHRAÏBI
L'âne

"Il enfourcha son âne et le mena d’un trot au prochain souk. Il ne lui dit rien, ne le regarda même pas. Il le troqua contre un bleu de mécano et une solide sacoche qu’il emplit d’instruments de coiffure et de lotions capillaires. Puis il alla prendre le train. Comme le convoi démarrait, il entendit braire. Il n’y avait aucun doute. C’était bien son âne. Il avait dû s’échapper et l’avait suivi. Il ne lui accorda pas un regard, pas un regret. Le passé ressuscite si aisément !
Le train s’arrêta et Moussa descendit. Devant lui, l’âne brayait, agitant le tronçon de corde qui lui entourait le cou et qu’il avait cassé net, manifestement à coups de dents. Moussa fit un détour et sortit de la gare. Jusqu’au soir il accomplit sereinement sa tâche de coiffeur ambulant moderne. Il savait que l’animal ne l’avait pas quitté d’un sabot, mais il restait grave et digne. Et cela fut ainsi : dans chaque gare, au départ comme à l’arrivée, il y avait l’âne, de plus en plus maigre et nerveux, avec son tronçon de corde et ses dents pointées vers le ciel dans un braiement qui dominait même les sifflets des locomotives, aussi présent, aussi ponctuel et immuable que l’horaire des Chemins de Fer, surgi là personne ne savait comment ni d’où — peut-être montait-il dans un wagon à bestiaux, peut-être avait-il, comme son maître, acquis la notion du monde moderne et s’était-il, le soir où on l’avait chassé à coups de pied, découvert une énergie capable de le nourrir à la place de paille ou d’avoine et de le faire galoper aussi vite qu’un train — il brayait un seul braiement sonore et suivait aussitôt son maître."



DRISS CHRAÏBI
Les Boucs

" Leurs pieds quittaient à peine le sol, comme si la pesanteur eût reconnu en ces êtres de futurs et excellents minéraux et les eût déjà liés à la terre, chaussés de semelles qu'ils croyaient être du cuir, du caoutchouc ou du bois, simples formes de pieds découpées dans de vieux pneus ou dans de la tôle galvanisée et qui avaient fini par les mouler jusqu'aux ongles des orteils, jusqu'à la mécanisation du pas – et cela représentait d'incroyables godillots graissés au saindoux ou peints à la gouache, qui semblaient vides de tout pied, animés tout juste d'une ancestrale habitude qui les eût soulevés et fait retomber sur le pavé, gauches et dérisoires comme des souliers vides."


"La question m'a été posée – et je me la suis posée : suis-je encore capable, trente-cinq ans après, d'écrire un tel livre, aussi atroce ? Il m'est difficile d'y répondre, sinon par d'autres questions : trente-cinq ans après, le racisme existe-t-il encore en France ? Les immigrés – et leurs enfants qui sont nés dans ce pays « hautement civilisé »– sont-ils encore parqués à la lisière de la société et de l'humain ? Est-il toujours vrai, selon feu mon maître Albert Camus, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais ?"
Crest, mai 1989. D.C.


DRISS CHRAÏBI
Le passé simple

"Les muezzins se sont tus. Le vingt-quatrième soir de Ramadan m'engloutit. Je suis une file de charrettes que traînent des vieillards aux pieds nus. A chaque porte il y a un mendiant. Il cogne comme une fatalité et réclame, exige un bout de pain, un morceau de sucre ou du papier à cigarettes. Je sais cette mélopée, si consciencieusement feinte quelle est devenue réelle, et où, depuis saint abd El Kader jusqu'à saint Lyautey, dernier en date, tous les saints du Maghreb sont hurlés. Les mendiants sont aussi devant les boutiques, les cafés maures, Huns et sangsues, couverts de plaies, verbe diarrhéique, loques multicolores, yeux chassieux que picorent des mouches, les mêmes mouches qui éventent les denrées exposées à tout vent et que chasse vainement un plumeau en doums. "


GILLES BENTZ-LPO
Les oiseaux marins

"Au début du XXe siècle, les Chemins de fer de l'Ouest vantaient la chasse au calculot (marcareux) à Perros-Guirec et en faisaient grande publicité.
La colonie fut décimée par des chasseurs qui se faisaient débarquer sur l'île avec des caisses entières de cartouches. Ils tiraient les adultes et les laissaient pourrir sur place, ce qui entraînait la mort des poussins qui n'étaient plus alimentés. C'est pour arrêter ce massacre que fut constituée en février 1912 la Ligue française pour la Protection des Oiseaux (sous forme d'une sous-section de la Société nationale de protection de la nature). En août de la même année, elle obtenait du préfet des Côtes-du-Nord la protection des macareux de Rouzic. Puis la Ligue est devenue locataire, auprès des autorités militaires, de l'ensemble de l'archipel et en a restreint l'accès à Jantilez, Bono et Enez plat. En 1961, la LPO renonce à son bail pour des raisons financières. L'archipel, qui fait partie du Domaine privé de l'Etat, est alors affecté au Conseil supérieur de la chasse, mais la gestion en est laissée à la LPO."


ELSA OSORIO
Double fond

"– Pourquoi ? Il y avait un tueur en série qui noyait ses victimes en Argentine ?
– Il y a eu beaucoup de tueurs en série, en Argentine, et une multitude de victimes. Des milliers.
– Des milliers ? Vous n’exagérez pas ?
– Non, je n’exagère pas, interrogez votre cher moteur de recherche sur Internet. Vous trouverez des informations sur le sujet. Comme ils ne savaient pas quoi faire de tous ceux qu’ils assassinaient, ils les jetaient à la mer. "


NATHALIE QUINTANE
Un oeil en moins

"Bergen, Berlin, Rio, Paris – et la province française.
Des gens s’assemblent, discutent, écrivent sur des murs, certains tapent dans des vitrines.
En échange, on leur tape dessus, on les convoque au tribunal et, à l’occasion, on leur ôte un œil.
C’est la vie démocratique.
Alors, je me suis dit : Tiens, et si, pour une fois, je sortais un pavé ? "


 

MARIE JOSE MONDZAIN
Confiscation
Des mots, des images et du temps


" À la plainte quotidienne et légitime qui dénonce la pollution de l’air et annonce l’agonie de la planète se joint, inséparable, l’expérience déprimante des tensions agressives dans l’espace public. Le spectacle du pouvoir manifeste dans le lugubre éclat de la violence policière son incapacité politique, son indigence intellectuelle et son inculture. "

 

"Les organes du pouvoir lui-même, dans leur acquiescement lucratif avec le capitalisme sauvage, se font serviteurs de toutes les dérégulations en faisant mine d’en combattre les dérèglements et même de nous en protéger ! Tout sonne tellement faux, comme un instrument désaccordé ! On peut à juste titre se demander quelles sont les voix qui peuvent se faire entendre, non pas pour formuler quelque vérité perdue ou encore inédite, mais pour rendre simplement à l’usage de la parole et au sens des mots leur pouvoir de liaison. Il s’agit surtout de cette fiabilité sans laquelle c’est le partage du temps et celui de l’espace public qui perdent leur vitalité et leur consistance. Loin de s’accorder, c’est-à-dire de tomber d’accord dans le chorus d’une opposition, la consonance consensuelle des opposants eux-mêmes devient le masque du mutisme et la brèche ouverte aux impostures. Les discordances dans les conflits apportent au contraire leur prodigieuse fécondité aux productions imaginaires sans lesquelles il n’y a pas de vie politique. Il s’agit de construire un monde commun dans le respect des désajustements irréductibles de ses membres."

 


"La radicalité, au contraire, fait appel au courage des ruptures constructives et à l’imagination la plus créatrice. La confusion entre la radicalité transformatrice et les extrémismes est le pire venin que l’usage des mots inocule jour après jour dans la conscience et dans les corps. Que l’on considère l’extrémisme le plus désespéré, voire suicidaire, ou bien tous les intégrismes fanatiques qui veulent insuffler les vapeurs toxiques d’un enthousiasme haineux et xénophobe, nulle part il ne s’agit de radicalité, c’est-à-dire de la liberté inventive et généreuse. Cette radicalité ouvre les portes de l’indétermination, celle des possibles, et accueille ainsi tout ce qui arrive, et surtout tous ceux qui arrivent, comme un don qui accroît nos ressources et notre puissance d’agir."

 " Il appartient au regard du promeneur d’embrasser l’horizon le plus large pour ne pas se laisser fasciner par ce que la surabondance des productions visuelles et sonores impose comme foyer d’incandescence dans l’organisation quotidienne de la terreur et de la jouissance, ce qui finalement revient au même. C’est toujours une modalité de la pornographie qui voudrait gagner du terrain et qui parfois semble y parvenir. Il s’agit donc de défendre la radicalité contre cette pornographie en cessant d’en faire un oxymore qui dit ensemble la révolte et l’asservissement."

"La défense de la parole et la vigilance maintenue dans les usages de la langue sont la condition du débat qui permet et soutient la vie politique."

"La bande-son des tyrannies ne se réduit pas aux assourdissantes pratiques des chants guerriers et des cantiques. Faire chanter ensemble est le plus sûr moyen de s’emparer de la respiration des corps et d’obtenir le silence de la pensée dans l’amplification organisée de ce qu’il faut entendre et de ce qu’on doit clamer."

"Pourtant si le terme « culture » pouvait encore signifier quelque chose, ce ne pourrait être qu’en lui accordant de ne désigner que l’ensemble des ressources sensibles, donc matérielles, et des ressources symboliques qui produisent des liens sociaux dans des rapports d’intelligibilité et d’affect capables d’assurer les conditions d’une vie politique."


LEANDRO AVALOS BLACHA
Berazachussetts


"Dora, Milka, Beatriz et Susana longeaient tranquillement un sentier dans le bois quand Dora s’arrêta, interdite, en désignant le bas-côté.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? Encore une femme violée ? »
Ses amies en savaient aussi peu qu’elle. Sous l’effet de la surprise, Milka avait laissé tomber le panier qui contenait le maté et les viennoiseries.
Allongée par terre, le dos contre un arbre, il y avait une femme nue.
« Si ça se trouve, c’est une pute, chuchota Dora. Regardez ses cheveux. »"


ERNESTO MALLO
Buenos Aires Noir


 " IL faut voir ce qui se passe dans Once, le quartier juif de Buenos Aires, quand les magasins ont baissé leurs rideaux et que les trottoirs sont jonchés de restes de tissus, de rouleaux en carton, de papiers et autres déchets abandonnés par les commerçants. On croise alors des hommes, des femmes et des enfants qui fouillent les rebuts à la recherche de matériaux réutilisables ou recyclables, qu’ils iront revendre aux récupérateurs pour quelques pièces. Une activité, fouiller les poubelles, qui leur permet de survivre."


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Désirer désobéir
Ce qui nous soulève

" Il faut alors comprendre – ce qu’auront voulu suggérer des auteures telles que Julia Kristeva ou Judith Butler – qu’il n’y aura pas de soulèvement qui vaille sans l’assomption d’une certaine « expérience intérieure radicale » où les désirs ne portent si loin que parce qu’ils prennent acte, ou départ, de leurs propres mémoires enfouies."

"La puissance et la profondeur des soulèvements tiennent à l’innocence fondamentale du geste qui en décide."

" Bref, dans les soulèvements la mémoire brûle : elle consume le présent et avec lui un certain passé, mais découvre aussi la flamme cachée sous cendres d’une mémoire plus profonde."

"Paul Audi l’a récemment formulé à sa façon, écrivant que « la question se résumerait à ceci : qu’en est-il du respect (et, donc, de la reconnaissance) que l’on doit à celui qui dit non à la règle commune, aux prescriptions générales, et qui éprouve sa liberté constitutive dans la seule subversion des normes en vigueur, ou dans le refus de renforcer l’armature de l’ordre social et politique qui l’insupporte ou qui l’opresse ? » Ce respect et cette reconnaissance, ne faut-il pas les arracher à ceux qui s’y refusent depuis leur position maîtresse ?"

"...une phrase de Marx issue de sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel : « Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même. "

"Nous nous retrouvons en singularités quelconques. C’est-à-dire non sur la base d’une commune appartenance, mais d’une commune présence."


"Cela s’appelle convoquer l’imagination : comme souffler sur quelques simples braises pour rendre aux temps présents, aux gestes, aux formes, aux langues, leur fondamental désir de désobéir. Ce dont certains poètes ou écrivains ne cessent de se préoccuper toujours, tels Bernard Noël dans L’Outrage aux mots et Monologue du nous, Erri De Luca dans La Parole contraire ou Jean-Marie Gleize dans Le Livre des cabanes, qui revisite si bien l’expression « L’air est rouge » avec « la joie, la vie, cela, nu, intensifié, nu, vertical, physique, musical »... Telle Nathalie Quintane qui, après s’être interrogée sur la possibilité anthropologique d’un « style insurrectionnel » propre à « réveiller un élan (lyrique, donc) révolutionnaire », évoquait dans Descente de médiums l’hypothèse d’une stratégie spectrale « pour réformer le monde visible » tout en se demandant, par ailleurs, quand et comment « l’extrême gauche pourra enfin relire de la littérature ». "

"Nous avions beaucoup enduré et puis, un jour, nous nous sommes dit que cela ne pouvait plus durer. Nous avions trop longtemps baissé les bras. À nouveau cependant ? comme nous avions pu le faire à l’occasion, comme d’autres si souvent l’avaient fait avant nous ? nous élevons nos bras au-dessus de nos épaules encore fourbies par l’aliénation, courbées par la douleur, par l’injustice, par l’accablement qui régnaient jusque-là. C’est alors que nous nous relevons : nous projetons nos bras en l’air, en avant. Nous relevons la tête. Nous retrouvons la libre puissance de regarder en face. Nous ouvrons, nous rouvrons la bouche. Nous crions, nous chantons notre désir. Avec nos amis nous discutons de comment faire, nous réfléchissons, nous imaginons, nous avançons, nous agissons, nous inventons. Nous nous sommes soulevés."


AMOS OZ
Judas

" L’histoire se déroule en hiver, entre fin 1959 et début 1960. On y parle d’une erreur, de désir, d’un amour malheureux et d’une question théologique inexpliquée. Certains édifices portent encore les stigmates de la guerre qui divisa la ville en deux, il y a dix ans. Au crépuscule, on entend en toile de fond les accords d’un accordéon ou les notes plaintives d’un harmonica derrière les volets clos.
Dans la plupart des appartements à Jérusalem, les tourbillons d’étoiles et les cyprès froissés de Van Gogh ornent les murs du salon. Des nattes recouvrent encore le sol des petites pièces et un exemplaire des Jours de Tsiklag ou du Docteur Jivago gît ouvert, posé à l’envers sur un canapé-lit en mousse tendu d’une étoffe orientale et égayé de coussins brodés. La flamme bleue d’un poêle à pétrole brûle toute la soirée et une douille d’obus garnie d’un joli bouquet de chardons trône dans un coin."

 


CHRISTOPHE MANON
Extrêmes et lumineux
Pâture du vent

"C’est ainsi que tout a commencé. Le jour était venu. Un jour comme un autre, pas plus. L’univers était en expansion et le monde tournait mollement sur son axe sans qu’on s’en aperçoive."  

"La chaleur ondulait sans fin au-dessus de la prairie en pente ; elle irradiait en grosses gouttes de sueur sur le front du garçon et s’épanchait sous ses aisselles en large tâches brunes. De nouveaux organes mûrissaient sous son épiderme en distillant des sécrétions sur les parois de ses muqueuses. La fille était là aussi, auréolée de grandes boucles dorées."


STEFAN MANI
Noir Océan

"Il est quatre heures de l’après-midi moins quelques minutes. Le ciel est d’un gris atone, l’océan anthracite à l’est se colore de noir ; à l’ouest, la brise apporte des relents d’algue pourrissante. Il ne fait ni chaud ni froid, une brume salée et tiédasse colle au navire qui, à en croire la boussole, dérive vers le sud sur les vagues qui s’élèvent et s’affaissent comme des montagnes endormies."


HENRY DAVID THOREAU
Walden ou la vie dans les bois

 "Assurons notre équilibre et descendons, pieds résolument enfoncés dans la fange et la gadoue de l’opinion, des préjugés, de la tradition, de l’illusion et de l’apparence, ces alluvions qui recouvrent le globe de Paris à Londres, de New York à Boston et à Concord, à travers églises et États, à travers poésie, philosophie et religion, jusqu’à ce que nous touchions le fond solide et rocheux que nous pouvons appeler réalité."


Préface de Frédéric Gros: « Simplifiez, simplifiez ! » : telle est l'invitation de Thoreau dans ce chef-d'oeuvre de la littérature américaine qu'est Walden. Au printemps 1845, l'écrivain a décidé de vivre cette expérience d'un quotidien fait de peu de choses et qui s'abandonne à la présence de la nature. « Ne devant rien à personne, travaillant juste assez pour pouvoir se nourrir, se vêtir et se chauffer, et surtout, surtout jouissant à profusion des dons du monde. Les bruits et les couleurs, les dessins des paysages, les rencontres animales, les brises du matin ou les caresses du soleil : ce seront ses uniques richesses pendant près de mille jours ».
Fréderic Gros souligne combien cette « vie dans les bois » allait bientôt résonner comme un appel au renouveau et à l'insoumission : « Tout est là : il ne s'agit pas d'accumuler, d'avancer, ni même de croire, mais de revivre à soi-même, de se surprendre, de se recommencer. »


PANKAJ MISHRA
L'Age de la colère
Une histoire du présent

"Rousseau soutenait que les êtres humains ne vivent ni pour eux-mêmes ni pour leur pays dans une société commerçante où la valeur sociale se calque sur la valeur monétaire ; ils vivent pour la satisfaction de leur vanité, ou amour-propre : le désir de s’assurer la reconnaissance des autres, d’être estimés d’eux autant que de soi-même."

 "La guerre endémique et la persécution ont fait de soixante millions de personnes des sans-abri, un chiffre encore jamais atteint. Une misère sans fin pousse de nombreux Sud-Américains, Asiatiques et Africains désespérés à entreprendre un voyage risqué vers ce qu’ils imaginent être le centre de la modernité triomphante. Et pourtant, de plus en plus d’individus et de groupes – des Afro-Américains des villes américaines, Palestiniens des territoires occupés, musulmans en Inde et au Myanmar, jusqu’aux réfugiés africains et moyen-orientaux des camps européens et demandeurs d’asile emprisonnés sur des îles reculées du Pacifique – sont considérés aujourd’hui comme superflus. Confinés de force dans des zones d’abandon, de rétension, de surveillance et d’incarcération, cette classe d’exclus remplit la fonction inestimable de « l’autre » redouté dans les sociétés inégalitaires. Ils sont à la fois les boucs émissaires des angoisses de classe et de race de nombreux individus précaires et la raison d’être d’une industrie croissante de la violence. En général, on assiste à une progression exponentielle de la haine tribaliste envers les minorités – pathologie principale de cette quête de boucs émissaires propagée par les chocs politiques et économiques – alors même que le maillage de la mondialisation ne cesse de se resserrer. Que ce soit dans les diatribes d’hommes blancs en colère ou les édits vengeurs des chauvinistes musulmans, hindous, bouddhistes et juifs, on se heurte à un machisme implacable qui ne cherche ni à apaiser ni à comprendre, encore moins à compatir au sort désespéré des populations les plus faibles. Celles-ci doivent aujourd’hui se soumettre, sous peine de mort, d’expulsion et d’ostracisme, aux idéaux fondamentaux de la tribu dictés par l’histoire de sa religion et de son territoire."

"Comme aujourd’hui, l’impression humiliante d’être soumis à une élite arrogante et perfide était largement répandue, sans considération de nationalité, de religion ou de race."

"Une panique latente couve, qui ne ressemble pas à la peur centralisée qu’inspire le pouvoir despotique. C’est plutôt le sentiment, engendré par les médias d’information et amplifié par les réseaux sociaux, que tout peut arriver à n’importe qui, n’importe où et à tout moment. L’impression que tout s’accélère et échappe à notre contrôle est aggravée par la réalité du dérèglement climatique qui nous renvoie l’image d’une planète assiégée par nous-mêmes."


Note de l'éditeur (Zulma): " L’âge de la colère, c’est une guerre civile mondiale caractérisée par deux traits majeurs : l’individualisme et le mimétisme appropriatif. Brexit, élection de Donald Trump, extrême droite omniprésente en Europe, nationalismes en Inde, en Turquie ou en Russie, terroristes islamistes, tueurs de masse… Les exemples ne manquent pas. Et les individus révoltés du XXIe siècle sont innombrables – un phénomène amplifié par les réseaux sociaux, les crises migratoires et une instabilité économique globale. Pour Pankaj Mishra, ces bouleversements ne sont pas le résultat de situations propres à chaque pays, encore moins d’un choc des civilisations. Il s’agit au contraire d’un mécanisme inhérent au modèle politique occidental accouché des Lumières – démocratie libérale et économie de marché – qui, depuis la chute du mur de Berlin, s’applique de manière brutale à des milliards d’individus. "


JANET BIEHL
Le municipalisme libertaire

"Il est plus que jamais nécessaire, devant la catastrophe écologique qui s’annonce, de prendre conscience que ni les États et leurs conventions internationales ni le capitalisme dit « vert » n’arriveront à enrayer le processus destructeur qu’ils ont eux-mêmes enclenché. Tout au plus pourront-ils gérer la nouvelle rareté des ressources par un renforcement de leur concentration profondément inégalitaire, appuyée par un recours toujours plus fréquent aux appareils répressifs, comme nous le voyons déjà dans les régions du monde où des populations sont violemment réprimées parce qu’elles essaient de défendre un autre mode de vie face aux mégaprojets imposés par les consortiums étatico-industriels."

"L’autonomie politique, cet état enfin adulte de l’humanité, comme le disait Kant, est un plaisir multiple à découvrir : le plaisir de sortir de l’infantilisation, celui de se libérer de l’esclavage des marchandises et du travail qu’on y consacre, celui de redécouvrir les activités dignes d’une vie humaine."

 


Janet Biehl retrace la ruine de nos démocraties représentatives et présente un programme réaliste de démocratie directe profondément décentralisée. L'auteur propose ainsi un guide de la pensée politique du philosophe écologiste Murray Bookchin, dans une synthèse accessible, à la fois théorique et pratique. Après un portrait historique de la démocratie municipale, de la cité athénienne à l'urbanisation actuelle en passant par les cités médiévales, l'auteure nous met en garde devant les institutions étatiques et urbaines qui entravent la démocratie directe. Elle défend la nécessité de redéfinir le champ politique par la décentralisation et la démocratisation des institutions. Cette nouvelle édition propose une traduction entièrement révisée ainsi qu'une nouvelle préface par une spécialiste d'Aristote et de la pensée anarchiste.

Biehl et Bookchin montrent bien que, sans cette institution politique, toute transition vers d’autres formes de production, d’habitat ou de relations est vouée à rester au mieux marginale : tolérée par le système dominant tant qu’elle ne le concurrencera pas sérieusement, récupérée par lui lorsqu’il aura besoin d’idées nouvelles à vendre, et impitoyablement détruite si elle se développe au point de menacer ses intérêts. Il nous faut donc agir constamment sur les deux fronts : construire des alternatives locales, écologiques et antiautoritaires, et investir le champ politique, qui seul pourra leur assurer une pérennité. On peut se demander (on n’a pas manqué de le faire) si le processus proposé par Bookchin pour parvenir à long terme à une fédération de municipalités libertaires est réalisable dans l’état actuel des législations nationales. Ce programme suppose en effet une large autonomie des pouvoirs locaux par rapport aux États, ce qui est loin d’être généralisé à l’échelle mondiale. L’État du Vermont, où une expérience de municipalisme libertaire a été tentée »

Associé dès sa jeunesse (au début des années 1930) à la gauche communiste internationale, Bookchin a consacré sa vie à trouver une solution de rechange à la société capitaliste actuelle, qui empoisonne la nature et réduit la majorité de l’humanité à la misère. Il est connu pour son étude minutieuse de la tradition révolutionnaire européenne et pour avoir introduit l’idée de l’écologie dans la pensée de la gauche. Le premier, il énonça, en 1962, le principe selon lequel une société libératrice ne pouvait être qu’écologique.


VIKTOR ARNAR INGOLFSSON
L'Enigme de Flatey


 "Un bateau à moteur de petite taille mais solide tanguait tout ce qu’il pouvait sur les vagues et s’éloignait de Flatey en mettant le cap au sud. L’embarcation pouvait accueillir un canot à rames, elle était calfatée avec de la poix, et sur ses flancs figurait son nom en lettres majuscules blanches : KRUMMI1. Les matelots étaient trois en tout, un petit garçon, un homme adulte et un autre notablement plus âgé, membres d’une même famille d’Ystakot2, une fermette de l’ouest de Flatey. "


CATHERINE MEURISSE
Les grands espaces

« Les filles, la campagne sera votre chance », ont dit les parents. Catherine Meurisse a donc passé son enfance au grand air. Sous ses yeux, un chantier : une vieille maison à rénover, des arbres à planter, un jardin à créer. Des rêves à cultiver. On laboure, on bouture, on plante un rosier provenant de chez Montaigne, un figuier de chez Rabelais. On observe le tumulte du monde — les mutations de l'agriculture, la périurbanisation du monde rural...



ERRI DE LUCA
Europe, mes mises à feu

"J’ai été incité à la littérature par la poésie du XXe siècle. C’était la seule forme à la hauteur du siècle le plus meurtrier, carcéral et migratoire de l’histoire humaine."

"Cet exercice de lecteur me permet de savoir qu’il n’existe pas de frontières. Je l’ai appris d’abord des oiseaux, des mammifères, des poissons, des fleurs, puis je l’ai pratiqué dans l’alpinisme franchissant la ligne imaginaire et insignifiante d’une frontière. "

"La noblesse pour moi réside dans le croisement des lignées qui se sont versées dans le circuit qui va du cœur aux capillaires. La noblesse est le mélange, non le pedigree. Je voudrais connaître par une analyse de sang la liste des peuples qui ont déposé leur semence dans mes globules. S’il en manquait une, j’y pourvoirais par une transfusion."

"Je déplore une Europe qui s’imagine verrouillée pour vieillir dans son hospice de luxe. Elle peut se passer de l’Angleterre, pas de la Méditerranée. Malgré toutes les exterminations admises, tolérées, l’Europe devra continuer à absorber une force de travail jeune et ouvrière. "


PIERRE BERGOUNIOUX
Faute d'égalité

" Le moment est venu, et depuis longtemps, déjà, de démêler ce qu’emporte d’irrationnel, donc de périlleux, de potentiellement mortel, l’essor prométhéen de l’Europe. Ce n’est pas bien difficile. C’est son passé, « le poids des générations mortes sur le cerveau des vivants », l’inégalité parmi les hommes que Rousseau, avec sa sensibilité explosive, a perçue et dénoncée, dès qu’il s’est avisé de méditer, comme la source de tous les maux."


DANIELE SALLENAVE
Jojo, le gilet jaune

"Il y a ce que disent les Gilets jaunes. Il y a surtout ce qu’ils révèlent. Cette manière de parler d’eux, dans la presse, les médias, les milieux politiques, sur les réseaux sociaux ! Une distance, une condescendance, un mépris."

"Voulant pointer le rôle négatif des médias, il [Macron]commente leur habitude néfaste de donner sur leurs antennes « autant de place à Jojo le Gilet jaune qu’à un ministre ». Hé oui, autant. Le fondement de la démocratie, n’est-il pas « un homme, une voix » ? Un homme, comme le dit Sartre dans la splendide conclusion des Mots, « fait de tous les hommes », qui les vaut tous et que vaut n’importe qui."


OLIVIER DESCHIZEAUX
Ours

"Gloire à l’ombre en corps, père du siècle binaire.

je marche seul dans le couloir obscur, ah cieux intimes aux embruns de sang, où donc sont allés mourir nos jeunesses, nos enfances, et nos solitudes, lorsque nous étions bleus de lune.

Ton naufrage est le village de mes chansons, frère des eaux pauvres et tes six-cordes ne portent-elles pas l’emblème des chaumières dérobées aux aubes.

Tu t’abandonnes à moi en ce miroir qu’est mon regard, ma plume se jette en une encre désertée."


NILS-ASLAK VALKEAPÄÄ
Migrante est ma demeure

"Si je ne savais pas 
que je suis moi et que j’appartiens à un peuple 
je n’aurais pas su 
que tu es toi 
et tant de peuples du monde à la fois."

"L’été nous le passons sur la presqu’île d’Ittunjarga 
et l’hiver nos rennes sont dans la contrée de Dalvadas. "


ERIC VUILLARD
Congo

"On ne sait pas exactement d’où est sortie sa face hideuse ; certains racontent que c’est Fiévez qui l’édicta ; dans son peignoir crème auquel manque un bouton, se tenant devant sa résidence, à moitié ivre, il aurait proféré cette règle intolérable : celui qui tire des coups de fusil doit, pour justifier l’emploi de ses munitions, couper les mains droites des cadavres et les ramener au camp. Alors, la main coupée devint la loi, la mutilation une habitude. On a dit parfois que Fiévez avait été pour Conrad le modèle de Kurtz. Mais Fiévez, le vrai de vrai, est bien pire. Fiévez est au-delà de tous les Kurtz, de tous les tyrans et de tous les fous littéraires."

"Fiévez fait scier tous les arbres autour de sa bicoque afin de tirer des coups de fusil sur les nègres qui passent. Voilà le système Fiévez, le manuel de son âme. Cela devait tout de même lui faire quelque chose de voir ces paniers pleins de mains. Ou plutôt non, ça ne lui faisait peut-être rien, mais alors rien du tout, et c’était ça qu’il trouvait le plus mystérieux, c’était ça qui le fascinait et l’effarait dans son refuge de lianes. Pauvre Fiévez. Avec ses pièces justificatives pour les munitions employées, ses pièces justificatives faites de peau et d’os, avec cette peur qu’il distille tout autour de lui et son parfum d’étrange cauchemar."

"La population baisse. On raconte qu’une fois, on amena à Fiévez en un seul jour 1 308 mains. 1 308 mains droites. 1 308 mains d’homme. Ça devait être bizarre ce tas de mains. On doit d’abord se demander ce que c’est, comme sur cette photographie où des indigènes en compagnie de Harris, un missionnaire, tiennent devant eux quelque chose. L’image est incongrue, bizarre. Ils tiennent entre leurs mains des mains."


ALAIN BADIOU
Méfiez-vous des blancs,
habitants du rivage !

"Se font ainsi face une modernité mondialisée, sous les espèces d’une oligarchie capitaliste arrogante et en définitive criminelle, et l’archaïsme d’une réaction nationale compréhensible, qui est le fait d’une partie de la société en effet menacée, par le déploiement du capitalisme contemporain, dans ce qu’ont été pendant longtemps ses petits privilèges."

"Cette sorte de conflit ne propose par lui-même très exactement rien qui puisse porter, nous porter, au-delà de ce qui persévère dans la répétition des structures dominantes. "

" Je dois vous le confesser, une chose m’a tenu écarté de ce qu’on appelle le mouvement des gilets jaunes : c’est la présence massive, le retour constant, du triste drapeau tricolore, dont la vue, chaque fois, m’accable, et d’une Marseillaise que trop de nationalismes fascisants ont entonnée pour qu’on se souvienne encore de son origine révolutionnaire."

"Quel que soit l’intérêt qu’on porte à la conjoncture étroitement nationale du mouvement des gilets jaunes, tout comme à l’obstination méprisante du pouvoir en place, nous devons tenir ferme sur la conviction qu’aujourd’hui, tout ce qui importe vraiment est que notre patrie est le monde.
Ce qui nous ramène aux dénommés "migrant"s . Il faut agir, bien évidemment, pour ne plus tolérer les noyades et les arrestations et la mise à l’écart pour des raisons de provenance ou de statut.  Mais au-delà, il faut savoir qu’il n’y a de politique contemporaine qu’avec ceux qui, venus chez nous, y représentent l’universel prolétariat nomade.
En convoquant les textes philosophiques et politiques, mais aussi les poèmes, je voudrais examiner l’état actuel de cette cause et explorer la direction de ce que le poète nomme l’éthique du vivre monde et que je nomme, moi, le nouveau communisme."

La Page Alain Badiou sur Lieux-dits


MICKAËL BOULGAKOV
Le Maître et Marguerite

"Qu’un chat cherche à s’introduire dans un tramway, il n’y aurait eu là, somme toute, que demi-mal. Mais qu’il prétende payer sa place, c’est cela qui était stupéfiant. Or, ni la receveuse ni les voyageurs n’en semblaient autrement troublés. "


CZESLAW MILOSZ
Sur les bords de l'Issa

"Les mouchetures de la lumière sur le sous-bois, le bruissement dans les hauteurs l'apaisaient, il cessait de penser à lui. Là, il n'avait plus d'examen à passer devant personne, personne n'attendait rien de lui, il ne cherchait rien, il avançait le plus doucement possible, s'arrêtait et se réjouissait de voir que diverses créatures ne remarquaient pas sa présence."


CZESLAW MILOSZ
Enfant d'Europe

"Ou peut-être d'escalier ? Pourtant c'est bien ici
Qu'autrefois je venais chaque jour.
Je regardai par le trou de serrure
La cuisine - semblable et dissemblable.
Et je portais, serré sur un rouleau,
Un ruban de plastic, étroit comme un lacet ;
C'étaient tous mes écrits de ces longues années.
Je sonnai, incertain si j'entendrais ce nom.
Elle se tint devant moi, dans sa robe safran,
Inchangée, me saluant d'un sourire, sans une larme du temps.
Au matin, les mésanges bleues chantaient dans le cèdre."


ZYGMUNT MILOSZEWSKI
Les impliqués
Un fond de vérité
La rage


PATRICK WHITE
Le jardin suspendu

" Les températures ont grimpé dans le vent froid. La traversée du bitume me donne des ampoules. Tante Ally trébuche quand son pied gauche perd le contact avec sa semelle compensée. Cleonaki dit que les acteurs portent ces semelles épaisses en souvenir des tragédies antiques. En approchant, nous entendons le bâtiment bourdonner de voix d’enfants suivant leur leçon. Les visages de ceux qui nous dévisagent ici et là de l’autre côté des vitres sont d’un gris charnu comme les feuilles de plantes poussées en serre."

 


 

PIERRE BERGOUNIOUX & JACQUIE BARRAL
Le corps de la lettre

"Les pionniers qui recueillirent et déchiffrèrent les tablettes d'argile couvertes d'inscriptions cunéiformes dans les sables de Sumer et d'Akkad s'étonnèrent, un peu, du prosaïsme de leur contenu. Que n'avaient- ils pas rêvé ? Quel génie originel, quelle enfance éblouie, judicieuse, augurale allaient- ils pas se confier à Grotefend, Lassen, Rawlinson, Oppert puis, par leur truchement actif, opiniâtre, à nous ? Grande et prévisible, au demeurant, fut la déconvenue.
La quasi-totalité des pièces sont de nature économique, des contrats, c'est-à-dire des actes de défiance, ratifiant l'achat, la location, le prêt d'esclaves, de bétail, de terre, de semence, des reconnaissances de dettes, des testaments, très rarement des prières, des décrets du despote, des listes de dieux. Le plus puissant instrument d'exploration, de libération dont nous disposions, l'écriture, fut d'abord un moyen d'oppression dans les empires hydrauliques de l'Antiquité. Il est né du travail forcé dans les premières sociétés historiques triparties qui opposent, d'un côté, les guerriers et les prêtres à la grande masse, de l'autre, des travailleurs."


Note de l'éditeur Fata Morgana: De l’alphabet cunéiforme, des tablettes d’argile et du stylet romain jusqu’au roman faulknerien, Pierre Bergounioux retrace l’histoire de la lettre. L’écriture de Pierre Bergounioux est dans le combat, elle est le combat lorsqu’il s’agit de remettre de l’ordre dans la mémoire. Les armes viennent tempérer l’autonomie sacrée de la littérature en en soulignant la relativité historique. Les millénaires sont convoqués, la lumière brille sur un monde enfoui derrière les signes : le corps de la lettre est celui du temps, son épaisseur est sondée. (Fata Morgana)

EDITH AZAM
BERNARD NOËL
Retours de langue

"voici quelques restes de langue
une poussière où fut l'azur
pas de drame et pas de regret
juste un peu de désir encore
et ce visage au fond de l'ombre

les yeux levés la bouche avide
une attente dans l'expression
la certitude tout à coup
mais informe et venteuse et lasse
que l'anatomie est douteuse..."

"...le corps s'invente à chaque fois
qu'un Autre devenu lui-même
fait déborder ses dimensions
son espace n'est jamais clos
sa forme est un lieu de rencontre..."

 


OYVIND STROMMEN
La toile brune

"Au-delà d’une expertise précieuse qui permet d’identifier La Toile brune, Strømmen pointe le climat politique, économique et social qui, dans nombre de pays européens, fait le lit de l’extrémisme de droite et de son cortège de violences. "

"Le mieux est de définir le fascisme comme une forme révolutionnaire du nationalisme qui aspire à une révolution politique, sociale et éthique en soudant le “peuple” dans une communauté nationale dynamique dirigée par de nouvelles élites et mue par des valeurs héroïques. Le mythe au cœur de ce projet est que seul un mouvement populiste transcendant les classes et prônant une renaissance nationale cathartique et purificatrice est capable d’arrêter la vague de décadence."


"Désormais, ce sont des chemises brunes issues de l’ère des technologies de l’information qui déversent leur colère sur leur clavier. Autrefois, il fallait se rendre à des réunions. A présent on peut rentrer du travail, dîner, regarder un peu la télé, coucher les enfants, puis se connecter à Internet et s’adonner à la haine des immigrés et des élites avec des gens qui, un peu partout en Norvège (voire même à l’étranger), partagent les mêmes idées que vous."

Note de l'éditeur: "Le procès de l’attentat d’Oslo aura lieu en avril 2012, juste avant les élections présidentielles françaises. Nous publions à cette occasion l’enquête qu’un spécialiste norvégien a entreprise pour situer cet acte de terrorisme dans le réseau idéologique peu connu de la nouvelle extrême droite européenne sur Internet. Au moment où l’extrême droite tue en Allemagne, nous découvrons aussi ses connexions en France. Øyvind Strømmen nous avertit : “La bête immonde est d’actualité, elle se nourrit de nos banalisations, et elle nous cache ses véritables intentions.”


JACQUES RANCIERE
Figures de l'histoire

"Notre présent est en proie non point au scepticisme, comme on le dit parfois avantageusement, mais à la négation."

"Et il faudra bien, un jour, en finir avec la vieille rengaine qui assure que les « vaincus » de l'histoire le sont parce qu'ils ne comprennent pas, raisonnent mal ou ne savent pas parler. Parce qu'ils sont trop loin, trop enfermés dans leur trou et dans leur tâche pour comprendre les raisons du progrès ou celle de l'oppression. "

"Mais l'esthétique sait depuis longtemps que l'image, contrairement à ce que croit et fait croire la machine d'information, montrera toujours moins bien que les mots toute grandeur qui passe la mesure : horreur, gloire, sublimité, extase. Aussi bien ne s'agit-il pas d'imager l'horreur mais de montrer ce qui justement n'a pas d'image « naturelle », l'inhumanité, le processus d'une négation d'humanité. C'est là que les images peuvent « aider » les mots, faire entendre, dans le présent, le sens présent et intemporel de ce qu'ils disent, construire la visibilité de l'espace où il est audible. "


THEOPHRASTE
Caractères

"Moins il y a de morale, plus il y a de lois, et plus il y a de lois, plus il y a de crimes. Les gens intelligents ont besoin de peu de lois"

"De la dissimulation: La dissimulation n’est pas aisée à bien définir : si l’on se contente d’en faire une simple description, l’on peut dire que c’est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière : il aborde ses ennemis, leur parle, et leur fait croire par cette démarche qu’il ne les hait point ; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes embûches, et il s’afflige avec eux s’il leur est arrivé quelque disgrâce ; il semble pardonner les discours offensants que l’on lui tient ; il récite froidement les plus horribles choses que l’on lui aura dites contre sa réputation, et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu’ils en ont reçues."

"De l’impertinent ou du diseur de rien"

"De l’image d’un coquin : Un coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire ou à faire, qui jure volontiers et fait des serments en justice autant que l’on lui en demande, qui est perdu de réputation, que l’on outrage impunément, qui est un chicaneur de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d’affaires."

"De la médiocrité : Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable : la poésie, la musique, la peinture, le discours public."


LIONEL-EDOUARD MARTIN
Cor

"Et dans la pièce en face, au-dessus de la porte, à l’étage de la boutique, les volets s’entrebâillent sur un trait de lumière mais assez fort pour laisser percevoir son visage ou ce visage qui lui ressemble, comme peut lui ressembler un visage amaigri, sans cheveux – ce visage qu’il voit comme porté vers lui par le trait de lumière alors qu’il joue, seul, tendre, à lèvres déchirées, leur mélodie, seul sur la placette, continuant de jouer – seul –, jusqu’au moment que d’un coup sec les volets se referment, et Cor reste seul, dans le noir, tenant contre son cœur ensanglanté le cor qui refroidit, sans souffle, mort."


ANTOINE VOLODINE
Frères sorcières

"Au fil des années, l’Organisation dans les villes que nous visitions se réduisait à quelques individus désabusés et sans pouvoir, qui constataient avec fatalisme le délabrement généralisé, l’effondrement des valeurs révolutionnaires, l’attirance pour la violence individuelle et pour les solutions de désespoir comme l’exil ou la collaboration avec des bandits."

 


ERRI DE LUCA
Le tour de l'oie

"J’ai un corps et j’ai joué au jeu de vivre dedans. Quel jeu ? Le jeu de l’oie. On lance un dé et on se déplace dans un circuit en spirale."

"Les mots, mon fils, n’inventent pas la réalité, qui existe de toute façon. Ils donnent à la réalité la lucidité soudaine qui lui retire son opacité naturelle et ainsi la révèle. Les mots sont l’instrument des révélations."


MAJ SJÖWALL , PER WAHLÖÖ
 Roseanna, L’homme qui partit en fumée, L’Homme au balcon, Le policier qui rit, La Voiture de pompiers disparue, Meurtre au Savoy, L’Abominable Homme de Säffle, La Chambre close, L’Assassin de l’agent de police, Les terroristes



MECILAS GOLBERG
La morale des lignes

"L'âme moderne est magnifique d'éclat blême, de grisaille et de cruauté nette, précise, sans ambages. C'est ce caractère de notre époque que Rouveyre a compris et recréé dans les dessins que nous feuilletons ! Ce ne sont plus têtes, bras et jambes seulement ! Ce sont des formules d'effroi, de misère, de joie. Des lignes dessinent des caractères, des lignes-âmes, parfois des lignes-personnalités."

"Il y a des dessins de Rouveyre où se déploie par traits la douleur, la crispation, l'effroi qui naît au bord de l'abîme. Voici Suzanne Desprès, la tête expressive qui paraît ballotter dans les sombres mystères des matérialités de cette robe pesante, gaine de fer qui retient la fleur si fine que représente la tête : tracé d'un cercle et voici le drame ! "

Mecilas Golberg par André Rouveyre

Note de l'éditeur:"En s’inspirant des dessins d’André Rouveyre, Golberg écrit un véritable traité d’esthétique de portée générale. Sa Morale retrace une sorte de généalogie intellectuelle de la ligne qui annonce les recherches formelles du cubisme. Golberg réclame un langage visuel nouveau et défend la simplification des formes. De ce processus d’abstraction avant l’heure, il souhaite un renouvellement de l’art. Résolument moderne, sa pensée dialogue volontiers avec la tradition, poursuivant un raisonnement dialectique qui fait tout l’intérêt de son ouvrage. Et les artistes ne s’y sont pas trompés, tant ils sont nombreux, Picasso en tête, à se réclamer de cette pensée. Précurseur et inspirateur, Golberg aborde là la déformation par simplification, le rire, la géométrie, la spiritualité même de la ligne.

En 1932, Gide se souvient encore de Mecislas Golberg (1868-1907), le qualifiant d’“étrange bohème d’aspect famélique, une sorte d’illuminé de grande intelligence, d’un don littéraire indéniable”. Un être énigmatique dont le visage fut sculpté par Zadkine et Bourdelle. Poète et critique d'art, Golberg fut aussi une figure singulière de l’anarchie et l’ami de Guillaume Apollinaire, Henri Matisse, Max Jacob, Henri-Pierre Roché, Auguste Rodin, Pablo Picasso, Henri Matisse ou encore Jules Romain."


MARIE COSNAY
l'allée du bout du monde

"Nous sommes à la fin de l’été, les soleils frappent fort le matin et dans la journée continuent, montent. Je me perche sur la terrasse qui donne sur le jardin et j’étudie les chances du monde mais je me décourage. D’ailleurs les haies sont hautes, les mûres pourrissent à toute allure, quant aux voisins ils s’insultent, c’est leur rite d’aurore. Je n’hésite pas, je n’ai pas une pensée pour ce que je laisse, je prends mon petit baluchon et je monte dans le train qui traverse le pays et poursuit. L’évasion me mènera dans des terres chauffées par les explosions successives de volcans devenus fous, dans des temps post-historiques dont j’ai eu cent fois l’idée. Nous parlerons une langue nouvelle faite de balbutiements et je demande à voir."


JACQUES ANCET
image et récit de l'arbre et des saisons

"L'arbre est visible de la fenêtre. Depuis des jours, des mois, des années. Même avant la fenêtre, il était là, mais invisible parce que libre de l'image, dans le vent ou la pluie, avec ou sans feuilles. Ce qui n'a pas changé c'est cette présence obscure où se prend la lumière, où passe un bruissement léger, inaudible derrière la vitre. Quelqu'un, s'il tendait l'oreille pourrait peut-être l'entendre, mais à peine, comme un murmure de voix étouffées, lointaines. Pour le moment, rien n'est perceptible, rien ne bouge. C'est une fin d'après-midi de printemps grise et humide. Les couleurs sont éteintes: les verts, les bruns tendent vers une ombre qui semble veiller au centre de chaque chose. L'arbre en est plein de cette ombre mais, pour l'instant, le jour ne la laisse pas encore venir. Simplement, le tronc monte en silence, d'un seul mouvement paisible, veiné de gris puis, d'une torsion, se dédouble en deux branches maîtresses qui suivent chacune leur chemin, dessinant cette fourche énigmatique où viennent toujours se prendre les désirs. Dans cet espace, progressivement ouvert à mesure que monte le regard, s'en va la profondeur d'un pré, son vert maintenant soutenu, vif, presque lumineux, jusqu'à la ligne obscure, clairsemée, d'autres arbres en bordure d'un chemin. Pour le moment, personne n'y passe et le regard revient aux branches maîtresses qui, entre-temps, semblent s'être obscurcies (mais peut-être est-ce un effet de contraste entre le vert du pré et le brun gris de l'écorce). S'entendent alors plusieurs cris d'oiseau variés, pépiements, roulades, appels insistants, et le bruit plus lointain d'un train qui s'éloigne…"


JON KALMAN STEFANSSON
Asta

"La ferme, elle-même située en haut du champ, ressemble à une touffe d’herbe, une partie est en tourbe et un bâtiment en bois couvert de tôle ondulée y est contigu. Cette ferme représente deux époques : d’une part, un passé lointain et, d’autre part, un autre passé encore plus lointain. Le paysan s’arrête, il éteint le moteur et tout le silence du monde entre par sa vitre ouverte. "


ANTONIN ARTAUD
Van Gogh, le suicidé de la société

"Je crois que Gauguin pensait que l’artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe, alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie. En quoi je pense, moi, qu’il avait foutrement raison. Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité."

"Mais comment faire comprendre à un savant qu’il y a quelque chose de définitivement déréglé dans le calcul différentiel, la théorie des quanta, ou les obscènes et si niaisement liturgiques ordalies de la précession des équinoxes, — de par cet édredon rose crevette que Van Gogh fait si doucement mousser à une place élue de son lit, de par la petite insurrection vert Véronèse, azur trempé de cette barque devant laquelle une blanchisseuse d’Auvers-sur-Oise se relève de travailler, de par aussi ce soleil vissé derrière l’angle gris du clocher du village, en pointe, là-bas, au fond ; devant cette masse énorme de terre qui, au premier plan de la musique, cherche la vague où se congeler. "

 

"Je vois, à l'heure où j'écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventés,
dans un formidable embrasement d'escartbilles d'hyacinthe opaque et d'herbages de lapis-lazuli.
Tout cela, au milieu du bombardement comme météorique d'atomes qui se feraient voir grain à grain,
preuve que Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait,
par le fait même,
un formidable musicien."

"Van Gogh aurait pu trouver assez d’infini pour vivre pendant toute sa vie si la conscience bestiale de la masse n’avait voulu se l’approprier pour nourrir ses partouses à elle, qui n’ont jamais rien eu à voir avec la peinture ou avec la poésie."


 

URBAN WAITE
Les charognards

La Terreur de vivre
Parfois le loup

"Pour Drake, ce geste sembla étudié, presque poli, comme celui d’un lion doté d’une certaine conscience sociale, nettoyant le sang de sa fourrure pour se préparer à la prochaine mise à mort."



RENÉ PONS
Gravats
Dessins de Jacques Barral

"Rire au pied du trône, comme un bouffon, en regardant le roi dans les yeux. L'imbécile roi comprendra-t-il ce que signifie ce hennissement de bonheur ? Que nenni : il y a longtemps qu'il ne voit plus dans la profondeur des miroirs. Le mot ridicule n'a plus de prise sur lui, et comment comprendrait-il que le rire est le dernier territoire de liberté de ceux qu'il écrase de sa bêtise ? Il ne peut pas comprendre, il ne comprendra jamais, et il continue, content de lui et de ses maîtresses, à épingler de grotesques dorures sur la poitrine des crétins qui lui servent de piédestal. Entend-t-il seulement le sifflement de bêtise s'échappant de tous ces méritants caoutchoutés dont il vient de percer la baudruche ?"


PETER WEISS
L'esthétique de la résistance

"Notre conception d’une culture ne coïncidait que rarement avec ce qui se présentait comme un énorme réservoir de biens, d’inventions et de sciences accumulées. Ne possédant rien, nous nous approchions d’abord avec crainte de tout ce qui avait été amassé, pleins de respect, jusqu’à ce qu’il nous apparaisse clairement qu’il nous fallait remplir tout cela de nos propres échelles de valeurs, que nous ne pourrions utiliser l’ensemble de ces notions que si elles exprimaient quelque chose concernant nos conditions de vie ainsi que les difficultés et les particularités de notre manière de penser."


ERIC VUILLARD
La guerre des pauvres

Un endroit où aller

"Son père avait été pendu. Il était tombé dans le vide comme un sac de grain. On avait dû le porter la nuit sur l’épaule, puis il était resté silencieux, la bouche pleine de terre. Alors, tout avait pris feu. Les chênes, les prés, les rivières, le gaillet des talus, la terre pauvre, l’église, tout. Il avait onze ans. "

 

Jacques Brelivet


MICHELE DUJARDIN
centre du monde

"chasseurs de sable, noirs sur le front de mer où butent
les dominos rouges, dans les hayons de briques la
nuit échafaude un plan de fuite, mais la rouille
gangrène les lignes, et le poisson ne mord pas"



 

BERTRAND REDONNET
Chez Bonclou et autres toponymes

" ...Nous sommes dans un présent quantique et, en même temps ici et là-bas, marchant sur les mots sans les écraser, nous inversons la courbe du temps. Un homme s’appelle Jules par le hasard d’un caprice de ses parents, mais un village s’appelle Chez Bonclou parce que l’ensemble des hommes voulait ainsi être transmis à la mémoire des autres hommes. Pour parler d’eux en même temps et ne point mourir tout à fait. Comme le titre d’un livre réussi ouvrirait à son auteur les portes de la postérité, le nom d’un lieu, d’un pont, d’une ville, d’un hameau, d’un champ, donnerait aux lointains bâtisseurs comme une prétention à l’éternité."


SEREINE BERLOTTIER
Ferroviaires

à Viroflay
elle oubliera le nom des stations.
comment elle aurait traversé
de quoi elle aurait été traversée

Dehors quelque chose s’enlise, se passe, se
passera de nous quelque chose dehors.


BERNARD NOËL
Le mal de l'espèce

"Elle aimait, tu l’as tout de suite compris, l’au-delà,
c’est-à-dire cette région que nous portons à fleur de peau et
que, pourtant, nous ne savons pas envahir pour nous y
abandonner simplement à la floraison du bonheur."


ANDRE MARKOWICZ
Les gens de cendrE


Cette rumeur errante est revenue

la nuit cogner

en « hirondelle aveugle »
à la fenêtre double et quand

je me levais pour lui

ouvrir, ou quoi,

ou regarder, j’avais le coeur

creusé et l’impression que l’ombre
avait, là–bas, fini
par se confondre avec

la pluie et les

pierres non ravalées de notre rue.


CHARLES MORICE
Eugène Carrière

Eugène Carrière:"Je sais maintenant que la vie est une suite d’efforts, continués par d’autres plus tard. Cette idée m’encourage, puisqu’elle laisse tout en travail et en action et que seule la pensée d’arriver à un fin est triste."

Auguste Rodin: : "  Il n’y a pas l’équivalent, en peinture, de la Victoire de Samothrace. "

Eugène Carrière: "L’art de Rodin sort de la terre et y retourne, semblable aux blocs géants, rochers ou dolmens, qui affirment les solitudes et dans l’héroïque grandissement desquels l’homme s’est reconnu. "



Eugène Carrière, Autoportrait (vers 1893)


ANTONIN CRENN
l'épaisseur du trait

"Alors, si la composition de Mondrian avait été une ville, Alexandre aurait habité au bord de ce rectangle-là, le long de la zone de délimitation entre le blanc et le noir, juste dans l’épaisseur du trait. Et il aurait été poussé vers le coin du tableau à chaque soubresaut de la ligne, espérant qu’un cahot plus énergique le projetterait hors du cadre."

 


STEINAR BRAGI
Excursion

"Il sentait sur son visage la lueur du glacier invisible dont la froidure dominait le pays, son passé et son avenir, s’immisçait dans ses moindres crevasses en se répandant partout, et il entendit les pas de Hrafn s’éloigner, le sandur se disloquer, les grains de sable s’émietter au moindre de ses mouvements, pour finir par disparaître. "


SEAMUS HEANEY
La lucane,
suivi de L'étrange et le connu

"Si l’on cherchait un parallèle avec la tradition poétique française on rapprocherait sans doute Seamus Heaney d’Eugène Guillevic. Les deux hommes se sont d’ailleurs rencontrés en 1976 au festival de Kilkenny, ils ont dégusté ensemble des huîtres, dont Seamus Heaney fera l’occasion d’un poème mêlant écailles, océan et amitié. […] Chez les deux poètes, règne un même quiétisme bucolique. À cette nuance près que les apparences de tranquillité sont trompeuses chez l’Irlandais. Pour lui, les passions politiques des hommes créent le désordre dans l’ordre des objets." Jacques Darras

"Enfoncer toute impulsion comme une
cheville. Affermir
Le bastion de la sensation. Ne pas vaciller
Dans la langue. Ne pas y vaciller."

"Carrer ? Au jeu de billes, carrer
C’était tous ces biais, ces visées, feintes et
loucheries
D’avant le tir : tous ces

Accroupissements, tensions, pressions du
pouce,
Tentatives, retraits, recadrages,
Ces bras que l’espoir tendait

Vers d’aveugles certitudes prévalant
Par-delà le moment définitif du lancer.
Mille et mille précisions passaient
Entre la portée du doigt et cet espace
Marqué de trois trous ronds et d’une ligne au
sol.
C’était comme loucher par une lucarne du monde."


JOËL BASTARD
Des lézards, des liqueurs

"Il y a des lézards, des liqueurs et du sens. Les mains claquent comme des voiles sur les hommes au sang couvert de grandeurs. Il y a une question émiettée sur la table, l’éclat de rire d’un arbre dans le jardin d’eau claire. Un fruit dans la parole du passager clandestin. Organisons la fête des clous et du fumier, de l’acier et des sangles de cuir. Des planches de retour sur la scène évidente, des papiers en retard arrachés de la lampe."

 

La page Joël Bastard sur Lieux-dits