JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
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JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Paris quand même

"Peu de temps après qu'elles furent redécouvertes et dégagées lors du percement de la rue Monge, il fut question de détruire les arènes de Lutèce pour installer à leur place un dépôt de tramway. Victor Hugo, alerté, adressa alors le 27 juillet 1883 une lettre au président du conseil municipal en le pressant vivement de sauver ces rares vestiges. Il le fit avec l'autorité qui était la sienne vers la fin de sa vie et avec sa force rhétorique habituelle, qui ne dédaignait pas une certaine simplification : "Il n'est pas possible que Paris, la ville de l'avenir, renonce à la preuve vivante qu'elle a été la ville du passé. Le passé amène l'avenir. Les arènes sont l'antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même." Mais par-delà la tribune, la leçon - qui porta - est juste, et elle l'est d'autant plus si l'on pense à ce havre de paix que sont aujourd'hui les arènes, utilisées comme terrain de jeux par les habitants du quartier, et où l'absence de toute mise en scène solennelle a justement pour effet de libérer la rêverie. Le passé n'entonne pas forcément des hymnes, il chantonnerait plutôt, mais c'est là quelque chose de fragile que la patrimonialisation, aussi efficacement qu'un bulldozer, anéantit. "

La fabrique, 2022


Présentation de l'éditeur : Le sujet de ce livre, ce sont les atteintes dont Paris et notamment son coeur ont été victimes ces derniers temps. A la destruction systématique de quartiers entiers qui a été la marque des années 60 à 90 du siècle dernier a succédé une forme plus subtile mais qui étend son emprise au point de rendre méconnaissables des pans entiers de la ville, littéralement offerts à l'exhibition capitaliste et à la servilité qu'elle appelle. Mais à cette ville qui est à la fois celle du pouvoir et celle qui se vend continue de s'en opposer une autre, indifférente aux formes réifiées du patrimoine, qui continue de se vivre comme le champ d'une expérimentation quotidienne. Cette lutte entre une ville prête à réciter la leçon que les « décideurs » lui imposent et une ville consciente de ce qu'elle a porté dans l'histoire et qui se réinvente à partir de ses traces, Paris quand même la décrit à travers trente-sept courts chapitres qui sont autant de promenades où, d'un quartier à un autre, d'un désastre à un miracle, l'on passe de l'effarement à la joie, de la colère à l'émerveillement, et du ton du pamphlet à la logique filée de la glissade.


Seuil, 2020

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
L'imagement

 "Immobile, silencieuse, entière et sans épaisseur, chaque image en effet est le dépôt actif d’un nœud ou plutôt d’un nouage de sens singulier qui est distinct de tous les autres effets de sens et qui, dans l’espace délimité par la surface où il advient, déploie une puissance énigmatique illimitée."

"Dans le temps comme dans l’espace, l’image est une encoche, un arrêt. Être un arrêt ou une encoche dans l’espace, c’est s’y insérer comme un fragment ou une feuille d’espace, c’est s’y déposer. Mais être une encoche dans le temps, c’est s’en extraire, c’est continuer avec lui comme ce qui n’est pas lui."

 


"(Comme tout un chacun, je vais au musée, surtout à l’occasion des voyages, et c’est toujours une joie. Ce geste – aller au musée –, jamais je n’ai compris qu’on puisse en faire un “acte culturel” ou qu’on puisse le détacher du ruissellement de l’existence : dans le monde continué, que chaque regard par les fenêtres du musée confirme et en même temps décale, les parois et les cimaises présentent des fragments de monde arrêté, des extraits, des sautes d’intensité : ce pas de deux entre le temps palpable du percept et le temps immobile de ce qui est perçu, rien n’est plus déroutant, rien ne donne tant d’envie de vivre. Il faudrait ici raconter une visite et s'en donner le temps : la raconter selon ses stases et ses ruptures, ses échos et ses pannes, ses allers-retours incessants entre le film discontinu de la conscience et les plans de coupe qu’y introduisent les images et les œuvres, sans oublier les vues, souvent troublantes d’irréalité, que l’on a par les fenêtres donnant sur le dehors.) "


Seuil, 2018

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Un arbre en mai

"Qu’est-ce à dire ? Un essai, un essai sur Mai 68 ou sur la distance qui nous en sépare ? Non, pas cela, pas cette fois-ci. Une visite, plutôt. Ou un retour vers l’amont, c’est-à-dire aussi vers la jeunesse et vers le temps perdu, vers un nœud qui se fit à un moment donné dans ce temps, et par lequel nous eûmes l’impression de basculer dans un autre temps, appelé lui aussi à se perdre, mais plus lentement et selon d’autres rythmes et d’autres textures."

"Nous voulions exister, nous voulions que la joie d’exister qui était la nôtre soit proférée et connue, qu’elle soit reçue comme un droit : par-delà toutes les explications qui les inscrivent dans des logiques purement politiques ou économiques, les événements de Mai resteraient incompréhensibles si l’on ne faisait pas la part, en eux, de cette pure violence de sursaut, de cette éruption quasi biologique d’une jeunesse prenant ingénument conscience de sa force."

"Mai 68 fut une convergence, c’est comme si des milliers de petites rigoles avaient abouti au même point, formant un lac d’impatience qui ne pouvait que déborder."

" Non, c’était plutôt comme un état et, il faut le dire, un état plutôt heureux, fait de vitesses et d’associations d’idées, d’exemples et d’échos. Ce que je refusais, c’était la vie routinière et toute tracée qu’on nous peignait comme notre avenir, j’avais envie d’être ébloui et, confusément, il me semblait qu’on cherchait davantage à nous aveugler, à faire de nous des êtres raisonnables et soumis."

"Un demi-siècle (et non plus seulement trente-six ans comme lorsque j’écrivis ces pages), telle est aujourd’hui la distance temporelle qui nous sépare de Mai 68, que vingt-trois ans seulement séparent de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que je le rappelle à un moment du texte. Au vertige que donnent de telles indications, il faut ajouter, comme justification à la publication de ces pages, le désir de parer tant bien que mal à la déferlante de livres et de témoignages que ne manquera pas d’entraîner cet anniversaire, dans un pays qui est si friand en commémorations. Cette fièvre de retours, sans doute ne puis-je ici que la précéder, mais en ayant tenté, et ce sera ma présomption – ou mon excuse – de l’avoir quand même esquivée."



24 juin 2015
Poésie et architecture. L'espace, ville ouverte

Jean-Christophe Bailly


Maison de la Poésie de Rennes et Région Bretagne.

En partenariat avec l'ENSAB (Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de bretagne)

La chronique




Seuil, 2013

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
le parti pris des animaux

"Vivre (...), c'est pour chaque animal traverser le visible en s'y cachant : des animaux, la plupart du temps, on ne voit qu'un sillage et l'espace de nos rencontres avec eux, lorsqu'ils sont sauvages, est toujours celui de la surprise et de la déception. Ils surgissent, ils sont dans l'ordre du surgi, mais rarement pour qu'à partir de là un déploiement soit rendu possible et s'enclenche. L'affect de la rencontre avec eux reste lié aux régimes de l'irruption, du suspens bref et de la fuite. Au caché, d'où ils viennent, ils retournent, et souvent le plus vite possible, avec une incroyable et élégante dextérité. Avant même que la chasse ne s'informe des modes infiniment variés et des vitesses de cette dissimulation, il semble que la véridicité du monde animal ait eu à s'établir, pour elle-même, sur ce fond glissant de fuites et de refuges : les territoires, qu'on peut définir comme des surfaces arpentées et, donc, comme des surfaces où chaque animal s'expose, peuvent en même temps être considérés comme des réseaux de cachettes et comme l'espace même de la dissimulation. Un territoire, c'est une aire où se poser, où chasser, où errer, où guetter – mais c'est aussi et peut-être premièrement une aire où l'on sait où et comment se cacher."


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
La phrase urbaine

"Habiter, ce n'est pas seulement pouvoir être chez soi à l'intérieur de quelques murs, c'est pouvoir projeter hors des murs, entre eux, dans leur jeu labyrinthique, un procès d'identification et de partage. La maison n'est pas seulement le repli (elle peut et doit le rester), elle est aussi l'unité de base, l'unité commune du dépliement : l'homme ainsi replié-déplié, ainsi ouvert, n'est peut-être ni l'animal politique d'Aristote ni l'homme habitant poétiquement la terre de Holderlin, ni leur conjonction, il n'est peut-être même pas le citoyen, mais il en contient la possibilité, le germe, il a devant lui un champ qui s'ouvre."

Seuil, 2013


"Il faut délivrer l'architecture de la solitude des objets autoproclamés, c'est-à-dire la délivrer de la proclamation. Ce qui est au contraire à stimuler, c'est une architecture de l'articulation et de la césure, c'est une science des intervalles et des leitmotive. En lieu et place de grandes arias découpées à la scie dans l'espace, des récitatifs qui se parlent. En lieu et place d'une volonté d'exhibition ostentatoire, un art de la tenue, un "se tenir" efficace et serein, parfois discret, parfois décalé. Et ainsi de suite : mais ce qui compte à vrai dire, c'est que de tels principes ne sont pas de l'ordre de la recommandation ou de la préférence esthétiques, et encore moins de l'effet d'annonce, c'est qu'ils définissent le cadre structurel ou le schéma conditionnel d'une architecture à nouveau politique, ce qui revient à dire d'une architecture à nouveau capable d'outrepasser la gestion habile du donné pour introduire entre les hommes l'espace de leur cohabitation comme une idée remise au travail. Non pas refondée sur le grand autel d'un dogme de réorganisation sociale, mais articulée à des pratiques fluides advenant d'ores et déjà dans des espaces intermédiaires et des intervalles, dans des plages ouvertes de l'espace qu'il suffirait de retendre. "

La fabrique, 2011

Jean-Christophe Bailly, Jean-Marie Gleize , Christophe Hanna, Hugues Jallon, Manuel Joseph, Jacques-Henri Michot, Yves Pagès, Véronique Pittolo et Nathalie Quintane
"Toi aussi, tu as des armes"

"Cette condition s'envisage comme un retrait, et même comme un retrait absolu : au moment t du commencement du poème, il n'y a rien, mais ce goulot d'étranglement n'est pas un filtre par où s'écoule un sujet qui se rêve, c'est un bief par lequel le monde entre ; la "solitude" du poème est ce qui se tient dans la conduite et le suivi de ce point et donc dans la ligne - la phrase - qui s'écrit selon ce suivi. Aucune politique du poème ne peut faire fi de ce passage par la condition de son éclosion."
(Jean-Christophe Bailly)


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
la véridiction
sur Philippe Lacoue-Labarthe

"C’est d’un seul et unique mouvement que le poème se présente et se retire – il se présente comme une possibilité qui doit se retirer aussitôt. C’est comme si en s’ouvrant, en s’ouvrant comme possibilité de parole, comme hypothèse d’une plénitude de sens, le poème ouvrait l’espace d’une tâche trop difficile pour lui."

" La diction est donc d'abord ce qui fait entendre, ce qui restitue ou institue la pleine résonance du sens, elle est ce qui permet de retrouver la montée de sève qu'est la venue du sens : sa performance est la clarté - mais l'intelligibilité qu'elle ouvre n'est pas de l'ordre d'une lecture, d'une interprétation, elle n'a devant elle que le temps réel de sa performance, elle n'a pour la porter que ce qui lui vient d'une voix. La rencontre de la voix et du sens, telle est la diction, qui glisse comme un curseur sur la crête du langage. Cette crête est sonore : le langage s'entend dans la voix qui le dicte. Par cette voix il est à la fois et simultanément intérieur (un corps sonore parle) et extériorisé, proféré, projeté dans l'espace."

Christian Bourgois, 2011


Seuil, 2011

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Le dépaysement
Voyages en France

"...c'est qu'il faut sortir l'identité du carcan du national (et de tous les autres carcans, à commencer par ceux des religions) et en faire le principe actif d'un partage disséminé, qui serait celui d'une république à venir. C'est à ce prix seulement, dans l'espace d'une redistribution ample et audacieuse, que la valence nationale (que l'on pourrait définir comme un accord entre les êtres et leur monde) pourra se retrouver, non comme une citadelle ouvrant ses portes à quelques élus, mais comme une aire d'expérimentations - comme une langue commune n'oblitérant jamais en elle-même son propre point de fuite.
Je pense ici peut-être plus précisément à ceux de mes amis que cette pensée rebute et qui redoutent que cette redistribution ou nouvelle donne incluant les arrivants finisse par effacer de nombreux signes auxquels ils sont attachés - non parce qu'ils seraient des patriotes bornés, mais parce qu'ils identifient à travers ces signes la culture qui les soutient et les fonde. Or ce que je crois, et si loin que puissent aller la fatigue (devant telle forme d'excitation communautariste) ou l'agacement (devant les vulgates du partage « citoyen »), c'est que la pire menace qui pèse sur des signes de culture quels qu'ils soient, c'est ce qui les abaisse au niveau d'un discours sur les valeurs, discours qui est toujours l'antichambre, dans un premier temps, du repli (nos valeurs) et, dans un second, qui vient vite, de l'exclusion (nos valeurs sont les seules à être des valeurs). "


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
L'instant et son ombre

"Parce qu'elle est aussi, à sa façon, une ombre, ou le dépôt d'une ombre, toute photographie est le souvenir d'un rayonnement, d'une occurence du rayonnement, et la prémonition d'une ruine, ou d'un effacement."

 

Seuil, 2008


JEAN-CRISTOPHE BAILLY
Le versant animal

"...Par rapport à cette direction qui semble inéluctable, tout animal est un commencement, un enclenchement, un point d'animation et d'intensité, une résistance.
Toute politique qui ne prend de cela aucun compte (c'est-à-dire la quasi-totalité des politiques) est une politique criminelle. "

..."on dirait qu'à partir du sol et lancée dans l'air la plante palpe le monde : la forme qu'elle invente (en adaptant aux conditions du biome exact où elle croît le programme de réitérations qui est le sien) non seulement n'a pas besoin d'être fermée, compacte, mais elle ne doit pas l'être - c'est comme si à l'immobilité native de la plante était proposé en compensation un programme formel d'élancements et de tentatives, d'où résulte un extraordinairement complexe et minutieux découpage dans l'espace : ces festons, ces broderies, ces surpiquages, et surtout ces prouesses de structure d'autant plus saisissantes qu'elles rétablissent des symétries après avoir eu l'air de les désavouer, donnant des volumes qui récusent le plein et des surfaces qui s'émancipent du plan.
Prouesses, donc, d'acacias et de trembles, de fougères et de thyms, de pins et de ronces - c'est au fond toute l'arborescence qui serait à nouveau à décrire, et en repliant sur elle, au lieu de le lui opposer, l'aspect rhizomatique du déploiement : car au fond c'est tout un ce qui s'en va dans l'air et ce qui s'enfonce sous la terre, aucun arbre jamais ne ressembla à un arbre généalogique, une forêt est un corps de voilures trouées et c'est sans doute le lieu même de la plus haute effusion des ramures, la canopée, qui ressemble le plus à une éponge, c'est-à-dire à un corps indéfini ou du moins indéfinissable en simples termes de dimensions : le règne végétal tout entier est une usine fractale, un vertige de solutions tremblées luttant les unes avec les autres en une inextricable pelote de cheminements aveugles."

 

Bayard, 2007


Théodore Géricault, Tête de lionne, 1819


"Constructions ou systèmes qui ne sont que les formes les plus spectaculaires d'un immense chantier vivant où forme et territoire s'entrecroisent et proposent à chaque espèce et à chaque individu la pente de sa signature et ce qui fait qu'il a un monde et que cet avoir monde est un mode du monde, un avoir lieu du monde. Nous sommes ici exactement au point noué par Uexkull avec le concept d'Umwelt, qui désigne le réseau ouvert des possibles autour de chaque corps de comportement, la pelote que chaque animal se forme en s'enroulant dans le monde selon ses moyens, avec son système nerveux, ses sens, sa forme, ses outils, sa mobilité."


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Le champs mimétique

"Autre exemple, à nouveau le roi des Enfers enlevant Perséphone dans la peinture des tombes royales de Vergina. Et à nouveau le drapé tournoyant, la pure indication de la violence du rapt dans la torsion du corps à peine tracé par des lignes et, surtout, peut-être, le morceau de bravoure de la roue du char présentée en raccourci, venant vers nous : comme on est loin désormais de ces petits cercles tentés sur les flancs des vases géométriques ! Et tout cela enlevé, rapide, et pourtant totalement équilibré et réparti."

Seuil, 2005


Perséphone enlevée,
fresque du tombeau de Philippe II de Macédoine,
dernier tiers du IVe siècle av J-C , Vergina

L'Antiquité, nous explique-ton ne connaissait pas la perspective...

"Si l'Antiquité n'a pas formalisé l'espace de cette régulation par les distances, et si elle a été heureuse avec ses approximations et avec sa profondeur "au jugé", c'est qu'elle n'a pas eu besoin d'autre chose.
Mieux même, et c'est Panofsky qui le signale, la façon dont la construction régulière de la perspective suscite, par le point de fuite, une sorte d'incarnation de l'infini en acte, est sans doute étrangère à la façon de penser des Anciens. « L'esprit classique éprouvait quelque répugnance à l'encontre du concept même d'infini, car selon une maxime pythagoricienne approuvée par Aristote [Ethique à Nicomaque, II, 5, 1106b 29], "le mal est une forme de l'illimité, et le bien, du limité". » La conversion du point central en point de fuite exige en effet une visée qui accorde en quelque sorte à l'infini d'être la clé de voûte de la finitude, et ceci nous indique au passage le coup de main qu'a pu donner la théologie chrétienne à la « construction légitime ».

"D'autre part, on révise à la baisse le triomphe de la nouvelle manière, marquant ici et là les réserves qui s'observent envers la perspective. Il n'en reste pas moins que ce que celle-ci installe - pour des siècles - constitue au départ une révolution des manières de voir et que cette révolution, vécue et théorisée comme un retour, n'est rien d'autre en effet que le déferlement d'une nouvelle forme du champ mimétique, forme d'ailleurs vécue et théorisée avec une fierté croissante comme une amélioration du mode antique. Ce qu'il faudrait pouvoir analyser, c'est moins ce caractère de reprise que les différences qui marquent ce retour. Le champ perspectif - appelons-le ainsi - apparaît en effet, aussitôt qu'il dépasse sa phase approximative et quasi spontanée, comme une formalisation mathématisée de ce qu'avait pu être le champ mimétique antique, qui n'a jamais eu besoin que d'une référence géométrique générique et flottante. Ce conditionnement optique du champ, avéré dès les travaux pionniers du temps de la dolce prospettiva chère au grand Paolo Uccello, aura pour effet d'aboutir à une systématisation dont aucun exemple ne peut être observé dans l'Antiquité.

Mais la différence la plus saillante et qui a le plus de portée pour nous, c'est que cette systématisation implique une mise en valeur du sujet regardant et, à travers elle, du sujet tout court, c'est-à-dire de l'ego cogitans tel que la philosophie l'installera, en toute rigueur, comme une sorte de point-moteur et de centre portatif : la tension de réciprocité entre le point de regard et le point de fuite, perpendiculairement au plan du tableau, débouche en plein sur un espace d'illusion dont la maîtrise est confiée à l'auteur ou à l'observateur du stratagème. Codifié par une convergence de la peinture, de l'architecture et du théâtre dont La Cité idéale d'Urbino, sans doute produite dans l'entourage proche sinon immédiat de Piero délia Francesca, constitue le modèle quasi parfait, le champ perspectif accouche d'un système qui ne sera vraiment chez lui que dans la rigueur à la fois douce et rugueuse d'une vision totalement organisée, où l'antique dispositio se voit confirmée et intensifiée en même temps que le point de fuite se substitue à ce centre que nous avions vu chez les Grecs être moins un point qu'une surface de partage. A l'autre extrémité de la nasse optique ainsi construite, la solitude d'un sujet-roi répond à la solitude du point de fuite : une finitude absolue, celle du sujet, fait face à l'infini dont le point de fuite fixe pour ainsi dire la partance."


Bayard, 2004

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Le pays des animots

"Bonjour. J'imagine que vous êtes un peu inquiets parce que le langage, ce n'est pas très engageant a priori, en plus avec un tableau noir, vous vous dites : « Il va nous embêter, nous parler de grammaire, d'adjectifs, de pronoms, de subjonctif.» Oui et non. D'abord, mon but, ce n'est surtout pas de vous embêter - enfin on va bien voir. C'est mon métier de travailler avec les mots, mais ce n'est pas seulement pour cette raison que je crois que le langage, c'est avant tout quelque chose de très gai - même si on peut s'en servir pour dire des choses tristes -, que le langage, comme objet, comme monde, c'est quelque chose de fascinant. On peut dire que c'est au fond comme une énorme machine, peut-être la machine la plus puissante dont l'homme dispose. Mais cette énorme machine, ce qui est formidable, c'est qu'elle ne tient pas beaucoup de place, puisqu'elle tient tout entière dans notre cerveau, dans le cerveau de chacun d'entre nous."

 


Mercure de France, 2004

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Tuiles détachées

"Il me semble qu'envers tout sujet et tout problème on ne doit pas abandonner les bords tremblés de l'expérience, ceux où la résistance du réel est justement la plus forte."


Bourgois, 2000

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Panoramiques

"Solitaire, le lecteur se soustrait provisoirement à la communauté, du moins dans sa forme immédiate. Qu'il s'en isole ou s'en protège effectivement, volontairement, ou qu'il la rejoigne à travers ce que son livre peut-être lui en dit, il y a en lui une part qui n'a pas voulu être là, qui a choisi de s'en aller, de suivre une autre voie. De telle sorte que de toute vision de lecteur ou de lectrice se dégage, malgré tout ce que la lecture peut aussi avoir d'intimant ou de sérieux, une impression de vacance, de temps libre et secret, de temps repris au temps social. Ce temps, que beaucoup ne savent pas prendre, d'autres ne l'ont pas, ne l'ont jamais eu et ceux-là ne peuvent s'empêcher de rapporter d'une manière ou d'une autre la lecture à une forme d'oisiveté, ce en quoi ils auront toujours à la fois tort et raison. Tort, parce que la lecture est aussi un travail. Raison, parce que la lecture est aussi un loisir. Mais tort, finalement, parce que c'est justement cette glissade de l'un vers l'autre qui fait de la lecture le paradigme même de la recherche, de toute recherche. "

"Et c'est à la couleur qu'il faut revenir. Ce que Baudelaire a vu, ce dont Delacroix est pour lui la preuve, c'est une puissance autonome, c'est un charme, une charis qui s'étend et qui contamine, qui explose. Cette explosion qu'il voit et qu'il veut lente et souveraine, Baudelaire la vit comme une vitese de libération de la peinture, comme ce qui vient dès lors qu'a pu être dépassé l'horizon de la ligne, et lorsqu'il note qu'« au point de vue de Delacroix, la ligne n'est pas », il faut comprendre qu'à son point de vue à lui, elle ne doit pas être. Les couleurs sont des masses ou des essaims contagieux qui se propagent et se disolvent selon d'indéfinissables fondus enchaînés, elles se comportent comme des parfums puissants et volatils, libérés, et non comme des parfums tenus dans le flacon d'une forme qui les enclôt."


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Basse continue

"non un chant mais une basse continue
en dessous, oui, sous les mots, en eux,
soulevée avec eux
soulevant avec eux ce qu'ils retiennent d'avant
ce qu'ils retiennent de ce qu'avant qu'ils soient
les choses disaient pour eux
onde stationnaire d'avant le sens
mais sans qui il serait perdu tout entier
onde, c'est-à-dire percussion :
ni événement ni chance ni même
(même pas encore) coup de dés :
contact - le vent immobile du mot
sans socle et sans pointe
indiquant, fléchant
passant au crible du périr
comme ça
avec une passoire
c'est-à-dire laissant passer, venir
laissant venir la rive :
les chants de la périssoire..."

Seuil, 2000


"...marchant dans la sciure des mots décomposés
les archéologues diront, voyant les traces et
palpant les vestiges « ici s'élevait »
tu leur diras de ma part - non, rien
rien ne s'élevait ni ici ni ailleurs tout tombait
tout était dans la chute depuis le commencement
tout tombait nous étions flocons d'avoine
légers dans la machine copeaux fragments de peau tatouée
échos dans la spirale images dans le miroir
tout tombait tout tombait lentement
et c'est ainsi que nous vivions."


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Le propre du langage

"Parce que l'écriture est une traversée, le livre est comme une porte. Lire c'est se laisser porter par les mots au-delà du seuil qu'ils encombrent. "

 

"Mais ce qui sauve la langue de l'appropriation, c'est, malgré tous les usages privés, privatifs, secrets, qu'il n'y a pas de mots élus. Tout mot peut devenir mot de passe ou concept. La poésie, il me semble, se distingue de la philosophie, parce qu'elle utilise cette circularité, ou ce caractère amovible et éphémère de l'élection du mot, de façon beaucoup plus disséminée - c'est en cela d'ailleurs qu'elle rencontre en chemin sa propre obscurité. Ce qu'elle a à nous dire et ce que, moderne, elle nous dit, c'est que le mot élu est le mot prononcé, c'est que tout mot est éligible. Dans le mot de passe, cette vertu du langage, que la poésie propage, se condense comme un ver luisant. "

Seuil, 1997


"Voix

Paix dans la nuit, sur la surface où le pied se pose, dans le mouvement de l'air percuté par la voix, ni source ni écho, mais tension d'un pas tenté entre eux, qui avance, le pas de cette voix roulé dans sa propre scansion expirée, une respiration fluide habite l'obscurité, y plane, touchant sur ses bords des sortes de cils sonores qu'elle fait trembler, à la lisière, mais de toutes choses, comme la lueur même des choses reflétée dans la bouche, un vacillement - tout le tremblé, tout le bougé, et pourtant se fixant sous les cintres dans un excès retiré de salive, la voix développe une photo qui a été prise il y a longtemps peut-être, inventant le bain révélant ce qui fut - et ce qui fut, par elle, devient ce qui est, ce qui, tendu dans la durée ou au contraire étendu dans la tension, en suit les courbes, les annonçant, les prolongeant... Il y a des feux enfouis, des crépitements, des mouvements de petites bêtes derrière des fourrés, des caresses, des repentirs, de la pluie, de la neige, l'espérance est un son, on l'entend, on le touche, le funambule a les deux pieds posés sur terre mais avance immobile dans la nuit comme une statue qui parle, l'air du temps bruisse dans le temps que met le sens pour se poser dans l'air et y vibrer, et toute une science de la pesée, elle-même sans poids sur la corniche, avance, en équilibre, au bord, avec son balancier, tout est posé comme un dé dans la main du temps qui, elle, ne bouge pas, on est sur elle, avec elle, et on la sent se serrer - dans le vide de l'espace agit l'évi-dement de la voix, creux creusé dans la grotte où l'existence semble, comme en un rite, dépendre de ce qui l'énonce."


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
description d'Olonne

"Car ce que je découvris, et dont Olonne demeure pour moi le territoire, c'est que le son rend visible, c'est qu'il libère dans la rumeur l'étendue qui la fait trembler."

"L'eau comme matière primordiale, mais une eau vert sombre, où fusionnaient le fluvial et le maritime, le ciel pour tente, mais aussi l'huile, la brume, le clapot, les odeurs stagnantes ou volatiles venant des docks et parmi elles, tantôt dominante, tantôt éclipsée, celle de la peinture fraîche débordant des coursives, une stratégie complexe de tensions et de trajectoires, de visées et de tractions, des ruses qui rappelaient la chasse, les navires comme de grosses proies sur le labour liquide, les envols d'oiseaux de mer et leurs mouvements browniens dans la lumière immensément répandue, les vues passagères sur Olonne, scandées par des fumerolles montant au-delà des grumes, l'hiver, l'hiver surtout."

Christian Bourgois, 1992


fata morgana, 1979

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
L'étoilement

"Il y a en nous un Thermidor qui sommeille et un goût du sommeil qui ressemble à la raison, une faiblesse constitutive qui s'appesantit et détourne des fleuves d'énergie aux crues fascinantes. Il y a une terre froide et sans échos qui engloutit les pas, une habitude du silence à ses propres gestes, un exil hors de soi dans la lenteur pétrifiante. Le REFUS est le minimum vital de l'esprit, mais encore faut-il pouvoir traverser la négation comme un écran provisoire et se retrouver projeté de l'autre côté, dans l'étendue sans limites des paris de la pensée. L'imagination est une force élémentaire, faite d'eau et de feu, d'air et de terre, qui donne le pouvoir de la consistance à des villes invisibles, à des paysages, à des continents — mais l'imagination n'est pas toute puissante en face du vide qui la saisit, elle, et l'être qui en est le séjour. Parfois la cascade des images mentales s'écroule dans un non-espace d'une blancheur absolue, sans fenêtres, sans rien qui appelle un retour ou fasse signe d'une approche, et ces chutes qui devraient ne pas être organisent la pesanteur autour des jets de lumière verticaux où la pensée cherche à respirer. D'où vient ce brouillard, et que veut-il exactement ? Comment le transformer en pluie, jusqu'à la haute mer d'un jeu où les cartes seraient sans cesse distribuées et battues ? Ces questions ne déterminent pas sous elles un principe de rendement mais un principe de vie, elles veulent dire : Où est l'espace de la permanence du souffle, où est l'écoute rivée au sang ? Si la vie est sans contours, cela veut dire qu'il n'est plus question de contourner la vie. Ce qui s'offre au regard cherche en nous l'axe de la pensée, et il faut effrayer la lassitude du nerf optique pour penser la rencontre avec l'objet, pour la penser comme un saut ouvrant sur l'inconnu. Chaque seconde en étoile dans l'espace/temps d'une seule vie, et tout sera identifié."