ECLATS DE LIRE 2012
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METIN ARDITI
Le Turquetto

Quelques instants plus tard, il vit sa main droite esquisser l'ovale d'un visage. D'un mouvement lent et maîtrisé, elle traça un trait, puis un autre, puis un autre encore, de façon de plus en plus rapide et sûre, jusqu'à ce qu'un portrait apparaisse à Elie aussi clairement que s'il l'avait devant lui.

 


LAURA KASISCHKE
les revenants

Cette ville était, de rue en rue, jalonnée de tristes réminiscences :
Le banc sur lequel ils s'étaient assis un moment, regardant passer les autres étudiants avec leurs sacs à dos, leurs jupes courtes, leurs iPod.
L'arbre sous lequel ils s'étaient abrités d'une averse, riant, échangeant des baisers, mastiquant des chewing-gums à la cannelle.
La librairie où il lui avait acheté un recueil de poèmes de Pablo Neruda, et cet horrible bar de supporters où ils s'étaient donné la main pour la première fois. Les colonnes pseudo-helléniques qui faisaient semblant de soutenir le toit de la bibliothèque Llewellyn Roper. Cette boutique de cadeaux empestant le patchouli, l'encens et le tissu d'importation où il lui avait acheté la bague montée d'un morceau d'ambre - bulle de résine sertie d'argent, avec, emprisonnée à l'intérieur pour l'éternité, une drosophile préhistorique.
Et le Starbucks, où ils allaient pour travailler et n'ouvraient jamais le moindre livre.


JACQUES ATTALI
Diderot
ou le bonheur de penser

(1757) « Quand je tourne mes regards sur les travaux des hommes et que je vois des villes bâties de toutes parts, tous les éléments employés; des langues fixées, des peuples policés, des ports construits, les mers traversées, la terre et les cieux mesurés ; le monde me paraît bien vieux. Lorsque je trouve les hommes incertains sur les premiers principes de la médecine et de l'agriculture, sur les propriétés des substances les plus communes, sur la connaissance des maladies dont ils sont affligés, sur la taille des arbres, sur la forme de la charrue, la terre ne me paraît habitée que d'hier. Et si les hommes étaient sages, ils se livreraient enfin à des recherches relatives à leur bien-être, et ne répondraient à mes questions futiles que dans mille ans au plus tôt ; ou peut-être même, considérant sans cesse le peu d'étendue qu'ils occupent dans l'espace et dans la durée, ils ne daigneraient jamais y répondre»

(1771)..."Il est mille fois plus facile, j'en suis persuadé, pour un peuple éclairé de retourner à la barbarie que pour un peuple barbare d'avancer d'un seul pas vers la civilisation."



(1774)...Puis il explique au monarque dans un texte magnifique que le rôle du philosophe est d'être « celui qui lui dit » : « Le plus dangereux des philosophes est celui qui met sous les yeux du monarque l'état des sommes immenses que ces orgueilleux et inutiles fainéants [les prêtres] coûtent à ses États ; celui qui lui dit, comme je vous le dis, que vous avez cent cinquante mille hommes à qui vous et vos sujets payez à peu près cent cinquante mille écus par jour pour brailler dans un édifice et nous assourdir de leurs cloches ; qui lui dit que cent fois l'année, à une certaine heure marquée, ces hommes-là parlent à dix-huit millions de vos sujets rassemblés et disposés à croire et à faire tout ce qu'ils leur enjoindront de la part de Dieu ; qui lui dit qu'un roi n'est rien, mais rien du tout, où quelqu'un peut commander dans son empire au nom d'un être reconnu pour le maître du roi ; qui lui dit que ces créateurs de fêtes ferment les boutiques de sa nation tous les jours où ils ouvrent la leur, c'est-à-dire un tiers de l'année. »
Puis, conclusion prophétique, à partir d'une métaphore, qui renvoie à un métier qu'il connaît si bien, celui de son père : « [Je serai celui] qui lui dit que ce sont des couteaux à deux tranchants se déposant alternativement, selon leurs intérêts, ou entre les mains du roi pour couper le peuple, ou entre les mains du peuple pour couper le roi. »
Enfin, ultime audace : « Puisque vous avez le secret de faire taire le philosophe, que ne l'employez-vous pour imposer silence au prêtre ? L'un est bien d'une autre importance que l'autre »


Poésie, philosophie et mystère

"Pour Zambrano, le philosophe est celui qui cherche sans cesse, le poète est celui qui a déjà trouvé...

L'oeuvre du Logos commun à la poésie et à la philosophie, loin de cacher la différence profonde entre les deux, est la preuve que les deux domaines gagnent en profondeur quand s'instaure entre eux un dialogue. "
Jean-Louis Veilard-Baron


Fabienne Courtade
Le même geste

bleu jacinthe bleu fondu

ce sont froissements d'ailes rouges
sur bord de périphérie

 

je reviens sur mes pas

la lumière de la fenêtre est maintenant
à la verticale

gris noir
avec des variations

la poussière est fractionnée

 

le ciel est sec
et sans bruit

pas d'ombre non plus

je dessine un lieu circulaire

quelqu'un respire

en me retournant
je vois

 

noir opaque

les corps sont posés
au milieu

avec des reflets

 

heureusement les poumons sont immenses
et rien ne se passe comme prévu

ainsi on peut murmurer
ramener un peu d'air
jusqu'à soi

on peut tenir jusqu'au matin

avec l'air resté sous les doigts

 


JEAN-PIERRE VERHEGGEN
Ridiculum vitae
précédé de
Artaud Rimbur

"Il est de la rythmique qui fait qu 'un homme se dévale pour écrire et s 'escalade pour vivre. Dans un mouvement comme dans l'autre, il ne peut être que polyphonique. Chez Verheggen la polyphonie est crûment sensorielle : la connaissance par les tripes. Mais il y a plus, c'est un obsédé des saveurs. Du langage il traque les succulences secrètes, les épices ravageuses. Il les débusque dans les profondeurs du dire. Violentes ou suaves, il se les remonte jusqu'aux papilles. C'est là qu'il se les ensalive, mot à mot. On le lit avec des yeux qui auraient du nez, et une bouche qui aurait un regard. Avec lui, on se sent alphabétisés de partout, du rectum aux génitoires, en passant par le cœur, où l'émotion, toujours, est l'honneur de la folie." Marcel Moreau


LIONEL BOURG
A hauteur d'homme

Il est des pages décisives. Des moments où, dans un livre, ce qui le fonde et le soutient n'est plus seulement du ressort littéraire mais quelque chose d'inconciliable, une invite, une exhortation, de sorte que, lisant, une ombre nous saisit par la main, et que c'est là, dans le sillage de Meaulnes, par la poussière des routes ardennaises, où fuguait un certain Arthur Rimbaud, que l'on se doit d'aller, toute autre attitude revenant à renoncer aux raisons matricielles de vivre.


CHARLES PENNEQUIN
Mon binôme

Je parle de toi mon amour. Je parle de ton amour. Ou bien c'est de moi. C'est mon amour à moi dont il est question. Je me pose des questions sur notre amour à moi. Car y'a plus que moi dans cette affaire. Et je peux pas tout faire. Je peux pas faire l'amour avec moi tout seul. Et je peux pas parler tout seul non plus. Faut qu'on soit deux. Qu'on soit au grand complet pour se parler. Pour tout sortir. Faire le grand tri entre nos phrases. Pour dégager le terrain. Faut qu'on soit là pour faire table rase. Et pour qu'on soit plus qu'un. Faut qu'on discute un brin. Sinon ça sert à quoi de s'entêter. De tant vouloir être des hommes. Si aimer c'est déjà pas une vie. Et si l'amour c'est pas non plus humain.


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Ecorces

C'est le simple « récit-photo » d'une déambulation à Auschwitz-Birkenau en juin 2011. C'est la tentative d'interroger quelques lambeaux du présent qu'il fallait photographier pour voir ce qui se trouvait sous les yeux, ce qui survit dans la mémoire, mais aussi quelque chose que met en œuvre le désir, le désir de n'en pas rester au deuil accablé du lieu. C'est un moment d'archéologie personnelle, une archéologie du présent pour faire lever la nécessité interne de cette déambulation. C'est un geste pour retourner sur les lieux du crématoire V où furent prises, par les membres du Son-derkommando en août 1944, quatre photographies encore discutées aujourd'hui. C'est la nécessité d'écrire - donc de réinterroger encore - chacune de ces fragiles décisions de regard.


Pour n'être ni ébloui ni terrassé, j'ai donc fait comme tout le monde : j'ai fait quelques photographies au hasard. Disons, presque au hasard. Je me suis retrouvé, une fois rentré chez moi, devant ces quelques bouts d'écorce, cette pancarte de bois peint, cette boutique de souvenirs, cet oiseau entre les barbelés, ce mur de fusillade factice, ces sols bien réels fissurés par le travail de la mort et du temps écoulé depuis, cette fenêtre de mirador, ce bout de terrain vague annonçant l'enfer, ce chemin de terre entre deux clôtures électrifiées, cette porte de baraquement, ces quelques troncs d'arbres et ces hautes ramures dans le bois de bouleaux, cette traînée de fleurs des champs en face du crématoire V, ce lac gorgé de cendres humaines. Quelques images, c'est trois fois rien pour une telle histoire. Mais elles sont à ma mémoire ce que quelques bouts d'écorce sont à un seul tronc d'arbre : des bouts de peau, la chair déjà.
En français, le mot écorce est dit par les étymologistes représenter l'aboutissement médiéval du latin impérial scortea, qui signifie « manteau de peau ». Comme pour rendre évident qu'une image, si on fait l'expérience de la penser comme une écorce, est à la fois un manteau - une parure, un voile - et une peau, c'est-à-dire une surface d'apparition douée de vie, réagissant à la douleur et promise à la mort. Le latin classique a produit une distinction précieuse : il n'y a pas une, mais deux écorces. Il y a d'abord l'épiderme ou cortex. C'est la partie de l'arbre immédiatement offerte à l'extérieur, et c'est elle que l'on coupe, que l'on « décortique » en premier. L'origine indo-européenne de ce mot - que l'on retrouve dans les vocables sanscrits krtih et krttih - dénote à la fois la peau et le couteau qui la blesse ou la prélève. En ce sens, l'écorce désigne cette partie liminaire du corps qui est susceptible d'être atteinte, scarifiée, découpée, séparée en premier.
Or, là précisément où elle adhère au tronc - le derme, en quelque sorte -, les latins ont inventé un second mot qui donne l'autre face, exactement, du premier : c'est le mot liber, qui désigne la partie d'écorce qui sert plus facilement que le cortex lui-même de matériau pour l'écriture. Il a donc naturellement donné son nom à ces choses si nécessaires pour inscrire les lambeaux de nos mémoires : ces choses faites de surfaces, de bouts de cellulose découpés, extraits des arbres, et où viennent se réunir les mots et les images. Ces choses qui tombent de notre pensée, et que l'on nomme des livres. Ces choses qui tombent de nos écorchements, ces écorces d'images et de textes montés, phrasés ensemble.



GEORGES DIDI-HUBERMAN
L'homme qui marchait dans la couleur

L'artiste est inventeur de lieux. Il façonne, il donne chair à des espaces improbables, impossibles ou impensables : apories, fables topiques.
Le genre de lieux qu'invente James Turrell passe d'abord par un travail avec la lumière : matériau incandescent ou bien nocturne, évanescent ou bien massif. Turrell est, en effet, un sculpteur qui donne masse et consistance à ces choses (mal) dites immatérielles que sont la couleur, l'espacement, la limite, le ciel, l'horizon, la nuit, l'immensité du désert. Ses Chambres à voir construisent des lieux où voir a lieu, c'est-à-dire où voir devient l'expérience de la chôra, ce lieu « matriciel », cette fable topique inventée par Platon dans le Timée. Quelque chose qui évoquerait aussi ce que les psychanalystes nomment des « rêves blancs ».

La sculpture de Turrell - sculpture de surplombs, de ciels et de volcans - est ici présentée comme une fable de cheminements sans fin. En sorte que regarder une œuvre d'art équivaudrait à marcher dans un désert.


JEAN-PIERRE VERHEGGEN
Poète bin qu'oui,
Poète bin qu'non?

Il y a trente-six sortes de poètes : champêtres ou rodomonts, peuls ou auvergnats, voire ambigus et ambidextres à la fois ! Il y a parmi eux des alcoolos, des mycologues, des indécis, des kamikazes, des inconnus et des curés de leur propre petite gloire locale personnelle ! Sans oublier les agités du buccal et les centaines d'autres espèces. Poète moi-même — peut-être ? (la question reste ouverte) —, j'en ai tiré quelques portraits, le plus souvent au tir à têtes de pipes. C'est que je n'attache jamais ma censure quand je conduis mon autodérision ! Me voici donc fonçant à vive allure sur l'âge ingrat qu'est la vieillesse pour lui rappeler que je suis et veux rester une « persona non gaga » ou plus loin écrasant sans vergogne quelques nouveau-nés choisis parmi nos récents néologismes abscons et technico-bluffeurs venus, une fois encore, s'embourber dans notre langue : procrastination, locaphage (ou locavore : au choix !), accidentogène et buvabilité, etc. Pan ! Sans le moindre coup de frein ! Pan dans le mille !


JEAN-PIERRE VERHEGGEN
Sodome et grammaire

Ou Sodome et Grosso Modo si l'on préfère ! Nous sommes en effet en Presque Poésie. À l'orée. À l'oreille et Hardy comme il a déjà été dit et redit Aux bords. Aux confins : entre à-peu-près, pataquès, persiflage —voire franche provocation ! — et joyeuse parodie. Aux limites imprécises. Là où les frontières sont tantôt floues tantôt fluides. Là où également tous les coups sont permis pourvu qu'ils mettent en évidence les infinies ressources de notre belle langue française tout en la défendant contre qui la voudrait aujourd'hui plus démunie et déshumanisée que jamais ou davantage surchargée de préciosités ridicules. Un uppercut donc — à la Cravan, s'entend ! — aux rappeurs Camembert ; un swing ou deux savates aux slameurs pompiers ; une claque en passant à la novlangue technologique ; une solide peignée au branchouille mode d'emploi sans oublier une chiquenaude amicale aux grands ancêtres d'anthologie car nul n'est parfait, n'est-ce pas ? Surtout pas l'auteur qui dans une ultime pirouette d'autodérision prend congé de lui-même en s'exclamant : salut l'Autiste ! Salut !


JEAN-PIERRE VERHEGGEN
L'Idiot du Vieil-Âge

Jadis, la situation était grave mais pas désespérée. Aujourd'hui, elle est désespérée mais ce n'est pas grave.


MICHAËL GLÜCK
plus tard, encore

tu avances

vous avancez
tu avances

ligne après ligne
et une autre une autre aussi

vous avancez toutes
dans la colère vous avancez

cette avancée-là
disent-elles
cette avancée fait poème

on ne sait
si poème ou récit
grande ode peut-être
pour border les lits sous les bombes


WILLIAM T. VOLLMANN
Le Grand Partout

"Je suis le fils de mon père. Récemment, à Noël, dans la boulangerie qui non seulement est la meilleure de la ville mais n'oublie jamais qu'elle l'est, alors que nous faisions la queue pour récupérer notre tarte, mon père se mit à côté de moi pour discuter. Sur ce, une des plus hautes sommités pâtissières, qui se fait un devoir de remettre la clientèle à sa place même aux périodes de l'année où celle-ci n'a rien d'envahissant, lui ordonna : "Monsieur; merci d'arrêter de bloquer la queue immédiatement !" Mon père se tourna vers moi et me dit tranquillement : "Dès que tu leur donnes un peu de pouvoir, les gens deviennent des nazis, tu ne trouves pas ?"

"Qui suis-je ? Où suis-je ? Que devrais-je emporter avec moi ? Devrais-je fuir le à l'époque ? Et si les souvenirs ou les références n'étaient que du ballast couvert de neige ? Un jour je ressemblerai certainement à ces bouts de chien mort que j'ai aperçus près de la roue du wagon. Sur la Montagne Froide, des nuages gris tapissent le toit glacé que forme le ciel, et celui qui renonce à l'Amérique plastique reçoit en échange un ciel côtelé de pluie oblique."

 


D.G. HELDER
La Palude

Un pan de mur
pour cacher ces ordures


retenues par la force d'un esprit qui s'éteint
et sont toujours plus denses et qui se phagocytent
— cloisons de carton et de planches, manches à balai,
enclos aux dindes plébéiennes et chiens
qui marchent de travers, chaises défoncées, bâches,
toitures de tôle et dessus, pour empêcher que cela s'envole,
dans la gamme de l'inemployable ce qu'il y a de plus lourd
tuyaux de plomb, ferrailles, pavés,
pas le moindre dieu tutélaire mais le givre
léchant les traces de pas, la boue, etc.

La rue entourant le baraquement
sale et qui ne pourrait être plus crevassée
pas plus que l'indigène au cou et aux doigts courts,
mine de ruminant et travaillant dans le carton,
qui fredonne avec le swing des rhapsodes tout en faisant
grincer comme une rotule une porte et, en entrant,
qui laisse sortir les poulets.

Le train traverse inévitablement le pont,
cinq coups de cloche ne signifient pas grand-chose.
Contre le ciel rougeâtre, de brun et de blanc
la pâture cicatrise la piste labourée ;
toute prétention à la certitude a le destin
des gouttes tombant d'un haut inutile
alambic sur un tambour huilé.


ANDRE SCHIFFRIN
L'argent et les mots

Il est grand temps que les politiques comprennent que le pillage du bien commun des mots est une affaire aussi grave que le gaspillage des ressources naturelles. Certes, dans une période de crise économique grave, l'accès aux médias peut sembler un sujet marginal, mais l'existence de médias indépendants, livres ou journaux, permet justement de mener un vrai débat sur les raisons de cette crise et les moyens d'en sortir.
Il existe, on l'a vu, bien des domaines où les décisions individuelles restent importantes. Chacun peut choisir de soutenir un journal ou un libraire. Les auteurs peuvent décider de se faire publier par les petites maisons indépendantes, et ceux qui dirigent de telles maisons au prix de grands sacrifices personnels peuvent décider de continuer et d'accroître leurs efforts. Mais le cadre dans lequel ces décisions sont prises dépend de choix politiques. Les gouvernements peuvent prendre le parti de développer leur infrastructure culturelle, comme l'a fait la Norvège. Quand les pouvoirs centraux suivent la politique libérale et favorisent la recherche du profit, les instances régionales, les villes et même les villages peuvent jouer un rôle culturel important. Mais certaines décisions, comme le rôle à accorder à Google, relèvent de choix au niveau national et même international.
Le monde des mots dans sa relation avec l'argent subit les grands changements qui ont transformé nos pays et nos cultures. Mais ces changements ne sont pas forcément définitifs. D'autres voies sont possibles et c'est à nous de les choisir et de les suivre.


ANDRE SCHIFFRIN
L'édition sans éditeurs et
Le contrôle de la parole

Cinq ans ont passé depuis la publication de L'Édition sans éditeurs. Cinq ans qui ont vu l'écroulement de l'empire Messier, le partage de Vivendi entre Hachette et Wendel et la vente des éditions du Seuil à La Martinière/ Wertheimer/Chanel : un bouleversement sans précédent dans l'édition française, dont André Schiffrin retrace les étapes et les redoutables conséquences. La situation n'est guère moins préoccupante dans la presse : avec le rachat de la Socpresse, l'essentiel de ce qui est imprimé en France est désormais sous le contrôle de marchands d'armements (Lagardère/Matra, Dassault) qui dépendent étroitement des commandes de l'État. Hors de France, le paysage décrit dans ces pages - qu'il s'agisse de l'édition, de la presse, du cinéma, de la radio et de la télévision, en Grande-Bretagne et aux États-Unis - montre partout la concentration à l'œuvre, avec comme seul critère la rentabilité des investissements. Mais Schiffrin l'indomptable ne se laisse aller ni au pessimisme ni à la résignation et le livre se conclut par des propositions nouvelles que seuls les néolibéraux endurcis jugeront utopiques.


Bernard Noël
Le roman d'un être

Pourquoi pas Le Roman de Roman? Non, dit Opalka, Le Roman d'un être me paraît plus juste : c'est donc le titre retenu. De 1965 à sa mort, en 2011, Roman Opalka a peint la suite des nombres. Chaque nombre est la somme de ceux qui le précèdent, chaque instant de notre vie est la somme des précédents. « Je fais toujours la même chose et elle est toujours différente, comme est la vie. » Regarder peindre Opalka révélait l'identité de son acte et de sa vie; l'écouter confirmait l'accord entre sa langue et sa main. Pareil engagement est unique : l'écriture tente, ici, d'entrer dans ce mouvement et même de se confondre avec lui...


 

 


...mon travail paraît égocentrique et il est pourtant universel car il rend visible l'accumulation de l'activité si on pouvait voir tout le charbon qu'a extrait mon père ce serait son œuvre moi je l'ai fait consciemment comme l'image de l'activité d'une vie d'une vie qui a conscience d'être solidaire du monde du travail je fais quelque chose d'absurde mais qui pose à chaque existence des questions indispensables ma démarche me permet de faire une chose qui ne sert à rien qu'à sauver le sens c'est comme s'asseoir par terre et regarder le ciel c'est travailler pour avoir le temps de regarder l'infini dans le ciel...

...ce que je peins c'est ma conscience il faut peindre non pas ce qu'on voit en regardant mais ce qu'on pense en regardant et pourquoi faire voilà la question essentielle pourquoi faire alors que pèse sur nous la culpabilité que l'art soit devenu une marchandise il touille son blanc il marche vers le tableau le geste est déjà en train le corps déjà dans la continuité aucun intervalle dans la durée excepté les détours que nous y installons les anecdotes qui ne sont pas des instants mais de simples apartés la main est bien détachée à présent index et majeur serrés cachant presque le pouce la tête droite un peu rejetée en arrière avec sa couronne de cheveux blancs une équivalence entre la tête et la main est-elle due à la couleur commune de la peau le mouvement grignote le parcours se retient sur le bord puis se transporte de l'autre côté replonge dans la durée...




Sofia Queiros
et puis plus rien de rêves

Je passe en revue les images empilées.
Ici la maison brûle. Je suis seule et désemparée. Celui que
j'aime a foutu le feu, puis le camp.
Ici c'est un jour de petite gloire, un sourire bien mérité. La
jupe à volants rose fuchsia que je porte vole et j'ai sur le
visage une orchidée.
Puis ici, encore dans la maigreur du chagrin d'amour.
Là les figures en contre-jour se font brouhaha.
Je suis sensible au bruit et à la lumière, aux mots éparpillés
dans les rayons du soleil, au petit martèlement qui sort de la
fenêtre du voisin.


LOU RAOUL
Else avec else

un jour tu es
et tu me dis que c'est ton nom
alors comme j'ouvre toutes les fenêtres à l'air nouveau
et au bel air
je touche tes yeux qui ne s'émiettent et je te donne, Else, ma vie

voici ma vie pour que t'y crois

vers les braises du village, Else, tu vas
où je connais tous les noms des vieux et jeunes suicidés
vers le village qui est en cendres, Else, tu vas
je ne sais pas ne me parle pas des décombres pourquoi...


MIGUEL BENASAYAG
GERARD SCHMIT
Les passions tristes

"Aujourd'hui, nos sociétés vivent un évident « déficit de pensée » et de sens, mais il ne s'agit pas d'accuser la science et la technique de voler ou de monopoliser cette pensée, ce sens. Il faut plutôt développer les lieux et les pratiques permettant de combler ce vide, et accompagner le développement de la technoscience.
Alors, si le savoir et le ça à voir se réfèrent à des interdits fondateurs de chaque culture, nous devons comprendre que la science explique seulement des mécanismes, et que cela ne nous dispense absolument pas de les penser."

"Actuellement, le problème du clinicien est donc de se dégager du primat de l'économique, comme sens ultime, aboutissant à la position de gestionnaire de soins psychiques face à des usagers-consommateurs. Être vraiment « au service de l'intérêt de l'enfant », cela implique à nos yeux d'être capables de construire des outils de soins pour aider nos patients dans ce chemin du développement multidimensionnel, de construction et de reconstruction des liens. Car, en fin de compte, être au service de la vie implique aujourd'hui d'assumer un certain degré de résistance."


PATRICK MODIANO
L'herbe des nuits

Pourtant je n'ai pas rêvé. Je me surprends quelquefois à dire cette phrase dans la rue, comme si j'entendais la voix d'un autre. Une voix blanche. Des noms me reviennent à l'esprit, certains visages, certains détails. Plus personne avec qui en parler. Il doit bien se trouver deux ou trois témoins encore vivants. Mais ils ont sans doute tout oublié. Et puis, on finit par se demander s'il y a eu vraiment des témoins.


JOSEPH ROTH
La Marche de Radetzky

Les Trotta n'étaient pas de vieille noblesse. Le grand-père avait été anobli après la bataille de Solferino. Il était Slovène et avait pris le nom de son village natal, Sipolje. Il avait été choisi par le destin pour accomplir une prouesse peu commune. Mais lui-même devait faire en sorte que les temps futurs en perdissent la mémoire.


SYLVIE DURBEC
ce rouge qui brillait dans le torrent

Aller à la rencontre du rouge.
Faire cette rencontre avec toute la brutalité nécessaire.
Refuser les images faciles. Celles des autoportraits.
Des portraits tout courts.
Mais y aller sans réserve, écraser l'eau sous les pieds, sans céder au plaisir enfantin des éclaboussures sur les jambes nues.
Y aller comme peintre.


 

ARMAND GATTI
Ce que chantent les arbres de Montreuil
suivi de
Mort-Ouvrier

Il y avait encore des mots de passe

Ainsi l'insecte sur la balsamine
- ailes et pétales nourris par un même suc
mais impuissant à nouer leurs tropismes.

Ainsi chacun essayait de parler avec des mots
qui pour être identiques
n'étaient plus éclairés
par la même compréhension des choses.

Les étoiles croissent à mesure que leur éclat diminue.


ANTOINE EMAZ
Sauf

"...l'élargissement viendra
du dedans
s'il doit venir

pour l'heure
on aménage l'espace restreint
et sous les livres
on arrive à ne plus voir les murs

ainsi
à l'étroit dans ce qui est possible
on est
debout
encore

on dure."

 

"Un jour

respirer reste simple
jusqu'à ce que montent
devant
d'un seul tenant
et le jour et la mer" ...

"Penser ne prend plus. S'installe une tristesse, parfois paresse tiède, parfois malaise, qui d'un jour l'autre unifie le tout dans une durée pâle."

"L'air bleu

à la tombée du soir
ce bleu
et un tourbillon d'oiseaux minces

ailleurs ensemble
la peau les os
le poids peu sûr des mots

et le soir tranche
le jour s'engouffre "...


TONI MORRISON
L'oeil le plus bleu

Des bonnes sœurs passent aussi calmes que le désir, et des ivrognes et des yeux sobres chantent dans le hall d'entrée de l'hôtel Grec. Rosemary Villanucci, notre voisine et amie, qui habite au-dessus du café de son père, est assise dans une Buick de 1939 et mange une tartine de pain beurré. Elle baisse la vitre pour nous dire, à ma sœur Frieda et à moi, que nous ne pouvons pas monter dans la voiture. Nous la regardons avec de grands yeux, nous voulons son pain mais, plus encore, nous voulons lui crever les yeux pour en faire sortir cette arrogance, et nous voulons écraser cette fierté de propriétaire qui retrousse les coins de sa bouche qui mâche. Quand elle sortira de la voiture nous lui flanquerons une raclée, nous laisserons des marques rouges sur sa peau blanche et elle pleurera et elle nous demandera si nous voulons qu'elle baisse sa culotte. Nous dirons non. Nous ne savons pas ce que nous ressentirions ni ce que nous ferions si elle baissait sa culotte, mais à chaque fois qu'elle nous le demande, nous savons qu'elle nous offre quelque chose de précieux et que nous devons affirmer notre propre fierté en refusant d'accepter.


TONI MORRISON
Jazz

Tst, je connais cette femme. Elle vivait avec une troupe d'oiseaux sur l'Avenue Lenox. Connais son mari, en plus. Il est tombé pour une fille de dix-huit ans avec un de ces amours tordus, profonds, qui le rendait si triste et si heureux qu'il l'a tuée juste pour garder cette sensation. Quand la femme, elle s'appelle Violette, est allée à l'enterrement pour voir la fille et lui taillader son visage mort, on l'a jetée par terre et hors de l'église. Alors elle a couru, dans toute cette neige, et quand elle est rentrée à la maison elle a sorti les oiseaux de leurs cages et les a posés derrière la fenêtre pour qu'ils gèlent ou qu'ils volent, y compris le perroquet qui disait : «Je t aime.»


JOSEPH ROTH
Hotel SAVOY

J'arrive à l'Hôtel Savoy à dix heures du matin. J'étais décidé à me reposer quelques jours ou peut-être une semaine. C'est dans cette ville que vit ma famille, — mes parents étaient des Juifs russes. Je voudrais obtenir des subsides pour continuer ma route vers l'ouest.
Je reviens de captivité; prisonnier de guerre pendant trois ans, j'ai vécu dans un camp de Sibérie, j'ai parcouru des villages et des villes russes comme manœuvre, journalier, gardien de nuit, porteur et aide-boulanger.
Je suis vêtu d'une blouse russe que quelqu'un m'a offerte, d'un pantalon court que j'ai hérité d'un camarade décédé, et chaussé de bottes encore utilisables, dont j'ai moi-même oublié la provenance.


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Le dépaysement
Voyages en France

...c'est qu'il faut sortir l'identité du carcan du national (et de tous les autres carcans, à commencer par ceux des religions) et en faire le principe actif d'un partage disséminé, qui serait celui d'une république à venir. C'est à ce prix seulement, dans l'espace d'une redistribution ample et audacieuse, que la valence nationale (que l'on pourrait définir comme un accord entre les êtres et leur monde) pourra se retrouver, non comme une citadelle ouvrant ses portes à quelques élus, mais comme une aire d'expérimentations - comme une langue commune n'oblitérant jamais en elle-même son propre point de fuite.
Je pense ici peut-être plus précisément à ceux de mes amis que cette pensée rebute et qui redoutent que cette redistribution ou nouvelle donne incluant les arrivants finisse par effacer de nombreux signes auxquels ils sont attachés - non parce qu'ils seraient des patriotes bornés, mais parce qu'ils identifient à travers ces signes la culture qui les soutient et les fonde. Or ce que je crois, et si loin que puissent aller la fatigue (devant telle forme d'excitation communautariste) ou l'agacement (devant les vulgates du partage « citoyen »), c'est que la pire menace qui pèse sur des signes de culture quels qu'ils soient, c'est ce qui les abaisse au niveau d'un discours sur les valeurs, discours qui est toujours l'antichambre, dans un premier temps, du repli (nos valeurs) et, dans un second, qui vient vite, de l'exclusion (nos valeurs sont les seules à être des valeurs).


TONI MORRISON
home

À qui est cette maison ?
À qui est la nuit qui écarte la lumière
À l'intérieur ?
Dites, qui possède cette maison ?
Elle n'est pas à moi.
J'en ai rêvé une autre, plus douce, plus lumineuse,
Qui donnait sur des lacs traversés de bateaux peints,
Sur des champs vastes comme des bras ouverts
pour m'accueillir.
Cette maison est étrange.
Ses ombres mentent.
Dites, expliquez-moi, pourquoi sa serrure
correspond-elle à ma clef?


JEAN ECHENOZ
14

Le tocsin, vu l'état présent du monde, signifiait à coup sûr la mobilisation. Comme tout un chacun mais sans trop y croire, Anthime s'y attendait un peu mais n'aurait pas imaginé que celle-ci tombât un samedi. Sans aussitôt réagir, il est resté moins d'une minute à écouter les cloches se bousculer solennellement puis, redressant son engin et posant le pied sur sa pédale, il s'est laissé glisser le long de la pente avant de prendre la direction de son domicile. Un cahot brusque et, sans qu'Anthime s'en aperçût, le gros livre est tombé du vélo, s'est ouvert dans sa chute pour se retrouver à jamais seul au bord du chemin, reposant à plat ventre sur l'un de ses chapitres intitulé Aures habet, et non audiet.

 


CAMILLE de TOLEDO
L'inquiétude
d'être au monde

"Essayons de nous tenir, dans l'inquiétude, sans nous soumettre." Stig Dagerman
Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie". Pascal


JOY SORMAN
Comme une bête

Pim passe sa main partout où il peut, identifie à haute voix le jarret, la côte première et le filet mignon — les mots la font rire et puis moins quand il passe à la tranche grasse et au cuisseau. Le corps de l'apprenti ankylosé par des jours de découpe, de désossage et de nettoyage se détend enfin, s'assouplit, ses mains se décrispent, la chair est mobile, la peau se griffe, le sang détale dans les veines, il pose ses doigts sur les tempes de la fille, ça pulse.


JOHN KENNEDY TOOLE
La conjuration des imbéciles

Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d'une tête. Les oreillettes vertes, pleines de grandes oreilles, de cheveux rebelles au ciseau et des fines soies qui croissaient à l'intérieur même desdites oreilles, saillaient de part et d'autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées. Des lèvres pleines, boudeuses, s'avançaient sous la moustache noire et broussailleuse et, à leur commissure, s'enfonçaient en petits plis pleins de désapprobation et de miettes de chips. A l'ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d'Ignatius J. Reilly dardaient leur regard bleu et jaune sur les gens qui attendaient comme lui sous la pendule du grand magasin D.H. Holmes, scrutant la foule à la recherche des signes de son mauvais goût vestimentaire. Plusieurs tenues, remarqua Ignatius, étaient assez neuves et assez coûteuses pour être légitimement considérées comme des atteintes au bon goût et à la décence. La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l'absence de théologie et de géométrie du possesseur, quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l'existence de son âme.


JACQUES RANCIERE
La méthode de l'égalité

Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan

"À partir de ce moment-là, ce qui a été important pour moi a été la critique de tout identitarisme, l'idée que ce n'est pas l'idéologie ouvrière contre l'idéologie bourgeoise, la culture populaire contre la culture savante, mais que tous les phénomènes importants comme déflagrateurs de conflit idéologique et social sont des événements qui se passent à la frontière, des phénomènes de barrières qu'on voit et qu'on transgresse, de passages d'un côté à un autre."p51

"Pour moi la seule méthode qui vaille c'est de savoir si une parole fait tout à coup poids, résonance par rapport à une autre, si elle établit un réseau par rapport à une autre."p66

"Dans la pensée, il y a aussi des choses comme ça, des phrases qui vous construisent et avec lesquelles on élabore quelque chose qu'on met en rapport avec d'autres phrases venues d'ailleurs. Petit à petit, il se construit, à partir de ces refrains entêtants, une certaine forme d'intelligibilité d'un domaine, que ce soit la politique, la littérature, le cinéma ou que sais-je."p95

"Mais aussi j'ai montré, dans l'analyse de l'émancipation, comment le problème n'était pas d'échapper aux griffes d'une sorte de monstre tentaculaire mais de concevoir la possibilité de mener d'autres vies que celle qu'on était en train de mener."p112

"J'ai toujours essayé de dire qu'un être supposé fixé à une place était toujours en réalité participant à plusieurs mondes, ce qui était une position polémique contre cette théorie asphyxiante des disciplines, mais aussi une position théorique plus globale contre toutes les formes de théories identitaires. Il s'agissait de dire que ce qui définit les possibles pour les individus et les groupes, ce n'est jamais le rapport entre une culture propre, une identité propre et les formes d'identification du pouvoir qui est en question, mais le fait qu'une identité se construit à partir d'une multitude d'identités liée à la multitude des places que les individus peuvent occuper, la multiplicité de leurs appartenances, des formes d'expérience possibles."p113

"Toute écriture un peu forte est une écriture capable de parcourir les plus grands espaces sans dire qu'elle les parcourt."p146

"Qu'est-ce que le social pour moi? C'est le lieu où opère constamment un conflit des compétences. Le social est le lieu où opère la question : est-ce que le fait que les ouvriers veulent gagner plus est une affaire privée ou non ? Il est le lieu où on pose la question de savoir si tel ou tel désagrément ou souffrance que vivent les gens est une pure affaire personnelle, privée, ou si c'est une question publique qui appelle une action collective. Le social est le lieu où se noue la question du partage." p220


ANTOINE VOLODINE
Le port intérieur

La bouche tremble. On voudrait ne plus parler. On aimerait rejoindre l'ombre et ne pas avoir à décrire l'ombre. Le mieux serait de s'allonger dans l'amnésie, à la frange du réel, les yeux mi-clos, et d'être ainsi jusqu'au dernier souffle, momifié sous une pellicule trouble de conscience trouble et de silence.


MICHEL LEIRIS
Mots sans mémoire

Le passage des gloses ondule,
ourle les algues,
sol de regrets sensibles décharnés,
le fuseau aigu des conjectures
émerge
dans la prison des métamorphoses,

borne rebelle.

 


GEORGES PEREC
"53 jours"

Le 15 mai.
L'armée et la police continuent de quadriller la ville.
Il y a dix jours, pour le vingtième anniversaire de l'Indépendance, les ouvriers des mines de Cularo se sont rassemblés avenue de la Présidence-à-Vie ; il y a eu huit morts, dont une femme et un enfant ; l'état d'urgence a été proclamé, avec tout son cortège de vexations et de sévices : arrestation des présumés meneurs, interdiction de tout rassemblement, fouille des véhicules, couvre-feu à six heures du soir. Bien sûr le Lycée Français, comme tous les autres établissements scolaires, a été fermé.

Grianta s'est mise à ressembler à longueur de journée à ce qu'elle n'est d'ordinaire que de midi à cinq heures : une ville morte, écrasée par sa chaleur et son silence.


ALBERT COSSERY
La maison de la mort certaine

C'était l'hiver, le terrible hiver de l'Egypte misérable. La journée avait commencé dans l'horreur d'un froid glacial. D'abord, le vent avait harcelé la ville moderne et ses bâtisses en béton armé, pareilles à d'invincibles forteresses. Puis, il avait déferlé comme un sauvage sur les quartiers populaires. Là, aucun obstacle sérieux ne s'opposait à l'énormité de son élan. Il avait pris d'assaut l'infini des masures et rempli les venelles de son souffle dévastateur. C'était un vent glacial, chargé d'une humidité nocive. Il passait à travers les cloisons branlantes des taudis ; il pétrissait des ruines ; il s'enroulait autour d'infâmes décombres, soulevant partout l'odeur pestilentielle de la misère.


KOSTAS AXELOS
en quête de l'impensé

Ce que présuppose la quête de l'impensé, c'est un éveil, inséparable lui aussi de l'oubli, comme la lumière demeure inséparable de l'obscurité. Ce que présuppose la quête de l'impensé, c'est une audace, voire une témérité qui brise les structures données et ne cherche pas à formuler une structure nouvelle. Ce que présuppose la quête de l'impensé, c'est le pâtir et l'agir des penseurs poétiques qui ont laissé derrière eux la plate recherche du bonheur. Seuls ceux qui n'ont pas peur du danger peuvent se lancer dans une quête à l'issue non garantie. Le danger nous guette au départ et encore plus fortement à l'arrivée.


Lâcher prise, laisser le vide faire son travail, ne plus croire à la puissance suprême de ceci ou de cela est nécessaire à la quête en question. Ne pas bloquer les aléas, être temporellement indomptable, tout cela peut caractériser une pensée et une conduite dont chacune renverrait à l'autre, sans qu'il y ait unité de l'une ou de l'autre et sans qu'une unité indifférenciée puisse régner en maîtresse absolue. Une pensée lucide, pour ne pas dire d'un bout à l'autre consciente, et un comportement nécessairement contradictoire obéissant au même rythme, sont intriqués, en évitant l'identité totale et la scission radicale.

[...]

Pour s'approcher de l'impensé, pour tenter de le penser, nous avons besoin d'une pensée poétique, qui ne sacrifie ni sa puissance pensante ni sa puissance poétique, les unissant dans le même élan. La pensée de cette quête doit rester toujours aux prises avec la vie et la vie quotidienne, concernant vitalement et mortellement ce que nous avons à vivre.


PASCAL QUIGNARD
Les désarçonnés


Tout mythe explique une situation actuelle par le renversement d'une situation antérieure.
Tout à coup quelque chose désarçonne l'âme dans le corps.
Tout à coup un amour renverse le cours de notre vie.
Tout à coup une mort imprévue fait basculer l'ordre du monde et surtout celui du passé car le temps est continûment neuf. Le temps est de plus en plus neuf. Il afflue sans cesse directement de l'origine. Il faut retraverser la détresse originaire autant de fois qu'on veut revivre.

 


Ils erraient dans la chaleur d'août. Ils ne comprenaient pas la nature des maux qui les frappaient. Ils ignoraient qu'ils avaient survécu à la bombe appelée Little Boy, laquelle avait été lancée sur les populations civiles d'Hiroshima afin d'annoncer la bonne nouvelle de l'humanisme restauré sur la terre. Sur le bord du quai, des ombres noires étaient assises en rang d'oignon, sans se toucher, devenues presque nues, et toutes avaient le corps boursouflé. Sur la place principale, accroupie sur le trottoir, il y avait une mère qui tenait sur ses genoux un tout petit enfant dont la peau du dos pendait. L'un et l'autre restaient immobiles. Ils étaient figés dans le silence si bien qu'on ne savait pas s'ils étaient encore vivants. Devant eux des milliers d'hirondelles aux ailes brûlées se traînaient par terre en sautillant.


VERONIQUE TAQUIN
Un roman du réseau

Ainsi allaient les contes au sujet de Névo et de ses attributs, Névo at Odds Netshelterforum France, Web Master du site Web, Maître fou. Il devait lui suffire de n'être là qu'une occasion d'écrire, et comme il l'affirma une fois, dans ce nom de Névo, il aimait voir la case vide qui permet le déplacement des pièces au jeu de taquin. Car à l'en croire, les contes de ses correspondants se détachaient de lui et le concernaient de moins en moins, il avait lancé assez de signes pour catalyser des réactions en tout sens, et à chaque terme inducteur, un groupe affluait pour se fédérer en un corps de récit provisoire, bientôt abandonné ou repris dans de nouvelles unités qui ne dépendaient plus de lui — et il s'en réjouissait.
[...]
Du reste, Névo avait d'autres raisons de croire le projet d'Odds en voie de réalisation, s'il considérait la chimère née de la fabulation de tant d'amis mal connus, et c'est sans doute l'une des causes, sinon la première, de sa disponibilité profonde au mouvement qui l'entraînait avec ses partenaires. À mesure que prenait corps le personnage auquel Névo avait donné son nom, l'espèce de monstre où chacun vivait par morceaux en souvenir des marques, déprédations ou ravages que d'autres avaient laissés en lui, défigurés ou presque effacés dans leur individualité, il pouvait y voir se former l'unité longuement recherchée, comme un centre aberrant pour toutes ces vies dépareillées.


SYLVIE DURBEC
Un bon Indien
est

un Indien mort

Marcher, pour un citadin, c'est courir après son ombre multipliée dans les miroirs de la ville. Une quête absurde dont on ne sort qu'épuisé, rempli de rage, avec le sentiment de n'être, au bout de la rue, qu'une ombre anonyme de plus s'ajoutant à toutes celles, sans visage et sans nom, que l'on a croisées et qui rejoignent l'immense foule des condamnés à la marche forcée pour tenter de trouver enfin une raison à tout ça. Comme s'il était encore possible d'échapper au désastre final, comme si l'on pouvait trouver des raisons de vivre dans le chaos ordinaire des jours, jusqu'à la mort.


ALEJO CARPENTIER
Le Siècle des Lumières

Derrière restait une adolescence dont les paysages familiers m'étaient aussi lointains, au bout de trois ans, que l'être dolent et prostré que j'avais été avant que Quelqu'un ne nous arrivât, un certain soir, enveloppé dans un tonnerre de coups de heurtoir ; aussi lointains que l'était pour moi, maintenant, le témoin, le guide, l'éclaireur d'autrefois, antérieur au sombre mandataire qui, penché au-dessus du bastingage, méditait près du noir rectangle enfermé dans sa housse d'inquisition, oscillant comme l'aiguille d'une balance au rythme de chaque vague. L'eau s'éclairait parfois, d'un éclat d'écaillés, ou au passage de quelque errante couronne de sargasses.

 


STIG DAGERMAN
Automne allemand

A l'automne 1946, les feuilles d'automne tombèrent pour la troisième fois depuis le célèbre discours de Churchill sur l' imminence de la chute des feuilles. C'était un automne triste, humide et froid, avec des crises de la faim dans la Ruhr et de la faim sans crises dans le reste de l'ancien Troisième Reich. Pendant tout l'automne des trains arrivèrent, amenant dans les zones occidentales des réfugiés venant de l'Est. Affamés, déguenillés, regardés de travers, ils se bousculaient dans les abris sombres et fétides des gares ou bien dans les immenses blockhaus sans fenêtres, semblables à des gazomètres carrés, qui se dressent comme d'imposants monuments élevés en l'honneur de la défaite dans les villes rasées de l'Allemagne. Malgré leur mutisme et leur soumission passive, ces hommes sans importance, d'un certain point de vue, donnaient à cet automne allemand un caractère sombre et amer.


IVAR CH'VAVAR
Le Marasme chaussé

(ma tête tout à coup serrée, cercle
de fer, insistant,
serré autour de mes tempes par
la nuit visqueuse odieusement
tranquille) se lever
avec la lune un paysage funéraire
et cinéraire
avec cyprès, ifs de bronze
loqueteux et fiers, urnes
de bronze, cloches
renversées la gueule
vers le haut noire
vers un ciel bruine
en encre -


FRANCIS MARMANDE
YANNICK MERCOYROL
JEAN-LOUIS PRAT

Rebeyrolle

"D'Eymoutiers à Chambord, dans cet immense château où les idées priment pour créer cette architecture d'exception, Paul Rebeyrolle serait étonné de découvrir ses grands formats exposés dans ces travées et ces salles de pierre sculptée où l'on accède par le somptueux et fascinant escalier façonné par le génie de Léonard de Vinci. Déconcerté, troublé, heureux d'être là, dans ce château hors du temps, dans ces espaces stupéfiants -entre terre et ciel- au plus proche des animaux et de la nature qu'il aimait tant, mais aussi des hommes dont il savait se méfier instinctivement mais qui, parfois, peuvent forger une grande pensée et une inoubliable beauté."

Rebeyrolle: "Le monde est ainsi fait que les choses les plus tragiques doivent, peintes, créer les plus belles des terreurs".

"On a la peinture de Rebeyrolle. Une des plus grandes du siècle. Une de celles qui permettent de comprendre les autres peintures, les classiques, les anciennes, les impostures, les impasses et celles de demain."


ERNESTO SABATO
L'ange des ténèbres

"Quand la littérature devient dangereusement littéraire, quand les grands créateurs sont supplantés par des manipulateurs du vocabulaire, quand la grande magie se change en magie de music-hall, survient un influx vital qui sauve l'art de la mort. Chaque fois que Byzance menace d'en finir avec l'art par excès de sophistication, ce sont les barbares qui viennent au secours de l'art, des périphériques comme Hemingway et Faulkner ou des autochtones comme Céline, monstres qui pénètrent à cheval, avec leur lance sanglante, dans les salons où les marquis poudrés dansent le menuet."


ERNESTO SABATO
Le tunnel

Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué Maria Iribarne ; je suppose que le procès est resté dans toutes les mémoires et qu'il n'est pas nécessaire d'en dire plus sur ma personne.
Pourtant, du diable si on sait ce que les gens vont se rappeler, et pourquoi ! En réalité, j'ai toujours pensé qu'il n'existe pas de mémoire collective, ce qui pourrait être pour la race humaine une manière de se défendre. Le fameux « bon vieux temps » ne signifie pas qu'il y aurait eu dans le passé moins de malheurs, mais qu'heureusement on s'empresse de les oublier.


WILLIAM GOYEN
Arcadio

C'était au début mai, je me rappelle. J'ai commencé à percevoir la musique aux faibles pulsations argentées et fluides. Quand j'ai levé les yeux, j'ai aperçu le spectre matinal du vieux pont de chemin de fer abandonné. Le temps s'était approprié ses rails orange. Ce pont, qui n'avait plus à supporter le poids mort du fer, était devenu la fragile avenue des choses infiniment légères, glissements silencieux de serpents, sautillements d'oiseaux, passage de poussières et rayons et fleurs de neige voltigeant. Là, j'ai découvert l'être assis dans des damiers de lumière. Il était habillé d'un vieil uniforme militaire. La musique s'est tue. La silhouette s'est levée et m'a adressé la parole : «Je m'appelle Arcadio. Je suis un chanteur en cavale. J'avais jamais été libre avant que je me sauve : bouclé par mon père, bouclé par le Chinois Shang Boy, bouclé par le vieux Shanks au cirque. Je vais vous raconter tout ça en chantant ma chanson. »


JIM HARRISON
Grand Maître

"D'habitude il avait toute la spontanéité du fil barbelé."


SOPHIE TESSIER
Groenland est

Un cil glisse sur la joue froide
et grise du levant
qui bat des ailes
pour exaucer la lumière.

 


FLORENCE AUBENAS
MIGUEL BENASAYAG
Résister, c'est créer

"La revendication d'un emploi ou d'un droit est évidemment justifiée, mais la révolte ne surgit jamais d'un manque, d'un "moins". Elle est toujours le fruit d'un "plus", lorsqu'un groupe assume le fait de dépasser le strict énoncé de son étiquette."

"Aujourd'hui, face aux Indiens du Chiapas, la même question piège revient au fil des interviews ou des débats : « Mettons de côté votre situation propre, que proposez-vous pour l'ensemble du monde ? » La réponse non plus ne change pas : « Nous ne développons rien d'autre que notre singularité, chose qui ne manquera pas, paradoxalement, d'être un message pour l'ensemble du monde. » En quelque sorte, une variation autour d'un thème qu'affectionnait le philosophe Gilles Deleuze : « La majorité, c'est personne. La minorité, c'est tout le monde. » ?

"Le néolibéralisme n'est plus seulement une idéologie : il a fini par créer une structure sociale qui, certes, profite à certains et en lamine d'autres, mais où même ces victimes contestent généralement moins le système que la place qu'elles y occupent. Au fond, dans le néolibéralisme, il n'y a rien à comprendre, ni idéologie ni même des idées. Il suffit de se regarder vivre : nous sommes lui, il est en nous. « Une civilisation est permanente, elle s'étend dans le passé et dans l'avenir comme une personne humaine», explique l'écrivain britannique George Orwell."


"De façon idéaliste, les fameux révolutionnaires, protagonistes du changement ou partis radicaux classiques, considèrent eux aussi toujours l'homme comme ce « noyau sain » écrasé par un oppresseur quelconque et imaginent un sujet, purement abstrait, existant au-delà de l'oppression, le peuple. Toute une production d'effrayants anathèmes, de dénonciations apocalyptiques, de livres sacrés et de paroles magiques accompagne cette croyance, pour dénoncer et promettre. Cet anticapitalisme n'est pas un mensonge, c'est une vérité comme un « moment du mensonge ".

"En ce sens, les habitants du pouvoir central n'ont finalement que deux solutions : écraser ou accompagner un changement. Jamais celle de le créer, ni même de l'incarner.
Ainsi, ce qui est communément désigné par le terme « pouvoir » et vécu comme ce lieu sacré d'où se modifierait le cours de l'Histoire, devrait plutôt être nommé « gestion » et pensé comme la simple instance d'administration d'une société. Il ne produit pas l'émergence mais en fait partie, élément parmi d'autres : en ce sens, pour un mouvement de contestation, il devient non plus un objectif central et final mais situationnel. Si une nouvelle radicalité venait réellement à émerger, phénomène qui reste aujourd'hui encore une hypothèse, il serait alors toujours temps de se demander, et seulement en dernier lieu, si une forme de représentation adéquate est possible et comment."

"L'artiste, le sportif, l'amant, le chercheur sont autant de symboles qui abolissent cette division entre l'ordinaire et l'extraordinaire pour se maintenir sur cette frontière de l'être où s'esquisse l'impossible. Cela ne veut bien sûr pas dire : ce qui ne peut se réaliser. Il s'agit du défi qui existe au cœur de toute situation et qui est source de tout désir."


JEAN-GABRIEL COSCULLUELA
L'Affouille

Lentement le silence

saison nuée d'exils

les chemins hésitent

l'herbe : fils écharnés

l'échancrure de bleu
où se tend lentement
le silence

nul nom

l'églogue engorgée
émigrée

muetequeda

"...les oiseaux exilés sur ces espaces sourds"

"habiter
la lente étreinte des lézardes :

regarder"

"se vêtir de froid sur le banc rauque :
attente"

"les ravines sans lien
le bruit brutal des gorges

(laps de temps : serrement
effeuillement)

la mémoire raboteuse des friches"

 

 

SERGIO PITOL
La vie conjugale

Jacqueline Cascorro, protagoniste de ce récit, a connu pendant la plus grande partie de sa vie les expériences conjugales courantes : extases, querelles, tromperies, crises et réconciliations. Tout a changé en un instant quand, en brisant avec les doigts une pince de crabe et en entendant sauter derrière elle un bouchon de Champagne, elle s'est laissé gagner par une pensée qui allait revenir la hanter par intermittence et faire d'elle, à jamais, une femme aux très mauvaises idées.


WILLIAM CLIFF
La Dodge

« — Non, je veux rester avec mes hommes, avait déclaré mon beau-frère.
« C'était un être austère, imbu de ses devoirs. Quantité d'officiers d'activé avaient fait la belle. Lui n'était pourtant qu'officier de réserve. Mais il ne resta pas longtemps captif en Allemagne. Les Boches, pour semer la zizanie dans la population du pays, libéraient les Flamands et retenaient les Wallons, lesquels durent rester prisonniers toute la durée de la guerre. Mon beau-frère, lui, comme Flamand, fut libéré. »


VSEVOLOD GARCHINE
La fleur rouge

— Au nom de Sa Majesté impériale le tsar Pierre Ier, je déclare qu'il faut procéder à l'inspection de cette maison de fous !
Ces mots furent prononcés d'une voix forte, perçante et retentissante. Le secrétaire de l'asile, qui enregistrait le malade dans son grand livre usé reposant sur une table maculée d'encre, ne put réprimer un sourire. Mais les deux jeunes gens qui accompagnaient le malade ne rirent pas : ils tenaient à peine sur leurs jambes après avoir passé deux jours et deux nuits sans dormir en compagnie du fou qu'ils avaient amené par le train. A l'avant-dernier arrêt il avait eu une crise de démence pire que les précédentes ; ils avaient réussi à trouver une camisole de force et la lui avaient enfilée avec l'aide des contrôleurs et d'un gendarme. C'est dans cet état qu'ils l'amenèrent en ville et le livrèrent à l'hôpital.

 


WILLIAM CLIFF
Ecrasez-le

précédé de
Homo Sum

Dans la crasse de mon plancher j'écris ton nom
dans l'eau de vaisselle bien huilée j'écris ton
non dans les rides des mains crevassées j'écris
leur non dans l'amour les jours sans fin ressassés
j'écris mon plomb dans la figure de mes go­
dasses abandonnées par mes pauvres pieds je vois
mon nom dans la lenteur et la facilité
des compléments déterminatifs et des fausses
déterminations j'écris ton nom au fronton
des bureaux de police de la république
gaulliste je lis ton nom dans le front crevé
de ta statue en Amérique on voit pointer
tous tes canons dans mon slip envahi par des
mains hystériques et ron et ron petit pata-
pon dans cet alexandrin dans ce bic sur ces
lignes et par la grâce horrible du langage hu­
main par le lever sempiternel du soleil
et du pain par la pâleur du bonheur par la
chaleur du malheur la laideur de ces visages
attristés j'ouvre aux vents du matin l'épouvante
de ce refrain répété dans tous les lycées
les internats jésuites et les casernes et les
affiches...dans les battements de mon coeur la douleur
de mes reins l'oppression de mes boyaux la fa-
tigue de mon cerveau et dans la solitude
de ton corps du leur et du mien - j'écris ton nom


ANNIE LE BRUN
Vingt mille lieues sous les mots,
Raymond Roussel

Longtemps, je n'ai pas su voir Raymond Roussel. Dire que je n aimais pas celui qu'André Breton reconnut pour " le plus grand magnétiseur des temps modernes", serait inexact et un peu déplacé. Quels sentiments pourraient être de mise quand l'impénétrable brillance du plus obscur jeu de miroirs impose la distance ? Et une distance qui aura incité la modernité même à se laisser impressionner, dans tous les sens du terme, par ce personnage dont les Impressions d'Afrique de 1910 n'ont pas réellement plus à faire avec l'Afrique que ses Nouvelles Impressions d'Afrique, parues une vingtaine d'années après. De l'irréalité cultivée en manière d'être, Roussel fut, en effet, le premier à apporter la preuve décisive au procès du réel, commencé avec la fin du dix-neuvième siècle.

 


"Michel Leiris affirmera : «On n'a jamais touché d'aussi près les influences mystérieuses qui régissent la vie des hommes».
Dans la droite ligne de ces intuitions géniales, inspirée par l'immense découverte en 1989 du «fonds Roussel» comme par une relecture profonde de l'œuvre connue, Annie Le Brun, dans une étape nouvelle et décisive, découvre l'essentiel : Roussel est non seulement un des plus grands poètes, mais créant une poésie qui ne ressemble à aucune autre, il remet en cause la poésie même, et toute écriture. «Contraint d'inventer complètement», s'aventurant vingt mille lieues sous les mots, là où personne n'est jamais allé, il révèle, bien au-delà des habituels enjeux de la production littéraire, l'envers du langage, dans une opiniâtre «épopée de l'impression», quitte «à perdre dans l'aventure ce que les hommes appellent nature, sentiment, humanité et beauté».                                                                                               I
Nous forçant à voir en face ce qu'on voudrait tant nous cacher, le Roussel d'Annie Le Brun, non moins énigmatique mais à la fois plus haut et plus proche, n'a pas fini de défier notre aveugle modernité." Jean-Jacques Pauvert


RAYMOND ROUSSEL
oeuvres
Mon âme.
Poèmes inachevés
La Doublure
Chroniquettes

"Ainsi je me rappelle un soir avoir soutenu pendant une heure devant quinze personnes que les perles blanches étaient plus rares que les perles noires.
Naturellement, tout le monde était après moi, je ne voulais pas en démordre.
Je confondais avec les merles."


RAYMOND ROUSSEL
Impressions d'Afrique

Vers quatre heures, ce 25 juin, tout semblait prêt pour le sacre de Talou VII, empereur du Ponukélé, roi du Drelchkaff.
Malgré le déclin du soleil, la chaleur restait accablante dans cette région de l'Afrique voisine de L' équateur, et chacun de nous se sentait lourdement incommodé par l'orageuse température, que ne modifiait aucune brise.
Devant moi s'étendait l'immense place des Trophées, située au cœur même d'Ejur, imposante capitale formée de cases sans nombre et baignée par l'océan Atlantique, dont j'entendais à ma gauche les lointains mugissements.
Le carré parfait de l'esplanade était tracé de tous côtés par une rangée de sycomores centenaires; des armes piquées profondément dans l'écorce de chaque fût supportaient des têtes coupées, des oripeaux, des parures de toute sorte entassés là par Talou VII ou par ses ancêtres au retour de maintes triomphantes campagnes.


RAYMOND ROUSSEL
L'allée aux lucioles
suivi de
JACQUES SIVAN
Les corps subtils aux gloires légitimantes

"Or, en 1769, l'été fut brûlant, et Frédéric le Grand, fuyant chaque soir l'air étouffant de ses salons, fréquenta l'allée aux Lucioles avec une assiduité particulière.
Rentré à Paris au début de la saison froide, Lavoisier, pour se désabsorber pendant les rares loisirs que lui laissait la chimie, fit un livre avec les mille souvenirs attrayants rapportés de son séjour à Sans-Souci parmi nombre d'hommes illustres en tête desquels brillaient Voltaire et Pigalle.
La dernière page écrite, comme il hésitait fort entre plusieurs titres dont aucun ne le satisfaisait, il s'aperçut que la majeure partie de ses récits avait pour cadre l'allée aux Lucioles, lieu habituel des longues causeries nocturnes d'où venaient presque tous les éléments de son volume ; aussitôt il adopta joyeusement pour la couverture le nom poétique de la fameuse allée de........"       


MICHEL CHAILLOU
Le sentiment géographique

"Écrire comme on tâtonne, frissonne, entrer par effraction dans la nuit de la langue, pressentir un espace, des sites à reconnaître de mémoire, c'est cela le sentiment géographique, sentiment que toute rêverie apporte sa terre, ici celle du Forez, basse plaine entre Roanne et Saint-Étienne, basse prose qui s'élabore à partir des trois premières pages de L'Astrée, roman dix-septième siècle d'Honoré d'Urfé, premier berger (j'allais dire écrivain) à s'engourdir de son troupeau (ne compte-t-on pas les moutons pour s'endormir?), à se couvrir de sa laine pour accéder au sommeil levant d'une fable dont l'herbe pousse, l'eau déborde (le rut des ruisseaux qui s'accélèrent), histoire de nous-même lisant, marchant, ruminant notre lecture dans un pays aussi un livre, région intime qu'écornent les pierres, le soupçon divagant d'un horizon reporté perpétuel à la phrase prochaine."

"...une jonchée à flairer, à sonder, à qualifier, le sommeil anéantit les fonctions supérieures, nous voici dans les communs de l'intelligence, parmi les idées à pelage."


JUAN CARLOS ONETTI
Une nuit de chien

Weiss avait dit au téléphone :
— Il paraît qu'il y a un billet pour vous. Rien de sûr. Un garçon d'en haut, il sait qui vous êtes. Au First and Last, vous connaissez ? D'accord, ce soir à neuf heures. Bonne chance, c'est tout. Envoyez-nous des cartes postales, vous savez, celles avec vue sur une baie, qui disent « Les beautés du monde ». Au revoir.

Ossorio se mit à regarder le ciel, où il ne voyait que les étoiles. Aucun bruit ne se faisait entendre au loin, sinon la musique dans les cafés et les phrases entremêlées, avec les rires parfaitement placés au milieu, qui sortaient un moment à la rue quand les portes s'ouvraient.

 


GIOVANNI ARPINO
Une âme perdue

J'ai toujours eu peur, mais aujourd'hui c'est encore autre chose, aujourd'hui je viens de me réveiller et je sens déjà entre les côtes un tressaillement angoissant qui bat, fait mal, que je n'arrive pas à calmer par la seule force de la raison.
Je dois ouvrir les yeux, regarder, me regarder et enfin me rendre compte que cette peur est absurde, que la chambre où j'ai dormi a beau être étrangère, elle ne dissimule pas de dangers, pas plus que la maison, la rue à l'extérieur, la ville.
Tout à l'heure, un faible grincement du parquet dans la pièce du dessus m'a serré la gorge et le cœur, telle une mystérieuse menace.


PATRICK WATTEAU
Docimasie

"Il ne faudrait peut-être qu'une pluie rousse où bougent les nageoires de la lumière."


SYLVIA PLATH
Oeuvres. Poèmes, romans, nouvelles, contes, essais, journaux

Messagers ( Ariel. Traduction Françoise Morvan et Valérie Rouzeau)

La parole d'une limace sur le plateau d'une feuille?
Ce n'est pas de moi. Ne l'accepte pas.

De l'acide acétique dans une boîte scellée?
Ne l'accepte pas. Ce n'est pas authentique.

Un anneau en or avec le soleil en prime ?
Des mensonges. Des mensonges et un chagrin.

Du givre sur une feuille, le chaudron
Immaculé qui discute et crépite

Tout seul à la cime de chacune
Des neuf Alpes noires,

Un trouble dans les miroirs,
Quand la mer grise vient fracasser le sien —

Amour, amour, ma saison.



"C'était un été étrange et étouffant, l'été où ils ont électrocuté les Rosenberg, et je ne savais pas ce que je venais faire à New York. Je deviens idiote quand il y a des exécutions. L'idée de l'électrocution me rend malade, et les journaux ne parlaient que de ça. La Une en caractères gros comme des boules de loto me sautait aux yeux à chaque carrefour, à chaque bouche de métro fleurant le renfermé et les cacahuètes. Cela ne me concernait pas du tout, mais je ne pouvais m'empêcher de me demander quel effet cela fait de brûler vivant tout le long de ses nerfs." (La cloche de verre)


MICHEL DEGUY
Ecologiques

"L'homme est subsolaire, mortel, loquace - être vivant, mourant, parlant. Il vit du soleil ; il sait qu'il meurt ; il est verbe. Ses trois enceintes, traitées en limites à franchir à tout prix, obsèdent l'entendement scientifique, et cette obsession commande le programme : vaincre la mort, en prolongeant la longévité jusqu'à une immortalité subsidiaire ; quitter le système solaire par « conquête de l'espace » ; excéder enfin Babel, cette fourmilière langagière qui entrave l'instantanéité des transactions économiques (freinant la « mondialisation » !) et par un esperanto de « communication » (provisoirement anglish) et par la réduction à l'insignifiance culturelle des logicités (ou, si vous préférez, des parlers et écrits vernaculaires)... peu à peu réduites au silence « derrière » la sensorialité jouissive des corps dictant les goûts, distribuant les opinions concurrentes à satisfaire toutes par la « communication »."


"L'écologie est une vision. Non qu'elle « ait des visions », exaltées ou dépressives, parapsychiques ou spirituelles - mais elle est une clairvoyance. Et que voit la vision ? Des voyants.
Le voyant est objectif, lumineux. Il s'allume en alerte. Les voyants ne sont plus les porteurs du tee- shirt Arthur, les gentils fumeurs de cannabis qui, après leurs premiers poèmes, «rentrent dans la production ». Les voyants sont les phénomènes, « les choses mêmes », qui en appellent à notre clairvoyance. Paroles d'un voyant. Les voyants sont rouges, multiples, terrifiants - comme le tsunami ou l'empoissement du golfe mexicain, la multiplication des déluges ; effrayants comme les famines, les tueries aveugles, les oppressions forcenées des peuples ; glauques comme les méduses de la mer du Japon, ou empoisonneurs lents comme les soins quotidiens de l'Oréal. L'humanité tombe dans les panneaux.
Leur appréhension, leur vision, n'est pas scientifique. Il y aura toujours un Allègre pour en ricaner : faute de preuves (« scientifiques ») du « réchauffement climatique ». L'écologie est affine à ce qu'on appelle la poésie. Elle fait voir. Son sens du monde, le sens de monde pour elle est différent de celui de la « mondialisation ». C'est un autre monde... mais précisément c'est notre monde, confié à l'attachement soigneux des humains, à l'art, à la philosophie et à la poésie ; ce monde avec son ici-bas et son là-haut ; pas un Autre. "

"L'humanité en deux siècles est devenue un multiple de masses et de sociétés ingérables, éventuellement génocidaires, décomposées par l'argent, scindées en moitiés clientélistes de deux conducators, l'un au pouvoir et l'autre « dans l'opposition » : un tiers de l'humanité refuse de tout son être archaïque la sortie hors du traditionnel (Islam et animismes) ; un tiers subsiste par le crime ; le reste « erre dans l'insensé »."


WILLIAM CLIFF
Autobiographie
suivi de Conrad Detrez

je suis né à Gembloux en mil neuf cent quarante
mon père était dentiste et je l'ai déjà dit
ma mère eut neuf enfants et je l'ai dit aussi
pourquoi faut-il que je revienne à cette enfance ?

j'etait un gosse à grosse bouche et grands yeux vides
qui se jetaient partout pour comprendre le monde
et plus ils se jetaient plus ils étaient avides
et moins ils comprenaient tout ce monde qui gronde

l'enfant ne comprend pas pourquoi il doit souffrir
il pleure à gorge déployée pour crier son malheur
mais la moindre bêtise aussi le fait sourire

sans qu'il comprenne pourquoi ce bonheur l'effleure
je fus un gosse riant lamentablement
dans un pays occupé par les Allemands


ETRE RADICAL
Saul Alinsky

"Quand les Américains ne peuvent plus voir les étoiles de leur bannière, l'heure est grave. Il faut espérer que ces ténèbres précèdent l'aube d'un magnifique monde nouveau. Nous ne le verrons que lorsque nous y croirons."

 

"La précédente édition française, ayant traduit Rules for Radicals en "Manuel de l'animateur social" a durablement nui à une lecture d'Alinsky en Europe" écrivent les deux compères Nic Görtz et Daniel Zamora en préface.

(note perso: Ce n'est pourtant pas autre chose: un manuel de l'animateur de patronage , vieillot et ringard à souhait.)


JEAN LUC NANCY
Résistance de la poésie

"Si nous comprenons, si nous accédons d'une manière ou d'une autre à une orée de sens, c'est poétiquement. Cela ne veut pas dire qu'aucune sorte de poésie constitue un moyen ou un milieu d'accès. Cela veut dire - et c'est presque le contraire - que seul cet accès définit la poésie, et qu'elle n'a lieu que lorsqu'il a lieu."

"C'est aussi pourquoi «poésie» dit plus que ce que «poésie» veut dire. Et plus précisément - ou mieux, exactement : « poésie » dit le plus-que-dire en tant que tel, et en tant qu'il structure le dire. « Poésie » dit le dire-plus d'un plus-que-dire. Et dit aussi, par conséquent, le ne-plus-le-dire. Mais dire cela. Chanter aussi, par conséquent, timbrer, intoner, battre ou frapper.
Le sémantisme particulier du mot «poésie», sa perpétuelle exaction et exagération, sa façon d'outre-dire, lui est congénital. Platon (encore lui, le vieux challenger de la poésie) relève que poiesis est un mot auquel on a fait prendre le tout pour la partie : le tout des actions productrices pour la seule production métrique de paroles scandées. Celle-ci épuise donc l'essence et l'excellence de celles-là. Tout le faire se concentre dans le faire du poème, comme si le poème faisait tout ce qui peut être fait. Littré (encore lui, le poète de l'ode à La Lumière) recueille cette concentration : «poème... de poiein, faire: la chose faite (par excellence)»."


FRANCOIS MASPERO
Les abeilles & la guêpe

Résister? Au début de 1941, Boris Vildé qui animait le « réseau du musée de l'Homme » - l'un des premiers réseaux organisés dès 1940, qui publiait le journal clandestin Résistance - passa la ligne de démarcation pour aller solliciter Malraux, réfugié dans le Midi. On connaît la fin de non-recevoir de Malraux : " Soyons sérieux. Avez-vous des armes ?"
À la même date, à cinquante-sept ans, mon père était un monsieur sérieux. Sinologue, professeur au Collège de France, membre de l'Institut. A part son épée d'académicien, il n'avait pas d'arme.
Un mois à peine après la rencontre de Vildé avec Malraux, le réseau fut démantelé sur la dénonciation d'un agent de la Gestapo qui s'y était infiltré. Mon père fut pris dans le coup de filet et passa plusieurs semaines à Fresnes, au secret.

«Que les historiens se penchent sur ces pages. Ils y verront à l'œuvre un travail exemplaire - modeste, honnête, rigoureux - pour faire surgir des brumes de la mémoire le socle solide des événements d'autrefois. Leçon d'histoire, certes, mais pour tout lecteur, pour chacun de nous, dans son rapport au passé et à soi-même; leçon tout court. » Jean-Pierre Vernant, la Traversée des frontières


 

CARLOS RUIZ ZAFON
Les lumières de septembre

Paris, 1936

Ceux qui se souviennent de la nuit où est mort Armand Sauvelle jurent qu'un éclair pourpre a traversé la voûte du ciel, traçant une traînée de cendres embrasées qui s'est perdue à l'horizon ; un éclair que sa fille Irène n'a pas pu voir, mais qui par la suite a hanté ses rêves des années durant.
C'était par un petit matin d'hiver, et les vitres de la salle numéro quatorze de l'hôpital Saint-Georges étaient voilées d'une fine pellicule de givre qui dessinait des aquarelles fantomatiques de la ville dans les ténèbres dorées de l'aube.


MIGUEL BENASAYAG
Le mythe de l'individu

Pourtant, au sein de ce tumulte et de ce désordre, un élément semble conserver pour nos contemporains suffisamment de « substance », pour, véritable bouée de sauvetage, apparaître comme une sorte de refuge où prendre pied afin de surnager dans la débâcle du monde de la promesse : l'individu. Création de la modernité, l'individu est cette entité qui, se proclamant transhistorique et par là inébranlable, se considère comme ce sujet autonome séparé du monde conçu comme un objet qu'il peut maîtriser et dominer.
L'individu est ainsi ce personnage devenu œil regardant ce que, perçu au travers de multiples écrans, il est convenu d'appeler « le monde ». D'aucuns prétendent que le retrait narcissique vers un individualisme égoïste où chacun s'occupe de ses intérêts est la conséquence de la crise de nos cultures. Or, en réalité, « individu », loin de désigner des personnes isolées et éparpillées à la suite d'une catastrophe qui aurait détruit les liens structurant la société, est le nom d'une organisation sociale, d'un projet économique, d'une philosophie et d'une Weltanschauung.
On imagine couramment que l'individu est ce qui s'oppose à la masse, or il n'y a pas de masse sans la construction préalable d'une sérialisation, sans la déconstruction du lien social par la formation de l'individu, qui est l'atome et le nom de l'ensemble d'une massification. Il n'y a donc pas, d'un côté, l'individu et, de l'autre, les masses. Là où l'individu se trouve, la masse se trouve aussi, car l'individu est l'instance fondamentale de toute massification.


PAOL KEINEG
Abalamour

"J'ai en moi l'amour
du hibou
venu se jeter dans les fils électriques"

"...le presque pas de vie que j'ai devant moi, qu'est-ce que je
peux en faire, pas la peur de mourir, pas l'orage, pas le travail de
l'oubli, pas la sagesse inhumaine, pas les mots trop riches, pas
la glose, pas d'accord."

"A l'autre bout
de la filière du porc,

les guerres travaillent
à l'uniformisation."

ABALAMOUR (ma, da) - Parce que, à cause de.

Jacques Josse sur Remue.net


ANNIE LE BRUN
Ailleurs et autrement

Ainsi irais-je jusqu'à prétendre à la portée politique de ce qui est réputé n'en pas avoir. Dans la mesure même où tout ce qui est constitutif du domaine sensible est devenu en une vingtaine d'années la cible prioritaire de l'entreprise de domestication en voie d'achèvement. D'autant qu'au-delà de la frénésie événementielle qui détermine désormais pratiquement toutes les politiques culturelles, il y a l'actuelle offensive contre la psychanalyse confortée par des succès institutionnels et médiatiques qui devraient inquiéter beaucoup plus.
En réalité, ce n'est pas seulement Freud, la psychanalyse et l'inconscient qui en font les frais. Mais aussi tout ce qui en chacun peut être réfractaire au programme de formatage des êtres qui progresse chaque jour un peu plus. Force est même de constater qu'indépendamment des clivages politiques traditionnels, se constitue aujourd'hui un consternant consensus visant à la fabrication d'un homme nouveau, qui ressemble à s'y méprendre à « l'homme unidimensionnel », magistralement analysé par Herbert Marcuse dès 1964. La conséquence en est la neutralisation, si ce n'est l'éradication de ce qui, d'une façon ou d'une autre, pourrait en retarder l'avènement. Et, à cet égard, la trompeuse réactualisation d'une certaine radicalité, situationnisme compris, qui fait bon marché de l'inconscient, contribue au succès grandissant de tout ce qui est susceptible d'amener à cette simplification caricaturale de la personne humaine. Il est enfin remarquable que la mise au point de cet être fonctionnel, au bout du compte essentiellement déterminé par la technique, coïncide avec la récente promotion d'un hédonisme, érotisme solaire inclus, qui désormais s'affirme avec l'efficacité du dernier autobronzant intellectuel
Je sais, l'increvable soleil de la médiocrité n'a pas fini de fasciner. Mais, s'il est un moyen d'y échapper, voire de le combattre, ne serait-ce pas de commencer à regarder ailleurs et autrement ?


CAROLINE SAGOT DUVAUROUX
Le vent chaule
suivi de
L'Herbe écrit

"Je suis sans preuve comme un bateau je suis. Sans l'eau.
Embossée cap à quoi."

 

"A l'estran ce qui reste quand ailleurs c'est mermonte

ou la neige

A jusant de mourir au présent

 

) bruit blanc
saturation des fréquences avec corne de brume
"

 

 


EDGAR HILSENRATH
Fuck America

A L'attention du
Consul Général des Etats-Unis d'Amérique
Clausewitzstrabe 3B
Berlin

Le 12 juillet 1939
Très cher Monsieur le Consul Général,
Le temps presse toujours plus. La guerre est aux portes. Je vois venir des choses horribles. Ayez pitié ! Tous les jours, je discute avec mon ulcère. Il me parle de choses bizarres : il me parle de chambres à gaz et de pelotons d'exécution. Il me parle de fumée noire. Les nazis vont exterminer tous les Juifs. Nous compris. Ayez pitié, très cher Monsieur le Consul Général, et envoyez-nous les visas d'immigration le plus vite possible !

Respectueusement,
Nathan Bronsky.

 

 


À l'attention du
Juif polonais Nathan Bronsky
résidant en Allemagne
Konigsstrabe 10
Halle-sur-Saale

Il y a quelque temps un bateau de réfugiés juifs a essayé d'accoster chez nous. Il s'agit du célèbre cas du Saint- Louis. Malgré les milliers de télégrammes dont fut assailli notre Président Franklin D. Roosevelt, nous n'avions pas d'autre choix que de renvoyer ces réfugiés en pleine mer faute de visas d'immigration valides. Ce fait démontre très nettement que même notre Président Franklin D. Roosevelt, qui connaît - comme vous le savez probablement - des difficultés de politique intérieure, ne peut se permettre ni d'ignorer purement et simplement le climat antisémite qui règne parmi certaines fractions - riches en effectifs - des classes moyennes, ni de résister aux pressions de l'aile isolationniste et antisémite du Parlement - le « Congress », comme on l'appelle - en faisant voter une réforme des quotas d'immigration plus favorable aux réfugiés juifs. Vous voyez, très cher Monsieur Bronsky, il est inutile de m'importuner, moi, Consul Général des États-Unis, avec d'autres lettres. D'ailleurs - entre nous soit dit - au fond, les gouvernements de tous les pays de cette planète se foutent royalement de savoir si vous vous faites tous massacrer ou non. Le problème juif leur casse les pieds, à vrai dire, personne ne veut se mouiller. En ce qui nous concerne, je veux dire, nous, le gouvernement, dont au titre de Consul Général je suis le représentant, je n'ai qu'une chose à vous dire : des bâtards juifs comme vous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique. Ils encombrent nos universités et se ruent sur les plus hautes fonctions sans plus se gêner. Renvoyez-moi les formulaires de demande et veuillez attendre treize ans. Au cas où votre prophétie sur les chambres à gaz et les pelotons d'exécution devait se révéler exacte, je vous conseillerais de faire votre testament dès maintenant et d'y formuler clairement le souhait d'immigration de la famille Bronsky de sorte qu'en 1952 - selon toute probabilité l'année de délivrance de vos visas en bonne et due forme - votre exécuteur testamentaire puisse expédier vos cendres aux États-Unis conformément à vos vœux.

Respectueusement,
Le Consul Général des États-Unis d'Amérique.



JEAN-MICHEL ESPITALLIER
De la célébrité

Les célébrités portent fréquemment des lunettes noires dans le but de signifier qu'elles sont célèbres et qu'elles s'en cachent. Les gens ordinaires qui souhaitent se faire passer pour des célébrités (qui s'en cachent) portent des lunettes noires dont la vocation consiste à faire passer les célébrités pour des non-célébrités (protection non des rayons du soleil mais des indiscrétions suscitées par leur rayonnement), lesquelles portent des lunettes noires dans le but de se faire passer pour des célébrités (qui s'en cachent).

 


ERRI DE LUCA
Sur la trace de Nives

En suivant tes pas, j'essaie de comprendre à quel animal tu ressembles. Depuis que j'escalade, que je grimpe, j'ai de l'estime pour toutes les créatures qui le font mieux que moi, de l'araignée à l'orang-outan. J'admire l'absence d'effort, l'élégance qui est toujours le résultat d'une économie d'énergie. Je pense aux animaux par désir de leur perfection. Ce sont mes patriarches, mes maîtres


ERRI DE LUCA
Pas ici,
pas maintenant

(A ses parents):
Nous nous sommes mal compris avec obstination, comme pour nous protéger de quelque chose. Nous avons préservé cette incompréhension par une sorte de discrétion et de pudeur : maintenant je sais qu'ainsi perdurent les affections. Ce fut un renoncement et une réserve respectée comme une norme, inconnue de la volonté comme un instinct. Ne pas se comprendre fut une condition juste, se comprendre ne pouvait nous servir de rien. L'enfance aurait bien pu durer éternellement, je ne m'en serais jamais lassé.


ERRI DE LUCA
Noyau d'olive

Il arriva sans être attendu, il vint sans avoir été conçu. Seule la mère savait qu'il était fils d'une annonce de la semence portée par la voix d'un ange. C'était arrivé à d'autres femmes juives, à Sarah par exemple.
Seules les femmes, les mères, savent ce qu'est le verbe attendre. Le genre masculin n'a ni constance ni corps pour héberger des attentes. Je mesure la circonstance aggravante que représente l'ignorance physique de la forme du verbe attendre. Non pas par impatience, mais par manque de résistance : même pendant mes fièvres malariques je n'avais jamais recours au répertoire inventif des verbes guérir, être en attente de.


ERRI DE LUCA
Et il dit

Ils le ramassèrent épuisé au bord du campement. Depuis plusieurs jours, ils désespéraient de le voir revenir. Ils s'apprêtaient à démonter les tentes, inutile de le chercher là où lui seul osait aller. Il comptait y arriver en deux jours. Il était entraîné, rapide, le meilleur à monter. Le pied humain est une machine qui veut pousser vers le haut. Chez lui, la vocation s'était spécialisée, elle était remontée de la plante du pied au reste du corps. Il était devenu un grimpeur, unique à son époque. Il lui était même arrivé d'escalader pieds nus.


JEAN-PAUL DOLLE
Haine de la pensée

Comment se fait-il que la question de l'essence, de l'origine — et nous verrons que la dialectique matérialiste substitue à la question de l'origine celle du moment — se trouve requise, à savoir que le capitalisme, ce n'est peut-être pas du tout ce qu'il se prétend être. La question qu'il faudrait se poser serait la suivante : sommes-nous les effets ou les agents du capitalisme? Car si nous ne savons pas ce que nous sommes, comment pouvons-nous un jour espérer être autre chose. Ce n'est peut-être pas du tout le capitalisme qui nous meut, mais ce qui nous meut qui a fait que le capitalisme a été rendu possible. Le capitalisme c'est peut-être le symptôme de ce qui nous meut. Ce qui nous meut qu'est-ce qui a fait que ça nous a mu, nous qui savons que cela n'a pas mû l'Autre ? L'Autre, c'est-à- dire la non-Europe. Enfin comment se fait-il que ce qui nous meut engendra le capitalisme qui à son tour n'a d'autre destin que l'impérialisme, c'est-à-dire que ce qui nous meut, nous les Blancs, cela veut être hégémonique et totalitaire ?


Il s'agit maintenant de s'approcher de ce qu'est la méditation. C'est chez un autre poète : René Char que j'ouvrirai cette dernière parole à partir d'un texte tiré du Partage formel et qui dit la chose suivante : « Poésie et Vérité, comme nous le savons, sont synonymes. »
Il faut essayer de comprendre pourquoi il est de l'essence de la poésie qu'elle soit synonyme de la Vérité et pourquoi, comme le dit Hôlderlin, il y a encore un lieu en « ce temps de détresse » pour que la Vérité ne soit pas haïe. Pourquoi la poésie sauve la Vérité ?


Z5

Architecte
Christophe Gulizzi

Texte
Jean-Michel Espitallier

L 'homme est ainsi fait qu'il passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Disons qu'il ne se contente pas de se conformer à l'axiome un peu ronron reproduction + survie, autrement dit besogner maman et se bâfrer comme un goinfre. Ce serait à la longue un peu limité. L'homme n'est pas un animal. Il passe sa vie à inventer des trucs qui n'auront d'autre utilité que de n'en avoir aucune. Raie de côté, collection de sous-bocks, travers de porc braisé au romarin et sa fricassée de petits légumes, césure à l'hémistiche, balles dum-dum, Stradivarius et bain moussant. Il est même capable de se laisser mourir d'ennui dans un bureau pendant quarante-deux ans pour se payer une Mégane qui le conduira au bureau.



Salle de spectacle du silo d'Arenc

Architecte
Roland Carta

Texte
Edith Azam

Il faudrait bien admettre enfin
qu'écrire n'est rien d'autre
que notre chair

hurlante


BERNARD-MARIE KOLTES
L'héritage

Le glas, au loin.
Incendies dans la ville.
Le glas, et Pahiquial qui court à travers les champs.
Le glas, au fond du tumulte de la ville incendiée.
Pahiquial, qui regarde la lueur des feux, derrière lui, et se remet à courir dans les champs.
Et le glas.
L'intérieur de la maison.
Le cadavre, au centre de l'immense pièce, autour duquel s'affairent une multitude de domestiques.
Anne-Agathe est dans un fauteuil, au premier plan, dos tourné, et les regarde avec impatience.


BERNARD-MARIE KOLTES
Les amertumes

"« Comme l'acide sur le métal, comme la lumière dans une chambre noire, les amertumes se sont écrasées sur Alexis Pechkov.
Elles l'ont agressé avec la violence et la rapidité de la grêle et du vent, sans qu'un trait de son visage n'ait frémi.
Arraché, brûlé, debout enfin, il a arrêté les éléments comme on souffle une bougie.
Et sa voix a cloué le silence."


BERNARD-MARIE KOLTES
Dans la solitude des champs de coton

"J'allais de cette fenêtre éclairée, derrière moi, là-haut, à cette autre fenêtre éclairée, là-bas devant moi, selon une ligne bien droite qui passe à travers vous..."

"Or sachez que ce qui me répugne le plus au monde, plus même que l'intention illicite, plus que l'activité illicite elle-même, c'est le regard de celui qui vous présume plein d'intentions illicites et familier d'en avoir; non pas seulement à cause de ce regard lui-même, trouble pourtant au point de rendre trouble un torrent de montagne, — et votre regard à vous ferait remonter la boue au fond d'un verre d'eau — mais parce que, du seul poids de ce regard sur moi, la virginité qui est en moi se sent soudain violée, l'innocence coupable, et la ligne droite, censée me mener d'un point lumineux à un autre point lumineux, à cause de vous devient crochue et labyrinthe obscur dans l'obscur territoire où je me suis perdu."


"Alors ne me refusez pas de me dire l'objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire ; et s'il s'agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-la comme on la dit à un arbre, ou face au mur d'une prison, ou dans la solitude d'un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit; de me la dire sans même me regarder. Car la vraie seule cruauté de cette heure du crépuscule où nous nous tenons tous les deux n'est pas qu'un homme blesse l'autre, ou le mutile, ou le torture, ou lui arrache les membres et la tête, ou même le fasse pleurer ; la vraie et terrible cruauté est celle de l'homme ou de l'animal qui rend l'homme ou l'animal inachevé, qui l'interrompt comme des points de suspension au milieu d'une phrase, qui se détourne de lui après l'avoir regardé, qui fait, de l'animal ou de l'homme, une erreur du regard, une erreur du jugement, une erreur, comme une lettre qu'on a commencée et qu'on froisse brutalement juste après avoir écrit la date."


BERNARD-MARIE KOLTES
Une part de ma vie
Entretiens (1983-1989)

"Pour ma part, j'ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n'importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous."


FRANCOIS BON
Pour Koltès

Je l'ai croisé une seule fois, mais nous avions parlé longtemps. C'était juste avant qu'il disparaisse, en 1989. Le visage de Bernard-Marie Koltès, l'intensité de son regard, m'ont toujours accompagné depuis. C'est dans cette voix et ce regard que, depuis, je lis et relis ses textes. Ce qui est étrange, c'est comment, à distance, on perçoit autrement : on s'attache à un détail, à une phrase, une image. Cela vous hante, parce qu'on y découvre, même si longtemps après, des indications formelles vitales. Parce que cela se veut d'abord théâtre, exige le corps, la bouche et les lumières, c'est une manière unique de rythme, une torsion autre de la syntaxe, un déport dans le choix des objets nommés, qui ont ajouté à notre langue. Une énigme, à la pointe de l'œuvre de Koltès, nous indique ce qui est aujourd'hui, pour l'exercice de la littérature, simplement nécessaire. Examiner cela, au microscope s'il faut, c'est plus qu'un hommage, c'est honorer une dette.

 


KOLTES : la question du lieu
Actes des Rencontres internationales Bernard-Marie Koltes

Jacques Deville : " «Je suis le premier à être convaincu de la futilité et de l'inutilité des voyages », écrivait-il à Hubert Gignoux, en 1978. Si l'infinie singularité de tout lieu réel fut perçue, par certains poètes de l'Après-Guerre, comme pouvant mettre en jeu la « référentialité » ou l'« a-référentialité » du langage, Koltès semble surtout y rechercher quelque chose comme les traces de Babel : des signes, des coïncidences, les marques d'un déplacement ou d'un décentrement, autrement dit le point de convergence de plusieurs espaces hétérogènes, nullement mythiques. Lagos comme tête de pont de la première colonisation occidentale en Afrique noire ; Managua comme bord extrême de la civilisation indienne ; voire : Metz comme ville-frontière..."

Anne-Françoise Benhamou : "Les lieux, plus qu'un cadre situationnel, sont avant tout une métaohore des relations humaines."

"Que serait un monde absolument angoissant dans lequel il n'est plus de dehors possible?" (Koltès)


JEAN ECHENOZ
Un an

Victoire, s'éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée puis découvrant Félix mort près d'elle dans leur lit, fit sa valise avant de passer à la banque et de prendre un taxi vers la gare Montparnasse.
Il faisait froid, l'air était pur, toutes les souillures blotties dans les encoignures, assez froid pour élargir les carrefours et paralyser les statues, le taxi déposa Victoire au bout de la rue de l'Arrivée.
Gare Montparnasse, où trois notes grises composent un thermostat, il gèle encore plus fort qu'ailleurs : l'anthracite vernissé des quais, le béton fer brut des hauteurs et le métal perle des rapides pétrifient l'usager dans une ambiance de morgue.


FRANCOIS CHENG
Le dit Tianyi

Au commencement il y eut ce cri dans la nuit. Automne 1930. La Chine avec ses cinq mille ans d'histoire, et moi, avec presque six années de vie sur terre, puisque j'étais né en janvier 1925. Mes parents venaient de m'emmener pour la première fois à la campagne, fuyant la ville de Nanchang écrasée encore de chaleur et toute bruyante de scènes d'exécution capitale. Je me trouvais avec ma petite sœur dan la chambre où notre famille allait dormir, pendant que mes parents s'attardaient, malgré l'heure avancée, dans la chambre voisine pour parler avec la tante qui nous recevait. Nous étions en train de nous amuser avec les objets rustiques disposés à côté de l'unique grand lit lorsque, soudain, un long cri se fit entendre.


VENUS KHOURY-GHATA
La revenante

Les rêves de Laura ne sont qu'un prolongement de ses journées. Elle s'est vue prendre la rue Saint-Antoine, tourner vers la rue de la Roquette qu'elle a traversée d'un pas rapide sous une pluie fine avant de s'arrêter pour reprendre son souffle. Boulevard de Ménilmontant, les réverbères qui éclairent le portail du Père-Lachaise nimbent de leur lumière des tombes noircies par le temps. Les stèles penchées parlent d'abandon. Personne à cette heure matinale dans le cimetière, personne à l'extérieur. Pourtant elle sent un regard sur sa nuque. Elle se retourne. De l'autre côté du boulevard, un homme assis sur un banc ne la quitte pas des yeux. Des cheveux mi-longs, un profil de Christ, des épaules tombantes sous un ample imperméable couleur mastic. Une benne à ordures passe. L'homme a disparu.


AGUSTINA IZQUIERDO
L'amour pur

Qui peut échapper à ce que dit le mot désir ? Ni le vêtement, ni le silence, ni la nuit, ni les fards, ni même les pensées volontaires ne dissimulent tout a fait la honte des fantasmes qui nous affolent. La femme ou l'homme qui implorerait pitié pour son désir implorerait en vain.
Dans la cité de Barcelone, à l'abri des murs, près du cloître de la cathédrale, à deux pas de la porte de Santa Eulalia, vivait un homme à la fois pieux et musicien qui s'appelait le Père Guimerà.


AGUSTINA IZQUIERDO
Un souvenir indécent

Je relevai le visage et lui fis remarquer qu'elle était en train de prononcer un vers qu'aimait citer Didac, qui aimait tellement citer des vers. Elle me regarda.
Elle se pencha vers la table en rotin et elle remplit une nouvelle fois nos tasses à café. Elle prit un sucre. Elle dit que la foudre était toujours prête, la colère toujours enflammée, la solitude toujours sûre, la peur toujours insondable.


JACQUES ABEILLE
Les Mers perdues
Schuiten & Abeille

Avant de quitter le village, le dessinateur a réalisé, à l'opposé de la statue reptilienne, une très belle planche dont le sujet est remarquable. Il s'agit d'un pont immense dont la première arche, tout comme les jours dont sont évidées sa culée et sa première pile, est en arc brisé et la seconde, vertigineuse, est rompue en plein ciel. A son habitude, l'artiste a placé sur l'édifice la silhouette d'un homme qui d'une démarche mesurée et opiniâtre s'avance vers la béance azurée du lointain. A n'en pas douter, cette silhouette qui surmonte le vertige est la mienne.


JEAN-PAUL DOLLE
Danser maintenant

"Le jazz est à la nouveauté du Nouveau Monde ce qu'est la poésie à la philosophie présocratique: l'avant pas encore pensé, le plus haut à penser"

"Écouteurs fascinés, que faire encore, si ce n'est écouter pour entendre le flux du monde, son rythme ? La musique flue, va, vient, enveloppe et se retire. L'essentiel se manifeste en ses accords. Le tiers temps, celui de l'inaccordé, qui se poste en dehors de l'audition, bute sur le rien de l'inessentiel.
Il fut un temps où le savoir des sons rencontrait celui des mesures et des chiffres. De lui s'engendrait le désir et la capacité de s'alimenter à l'harmonie du monde pour le transcrire dans l'alchimie fantasque des passions humaines. Qui était bon musicien était bon pédagogue, c'est-à-dire orateur, homme à la voix d'or qui instituait dans la cité le chiffre élu de la concorde, de l'ambition et du plaisir de la cause commune. A bon entendeur, cité heureuse ; la flûte charmait les serpents et toutes les sales envies reptiles du cœur humain. D'un cosmos un ordre, d'une harmonie une altérité, d'un son un législateur.
Eh bien, le blues résonne comme la nostalgie de l'assonance; noire, cette voix de la communion... Nous autres Européens, nous pouvons exhiber nos opéras ; l'histoire chantée de nos désenchantements."


JEAN-PAUL DOLLE
PHILIPPE JONATHAN
Conversation sur la Chine entre un philosophe et un architecte

Jean-Paul Dollé : Pour reprendre cette question de l'œuvre en architecture, j'ai eu l'occasion de relire il y a très peu de temps l'éloge funèbre fait par Malraux lors des funérailles nationales de Le Corbusier, un très, très beau discours.
Il exalte, à juste titre, l'architecture comme amitié au monde, comme amitié vis-à-vis du monde, dans son sens poétique le plus fondateur du terme: «Habiter en poète», comme le dit Holderlin.
Pour reprendre aussi le vocabulaire de Hannah Arendt, l'architecture comme souci du monde - qu'elle oppose perpétuellement au souci de la vie, caractéristique de la période du libéralisme, pas celui du néolibéralisme économique, mais le libéralisme comme doctrine politique très respectable, qui a eu ses lettres de noblesse.
Or le problème de nos sociétés, me semble-t- il, en Europe et aux Etats-Unis, c'est qu'il y a eu une hypertrophie du souci de la vie - avec un désintérêt croissant du souci du monde - qui prend la forme en ce moment de ce qu'on appelle, à mon avis improprement, l'individualisme. La vie, toute vie est respectable, bien entendu, mais, quand elle n'est pas reliée à un monde, qu'est-ce-qu'elle est? Une vie-survie biologique, une vie de besoin et de désir?


Mais c'est précisément cette modernité, gage et signe pour la pensée démocratique libérale dominante, qui peut faire éclater la crise du régime, en rompant le fragile équilibre sur lequel le régime chinois repose. Mais, si cette possibilité devient réalité, loin de confirmer les analyses présentes du monde occidental sur la nature du régime chinois, de ses tares originelles, à savoir son origine communiste, elle lui interdisant de se réformer même s'il copie la technologie des pays développés démocratiques, elle signera bien plutôt l'entrée de la Chine dans l'ère du nihilisme planétaire. La force du capitalisme financier aura détruit la force de résistance représentée par la pensée chinoise millénaire, sans pour autant apporter aux Chinois une quelconque libération démocratique, mais au contraire en ajoutant aux méfaits d'un totalitarisme vieillissant le désastre programmé d'une destruction - annihilation de toute symbolique. C'est ce qui se joue de capital en ce moment historique. De l'issue de la bataille dépend pour une bonne part le destin de la planète: ouverture vers un possible ou enfermement, pour une durée indéterminée, dans la reproduction indéfinie de la soumission à la violence illimitée de l'essence de la technique et à la dictature des marchés financiers qui plient le monde à leur loi et tentent de briser les subjectivités non encore disciplinarisées, rétives au spectacle des marchandises et insensibles à la jouissance de leur consommation.


Jean-paul Dollé sur Lieux-dits

JEAN-PAUL DOLLE
Véra Sempère

L'air sentait le chou dans les petites rues noires où les maisons sales comme la neige des villes se chevauchaient l'une l'autre.
Schulz gardait le porche de l'ambassade, il l'avait toujours fait et le ferait toujours. Portier de l'ambassade, idée pure de la diplomatie, Schulz ouvrait la porte, fermait la porte. Il était présent et Pierre Dasin s'en trouvait rassuré. Pendant dix ans, Pierre s'était passionnément voulu révolutionnaire professionnel ; dix ans de vie de bravache et d'illusions. Puis plus rien. Il avait décidé alors de survivre dans la diplomatie puisqu'elle incarnait la forme la plus parfaite de la dérision. Il avait une situation, maintenant. Dans son bureau, souvent, il riait tout seul. Surtout au téléphone. Il prenait l'écouteur. Les mots se distordaient, la politique se disloquait, les continents s'affaissaient dans les intrigues de ses petits camarades de la carrière.


PHILIPPE BECK
Garde-manche hypocrite

Sillonnant des virgules de chaux barbelée,
raillé,
je-bœuf muni d'oreilles (quatre) ; moine au volant
qui cambre avec le doigt-prédicat
le bruit sourd, implaqué
de l'autoroute prussienne ;
toutes les quatre secondes.
La route est raillée, discrète
vers la grille.

 


ANDREÏ MAKINE
Le testament français

Encore enfant, je devinais que ce sourire très singulier représentait pour chaque femme une étrange petite victoire. Oui, une éphémère revanche sur les espoirs déçus, sur la grossièreté des hommes, sur la rareté des choses belles et vraies dans ce monde. Si j'avais su le dire, à l'époque, j'aurais appelé cette façon de sourire «féminité»... Mais ma langue était alors trop concrète. Je me contentais d'examiner, dans nos albums de photos, les visages féminins et de retrouver ce reflet de beauté sur certains d'entre eux.


JEAN-PAUL DOLLE
Voie d'accès au plaisir
(La métaphysique)

"Le langage n'exprime pas une pensée sous forme de mots, notions, concepts, il prête forme à la mise en présence. La question n'est pas : quelle présence est pensée par tel mot, tel concept, mais quelle présence s'approche ou s'annonce à nous par le langage. Le langage ne dit pas les choses, il les abrite. Qu'est-ce qui veut se voir sous le langage, qu'est-ce qui du penser veut se faire penser par la pensée ? "

"Ainsi préparé le plat de base peut varier selon la dextérité acquise dans l'usage du couteau.
Celui-ci constitue l'emblème souverain, la marque suprême de l'individualité de chacun, le signe patent de sa place dans la hiérarchie implacable : novice, vétéran ou bien jeune homme ; adroit ou emporté, coq de village ou taciturne, frondeur ou bon gros, sournois ou franc. Cela se voit d'abord à la configuration du couteau ; il faut avoir au moins six lames, deux grandes pour couper, étaler — on disait beurrer — indistinctement beurre ou saindoux, lard, margarine ou confiture. Deux petites lames à l'utilité plutôt décorative, un tire-bouchon et un ouvre-boîtes. Mais les douze lames sont bien plus recherchées, non point que l'instrument devienne plus efficace sauf à couper les branches, effiler les tiges de toutes sortes, arcs à jouer, cannes à pêche, baguettes pour accélérer le trot des chevaux et accessoirement couper le papier des livres illustrés, mais il manifeste avec éclat la supériorité du possesseur qui exhibe son luxe.
De toute façon, six, neuf ou douze lames, l'important est de savoir en jouer, le manipuler correctement. Le croûton bien vertical dans une main, le couteau planté dans l'autre, soutenu entre le pouce et l'index, figé comme une lance, d'un geste lent et ample, découper en fines lamelles concentriques, autant de portions de pain, exactement proportionnelles à la densité d'aliments — saucissons, fromages et autres amuse-gueules — humainement ingur- gitables en une bouchée. Engloutir le tout d'un seul coup, immédiatement après s'enfiler une bonne rasade, un bon « canon ». Déglutir avec force, onction et bruit, relever d'un bref mouvement énergique le menton, se nettoyer les dents avec quelques cure-dents répugnants de saleté, éventuellement roter et laisser tomber d'une voix grave et sentencieuse « c'est toujours ça que les boches n'auront pas ». Cette gymnastique rituelle me fascinait et j'essayais désespérément, non point d'égaler, mais du moins de ne pas faire trop mauvaise figure dans cette communauté de vrais hommes durant cette cérémonie prestigieuse que, dans les villes, on appelle manger. "


MICHEL CHAILLOU
Domestique chez Montaigne

Toux, noir, fond de commode, d'armoire, fond, sac peut-être ? Toux, comme un raclement de sabots tirés hors d'hiver.
Pénombre, s'accoutumer. Une chose bouge, craquements. Le bruit fait le chien, renifle. Quatre pattes d'une table, nuit très haute, attachée à l'œil-de-bœuf. On dirait que l'instant s'épouille.
Flamme, main qui protège, clair d'un visage. Plus rien, noir encore, juron, autre allumette. Homme la cinquantaine incandescente, rides, tignasse, vague chemise, torchon des jambes nues, poils, posture accroupie, assiette, chandelle, pommes, poires à moitié rognées, carpette, nature morte au bas d'un lit, couleur qui brûle, panorama de pieds de chaise.


ANDREI MAKINE
L'amour humain


LILIANE GIRAUDON
La réserve

chroniques

"Et le moi increvable. Morceaux de raisin blanc, la part que je suis en face de ce bruissement des arbres.Si je ferme les yeux, point rouge dans le ciel bouché.

Laisser reposer. Déposer. Je regarde la granade (depuis deux jours sur la table basse noire). Première du jardin de mon père. Voyant bien ce qui viendra. Affaissement de la peau, amertume de ces petites graines humides et qui tachent comme le vin ou la cerise. Tout le reste.

Alors, cette nuit, tout à coup, je me souviens. J'ai mangé un peu de viande hachée dans un bol mais je ne sais plus qui tenait le bol."


VALERIE ROUZEAU
Vrouz

Du vent me danse la tête
Je do do dodeline
Traverse une rue un fleuve
Une mauvaise passe une crise
Rien jamais ni personne
Ne me porte aussi bien
Que l'air assez remué
Qui me remue assez
Me chavire la caboche
La cervelle envolée
D'aptère qui va à pied
Sans gâcher le hasard
Difficile à mirer
D'un seul frisson de flaque.


 

JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
La quadrature du cercle

"les morts
leurs yeux d'avant
le grammage léger de leur voix
qu'en garde-t-on?
l'écriture confuse d'un pinceau peu sûr:
le souvenir
rien moins qu'un nuage
et le jeu des syllabes n'y peut rien

presque

un journal sur la table
une théière blanche
posée
au coin du rectangle "

 

Alors ? quelles conclusions tirer de ces « quadratures » impossibles ? Jean-Christophe Belleveaux n'en tire aucune, tout juste émet-il cette hypothèse : « la poésie serait le chemin qui serpente entre ces incertitudes, un point d'interrogation ». Mais même là, remarquez le bien, beaucoup de doute : « serait», rien n'est moins sûr. Parce que, pas plus qu'il ne joue au grand voyageur Belleveaux ne pose au poète : « le pigment de l'univers/ révélé/au phosphore du poème ? bof ». Mais il en est un, de poète, un vrai, un de ceux qui savent que la poésie « calfate » nos rafiots et nous permet de poursuivre notre cabotage « à l'estime » sur Terre et dans la Vie.
Roger Lahu

 

VALERE NOVARINA
Pendant la matière

DXCVII

Le langage est fugué, procède par fuite, par ouverture sans fin, perspectif et s'en allant, divinatoire et en attente, en échappée, en réminiscence et en pressentiment, se quittant, fuyant d'ici et ouvrant perpétuellement une vue sur une autre"

DC

"La parole parle en fuyant, dans la fugue respirée des mots. Celle qui s'ouvre; celle qui s'en va; celle qui galope.


PATRICK CHAMOISEAU
L'empreinte à Crusoé

... avec mes techniques, mes codes et mes lois, mes imageries et mes principes, je n'avais constitué pendant toutes ces années qu'une pellicule infime sur une épaisseur que je n'avais pas été capable de seulement deviner; ou peut-être l'avais-je trop devinée, ce qui m'avait incité à vivre dans une semblance remplie de décors d'opérette, et de croyances fumeuses dont le socle était vide ;

L'atelier de l'empreinte
En fait c'est la plénitude individuelle qui ouvre aux solidarités les plus larges et les plus neuves. C'est la plénitude individuelle qui ouvre à Relation. L'égoïsme, le non-solidaire, le chacun pour soi, est en réalité une
maladie de l'individuation exacerbée par le capitalisme.


HENRI MICHAUX
façons d'endormi
façons d'éveillé

En rêve, il semble que je n'ai toujours pas appris que je prends de l'âge. Je ne sais pas quel âge j'ai. Aucune référence à ce sujet, et ainsi suis-je ordinairement à mon réveil, sans âge. Toutefois, pas enfant, et plus qu'adolescent. Ce n'est pas plus précis. Il faut que je m'enfonce dans la journée, pour faire les nécessaires rectifications.


Valère Novarina
Le discours des animaux

J'ai vécu pour me venger d'être.
Je recommencerai toujours le monde avec l'idée d'un ennemi derrière moi.
Si on crache toutes ses pensées par terre, d'où vient qu'elles tombent rien qu'en paroles?


FRANCOIS DOSSE
gillesdeleuzefélixguattari
biographie groisée

À quatre mains. L'œuvre de Gilles Deleuze et de Félix Guattari demeure, encore aujourd'hui, une énigme. Qui a écrit ? L'un ou l'autre ? L'un et l'autre ? Comment une construction intellectuelle commune a-t-elle pu se déployer de 1969 à 1991, par-delà des sensibilités si différentes et des styles si contrastés ? Comment ont-ils pu être aussi proches sans jamais se départir d'une distance manifeste dans leur vouvoiement mutuel ? Comment retracer cette aventure unique par sa force propulsive et sa capacité à faire émerger une sorte de « troisième homme », fruit de l'union des deux auteurs ? Il semble difficile de traquer dans leurs écrits ce qui revient à qui. Évoquer un hypothétique « troisième homme » serait sans doute aller un peu vite dans la mesure où, tout au long de leur aventure commune, l'un et l'autre ont su préserver leur identité et poursuivre un parcours singulier.

ECOUTER s ur Univers.fm

Comme le fait remarquer Pierre Montebello, cette " autre métaphysique " a cherché une voie différente à celle empruntée par la phénoménologie, en tournant le dos à l'intentionnalité pour retrouver une relation moins médiée, plus directe entre le mouvement des choses et celui des idées, ce qui doit passer par une provisoire mise en suspens de la conscience. " Imaginer un dépassement de l'homme sur la ligne de crête du cosmos, porter l'humanité à la hauteur du pouvoir immanent qui traverse l'univers. Retrouver l'enroulement créatif de l'être en l'homme pour illuminer et libérer en retour son action et sa créativité au coeur de la nature": telle aura été l'ambition de cette "autre métaphysique".


 

Exposition Gérard de Nerval. Mairie de Paris. 1996

GÉRARD DE NERVAL PHOTOGRAPHIÉ DE TROIS-QUARTS.

Épreuve sur papier salé d'après un négatif sur verre au collodion humide de Félix Tournachon dit Nadar et Adrien Tournachon (1854-1855). 290 X 210 mm. (Collection particulière).

Un passeport, délivré le 14 avril 1854 (Bibliothèque de l'Institut donne ce signalement du poète : « Taille 1,68 m, cheveux châtains, front haut, sourcis (sic) châtains, yeux gris, nez gros, bouche moyenne, barbe châtaigne, menton rond, visage ovale, teint clair ».


HENRI CALET
le tout sur le tout

Chez la charcutière, j'arrivai à temps pour entendre une dame déclarer :
« Noire ou blanche, c'est quand même un être humain. »
Je compris qu'il s'agissait d'une femme de couleur. Nous ne sommes pas racistes.
« Donnez-moi un peu de votre museau de bœuf, ajouta la dame. Il est esseki. »
J'achetai moi aussi du museau de bœuf (cent grammes). Mais je ne sus pas comment la Négresse s'était tuée, ni non plus pour­quoi.
C'est ainsi que le quartier se dépeuple. La dame avait entièrement raison : ce museau de bœuf est esseki.


EUGENE SAVITZKAYA
La traversée de l'Afrique

Ce fut cette nuit-là que mourut le plus jeune d'entre nous, qui voulait devenir mécanicien, qui voulait construire un moulin au bord du fleuve, un moulin en bois d'aubépine, une grande maison aux balcons blancs, une demeure entourée d'acacias, qui voulait s'établir comme meunier ou comme forgeron et vivre seul. Il mourut en parlant de Firmin, de Basile, de Fabrice, de Debora, des autres garçons qu'il avait rencontrés à la fabrique, des autres maisons qu'il avait incendiées, des parfums qu'il avait toujours détestés enfant, de sa mère partie en vélo à travers la campagne, de l'amateur d'oiseaux à qui nous devions rendre visite. Nous savions qu'il aimait Basile.

Ce fut Fabrice et Debora qui partirent l'enterrer dans les bois. Et la jeune fille, avant de le recouvrir de feuilles, lui posa sur la poitrine nue un gros scarabée noir, un de ces grands dévoreurs de mouches.


EUGENE SAVITZKAYA
Cochon farci

Il n'y a pas que le lait
qui guérisse de la vie, antipoison
aléatoire, il y a aussi la glaire, le foutre, la bière,
le chocolat, 69, le mucus, l'amplexion, le lichen,
les larmes, les cygnes et les canards, les fraises et
les cerises, les coings, il y a l'eau, choses immatérielles
et puantes, et bien sûr il y a le bleu de l'air et
son obscurité totale et létale et fœtale et fécale
et fatale et bancale, il y a aussi le
chant d'amour du chat dit domestique,
que l'on ne peut distinguer des cris de haine
ou de chagrin, cette voix plus ancienne
que le ciel dirait-on,
Qu'est-ce qui grandit quand tout a disparu et que rien n'existe ?

 


JACQUES JOSSE
Lauter liebe leute

Fur eine Sekunde durchfuhr die Lust seinen Schädel, seinen Toten einen Cognac zu spendieren, auf den Friedhof zu hasten und sich mit einer Lampe durch die Finsternis zu schlagen.
Um ihn her knackte das Gehölz, die Nacht war kalt, Einsamkeit schlug ihre Flügel. Nur ein unter die Erde gezwängter Schatten schien den Blick dieses Mannes zu beherrschen, der hinkend, die Pulle in der Tasche, die Strafse des Marktfleckens hinab ging.

 

(non, je ne lis pas l'allemand, c'est juste pour le plaisir. FB)


CARLOS RUIZ ZAFON
Le palais de minuit

Calcutta, mai 1916

Peu après minuit, une grosse barque émergea de la brume nocturne qui montait de la surface du Hooghly comme la puanteur d'une malédiction. À l'avant, sous la faible clarté projetée par une chandelle agonisante fixée au mât, on devinait la forme d'un homme enveloppé dans une cape en train de ramer laborieusement vers la rive lointaine. Au-delà, à l'ouest, dans le quartier du Maidan, les contours de Fort William se dressaient sous une couche de nuages de cendre à la lumière d'un suaire infini de lanternes et de foyers qui s'étendait à perte de vue. Calcutta.

 


EUGENE SAVITZKAYA
En vie

Il se fait que, progressivement, il n'y eut plus d'heure dans la maison, chez nous, plus de montre, ni au poignet de ma fiancée ni au mien, plus d'horloge, la dernière, à pile, s'éteignant tout à l'heure, dans l'après-midi de ce jeudi fumeux d'octobre quand l'air avait brusquement suri dans le grand vide du temps. On nous l'avait prédit, compte tenu de la manière dont nous nous étions mis à vivre, ici, dans la maison située rue Chevau-fosse, l'ancien chemin à flanc de colline. Nous nous mîmes à nous fier aux bruits de la ville et à notre propre température.


EUGENE SAVITZKAYA
Exquise Louise

Voilà qu'on apprend le goût des petites robes de tissu léger qu'il faudra reconnaître comme les différents stades de la métamorphose des insectes ailés ou les trois cents figures du vol de l'hirondelle.


JACQUES JOSSE
Retour à Nantes

L'après-midi s'étire et s'apprête à glisser ses heures ternes dans la pénombre d'un soir de bruine. C'est un jour lent, presque ordinaire, un jour sans relief apparent qui s'achève. Le ciel s'affaisse simplement un peu plus que d'habitude, roulant sa grisaille lourde au-dessus des champs, des rivières et des hameaux traversés, comme s'il voulait signaler à ceux qui s'activent à ras de terre l'arrivée d'un novembre fidèle à ses principes de deuil pour tous.


Nantes, je m'y pose à peine, bouge en dedans en ne donnant pas si facilement sa mémoire en pâture à ceux qui aimeraient tant la sonder en profondeur pour susciter l'émoi des écrivains, des peintres, passants, passeurs capables de relier deux ou trois siècles en un clin d'œil. C'est avec ce secret espoir en tête que je déambule ici, glissant de bar en bar et de rue en rue dans l'intention de croiser quelques ombres fragiles. Non pas celle de Julien Gracq que j'essaie, au contraire, d'éviter tant sa force d'attraction agit telle une lumière blanche et aveuglante, prompte à attirer puis à griller les ailes du promeneur attardé devenu insecte aimanté qui sait qu'il ne pourra dévier le cours de sa trajectoire s'il approche de trop près ce feu brûlant. Gracq, pour qui « le cœur de Nantes battra toujours (...) avec les coups de timbre métalliques des vieux tramways jaunes virant devant l'aubette de la place du Commerce, dans le soleil du dimanche matin (...) — jaunet et jeune, et râpeux comme le muscadet », je l'évite donc à regret et par nécessité, conscient que je ne manquerais pas de le fréquenter à nouveau, avec assiduité, dès mon retour.


EUGENE SAVITZKAYA
Marin mon coeur

Quand a-t-il goûté la terre pour la première fois ? Quelqu'un pourrait-il me le dire ? Sans la moindre grimace, il mit de la terre crue sur sa langue et la mastiqua longuement, toute salée et noire qu'elle était, la réduisit en boue, en fit fondre les cristaux sans que rien ne crisse ni ne crie, car en ce temps-là de dents n'avait point, pas plus que de rancune ni le moindre écœurement. Le jour était blanc, le ciel avait sa blancheur coutumière et la terre, la terre avait la noirceur voulue. Et il reçut son nom. Son nom lui fut donné. Il fut nommé Marin.


ALBERT COSSERY
Les fainéants dans la vallée fertile

L'enfant chargea sa fronde et, l'haleine suspendue, visa longuement. Puis il tira, la tête rejetée en arrière, la bouche ouverte, tout le visage rayonnant d' une excitation étrange. La pierre partit d' un trait en sifflant, se perdit dans les branches du sycomore. Alors tous les oiseaux s envolèrent en même temps, avec de petits cris d'effroi. C'était un coup raté.


ALAIN JEGOU
Totems d'ailleurs

"nostalgie bleue
l'inaccessible de soi
qui craque après la grève
la mouille encore
fictive de jusant
charrie ton corps-galet"

"Une aube qui nous doit tout
pour un regard embué
tendre matin frileux dans la carence des mots
le silence colorié par rafales
passionne d'un autre exil"

"mémoriser l'instant
qui nous grenaille le coeur
et ne plus dire qu'ailleurs
ses espaces fortuits."



"Alain Jégou aime tracer sa route à l'écart, seul et libre de dire (faire) ce qu'il veut comme il l'entend. Ses Totems d'ailleurs en constituent bien sûr une (é)preuve de plus. Autre chapitre à verser au livre ouvert d'un poète qui poinçonne l'horizon avec son âme en vadrouille. Il n'a pas peur, lui qui alpague l'écume pour blanchir les ténèbres. Il tire la langue au destin. Il ébrèche sa bière en allumant un feu de lande sur le zinc. Il vide, cul sec, une Gold à la renverse avant de se lever pour aller tirer le bois de L'Ikaria (c'est ainsi que se nomme son chalutier) entre les pierres rétives qui marquent la sortie des ports de Lorient ou de Doëlan. Il gagne ensuite la haute mer. Voit la nuit qui musarde du côté du phare de Pen Men. Cisèle juste l'image. Un morceau de poème, une syntaxe de flotte." Jacques Josse


STIG DAGERMAN
L'île des condamnés

Supposons du genièvre dans un peu d eau glacée puisée à un ruisseau de montagne, quelques jeunes feuilles d'yeuse légèrement mastiquées, une pointe de cardamome grillée imbibée d'acide gallique, le tout avalé d'un trait au petit matin, quand la porte de la voiture se referme en claquant sur le dernier rire — pourquoi pas.
La main de Lucas Egmont glissa dans son sommeil et ses doigts s'attardèrent sur la surface rugueuse du sable brillant de sel. Caressait-elle une joue ? Soudain un long ver blanc, strié d une multitude d'anneaux noirs filiformes, sembla se détacher de la houle indolente et se faufila avec une vivacité stupéfiante jusqu'au haut du rivage en pente douce. Existait- il vraiment ou n'était-il qu'une vision de son angoisse ?
Lucas Egmont était étendu à plat ventre, sa jambe indemne plaquée au sol dans une position d'abandon — mais l'abandon n'était qu'apparent, car peu après le coucher du soleil, le sable dégageait un froid agressif, qui lentement enserrait les membres dans une sorte d' étau de plus en plus impitoyable et immuable, à mesure que l'île tombait dans la nuit.


NICOLAS BOUVIER
Chronique japonaise

"Le voyageur est une source continuelle de perplexités. Sa place est partout et nulle part. Il vit d'instants volés, de reflets, de menus présents, d'aubaines et de miettes. Voici ces miettes."


ALAIN JEGOU
Numa Naha

mémoriser l'empreinte
du courage sur le visage
de la mort pâle
retrouver l'instinctive fluidité
de l'âme réconciliée
avec son univers primaire
libre de toute contrainte
des craintes inoculées
et de pensées cupides
laisser chanter l'Indien
et pénétrer les vents
en nos dévergonderies
et décryptages d'esprit



En guise d'épilogue

le coeur un jour
sanglé
comme les nuages rouges
emprisonnés
dand les paumes
de la mort au visage pâle


ALAIN JEGOU
Passe Ouest

suivi de
IKARIA LO 686070

Marée haute. Marée basse. Courant de flot. Courant de jusant. Les filets taillent la route dans la folie fugueuse du flux exaspérant. Descendent roides, se tendent à s'en péter la toile et les torons. Dérivent au gré du fil furieux avant de sombrer, boules par-dessus plombs, ou de rouler comme des tortillons, dans le profond hostile, ingrat et turbulent.


ALAIN JEGOU
Ne laisse pas la mer t'avaler

Yann Le Flanchec avait signé son premier embarquement en octobre 1976, le 7 octobre précisément, son fascicule l'attestait. En quête d'un embarquement à la pêche et après avoir traîné vainement ses guêtres dans le port de Lorient- Keroman, il avait décidé de poursuivre ses recherches dans le Finistère sud.
Passé la rivière Laïta, il fit halte dans le petit port de Doëlan où il rencontra, par un heureux hasard, le patron du Skrilh- Mor, un caseyeur de 13 mètres de long, qui avait débarqué un de ses matelots la semaine précédente. L'homme, lassé par le métier de casiers avait préféré retourner au chalut sur une pinasse de Concarneau. Yann tombait au bon moment et regagna son quartier de Lorient avec une promesse d'embarquement dûment remplie et signée par son nouveau patron.


ALAIN BADIOU
Sarkosy pire que prévu

Ce mélange de peur, de goût de l'ordre, de désir éperdu de garder ce qu'on a et de confiance aveugle en la coalition des aventuriers de passage et des vieux chevaux de retour de la droite extrême, c'est cela que j'ai nommé le « pétainisme transcendantal », et c'est bien ce qui a assuré l'élection de Sarkozy.
Ceux qui prennent le pouvoir dans ces conditions subjectives doivent, qu'ils le veuillent ou non, suivre un chemin de radicalisation réactionnaire. Ils ne peuvent en effet tenir aucune des promesses que leur désir ardent de s'installer dans l'État et de le monopoliser au profit de leur clique les a contraints à prodiguer. En fait d'ordre, de retour aux vieilles valeurs, de travail acharné, de fin des gaspillages, de sécurité renforcée, d'autorité des vieux sur les jeunes, d'écoles sages comme des images, de corps constitués protégés, honorés et bien payés, bref de tout ce qui plaît aux consciences infectées par le pétainisme transcendantal, on va avoir le constant désordre des actions incohérentes et vaines, le bling-bling des vies privées tapageuses et de la corruption omniprésente, l'anarchie des dépenses et des déficits, le développement du chômage comme d'un cancer inguérissable, la violence partout, et d'abord la policière, des insurrections nihilistes de la jeunesse, un désastre scolaire généralisé, les corps de l'État décimés et méprisés, même la magistrature, même les gendarmes, et tout le reste à l'avenant.

Pour dissimuler cette sorte de pillage politique de l'État, Sarkozy et sa clique ne peuvent que puiser leur rhétorique dans l'arsenal disponible du pétainisme proprement dit : mettre tout ça sur le dos des « étrangers » ou présumés tels, des gens d'une civilisation « inférieure », des intellectuels « coupés des réalités », des malades mentaux, des récidivistes, des enfants génétiquement délinquants, des nomades et du laxisme des parents dans les familles pauvres. D'où une succession inimaginable de lois scélérates concernant toutes les catégories exposées et appauvries, des ouvriers étrangers aux psychotiques à l'abandon, des prisonniers aux chômeurs de longue durée, des enfants mineurs dont la famille est sans ossature aux vieux des hospices. On aura aussi droit au développement infâme des thèmes identitaires (les « vrais » Français, l'identité chrétienne de l'Europe, les gens « normaux »...), aux traditionnelles invectives contre les intellectuels qui répandent des savoirs inutiles. On aura bien entendu une surveillance assidue des journaux et de la télévision, progressivement muselés et corrompus, de façon à ce qu'aucun des méfaits du pouvoir ne puisse jamais être mis sur la place publique et jugé pour ce qu'il est. On aura à l'extérieur, pour dissimuler la vassalité atlantique restaurée - ainsi de notre absurde présence dans la guerre américaine en Afghanistan -, quelques coups de menton, parfois ridicules, comme la « médiation » de Sarkozy entre les Russes et les Géorgiens, parfois scandaleux, comme l'installation en Libye, à coups de bombardements, du règne des bandes armées sous le couvert de quoi les puissances se redistribuent la manne pétrolière.
Tout cela dessine une configuration qui, très clairement, déporte la droite classique française, libérée par l'élection de Sarkozy des ultimes résidus du gaullisme, vers une sorte de mélange extrémiste entre l'appropriation de l'Etat par une camarilla politique directement liée aux puissances d'argent et au gotha planétaire et une propagande archi-réactionnaire dont le centre de gravité est une xénophobie racialiste.


EDGAR HILSENRATH
Nuit

L'homme était entré sans bruit... comme s'il avait eu peur de réveiller les morts. La pièce était plongée dans la pénombre. Peu à peu ses yeux s'accoutumèrent et les contours de la longue estrade faisant office de couchette devinrent plus nets.
Ils étaient couchés là. La plupart étaient morts du typhus pendant la semaine ; quelques-uns respiraient encore, mais ils n'avaient plus la force de bouger. Dans un coin tout au fond, juste sous la fenêtre sans vitre, une seule place était vide : la sienne.
Il tritura nerveusement sa veste un long moment, là où était fixée l'étoile jaune. Jaune crasseux. L'étoile s'était un peu défaite, il la raccrocha solidement.


ALFREDO PITA
Le Chasseur absent

Au-delà du ronflement des réacteurs, une silencieuse obscurité enveloppait cette partie de la planète, contaminant tout avec le vent paisible de la grande nuit universelle. Et le Pérou, l'énorme, le sombre, le misérable, le joyeux et violent Pérou qu'il avait quitté depuis déjà si longtemps était là, dessous, endormi et, en même temps, crépitant encore comme un immense bûcher qui s'éteint. Il se sentait solitaire et à son aise, assis là, aux limites de l'espace et du monde. Il était dans les airs, en suspens, non seulement par rapport à sa patrie, à sa terre, mais aussi par rapport à sa vie. Une grande paix enveloppait tout, mais il savait que ce n'était qu'une sensation fugace, aussi la savoura-t-il un instant.


ABDELLATIF LAÂBI
Le soleil se meurt

Mais il faudra
une immense écoute
des yeux, de la langue
de la matrice
des sexes incandescents
Que les enfants se réveillent
de leur naïve hibernation
Que les femmes reviennent
de leur double exil
Que les mâles se mettent enfin
en quête de leur identité
Il faudra qu'une soif inconnue
nous tenaille
Il nous faudra une nudité
que même la peau ne pourrait travestir


Quelquefois
le vide s'imagine
dans une couleur sans musique...


ABDELLATIF LAÂBI
Le fond de la jarre

J'étais à Fès quand la chute du mur de Berlin fut annoncée. Ce matin, la famille était réunie chez mon père, et la télévision déjà allumée. Pourtant, personne autour de moi ne s'intéressait aux images historiques qui défilaient sur l'écran.
Si les Européens ont la manie de la musique de fond, les Marocains ont inventé, eux, l'image de fond, sans lésiner pour autant sur les décibels d'accompagnement. La cacophonie semble être chez nous un des éléments constitutifs de la joie des retrouvailles.


JEAN-PAUL DOLLE
La joie des barricades

"La démocratie, qui revendique la liberté comme le droit fondamental, peut aboutir paradoxalement au refus de la politique, si les pratiques et les institutions que cette politique met en œuvre bafouent la volonté du peuple d'exister d'abord comme sujet digne à ses yeux et aux yeux des autres. Si le jeu politique détruit ce sentiment de dignité que l'on se doit à soi-même et que les autres vous doivent, la politique, c'est-à-dire selon Hannah Arendt ce que les hommes donnent à voir quand ils décident d'agir en commun, se transforme au mieux en simulacre grotesque, au pire en tyrannie. Il n'est alors nullement « irrationnel » que des citoyens libres décident de se retirer de ce jeu dégradant et de confier pour un certain temps, à quelqu'un digne de respect, la tâche de refonder la Loi fondamentale, celle-là même qui permet l'existence du politique dans sa fonction symbolique de producteur de lien entre les hommes."


"La démocratie n'est pas une procédure mais une pratique, un exercice effectif de liberté, un arrachement à la servitude. Prendre la parole c'est prendre la rue, occuper son lieu, reprendre possession de soi-même, après avoir expulsé, exproprié les accapareurs de discours et de lieux. La fête démocratique se célèbre une fois la victoire assurée."

"C'est bien ce que craignent au plus haut point les vainqueurs de Juin (68) : que vienne de nouveau à exister un espace public, c'est-à-dire une circulation et un partage de paroles qui incitent à des actions communes en vue de promouvoir un bien commun, autrement dit un espace politique.
En effet la politique, depuis que la langue grecque en a inventé le mot et la chose, est indissociablement invention d'un langage et construction d'un lieu qui rendent possible que des hommes vivent ensemble. Ce lieu et ce langage - ce lieu-langage - ne furent jamais plus présents qu'en Mai.

 


ABDELLATIF LAÂBI
Poèmes périssables

J'ai cru par l'esprit
me libérer de mes prisons
Mais l'esprit lui-même
est une prison
J'ai essayé d'en repousser les parois
J'essaie toujours


ABDELLATIF LAÂBI
Un continent humain

Entretiens avec Lionel Bourg, Monique Fischer

-Lionel Bourg : Quelle est cette beauté qui, chez vous, n'apparaît simple et limpide qu'en assumant un trouble parfois insoupçonné ?

Ce n'est pas au poète que vous êtes que j'apprendrai que toute lisibilité n'est qu'en apparence et que le lecteur qui en « redemande » se fait piéger au bout du compte. Il passe à côté de l'essentiel s'il soumet ce qui s'énonce dans la poésie aux schémas de l'hermétisme et de la transparence. Et quand il se met à juger à partir de ces schémas, le mieux à faire c'est de lui conseiller d'autres lectures. N'importe quel art exige de son « amoureux » une véracité des dispositions et des sentiments. L'amour de la poésie n'est pas de tout repos. Sans décourager la « simple lecture » qui exprime une forme louable de curiosité, le respect qu'on doit au lecteur impose de ne pas lui cacher la difficulté de l'entreprise et de l'inviter au partage d'une aventure qui sans lui, d'ailleurs, n'aurait pas beaucoup de sens. Mais de cette aventure, sachons lui parler à cœur ouvert, sans prétention : nous ne maîtrisons pas tout, certaines de nos paroles nous « échappent », d'autres que nous croyions « préméditées » offrent après coup un mystère qui ne nous était pas apparu au départ. Plus que cela, il nous arrive de nous « contredire » et nos propos, le plus souvent, « dépassent notre pensée » ... [...] Chaque lecture deviendra un acte unique relié au désir, aux besoins, aux questionnements, à la créativité de chacun.


Pour moi, l'oralité ne se limite pas à un mode de transmission. Elle est aussi un mode de fonctionnement de la poésie. Elle est ce souffle qui agite et traverse le corps tout entier avant d'emprunter la bouche pour devenir parole. Je crois que c'est la restitution de ce cheminement intérieur, mettant à contribution nos organes, conjuguant nos facultés, qui fait de la trans­mission orale (la lecture publique) un événement-avènement irremplaçable, un moment de partage dont la magie n'est plus à démontrer. La lecture en présence charnelle du poète rend bien compte des phénomènes d'ordre vital qui se passent au cours de l'écriture. En forçant un peu l'image, je dirai que c'est de l'écriture en direct.


MOHAMED LEFTAH
Le dernier combat du Captain Ni'Mat

"Le captain Ni'mat, réserviste de l'armée égyptienne vaincue par les Israéliens en 1967, se retrouve vieillissant et désœuvré à passer ses journées dans un luxueux club privé du Caire avec d'anciens compagnons.
Une nuit, le captain Ni'mat fait un rêve magnifique et glaçant : il voit la beauté à l'état pur sous la forme de son jeune domestique nubien. Éveillé par ces images fulgurantes, il se glisse jusqu'à la cabane où dort celui-ci. La vision de son corps nu trouble si profondément le captain Ni'mat que son existence monotone en est brusquement bouleversée. Il découvre, en cachette de son épouse, l'amour physique avec le jeune homme ; cette passion interdite dans un pays où sévit chaque jour davantage l'intégrisme religieux va le conduire au sommet du bonheur et à la déchéance."


LANSYER
Le maître du Luminisme


MIQUEL BARCELO

Il faut peindre le dos au vent sinon on a les yeux pleins de sable


ROBERTO BOLANO

Un petit roman lumpen

trois

À présent je suis une mère et aussi une femme mariée, mais il n'y a pas longtemps j'ai été une délinquante. Mon frère et moi on s'était retrouvés orphelins. D'une certaine manière, ça justifiait tout. On n'avait personne. Et tout était arrivé du jour au lendemain.
Nos parents sont morts dans un accident de voiture, au cours des premières vacances qu'ils ont prises seuls, sur une route pas loin de Naples, je crois, ou sur une autre horrible route du Sud. Notre voiture était une Fiat jaune, d'occasion, mais qui avait l'air neuve. Il n'en était resté qu'un tas de ferraille grise. Lorsque je l'ai vue, dans la casse de la police où il y avait d'autres voitures accidentées, j'ai demandé à mon frère de quelle couleur elle était.
— Elle n'était pas jaune ?
Mon frère m'a dit que oui, bien sûr qu'elle était jaune, mais c'était avant. Avant l'accident.


ABDELLATIF LAÂBI
Zone de turbulences

La matière :
la même quantité de sang
moins fougueux mais plus dense
Ce qui peut être tranché de la chair
sans affecter l'élocution
et la marche
Le noyau dur des rêves
trempés dans l'acide
par l'ennemi héréditaire de l'espèce
Le cri des enterrés vivants
de la prochaine sale guerre
L'exquis des brûlures
qu'échangeront toujours les amants
Le message codé des étoiles
des pierres vives
des animaux savants
Les bras qui se joignent
pour soulever le fardeau des peines
grandes ou petites
Le rire païen des enfants
et la langue universelle
pour rendre compte honnêtement
de ce qui précède


JORGE LUIS BORGES
histoire universelle de l'infâmie
histoire de l'éternité

Le Mississipi est un fleuve aux larges épaules. C'est le frère sombre et immense du Parana, de l'Uruguay, de l'Amazone et de l'Orénoque. C'est un fleuve aux eaux mulâtres. Plus de 400 millions de tonnes de boue insultent annuellement le golfe du Mexique où il les déverse. Une telle masse de résidus anciens et vénérables a formé un delta où les gigantesques cyprès des marais vivent des dépouilles d'un continent en perpétuelle dissolution, où les labyrintes de boue, de poissons morts et de joncs reculent les frontières et assurent la paix de ce fétide empire.

 


ORHAN PAMUK
Le château blanc

Nous allions de Venise à Naples quand les navires turcs nous barrèrent la route. Notre convoi ne comprenait que trois bateaux en tout et pour tout, alors que les galères qui surgissaient de la brume se succédaient sans fin. La peur et l'affolement s'emparèrent aussitôt de notre bateau ; nos galériens, turcs ou maghrébins pour la plupart, poussaient des clameurs de joie, ce qui ébranla encore plus notre moral. Comme les deux autres, notre voilier mit le cap vers l'ouest, vers la côte, mais il ne put faire preuve d'autant de célérité que les autres. Craignant des représailles au cas où il se ferait capturer, notre capitaine ne se décidait pas à ordonner de fouetter violemment les galériens. Par la suite, il m'arriva souvent de me dire que la couardise de cet homme avait changé toute ma vie.


GUILLERMO ARRIAGA
L'Escadron Guillotine

Des nombreuses batailles que livra la Division du Nord, celle de Torreon fut l'une des plus furieuses et meurtrières. Après la chute de la ville, le général Francisco Villa décida d'établir son campement dans la plaine avoisinante, à l'abri d'un massif de saules dont les ombres protégeraient les guérilleros d'un soleil impitoyable. Tous les jours, une foule de marchands venaient y proposer leurs produits. Les camelots pullulaient parmi la troupe, si bien que le spectacle donnait moins l'impression d'un camp militaire que d'un marché dominical.

 


BERNARD NOËL
Un livre de fables

tant d'organes et chez tous
ce commencement intérieur
où déjà s'est perdue l'origine
mais au bout de chacun
le sens la peau le monde
un sens particulier pareil
à la couleur qui fait
vibrer la surface des choses
et s'y nuance à chaque fois
pas d'autre langue ici
que la sensation immédiate
sa diffusion dehors dedans
vers quelque laboratoire central
un lieu qui n'est pas organique
mais organisateur d'actions
celles que le vieux philosophe
décrivait comme un vent très subtil
soufflant le long des nerfs
tant d'organes et en chacun
est-ce une mémoire ou bien
cet esprit machinal qu'émeut
le moindre frôlement de ses rouages...


ISMAIL KADARE
Le Palais des rêves

C'était une matinée humide. Il tombait une petite pluie mêlée de neige. Les immeubles massifs qui considéraient de haut l'animation de la rue avec leurs lourds portails et leurs vantaux encore clos, semblaient ajouter à la grisaille de ce début de journée.
Mark-Alem endossa son manteau, attachant jusqu'au dernier bouton qui le serrait au cou ; il porta son regard vers les réverbères en fer forgé autour desquels voltigeaient, clairsemés, les fins flocons, et sentit un frisson lui parcourir l'échine.


ROBERT RAPILLY
El Ferrocarril de Santa Fives

"Fermer le livre en se promettant d'en acheter des exemplaires pour offrir" (Préface: Jacques Jouet)

"L'environnement des gares cristallise par fragments le monde entier. L'atmosphère s'y incurve comme au foyer d'une lunette, déformante mais exhaustive. La rumeur planétaire s'insinue parmi la vapeur et l'acier furieux. Chaque gare est unique, et Santa Fe ne fait exception. Son périmètre enveloppe, un salon de thé, le local des manœuvres, des hangars et bureaux, un commissariat de police, les logements de toutes sortes de gens, des comptoirs, une école, une poste, une ferme consacrée à l'élevage extensif, une tannerie, un verger. Manuel a toujours goûté aux transitions sensibles."

"Avec le deuil et l'effroi et la bise sournoise et le gel volontaire et, plein milieu du morne cœur, la vie qui cesse de bondir au-delà de la vie ; avec ses lèvres frôlant terre puis sable puis onde puis souvenirs d'une main abandonnée qui s'adosse et s'abandonne sur la paume d'une autre main : tout invite à mémorisation grise."


GILLES CLEMENT
Thomas et le Voyageur

Je vous écris d'un pays très ancien, c'est une île, un fragment de continent en dérive, il porte en lui l'avantage du temps et ses impertinences : la douceur et l'invention de l'érosion ; le vent du Sud le brosse sans arrêt, il entretient à grande vitesse les vagues de lumière et de pluie, les forêts, les herbes et tous leurs habitants ; c'est un travail millénaire, un étonnement, un commencement du monde.

La page Gilles Clément sur Lieux-dits


JEAN DAIVE
Les Axes de la terre

"Soudain l'orage
indique musicalement
l'idée de la mémoire dans l'aorte.

Le ciel frappé de stupeur
prend des sonorités verticales.

C'est la trajectoire de l'éclair
qui donne au soleil
plus de vitesse que de clarté.

Je mesure ce qui meurt là-bas.
Nous sommes visibles."


"...Il faut marcher
dans la lumière
et attendre
que nos rêves de voies lactées
effacent nos névroses."


P.O.L (réédition 2010)

 

BERNARD NOEL
Les Plumes d'Eros

"Pourquoi ce texte - mais il s'agit moins d'un texte que d'une confidence - , pourquoi lui en ouverture de ce livre? C'est que, libéré de la foi par l'excès dans lequel un jour elle me projeta, il m'est resté de cette expérience l'appétit de situations excessives. l'erreur serait de mettre du tapage dans ce qualificatif alors qu'il n'atteint pour moi son plein effet que dans la discrétion et l'intimité. Pas d'alcool, pas de drogue, rien qu'un élan entretenu avec assez d'obstination pour qu'il exténue sa propre fatigue et se développe jusqu'au bout. Quel bout? Cette limite ne se mesure pas : elle s'observe à force de répétitions bien qu'aucune ne puisse donner l'assurance d'être le point ultime." (Un jour de grâce)

"Je ne veux pas savoir quelle ombre gèle au pied des chênes quand la lune est pensive." (Une messe blanche)


"la voix bâtit de l'air
un tissu de coups d'aile
tissant les choses dites

la bouche a devant elle
un vide si profond
l'infini sur les lèvres

et je cherche l'inverse
peau et sang veine et glande
un contre-ciel de viande

le cerveau fait l'amour
à la réalité
cette viande est leur lit

mais la grandeur du monde
a créé notre tête
par désir d'un miroi"

(La moitié du geste)


"Les mots s'en vont dans ton souffle et ton souffle dans le courant venu par l'ouverture. Est-ce bien le bruit d'une main qui glisse sur de la peau ou le seul frottement des mots sur l'air? Rien n'a besoin d'être su. La certitude est immobile est mointaine. La vie est son jouet cassé. " (Les choses faites)

"La domination du monde et le pouvoir durable sont promis au bourgeois parcequ'il a compris que vider les choses de leur sens vaut mieux que d'en imposer le respect par la force, d'autant que les choses vides sont les plus vendables." (Les Plumes d'Eros)

"Pourquoi la facilité plutôt que l'effort d'attention qui décuplera le plaisir, celui de l'amour, celui aussi bien de la pensée. Il y a d'ailleurs entre ces deux plaisirs un croisement dont l'expression est l'érotisme. Et n est-il pas significatif que le développement de cette expérience intérieure-là augmente notre résistance aux divers détournements, falsifications et occupations de notre espace mental? L'érotisme comme entraînement à la résistance politique : cela remonte aux Libertins, qui n'en furent sans doute pas les inventeurs..." (Les Plumes d'Eros)


JACQUES JOSSE
Terminus Rennes

Parfois des sirènes hurlent et ébrèchent le roulis lancinant du dehors. Je les entends à peine. Elles marquent le passage des ambulances. Celles des pompiers ou du SAMU 35. Qui glissent en douceur en faisant clignoter leur gyrophare dans la bruine avec à l'arrière les inanimés des terres noires. J'imagine, allongés sur les civières, des braconniers surpris, les mains serrées dans des pinces de ferraille, des pendus tombés de branches mortes ou des colosses victimes d'un cheval fou... Elles filent vers l'hôpital en frôlant les pylônes du carrefour Alma et les bordures de trottoirs d'une avenue trop large où les derniers piétons tanguent, entre la station de métro et les arbres d'en face.
Tous espèrent, à cette heure avancée de la nuit, rejoindre leur domicile sans heurt. Je les croise de temps à autre. Revenant de rendez-vous tardifs au centre-ville ou aux abords du stade, ou près de quelque entrepôt désaffecté gardé par des chiens qui hurlent, bavent et sautent contre de hauts grillages, j'évite de capter leurs yeux trop allumés, préférant laisser les reflets colorés de leurs brusques embardées disparaître dans la torpeur nocturne.


MARCO ERCOLANI
LUCETTA FRISA
j'entends des voix

Traduction Sylvie Durbec

Je n'existe pas quand je suis en proie au délire. Je n'existe pas non plus quand je ne suis pas en proie au délire : je reste au lit, je regarde la télé, et c'est tout. Je viens vous voir, docteur, parce que ça stagne. Tout se répète, le temps s'est arrêté. Oui, bien sûr, j'ai conservé mes rituels comme par exemple laisser la cigarette s'éteindre toute seule, en suivant le rythme de la nature, et ne pas l'écraser cruellement dans le cendrier. Petites cérémonies innocentes. Je dois faire attention. Très attention. Vous voyez, docteur, quand je vais bien, vous me faites interner, quand je vais mal, vous me dites de poursuivre le traitement, parce que selon vous je suis sur la bonne voie. Ça ne vous semble pas contradictoire ?


MARCO ERCOLANI
LUCETTA FRISA
âmes inquiètes

Traduction Sylvie Durbec


— La peau des choses a une écorce légère, elle s'ouvre sous la pression infime d'un doigt, presque sans bruit ; ou alors exhale un son bref, si bref qu'on l'entend à peine. Pourtant chaque chose a sa note exacte : du nylon déchiré j'ai entendu, une fois, un fa aigu, de la pierre en éclats, un do mineur superbe. Les choses parlent, toujours, il suffit de les écouter.


ODYSSEUS ELYTIS
Temps enchaîné et temps délié

1917

Enveloppé dans des couvertures, je sens qu'on me soulève et qu'on me descend par un vieil escalier en bois. Il y a beaucoup de femmes qui tiennent des bougies allumées, et ma mère est là qui avance en premier, une lampe à pétrole à la main. Les marches sont rongées, de temps en temps la grosse femme qui me tient trébuche, je suis le mouvement de nos ombres sur le mur. J'ai peur, mais en même temps je sens quelque chose qui m'attire.


ALEJO CARPENTIER
Le partage des eaux

De l'asphalte des rues s'élevait une chaleur bleutée d'essence, traversée par des relents chimiques, qui stagnait dans des cours sentant le détritus, où un chien haletant s'étirait comme un lapin écorché, pour trouver des filons de fraîcheur dans la tiédeur du pavé.


EDITH AZAM
qui journal fait voyage


Je ne veux pas exister
Je ne peux pas exister
Je n'existe :
absolument pas

Je n'existe pas
c'est l'espace
Je n'existe pas
c'est la voix
Votre regard m'invente un corps
c'est votre regard qui m'existe

Je n'existe pas sauf :
dans la rencontre
Elle ne dépend pas que de moi
et ce n'est pas moi alors
mais la rencontre

C'est l'espace qui vibre à ma place
Les yeux créent le mouvement :
Mais je n'existe pas
ne peux et ne veux pas
J'admets ma révolte
ma désespérance
mais ne veux exister :
que ma disparition -


JACQUES RANCIERE
La leçon d'Althusser
1974, 2012

Les extravagances d'un temps ne sont jamais que des variations sur ce que ce temps rend pensable, sur le sens du possible que ses énergies produisent. Et le jugement de nos sages sur les folies d'hier montre surtout dans quelles étroites limites ils ont su, pour leur part, borner le champ du pensable. Ce qui vaut aujourd'hui comme raison n'est guère plus que la servilité à l'égard de ce que l'ordre des dominants impose comme réalité et exige comme croyance.

[...]

Mais je n'ai pas varié sur le principe qui guidait mes solidarités et mes hostilités d'alors, à savoir l'idée que la présupposition d'une capacité commune à tous peut seule fonder à la fois la puissance de la pensée et la dynamique de l'émancipation. Aussi n'ai-je pas trop d'inquiétude à voir mes pensées et paroles combattantes d'il y a quarante ans rencontrer le présent. Dans leur lexique d'hier, elles me semblent plus contemporaines des aspirations et des combats de ceux qui aujourd'hui occupent les rues pour contester le règne mondial de l'injustice que ne l'est l'honnête réalisme d'une pensée de gauche qui a assurément renoncé à demander l'impossible et semble même effrayée à la seule idée de demander le possible.


MICHEL DEGUY
N'était le coeur

N'était le cœur nous serions sourds
En vie sans doute mais comme les méduses
ou les vipères dérivées
N'était le cœur nous serions sans monde

Le cœur chronique qui nous scande
le cœur constant qui nous suspend
nous arrachant à l'autisme animal lové
Le cœur qui revire nos yeux à l'extase
et nous alerte vers le dehors

N'était le cœur nous serions sourds
Entends mon cœur entends la douce vie qui marche


JEAN-CLAUDE LEROY
Procès de carence

on vient tester la qualité des courants d'air
sans jamais prévenir le quinconce des
regards


PAOL YANN KERMARC'HEG
La Galerne

La Galerne sent la mer
La Galerne sent le sel

La Galerne sent le sang qui bat

Aux veines des charrues
Aux veines bleues des algues

Et dans les plis des peaux qu'on sèche


KRISTIAN KEGINER
Un dépaysement

Plus que silence et rien, la nuit vient, c'est pareil.
Ces arbres d'êtres verts ne sont que transparence


EDITH LE GRUIEC
Fry melen

"Il n'y aurait que l'eau du bief qui puisse aider Adélaide à retrouver l'odeur du mimosa."


Editions Approches

JACQUES JOSSE
Gwin Zegal

le lieu, nommé gwin-zégal, qui s'étire des premiers lacets du sentier abrupt descendant droit vers la mer jusqu'à la brève avancée de sable ouvrant sur les vasières et les rangées de pieux noirs ou verts, doit sans doute son étrange appellation à ce qui poussait jadis là-haut, entre Beg Hastel et l'anse Cochat, sur les dernières terres arables, protégées d'un trop plein de vent par une série de murets et de talus, à ce froment - gwinizh - et à ce seigle - zégal - le premier destiné aux hommes et le second aux chevaux, les uns et les autres survivant côte à côte, tous accrochés au sol, mêlant leurs sabots, leurs souffles rauques, leur sang, leur sueur, leur force, leur fatigue pour tenter de racler, à flanc de roche, ces minuscules parcelles arrachées à 1a lande, retournées, fumées, ensemencées, choyées, colorées puis peu à peu abandonnées, les tracteurs au cul trop lourd ne pouvant pas s'y risquer, offertes en un éclair aux bras tordus des vieux buis, des arbustes et des quelques pins parasols qui veillent, sans savoir, sur des reliques couvertes de rouille, restes de herses, rouleaux, faucheuses et faneuses visibles en saison creuse,

Livre peint par Claude Arnaud



EDITH AZAM
L'anneau
MAGALI LATIL

Ce qui arrive tout simplement
et que je vis en certitude
il m'aimera celui que j'aime
d'abord de dos:
dans mon dos nu...

 

Editions Approches



ALAIN BADIOU
La République de Platon

Cela a duré six ans.
Mais pourquoi ? Pourquoi ce travail presque maniaque à partir de Platon ? C'est que c'est de lui que nous avons prioritairement besoin aujourd'hui, pour une raison précise : il a donné l'envoi à la conviction que nous gouverner dans le monde suppose que quelque accès à l'absolu nous soit ouvert. Non parce qu'un Dieu vérace nous surplombe (Descartes), ni parce que nous sommes nous-mêmes des figures historiales du devenir-sujet de cet Absolu (Hegel comme Heidegger), mais parce que le sensible qui nous tisse participe, au-delà de la corporéité individuelle et de la rhétorique collective, de la construction des vérités éternelles.
Ce motif de la participation, dont on sait qu'il fait énigme, nous permet d'aller au-delà des contraintes de ce que j'ai nommé le « matérialisme démocratique ». Soit l'affirmation qu'il n'existe que des individus et des communautés, avec, entre elles, la négociation de quelques contrats dont tout ce que les « philosophes » d'aujourd'hui prétendent nous faire espérer est qu'ils puissent être équitables. Cette « équité » n'offrant en réalité au philosophe que l'intérêt de constater qu'elle se réalise dans le monde, et, de plus en plus, sous la forme d'une intolérable injustice, il faut bien en venir à affirmer qu'outre les corps et les langages il y a des vérités éternelles. Il faut parvenir à penser que corps et langages participent dans le temps à l'élaboration combattante de cette éternité. Ce que Platon n'a cessé de tenter de faire entendre aux sourds

La page Alain Badiou sur Lieux-dits


Destins d'exilés
Tois philosophes grecs à Paris

Kostas Axelos, Cornélius Castoriadis et Kostas Papaïoannou

Sous la direction de Servanne Jollivet, Christophe Premar et Mats Rosengren


Kostas Papaïoannou : " Il cherchait en particulier à comprendre par quelle « ruse de l'histoire » une idée révolutionnaire prétendant libérer l'homme de toute «aliénation» s'était muée en une «idéologie» et une « orthodoxie » servant de « justification » à un régime où l'« aliénation » était devenue « totale »." François Bordes

Kostas Axelos : "Pour autant, le penseur n'est titulaire de rien : pas plus de la pensée que de sa pensée. La pensée, ou plutôt « le penser », comme il préférait parfois le dire, est cet exercice endurant qui réclame avant tout ce que René Char appelle l'« humilité questionneuse », car en son principe ce penser est moins réponse que questionnement, questionnement inlassable et toujours recommencé. La pensée ne peut être que l'essai de la pensée. L'œuvre de Kostas Axelos est profondément un tel essai, l'essai perpétuellement repris d'une pensée qui se déploie même comme un ressassement, jusque dans Ce qui advient — le dernier livre où l'œuvre entière se rassemble puissamment sur elle-même, frayant à neuf ses sillons les plus anciens pour faire valoir leur fécondité, redistribuant fragmentairement ses motifs majeurs en une constellation nouvelle. Un ressassement, donc, ou plutôt un ressac. Comme le ressac de la mer, qui sape la falaise sur laquelle elle se brise inlassablement. Saper pour ouvrir, une brèche, pour ouvrir un horizon neuf et chercher un passage. Pour l'heure, la pensée ne saurait donc s'entendre que comme cheminement, passage, ouverture. Elle ne saurait se déployer qu'en chemin vers..."
[...] Dès lors, si l'errance du présent fait de la pensée une itinérance, dont l'enjeu est de « préparer l'avènement d'une pensée neuve », la pensée de Kostas Axelos est cette « pensée autre » qui nous situe perpétuellement dans l'« entre ». Soit, pour reprendre quelques unes de ses propres formules : entre-deux, entre-temps, entre question et réponse, entre parole et silence, entre indifférence et amicalité, entre platitude et plan, entre catastrophe et jeu, entre chien et loup, entre terre et ciel, entre poésie et philosophie. C'est l'« entre » d'un interlude et d'une suspension. D'un équilibre suspendu. Cette pensée d'un autre style, qui répond à l'« exigence d'un nouveau type de pensée », Axelos la nomme lui- même « une pensée poétique nouvelle». Entendons bien : nouvelle parce que poétique. En faisant ainsi « appel à la dimension poétique de la pensée », le penseur tente une métamorphose radicale, où il s'agit à la fois de battre en brèche « la banalité et la prose de nos vies», et de restituer la pensée à sa source, en l'accordant à ce qu'il appelle « le jeu du monde »."

[...]"Cette pensée d'attente n'est donc pas attentiste. Elle vise à trouver la possibilité et la voie d'un accord, mais, bien sûr, d'un accord discordant, avec le monde et l'énigme qui l'interpelle. « Accord discordant » : cette formule héraclitéenne résume l'enjeu de la pensée finie, qui doit trouver cette dimension qu'Axelos nomme la « vibration » du Centre du rapport entier. Il y va là d'une manière de musicalité à trouver dans notre rapport avec le monde. La pensée finie peut ainsi rejoindre ce qu'a été l'effort de la poésie : en étant « disponible à la poéticité », elle peut esquisser la voie de l'approche de cette musicalité qui est, pour la pensée, la figure inédite d'un rythme. « Rythme polyphonique et atonal, précis et stochastique. »
Serait-ce alors la voie d'une « pensée poétique » ? Mais que serait donc une telle pensée si elle n'est pas poésie, bien qu'elle en soit proche ? Comment trouver notamment le langage et la langue qui lui correspondraient? Jean Lauxerois


"Le langage du non-dit, de l'impensé, nous appelle. Ce n'est pas un « autre » langage. Car le langage qui nous appelle, nous le rencontrons déjà, par-ci, par là, en différents registres. À l'écoute du langage antéprédicatif, obéissant à une nécessité en nous ouvrant à la négativité et en nous rendant disponibles, il n'est pas totalement exclu que nous puissions esquisser, sinon accomplir, un pas. Orientés par ce qui n'a pas été dit. Sans revenir passivement à un langage parlé et écrit dans des univers qui ne sont pas les nôtres, mais en nous ouvrant productivement aux métamorphoses du même..."(Axelos. Ce qui advient)

Cornélius castoriadis:
«L'autonomie surgit, comme germe, dès que l'interrogation explicite et illimitée éclate, portant non pas sur des "faits" mais sur les significations imaginaires sociales et leur fondement possible. Moment de création, qui inaugure et un autre type de société et un autre type d'individus. Je parle bien de germe, car l'autonomie, aussi bien sociale qu'individuelle, est un projet » (Castoriadis.Le Monde Morcelé)

"La notion de lucidité revient assez souvent dans les écrits de Castoriadis. « La révolution socialiste telle que nous la voyons est impossible sans la lucidité, ce qui n'exclut pas, mais au contraire exige la lucidité de la lucidité sur son propre compte, c'est-à-dire la reconnaissance par la lucidité de ses propres limites » écrivait-il dans L'Institution imaginaire de la société. La lucidité est ce qui permet à l'être humain de se repérer dans le labyrinthe. « Il faudrait parler d'un espace où cet éclairage change de nature, où par exemple il peut y avoir deux ou plusieurs sources de lumière se posant chacune comme équivalente à chacune des autres et qui, d'une certaine façon et jusqu'à un certain point, peuvent se communiquer la vue que chacune a des parois internes de sa propre sphère éclairée » Christophe Premat

La page Cornélius Castoriadis sur Lieux-dits


ALEJO CARPENTIER
Chasse à l'homme

« Sinfonia Eroica, composta per festeggïare il souvvenire di un grand'Uomo, e dedicata a Sua Alteza Serenissima il Principe di Lobkowitz, da Luigi Van Beethoveny op. 53, N° 111 delle Sinfonie... » Et ce fut le claquement de porte qui le fit sursauter, brisant l'orgueil puéril qu'il éprouvait à comprendre ce texte. Les franges du rideau balayèrent sa tête, puis revinrent à leur place en tournant plusieurs pages du livre. Tiré de sa lecture, il associa des idées de surdité, — le Sourd, les inutiles cornets acoustiques... — à la sensation qu'il avait de percevoir à nouveau le vacarme qui l'entourait.


ARTURO PEREZ-REVERTE
Le Tableau du Maître flamand

LES SECRETS DE MAÎTRE VAN HUYS
"Dieu déplace le joueur, et celui-ci la pièce. Quel Dieu derrière Dieu commence donc la trame?»J. L. Borges


Une enveloppe cachetée est une énigme qui en renferme d'autres. Celle-ci, une grande et grosse enveloppe de papier kraft, était marquée du sigle du laboratoire en son angle inférieur gauche. Et tandis qu'elle s apprêtait à l'ouvrir, qu'elle la soupesait tout en cherchant un coupe-papier parmi les pinceaux, les flacons de peinture et de vernis, Julia n'imaginait nullement à quel point ce geste allait changer sa vie.


LUIS CERNUDA
Variations sur thème mexicain

Vivre toujours ainsi. Que rien - ni l'aube, ni la plage, ni la solitude - ne soit la transition vers une autre heure, un autre endroit, un autre être. La mort ? Non. La vie encore, avec un en deçà et un au-delà, mais sans remords ni désirs.
Et entre avant et ensuite, comme entre ses deux valves la perle, ce moment irisé et parfait. Maintenant.


LUIS CERNUDA
Les plaisirs interdits
Los Placeres prohibidos
(1929-1931)

Si pour certains, la vie


Si pour certains, la vie, c'est marcher les pieds nus sur des éclats de verre ; pour les autres, la vie, c'est regarder le soleil en face.
La plage compte les jours et les heures pour chaque enfant qui meurt. Une fleur s'ouvre, une tour s'effondre.
Rien n'a changé. J'ai tendu le bras, pas de pluie. Marché sur du verre, pas de soleil. Regardé la lune, pas de plage.
Qu'importe. Ton destin, c'est de voir des tours que l'on élève, des boutons de fleur, des enfants qui meurent; à l'écart, comme une carte dont le jeu s'est perdu

 


FREDERIC LORDON
L'intérêt souverain

"Aussi l'élan vers autrui reste-t-il pris dans cette permanente ambiguïté : déterminé, par des intérêts dont il ignore le fond, à reproduire par le don des relations génératrices d'affects joyeux, le sujet donateur se donne une représentation de ses actes au voisinage de ses affects et non en prise sur leurs causes, condamné dès lors à ce que les plaisirs éprouvés en première personne, et dont sa conscience lui porte à coup sûr témoignage, fassent inévitablement passer l'ombre d'un doute sur l'idée de sa propre générosité."

"Si la solution des simulacres s'impose, c'est que nul n'a le pouvoir d'ôter au conatus* ce réflexe essentiel de la préoccupation de soi, ni de le faire être autre qu'il n'est, en particulier pas un être-pour-autrui, lui le grand ingesteur, tout à son projet de métaboliser le monde. Le conatus, cet amibien, cette vocation à la phagocytose. Aussi le mieux qu'il soit possible d'espérer est probablement à trouver dans ce travail que le groupe fait sur lui-même et sur la collection de ses membres, chacun sommé, sinon d'extirper, du moins de rééduquer en soi le pronateur invétéré."

*conatus: "effort que chaque chose déploie pour persévérer dans son être" (Spinoza)


Eclats de lire aussi:

Choeurs
Bertrand Cantat
Bernard Falaise
Pascal Humbert
Alexander MacSween

Wajdi Mouawad

"Habitants des mouillages,
O vous qui vivez là tout près des sources chaudes..."
Sophocle


"Choeur" rassemble les choeurs des pièces "Les Trachiniennes", "Antigone" et "Electre" de Sophocle, qui racontent les tragédies de femmes de l'antiquité

Bertrand Cantat© pmagnien@msn.com/MAXPPP


MARCEL CONCHE
la liberté

Dans le cadre dont je parle, l'amitié lie les esprits et les cœurs ; et se forge une liberté nouvelle, une inflexibilité qui est celle de l'amitié elle-même. Car à travers les amis, l'amitié a une sorte de vie indépendante : qu'un ami veuille la briser et l'amitié résistera.

 

PHILIP ROTH
Le rabaissement

Il avait perdu sa magie. L'élan n'était plus là. Au théâtre, il n'avait jamais connu l'échec, ce qu'il faisait avait toujours été solide, abouti. Et puis il s'était produit cette chose terrible : il s'était soudain retrouvé incapable de jouer. Monter sur scène était devenu un calvaire. Au lieu d'être certain qu'il allait être extraordinaire, il savait qu'il allait à l'échec. Cela se produisit trois fois de suite et, à la troisième, cela n'intéressait plus personne, personne n'était venu. Il n'arrivait plus à atteindre le public. Son talent était mort.


ROHINTON MISTRY
L'équilibre du monde

Plein à craquer, l'express du matin se traînait péniblement quand, soudain, il bondit, comme pour reprendre de la vitesse. Sa feinte déséquilibra les voyageurs. Les grappes humaines qui, sur les marchepieds, s'accrochaient aux portières s'étirèrent dangereusement, bulles de savon menacées d'éclatement.


JUAN JOSE MILLAS
L'ordre alphabétique

Il y avait à la maison une encyclopédie dont mon père parlait comme d'un pays lointain ; par ses pages, on pouvait se perdre, comme dans les rues d'une ville inconnue. Elle faisait plus de cent tomes qui occupaient un mur entier du salon. Ne pas la voir, ne pas la toucher était impossible. Moi-même, par ennui, j'ouvrais parfois un de ces livres démesurés à la couverture noire, et je lisais la première chose qui me tombait sous les yeux, avec l'espoir de trouver une ruelle obscure, mais je ne voyais que de petits mots qui défilaient sur la page avec la monotonie d'une procession de fourmis infinie. Mon père était obsédé par l'encyclopédie et par l'anglais. Quand il disait qu'il allait apprendre l'anglais, cela présageait qu'à la maison une catastrophe sans aucun rapport avec les langues était imminente.


FREDERIC LORDON
Capitalisme,
désir et servitude

Marx et Spinoza

"...la grande entreprise est un feuilletage hiérarchique structurant la servitude passionnelle de la multitude salariale selon un gradient de dépendance. Chacun veut, et ce qu'il veut est conditionné par l'aval de son supérieur, lui-même s'efforçant en vue de son propre vouloir auquel il subordonne son subordonné, chaîne montante de dépendance à laquelle correspond une chaîne descendante d'instrumentalisation."


"Il n'est que de voir l'habileté (élémentaire) du discours de défense de l'ordre établi à dissocier les figures du consommateur et du salarié pour induire les individus à s'identifier à la première exclusivement, et faire retomber la seconde dans l'ordre des considérations accessoires. Tout est fait pour prendre les agents «par les affects joyeux» de la consommation en justifiant toutes les transformations contemporaines - de l'allongement de la durée du travail (« qui permet aux magasins d'ouvrir le dimanche») jusqu'aux déréglementations concurrentielles («qui font baisser les prix») - par adresse au seul consommateur en eux. La construction européenne a porté cette stratégie à son plus haut point de perfection en réalisant l'éviction quasi complète du droit social par le droit de la concurrence, conçu et affirmé comme le plus grand service susceptible d'être rendu aux individus, en fait comme la seule façon de servir véritablement leur bien-être - mais sous leur identité sociale de consommateurs seulement."

" La réservation d'une part de revenu pour le capital n'était-elle pas originellement justifiée par le partage du risque, les salariés abandonnant une part de la valeur ajoutée contre une rémunération fixe, donc soustraite aux aléas de marché ? Or le désir du capital est maintenant doté par le nouvel état des structures de suffisamment de latitude stratégique pour ne plus même vouloir supporter le poids de la cyclicité et en reporter l'ajustement sur le salariat qui en était pourtant constitutivement exonéré. Contre toute logique, c'est à la masse salariale qu'il incombe désormais d'accommoder les fluctuations de l'activité, ce qui reste de marge de négociation n'étant plus consacré qu'à établir le partage de cet ajustement entre ralentissement des salaires, intensification de l'effort et réduction des effectifs."

"Et voilà son ajout stratégique : l'aiguillon de la faim était un affect salarial intrinsèque, mais c'était un affect triste ; la joie consumériste est bien un affect joyeux, mais il est extrinsèque ; l'épithumogénie néolibérale entreprend alors de produire des affects joyeux intrinsèques. C'est-à-dire intransitifs et non pas rendus à des objets extérieurs à l'activité du travail salarié (comme les biens de consommation). C'est donc l'activité elle-même qu'il faut reconstruire objectivement et imaginairement comme source de joie immédiate. Le désir de l'engagement salarial ne doit plus être seulement le désir médiat des biens que le salaire permettra par ailleurs d'acquérir, mais le désir intrinsèque de l'activité pour elle-même. Aussi l'épithumogénie néolibérale se donne-t-elle pour tâche spécifique de produire à grande échelle des désirs qui n'existaient pas jusqu'alors, ou bien seulement dans des enclaves minoritaires du capitalisme, désirs du travail heureux ou, pour emprunter directement à son propre lexique, désirs de «l'épanouissement» et de la «réalisation de soi» dans et par le travail. Et le fait est qu'elle voit juste ce faisant, au moins instrumentalement. Intrinsèques tristes ou extrinsèques joyeux, les désirs-affects que proposait le capital à ses enrôlés n'étaient pas suffisants à désarmer l'idée que «la vraie vie est ailleurs».... Mais s'il peut désormais les convaincre de la promesse que la vie salariale et la vie tout court de plus en plus se confondent, que la première donne à la seconde ses meilleures occasions de joie, quel supplément de mobilisation ne peut-il escompter? " Si de réticents qu'étaient les salariés, "ils deviennent "consentants", alors ils seront autrement mus."

"À part l'indication d'une certaine situation stratégique, le délire de l'illimité est donc surtout le germe d'une nouvelle forme politique à laquelle on peut bien donner le nom de totalitarisme, évidemment non plus au sens classique du terme, mais en tant qu'il est une visée de subordination totale, plus précisément d'investissement total des salariés, et ceci au double sens où il est non seulement demandé aux subordonnés, selon la formule commune, de «s'investir totalement», mais aussi où les subordonnés sont totalement investis - envahis - par l'entreprise. Plus encore que les dérives de l'appropriation quantitative, ce sont les extrémités de l'empire revendiqué sur les individus qui signent le mieux ce projet de l'enrôlement total. Se subordonner la vie et l'être entiers du salarié comme y prétend l'entreprise néolibérale, c'est-à-dire refaire au service de ses fins propres les dispositions, les désirs, les manières de l'enrôlé, bref refaçonner sa singularité pour que désormais jouent «spontanément» en son sens à elle toutes ses inclinations à lui, est le projet délirant d'une possession intégrale des individus, au sens quasi chamanique du terme. Totalitarisme est donc un nom possible pour une visée de prise de contrôle si profonde, si complète qu'elle ne veut plus se satisfaire d'asservir en extériorité - obtenir les actions voulues - mais revendique la soumission entière de l'«intériorité».("...Subordonnés totalement investis - envahis..." FL utilise aussi le terme de "capturé", "colonisé"et parle du"rechapage des individus et leur transformation en robots affectifs")


CESAR AIRA
Le magicien

Cette année, au mois de mars, le magicien argentin Hans Chans (de son vrai nom, Pedro Maria Gregorini) a participé à un symposium d illusionnistes au Panama. L'événement, d'après l'invitation et le dépliant, devait réunir les professionnels les plus prestigieux du continent, pour préparer le grand congrès mondial, qui a lieu tous les dix ans et se déroulera l'an prochain à Hong-Kong. Le congrès précédent s'était tenu à Chicago et il n'y avait pas assisté. Il ne se proposait pas seulement de participer, mais d'être reconnu une fois pour toutes comme Le Meilleur Magicien du Monde. L'idée n'avait rien de saugrenu ni d'excessif ; elle avait un fondement aussi raisonnable qu'étrange : Hans Chans était un véritable magicien. Il ne savait ni comment ni pourquoi, mais il l'était.


JOAQUIN FERRER
Lionel Ray

"Y a-t-il rien d'aussi silencieux que ces aplats orangés et ces gris tendres si parfaitement unis, d'une lumière à ce point condensée et filtrée qu'on croirait entendre l'espace, une vibration d'outre-monde, les ondes du silence qui s'accumulent..."


JON KALMAN STEFANSSON
La tristesse des Anges

Quelque part dans l'aveuglante tempête de neige et le froid, le soir tombe, la nuit d'avril s'immisce entre les flocons qui s'accumulent sur l'homme et sur les deux chevaux. Tout est blanc de neige et de givre, pourtant, le printemps approche. Ils avancent péniblement contre le vent du nord qui est plus fort que toute chose en ce pays, l'homme se penche en avant sur sa monture, cramponné à la longe de l'autre animal, ils sont entièrement blancs, recouverts de glaçons.


JON KALMAN STEFANSSON
Entre ciel et terre

Les mots sont des flèches, des balles de fusil, des oiseaux légendaires lancés à la poursuite des héros, les mots sont des poissons immémoriaux qui découvrent un secret terrifiant au fond de l'abîme, ils sont un filet assez ample pour attraper le monde et embrasser les cieux, mais parfois, ils ne sont rien, des guenilles usées, transpercées par le froid, des forteresses caduques que la mort et le malheur piétinent sans effort.
Les mots sont cependant tout ce que le gamin possède. À part les lettres de sa mère, un pantalon de grosse toile, ses vêtements de laine, trois livres peu épais ou plutôt des fascicules qu'il a emportés avec lui en quittant le baraquement, des bottes de mer et de mauvaises chaussures. Les mots sont ses compagnons les plus dévoués et ses amis les plus fidèles, ils se révèlent pourtant inutiles au moment où il en aurait le plus besoin — il ne parvient pas à ressusciter Barôur, cela, Barôur le savait depuis le début.


BERNARD NOËL
Onze romans d'oeil

Un roman d'œil est le récit du regard tourné vers le corps au travail. Parfois tout est en gestes, postures, déplacements; parfois tout se passe derrière le visage. Mais ce qu'on voit n'est-il pas fait de tout ce qu'on ne voit pas ? Il y a de la peau partout, c'est sous elle que la pensée pratique ses tatouages, devant et sur elle que nos yeux dessinent des images tandis que, mot à mot, la langue y prend son plaisir...


Supposons un miroir déjà occupé... Vous iriez devant lui, et il y aurait là, devant vous, quelqu'un qui ne serait pas vous; quelqu'un qui vous regarderait si impénétrablement que votre image ne prendrait pas, n'entrerait pas. Cela est insensé. Pourtant, tel est le fonctionnement de la peinture. Le miroir est fait d'une substance qui vous réfléchit ; le tableau, d'une substance qui vous regarde. Le miroir, il est vrai, se remplit de la réalité de votre figure, alors que le tableau en convoque seulement la fiction ; dans cette différence est le double versant du partage ; d'un côté, le simple reflet du sujet ; de l'autre, sa matière éclaircie, interminablement présente.(Le Roman de Rustin)


 


JULIO CORTAZAR
Les discours du Pince-Gueule

FAÇON TRÈS SIMPLE DE DÉTRUIRE UNE VILLE

Il faut attendre, caché parmi les hautes herbes, qu'un grand nuage de l'espèce cumulus se trouve placé très exactement au-dessus de la ville exécrée. Il suffit alors de décocher la flèche pétrifiante, le nuage devient marbre, et le reste se passe de commentaires.


BERNARD NOËL
Les états du corps

Au onzième temps, il n'y a plus de temps, mais une activité dite l'Ouverture ou la Découpe universelle. Plus d'appareil, plus de brutalité : il suffit de bien orienter le clin d'œil pour trancher dans la vue. Dans n'importe quelle vue. Et le meilleur trancheur est évidemment le plus grand Nominateur aussi bien que le plus grand Artiste.


JUAN JOSE SAER
L'occasion

Mais maintenant qu'il est sorti dans la campagne pour regarder, distrait, si le ciel gris amènera la pluie et décider s'il repartira à la ville le soir même ou le lendemain matin, assailli, comme il lui arrive souvent, par une idée pratique au milieu de ses méditations philosophiques, il s'est mis à penser à des briques, de sorte que pendant quelques instants les images qui se déplient, rapides mais claires derrière son front, ont la même couleur rougeâtre que ses cheveux abondants, soulevés en ondes un peu raides et qui les recouvrent sur la partie extérieure de la tête.


RICARDO PIGLIA
Une renconte à Saint-Nazaire

Je suis revenu à Saint-Nazaire pour retrouver Stephen Stevensen. Peut-être ne devrais-je pas écrire «Je suis revenu », ni « J'ai décidé de revenir ». Peut-être devrais-je écrire que lui a décidé de mon retour à Saint-Nazaire pour que je puisse le rencontrer. Ou ne pas le rencontrer ? (Lui, c'est Stephen Stevensen.)
« Je suis petit-fils et arrière-petit-fils de marins », me dit-il un jour. « Seul mon père a refusé la mer, et c'est bien pour cela qu'il a vécu toute sa vie avec la même femme, et mourut misérablement dans un hospice, à Dublin. »


KOSTAS PAPAIOANNOU
De la critique du ciel
A la critique de la terre
(l'itinéraire philosophique du jeune Marx)

"Le même processus d'objectivation et d'aliénation qui se passe dans la religion déploie aussi sa puissance dans le monde de l'économie. Aussi longtemps que l'homme sera incapable d'organiser sa vie comme « être générique », aussi longtemps donc que le « besoin égoïste » sera le seul lien social, le « besoin pratique » ne pourra enfanter que des monstres : le « trafic » et le règne de l'argent."

Octavio Paz, le poète mexicain, fit la connaissance de Kostas dès 1946, au café de Flore. Il a évoqué cette rencontre dans un beau poème, écrit après la mort de son ami grec,

Pour Kostas Papaioannou :
« J'avais trente ans, je venais d'Amérique et je cherchais l'œuf du Phénix parmi les flammèches de 1946
...


MIGUEL BENASAYAG
ANGELIQUE DEL REY
De l'engagement dans une époque obscure

S'engager dans une époque obscure, ce n'est pas réaliser un programme, mais chercher, en situation et selon des voies multiples voire contradictoires, dans tous les cas conflictuelles, comment dépasser ce mythe de l'individu qui nous plonge dans l'impuissance et nous soumet à l'utilitarisme de la postmodernité.


CASTORIADIS
La société bureaucratique (La révolution contre la bureaucratie)
Socialisme ou barbarie

Texte écrit en 1960:
"La racine de la crise de toutes les soci étés contemporaines se trouve dans la crise du travail, dans l'aliénation de l'homme au cours de son activité première. Cette aliénation, symétrique à la division de la société en dirigeants et exécutants, est depuis longtemps incarnée dans la nature même des intruments de production, dans la technologie moderne. Celle-ci n'est pas le résultat d'un développement technique ou scientifique « neutre », mais fonction de la nature de classe de la société. Les machines qui existent actuellement, à Détroit, à Billancourt ou Stalingrad, n'ont aucune espèce de vérité supra-historique; elles sont le produit d'une sélection deux fois séculaire, en partie «spontanée », en partie consciente, qui a visé à subordonner le travail dans sa réalité quotidienne concrète à la domination du capital. Ces machines une fois posées, l'asservissement du travailleur et l'absurdité du travail en découlent rigoureusement. Une gestion ouvrière qui se superposerait à cet état technologique sans y toucher ne changerait rien à ce qui fait actuellement de l'homme travailleur un débris d'homme. La solution ne se trouve pas non plus dans l'augmentation des « loisirs » (bien que celle-ci soit évidemment nécéssaire). Elle se trouve dans la transformation du travail lui-même de façon qu'il puisse redevenir ou plus exactement devenir pour la première fois dans l'histoire une activité créatrice libre. Cela implique la restitution aux hommes de leur domination sur le processus matériel de production, et cela est impossible sans une transformation consciente de la technologie dans ce sens, que la science et la technique modernes rendent pour la première fois possible, et qui sera une des premières tâches de la société socialiste.
Nous ne voyons pas le socialisme comme un moyen pour élever les niveaux de consommation; cette élévation est plutôt le panem et circernses que cette société décomposée est tout juste capable de proposer à ses esclaves. Nous voyons dans le socialisme un moyen de redonner un sens à la vie des hommes, ou mieux une organisation de la société permettant aux hommes de définir eux-mêmes le sens qu'ils veulent donner à cette vie.


CORNELIUS CASTORIADIS
Ce qui fait la Grèce
D'Homère à Héraclite

"Or, et j'en viens tout de suite à la position qui sous-tendra tout ce que je vous dirai cette année, ce qui nous importe, ce n'est pas simplement une interprétation des œuvres, c'est un projet de compréhension totale - et j'insiste sur le terme « projet ». Notre intérêt va au-delà de la simple interprétation, c'est-à-dire d'un travail simplement théorique : quand nous abordons la naissance de la démocratie et de la philosophie, ce qui nous importe, pour l'exprimer brièvement, c'est notre propre activité et notre propre transformation. Et c'est en ce sens que le travail que nous faisons peut être dit un travail politique. Autrement dit, si on nous pose la question : pourquoi voulez-vous comprendre le monde grec ancien, nous répondrons, certes, que nous voulons le comprendre pour le comprendre. Nous sommes ainsi faits que comprendre ou savoir est déjà une fin en soi, qui ne demande pas d'autre justification. Mais cela coexiste avec : comprendre pour agir et pour nous transformer. A la limite, même si, à la fin de ce parcours, nous restons les mêmes, nous ne le serons plus tout à fait - car nous saurons, ou nous croirons savoir, pourquoi nous avons décidé de rester les mêmes."


"L'idée centrale, à cet égard, c'est que le nouveau ne peut reprendre l'ancien qu'avec la signification qu'il lui donne. Ou, pour inverser la formule : l'ancien ne peut être repris dans le nouveau qu'avec la signification que le nouveau lui donne. Voilà notre point de départ, que nous discutions verticalement, diachroniquement, ou horizontalement, synchroniquement, c'est-à-dire du point de vue des influences latérales. Autrement dit, ce n'est que dans la mesure où il y a sujet, principe organisateur, pôle de donation de signification à ce qui se présente que quoi que ce soit peut apparaître comme influence, emprunt, tradition, etc. Sans cela, le nouveau, l'étranger, l'extérieur, l'autre, ne saurait être accueilli que comme simple bruit, perturbation ou agression à repousser."

"Et maintenant : que trouvons-nous au centre des significations des poèmes? Tout simplement l'essentiel de l'imaginaire grec, à savoir la saisie tragique du monde."

"Et l'on conclura en essayant de voir comment les poèmes contiennent déjà les germes d'une mise en question du monde héroïque qu'ils décrivent."

" C'est cela, la relation d'un grand poète avec son temps. Pensez à John Donne ou à Shakespeare: je ne dis pas qu'ils recopient les journaux, mais ils savent prendre ce qui est là dans la société, ce qui se discute, pour donner à ces thèmes une forme et une intensité qui vont les projeter bien au-delà de leur époque."

La page Castoriadis sur Lieux-dits


ROBERTO BOLANO
Amuleto

Et alors Arturito a ri et ensuite Ernesto a ri, leurs rires cristallins ressemblaient à des oiseaux polymorphes dans l'espace qu'on aurait cru plein de cendres qu'était l'Encrucijada Veracruzana à cette heure-là, et ensuite Arturo s'est levé et il a dit allons-nous-en à la colonia Guerrero et Ernesto s'est levé et est sorti avec lui et après trente secondes moi aussi je suis vite sortie du bar agonisant et je les ai suivis à une prudente distance parce que je savais que s'ils me voyaient ils n'allaient pas me laisser aller avec eux, parce que j'étais une femme et une femme ne se met pas dans de telles histoires, parce que j'étais plus âgée et qu'une personne plus âgée n'a pas l'énergie d'un jeune de vingt ans et parce qu'à cette heure incertaine de l'aube Arturito Belano acceptait son destin d'enfant des égouts et partait chercher ses fantômes.


BERNARD NOËL
Les premiers mots

Je lui ai demandé un jour s'il pensait que c'était la vue qui créait la peinture. Il m'a répondu : Non, je pense que la peinture est d'abord de la lumière, et c'est la lumière qui crée l'œil. Je comprends depuis comment la peinture peut être autre chose qu'une surface, tout en n'étant qu' une surface, mais comment parler. Vous me donnez envie de répondre que le son des mots est leur lumière, mais il faut savoir se contenter d'ajouter un mot à un mot comme on ferait des nœuds sur une ficelle, et puis on la jette. Je croyais qu'on écrivait pour dire quelque chose. Vous avez sans doute raison, mais on écrit également pour ne rien dire, ce qui est une façon d'apprendre à voir la mort, la nudité de la mort, et de s'illuminer au contact de ce qui nous éteint.


LIONEL BOURG
La croisée des errances

Jean-Jacques Rousseau entre fleuve et montagnes

Dessins de Géraldine Kosiak


On ignore tout de la matière songeuse.
Des forêts ou des lianes gelées aux vitres de l'enfance.
Du lait. Du sang ou de la lymphe. La sève. Des paupières et du ventre d'où suinte impassiblement la neige des étoiles.
On ignore tout des algues.
Des épithètes en quête de visage. Des lèvres flétries pétale après pétale.
Or, il y a le ciel.
Ses plaies. Ses renflements. Ses ulcères.
Des millions d'oiseaux entassés sur les plages. L'eau. La pluie, qui dessine nervures et lignes de vie, de chance ou d'amour à même les trottoirs.
Il y a des murs. Des corps et des mains. Des montagnes et des fleuves inquiets, des marécages. La défroque d'un songe quand la nuit se retire. Des rêves équarris auxquels nul ne croit plus par le charnier où l'on rouvre et se frotte les yeux, un instant aveuglé par la clarté matinale.
Il se tient là, Jean-Jacques.
Comme à l'envers de toute rationalité.
Il a écrit des lettres, des traités - de musique, de botanique. Dénoncé l'altération spectaculaire des fêtes qui unissaient les citoyens.
Discours. Méditations. Un roman. Des études sociales et un précis d'éducation, il ne se pencha qu'avec réticence sur la fabrication des icônes, la peinture, la statuaire, ne relevant en elles, et dans l'architecture, que l'ambivalence dont Walter Benjamin saura nous instruire : il n'est pas de témoignage de la civilisation qui ne soit celui de sa décadence.
Verdict sans appel Nous survivons parmi des ruines.


JUAN JOSE SAER
Grande fugue

Il est, à peu de chose près, dans un après-midi pluvieux du début d'avril, cinq heures et demie: Nula et Gutiérrez traversent, en diagonale, un petit champ dégagé, presque quadrangulaire, fermé du côté supérieur, extrémité vers laquelle ils se dirigent, par une broussaille clairsemée de cassiers derrière lesquels, encore invisible pour eux, coule la rivière.
Le ciel, la terre, l'air et la végétation sont gris, non pas de la teinte acier que le froid leur donne en mai ou en juin, mais avec la porosité tiède et verdoyante des premières pluies d'automne qui ne suffisent pas, dans la région, pour abolir l'été insistant et démesuré : les deux hommes qui marchent, ni lents ni rapides, l'un à peu de distance derrière l'autre, portent encore des vêtements légers. Gutiérrez, qui va devant, porte une veste imperméable d'un jaune violent et Nula, qui hésite avec préoccupation à chaque pas pour savoir où il posera le pied, un blouson rouge d'un tissu soyeux que dans son jargon familial (c'est un cadeau de sa mère), et en raison de son aspect lisse et brillant, on appelle par plaisanterie de la toile à parachute. Les deux taches vives, rouge et jaune, qui bougent dans l'espace gris-vert, ressemblent à un collage de papier luisant sur le fond d'une gouache monochrome dont l'air serait la surface la plus diluée et, les nuages, la terre et les arbres, les masses de gris les plus concentrées.


RICARDO PIGLIA
La Ville absente

Je suis pleine d'histoires, je ne peux m'arrêter, les patrouilles contrôlent la ville et les établissements de l'avenue Nueve de Julio sont abandonnés, il faut sortir, traverser, rencontrer Grete Müller qui regarde les agrandissements photographiques des signes gravés sur la carapace des tortues, les formes sont là, les formes de la vie, je les ai vues et maintenant elles sortent de moi, je soustrais les événements de la mémoire vive, la lumière du réel clignote, faible, je suis la chanteuse, celle qui chante, je suis sur le sable, près de la baie, dans le fil de l'eau je peux encore me souvenir des anciennes voix perdues, je suis seule au soleil, personne n'approche, personne ne vient, mais je vais continuer, en face il y a le désert, le soleil sur les pierres calcinées, je me traîne parfois, mais je vais continuer, jusqu'au bord de l'eau, oui.


VINCENT DESCOMBES
CHARLES LARMORE
Dernières nouvelles du Moi

Charles Larmore: "La philosophie du sujet faisait partie de ce grand mouvement de la philosophie moderne qui depuis Descartes voyait dans la théorie de la connaissance son premier souci, à force d'être persuadé que le rapport primordial qu'on entretient au monde comme à soi-même est le rapport d'un sujet connaissant aux objets qu'il veut maîtriser.
Descombes et moi-même sommes unis dans la conviction que la voie du progrès est d'abandonner cette perspective. A notre avis, il s'agit de reconnaître qu'on se trouve déjà engagé dans le monde, par le fait même de croire ou désirer des choses, avant d'accéder à une connaissance quelconque de sa vie mentale. Un peu plus loin, il est vrai, nous tombons en désaccord. Car je suis convaincu, à la différence de Descombes, qu'il y a bien un rapport à soi constitutif du sujet (ou du Moi, comme je préfère dire), seulement qu'il est de nature pratique ou mieux normative, non cognitive. Mais il ne faut pas perdre de vue ce que nous partageons. Nous cherchons chacun à briser l'empire de l'image moderne de l'esprit comme spectateur d'abord de tout ce qui existe, son propre être y compris, et seulement par la suite, sur la base de ses conceptions ou « idées » des choses, s'insérant dans le monde.

 


CESAR AIRA
La preuve

— Tu baises?
Marcia fut tellement surprise qu'elle ne comprit pas la question. Elle regarda autour d'elle tout émue, pour voir qui l'avait posée... Après tout, cette question n'était pas si déplacée que ça. Peut-être même ne pouvait-on s'attendre à autre chose, dans ce labyrinthe de voix et de regards, tout à la fois transparent, léger, sans conséquence, et dense, véloce, un peu sauvage. Mais bon, si l'on commençait à s'attendre à quelque chose...
Trois cents mètres avant la place Flores se déployait, de ce côté-ci de l'avenue, un monde juvénile, figé et mobile, tridimensionnel, qui rendait palpables ses contours et le volume qu'il créait.


CESAR AIRA
Les larmes

Je suis entré dans une autre espèce d'immobilité, si solide que la peur, par inertie, poursuit sa course et m'abandonne, elle s'écoule en s'éloignant de moi. Les larmes aussi. Dans ma soudaine quiétude de statue, j'avance vertigineusement vers l'arrière, je me précipite dans des ovales de pensée d'où irradie un regard sauvage.


CESAR AIRA
anniversaire

"La Voie lactée filait dans la même direction que notre rue."

"Personnellement, j'ai été tenté par l'idée de vivre une bonne fois pour toutes, directement. Mais c'est impossible parce que, pour cela, il faudrait avoir déjà été mort."

 


JEAN-JACQUES DORIO
Je t'rêve

...je rêve du petit scorpion sur le poteau
de la grande case
tout près de mon hamac
chez les indiens panarés du Venezuela


HENRI DROGUET
off

la vague interrompue s'est brisée tout à coup
sur les bollards ou l'écumeux très ancien rivage
où l'arénicole chie
ses contingents idéogrammes


PETER SLOTERDIJK
Tempéraments philosophiques

"Beaucoup de signes avant-coureurs plaident en faveur de l'idée que les générations actuelles traversent une rupture de la forme du monde au moins aussi importante, par sa profondeur et la richesse de ses conséquences, que celle qui a donné le jour, voici deux millénaires et demi, à la philosophie classique. Une étude de cette rupture ancienne pourrait ainsi inspirer la compréhension de la rupture actuelle."


A propos de Foucault:

"Dans ces recherches menées par l'archéologue dionysiaque s'est formée cette synthèse singulière de flamboyance et de rigueur, d'érudition monumentale et de rire éclatant qui, jusqu'à ce jour, n'a cessé de déconcerter l'environnement universitaire et d'enthousiasmer les intelligences parentes. La subversion que Foucault pratique sur le savoir philosophique se trahit notamment dans sa manière de se détourner des jeux de problèmes de la philosophie officielle et dans la détermination avec laquelle il se consacre aux travaux « matériels » : on pourrait presque confondre le Foucault des premiers temps avec un psychologue et un critique littéraire, le Foucault médian et tardif avec un historien de la société et un sexologue."

[...]

Nul n'a mieux compris le principe et l'intention qui présidaient à cette recherche que Gilles Deleuze qui, en forgeant l'heureuse formule de « l'histoire universelle de la contingence » a cerné de manière prégnante ses propres intentions étroitement apparentées à celles de Foucault.



GEORGES PERROS
J'habite près de mon
SILENCE

J'habite près de mon silence
à deux pas du puits et les mots
morts d'amour doutant que je pense
y viennent boire en gros sabots
comme fantômes de l'automne
mais toute la mèche est à vendre
il est tari le puits, tari.


PASCAL QUIGNARD
Les solidarités mystérieuses

Au bord de la falaise il y a un pneu, un buisson jaune, un peu d'algue séchée.
C'est toujours près de lui, près du buisson jaune, qu'elle s'assoit et qu'elle rêve, le soir. Chaque soir, c'est le même rêve : elle rêve qu'elle vit avec lui, elle lui raconte sa journée. Elle lui fait part des événements du jour et lui demande ce qu'il en pense.

*

Mon dernier souvenir d'elle? C'est celui du dernier soir. Mais c'est celui de tous les soirs où il pleuvait. On mange dans la cuisine. La nuit est tombée depuis longtemps derrière la fenêtre. Dehors, il pleut à verse. Elle tient une cigarette ou un verre de vin. Elle boit une gorgée de vin qui l'apaise. Elle se lève. Elle est debout. Elle tient le front posé contre la vitre. Elle a envie de sortir mais il pleut.

 


la littérature contemporaine s'installe dans le numérique