ECLATS DE LIRE 2011
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"Chercher en tout une distance juste, un accord, un espace respirable, libre."

Pierre Chappuis. La preuve par le vide


"Le poète n'est pas seulement celui qui parle, il est aussi celui qui écoute. Il est saisi par l'exigence du dialogue: dialogue avec le lecteur, anonyme et collectif le plus souvent...
Cette exigence du dialogue, de parler et de laisser parler, d'écouter et de faire écouter, est aussi ce qui définit, à un autre niveau mais sans glissement de sens, le médium vital de la démocratie. "

Castoriadis. Fenêtre sur le chaos

V

NANCY HUSTON
RALPH PETTY
Démons quotidiens

"L'actualité est présente ici, soulignons-le, à titre indicatif. Il ne s'agit pas de commentaires de ce qui s'est passé dans le monde cette année-là; plutôt de notre tentative pour explorer ce paradoxe que chacun gère comme il peut: nous sommes individus, mais nous ne pouvons vivre qu'avec les autres et grâce aux autres, dans un monde construit par les autres, pour le meilleur et pour le pire.


Menu offert à Gustave Eiffel
pour l'exposition universelle

Consommé aux perles
Selle de pré-salé à la Pompadour
Gâteau punch


Emmanuel Todd
L'origine des systèmes familiaux
Tome 1 L'Eurasie

Au commencement, il y eut la volonté de montrer que la diversité des structures familiales traditionnelles peut expliquer celle des trajectoires de modernisation. Une constatation très simple m'avait conduit à la formulation de cette hypothèse : la carte du communisme, telle qu'il se présentait à son apogée, ressemblait étonnamment à celle d'un système familial particulier. Dans la plupart des pays où avait eu lieu une révolution communiste endogène (Russie, Chine, Yougoslavie, Vietnam) ainsi que dans la plupart des régions où le vote communiste était fort dans le cadre d'un système démocratique (Italie centrale, Finlande du Nord), on pouvait identifier en milieu paysan traditionnel une forme anthropologique spécifique, la famille communautaire, associant dans son plus grand développement domestique un père et ses fils mariés. Autorité du père, égalité des frères : les valeurs nécessaires au développement d'une idéologie communiste préexistaient à l'activité des agitateurs révolutionnaires.


 

Bibliothèques, bibliothèques...
(SAmiZdat. Le pré carré/ Hervé Bougel mars 1999)

"La bibliothèque affamée
réclame des livres uniques..."
Emmanuel Berland

"Un livre est un lieu
ouvert
autant que l'oeil

après
il devient tombe
et la bibliothèque
un cimetière

en mémoire restent
des traînées de mots
une musique de figures
sans cesse mobiles
mais de plus en plus pâles

jusqu'à nouveau l'oeil
ou plus rien"

Antoine Emaz


VERONIQUE BREYER
lever les murs

Vers les écoles aux noms de fleurs
les enfants marchent, cernés de blocs.
Puis ils se placent derrière les grilles


MARCELLE DELPASTRE
L'histoire dérisoire

"La mort est si brève, et la poussière si patiente."

"J'ouvre les yeux - et c'est le soir. Les poissons
rentrent dans la mer, la mer,
qu'on a cru éternelle, la mer se retire, et la nuit
vient.

 


PIERRE POUPON
Dégustations de toute une vie

Vivre à Florence...Quelle chance pour un artiste! Mais, se retirer à Meursault, quelle apothéose pour un fin gourmet!


JEAN-FRANCOIS BORY
Bienvenue
Monsieur Gutenberg

FLORENCE PAZZOTU
Alors,

sur la palissade d'un
oui s'ennuie le désert d'une parole où
claque soudain un refus
que porte l'appel du
vivre (ce vrac de lumière et d'odeurs)

-dehors traverse

[...]

alors- ce que tout poème est
un froissement du temps un espace
un énigmatique lancer

 

un jet qui dire
une extension de la pensée
dans le plus dense
-une trouée


JUAN JOSE SAER
L'enquête

La dernière lueur rouge du soleil déjà invisible noircissait les silhouettes des bâtiments ; les constructions les plus hautes, immeubles, cheminées, silos à grains dans le port, ont donné à Pigeon l'impression de figures géométriques planes, noires et sans épaisseur, et la multitude des maisons basses d'un ou deux étages ajoutée aux coupoles des arbres, d'une masse sombre sans reliefs particuliers, au périmètre irrégulier, qui suivait la silhouette de l'ensemble selon son contour le plus élevé, comme s'il s'était agi du bord d'un tumulus noir et allongé. La lumière, qui dans son expansion obstinée devait, quand elle rencontrait cet obstacle, s'accumuler à son revers, s'écoulait par les bords de la silhouette noire, les faisant scintiller, pour ensuite se disséminer, libérée encore qu'un peu exsangue, à travers l'espace tout entier, si bien que le canot naviguait non pas sur le fleuve du crépuscule mais dans une pénombre rougeâtre, grave et étrange.


JEAN-CLAUDE LE CHEVERE
Le Voyage de Mélanie

Ce matin, Maman a embrassé le patron de l'usine à mochons. Je m'étais levée tôt et, mon masque dans la poche, j'avais décidé de passer la matinée dans mes noisetiers. L'air me paraissait à peu près respirable et je voulais en profiter. Je rentrerais dès le retour des odeurs car le papier de mon masque était percé. C'était la première fois. D'habitude, Jérôme me les choisit impeccables. C'est de la sélection, qu'il me dit, ceux qui sont réservés aux patrons. Tout le monde sait que les masques des patrons sont plus efficaces que les autres. Pourtant Papa dit que ça ne leur sert à rien. « Il y a longtemps que les patrons ne sentent plus rien, qu'il lance souvent à Maman, y' a que l'odeur du fric qui peut encore leur monter au nez ! » Maman hausse les épaules. « Avec tes idées ! » qu'elle lui répond. En général ses réponses ne dépassent pas trois ou quatre mots.


AUGUSTO MONTERROSO
Fables à l'usage des brebis galeuses

L'Âne et la Flûte
Depuis fort longtemps, à même le sol, se morfondait une Flûte, à laquelle plus personne ne s'intéressait, quand, un jour, l'Ane, qui venait à se promener par là, éternua violemment en la croisant, et lui fit émettre le plus doux des sons qu'ils eussent entendus de leur vie, c'est-à-dire de vie d'Ane et de Flûte.
Comme ils étaient incapables de comprendre ce qui s'était passé, — la rationalité n'étant pas leur fort, précisément tous deux y croyaient d'autant plus — ils se séparèrent précipitamment, honteux de ce que l'un et l'autre avait fait de mieux de toute leur triste existence.


LIBERO ANDREOTTI
Le grand jeu à venir
Textes situationnistes sur la ville

Préface Jean-Paul Dollé

Pour les situationnistes, la vraie construction est celle des barricades; et l'état d'urbanité maximum, celui de la ville en fête et insurgée.

Debord redouble sa critique quand il dévoile la mission politique stratégique impartie à l'urbanisme. «L'urbanisme est l'accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de classe: le maintient de l'atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés. La lutte constante qui a dû être menée contre tous les aspects de cette possibilité de rencontre trouve dans l'urbanisme son champ privilégié. L'effort de tous les pouvoirs établis, depuis les espérances de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir l'ordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la rue.»
C'était donc cela! La multiplication de grands ensembles, les envolées de Le Corbusier sur le droit à l'air, à la lumière et aux volumes, la destruction des îlots insalubres, l'aménagement rationnel du territoire, les villes nouvelles. Tout simplement une nouvelle technique de contrôle ! JP Dollé


OLIVIER HOBE
Le journal d'un haricot

16.XII. 07, Hôpital Sud


Le veilleur de brumes m'a parlé du titre de l'un des futurs recueils qu'il projette : Moules-frites Karaoké. Magnifique. Il l'a lu sur une des banderoles annonçant une manifestation je ne sais plus où, et je n'en connais pas plus l'objet (le choc du titre, je n'écoutais plus). Si Pierre Peuchmaurd est le témoin élégant cher à Laurent, Jacques, lui, est bien ce passeur charmant, ce voyageur infatigable du livre que l'on nous réclame jusque dans les profondeurs alpestres du Kazakhstan, oui oui. J' aime cet homme, et plus encore son œil qui semble écrire dès qu'il se pose. Le chasseur de têtes poétiques par excellence. De celles qui dodelinent légères, dans un ultime et long battement d'ailes qui précède la chute dans n'importe quelle bassine d'eau de mer à proximité. J'aime la non-violence sociale de ces deux-là, et pourtant...


CESAR AIRA
La nuit de Flores

Aldo et Rosita Peyrô - un couple mûr du quartier de Flores - adoptèrent un jour un singulier métier, qui éveilla la curiosité des rares personnes qui étaient au courant : ils livraient des pizzas à domicile, la nuit. Bien sûr, ils n'étaient pas les seuls à le faire, vu l'armée d'adolescents qui sillonnaient à mobylette les rues de Flores, et de tout Buenos Aires, dès la tombée du jour, comme des souris dans le labyrinthe d'un laboratoire. Mais aucun autre couple de leur âge (ni jeune, d'ailleurs) ne le faisait à leur manière, à pied.

 


CESAR AIRA
varamo

Un jour de 1923, dans la ville de Colon (Panama), un commis aux écritures de troisième classe sortait du Ministère où il remplissait ses fonctions, à la fin de sa journée de travail. Il venait de toucher son salaire à la caisse, puisque c'était le dernier jour ouvrable du mois. Dans le laps de temps qui s'écoula entre ce moment et l'aube du jour suivant, quelque dix ou douze heures plus tard, il écrivit un long poème, intégralement, depuis la décision de l'écrire jusqu'au point final, après lequel il n'y aurait ni ajout ni correction. Pour finir de refermer ce laps de temps sur lui-même, il faut dire que jamais auparavant, dans son demi-siècle de vie, il n'avait écrit le moindre vers, ni n'avait eu le moindre motif de le faire ; et qu'après, il ne le fit pas davantage.


MANUEL PUIG
le plus beau tango du monde

Sous le tube de néon de la cuisine, elle regarde ses mains après avoir rebouché le flacon d'encre et, voyant que les doigts qui ont tenu le porte-plume sont tachés, elle va vers l'évier. Elle frotte ses doigts avec une pierre ponce et s'essuie à un torchon. Elle prend l'enveloppe, lèche le bord gommé et regarde pendant quelques secondes les spirales multicolores de la toile cirée.


 


RICARDO PIGLIA
Argent brûlé

On les appelle les Jumeaux car ils sont inséparables. Mais ils ne sont pas frères, ne se ressemblent pas. Difficile même de trouver deux types si différents. Ils ont en commun cette façon de regarder, des yeux clairs, calmes, une fixité perdue dans un regard méfiant. Teint rougeaud, sourire facile, Dorda est lourd, tranquille. Brignone est maigre, leste, léger, il a des cheveux noirs, une peau très pâle comme s'il avait vécu en prison plus de temps qu'il n'en a réellement passé.


ROBERTO BOLANO
nocturne du chili

Existe-t-il une solution ? Je vois les gens courir dans les rues. Je vois les gens entrer dans le métro et dans les cinés. Je vois les gens acheter le journal. Et parfois la terre tremble et un instant tout s'arrête. Alors je me demande : où est le jeune homme aux cheveux blancs ? pourquoi est-il parti ? et peu à peu la vérité commence à remonter comme un cadavre. Un cadavre qui remonte du fond de la mer ou du fond d'un ravin. Je vois son ombre qui remonte. Son ombre vacillante. Son ombre qui remonte comme si elle grimpait une colline d'une planète fossilisée. Alors, dans la pénombre de ma maladie, je vois son visage féroce, son doux visage, et je me demande : suis-je le jeune homme aux cheveux blancs ? Est-ce cela la véritable, la grande terreur, être le jeune homme aux cheveux blancs qui crie sans que personne ne l'écoute ? Et que le pauvre jeune homme aux cheveux blancs ce soit moi ? Et alors à une vitesse vertigineuse défilent les visages que j'ai admirés, les visages que j'ai aimés, haïs, enviés, méprisés. Les visages que j'ai protégés, ceux que j'ai attaqués, les visages de ceux dont je me suis défendu, les visages que j'ai cherchés vainement.

Et ensuite se déchaîne une tempête de merde.


 

ROBERTO BOLANO
anvers

48. Bar La Pava, autoroute de Castelldefels (Ils ont tous pris plus d'un plat ou un plat qui coûte plus de 200 pesetas, sauf moi !)

Chère Lisa, une fois il m'est arrivé de parler avec toi pendant plus d'une heure sans m'apercevoir que tu avais raccroché. Je t'avais appelée d'un téléphone public de la rue Bucareli, au coin du Reloj Chino. A présent je me trouve dans un bar de la côte catalane, j'ai mal à la gorge et j'ai peu d'argent. L'Italienne dit qu'elle repartait à Milan pour travailler, quoique ça la fatigue. Je ne sais pas si elle citait Pavese ou si vraiment elle n'avait pas envie de repartir. Je crois que je demanderai un antibiotique à l'infirmier du camping. La scène se désagrège géométriquement. Une plage à huit heures du soir apparaît, et des cirrus orangés en altitude ; au loin marche, dans le sens contraire à celui qui observe, un groupe de cinq personnes en file indienne. Le vent soulève un voile de sable et le recouvre.


CLAUDE HELD
l'île aux oiseaux

le canal en été
est couvert de lentilles
si bien que tu vois
le plus petit déplacement possible
de la lumière devenue noire
ou
le plus petit déplacement noir
de la lumière devenue possible
tandis que les roseaux
cassés
contre la berge
respirent encore


EMMANUEL MERLE
boston, cape cod, new york
(l'eau et les yeux)

Le sable est une réserve de brume


Michel Bourçon
comme une terre

la vie se passe
très bien de nous.


JULES LEQUIER
La Fourche et la quenouille

Il y avait une fois, dans le pays de Quintin, en Bretagne, un fermier et sa femme qui demeuraient dans une grande et riche métairie. Tout leur avait réussi : ils possédaient des clos et des prés, ils étaient honorés par leurs voisins et par la grâce du ciel, ils avaient sept garçons dont chacun se trouvait doté d'un genre de beauté particulière. Il est vrai que le plus jeune était petit et bossu, et quand il partait pour les champs avec ses frères, sa tournure aurait déridé les passants, mais la beauté de son visage était merveilleuse. Comme il avait beaucoup d'orgueil c'était lui qu'on envoyait à la ville pour les affaires délicates, et si les jeunes filles de Quintin montraient son dos en riant, elles regardaient aussi d'un œil d'envie ses longs cheveux d'un blond cendré ; ses cheveux fins et brillants qui descendaient jusque sur sa bosse.


CARLOS RUIZ ZAFON
Le Prince de la Brume

Jamais, malgré le passage des ans, Max n'oublia cet été où, presque par hasard, il découvrit la magie et ses maléfices. C'était en 1943, et les vents de la guerre dévastaient impitoyablement le monde. À la mi-juin, le jour même où Max fêtait ses treize ans, son père, horloger et aussi inventeur à ses moments perdus, réunit tous les membres de sa famille dans le salon et leur annonça que ce jour était le dernier qu'ils passaient dans ce qui avait été leur domicile durant les dix dernières années. La famille allait déménager sur la côte, loin de la ville et de la guerre, dans une maison au bord de la plage d'une petite localité sur le rivage de l'Atlantique.


JACQUES RANCIERE
Béla Tarr, le temps d'après

"Il n'en va plus de même chez Béla Tarr : il ne s'agit pas de planter le décor de petite ville industrielle où va se situer l'action des personnages. Il s'agit de voir ce qu'ils voient car l'action n'est finalement que l'effet de ce qu'ils perçoivent et ressentent. «Je ne m'accroche à rien, dit Karrer, l'homme à la fenêtre, mais toutes les choses s'accrochent à moi». Cette confidence intime sur un caractère est tout autant une déclaration de méthode cinématographique. Béla Tarr filme la manière dont les choses s'accrochent aux individus. Les choses, ce peut être les bennes inlassables devant la fenêtre, les murs décrépits des immeubles, les piles de verres sur le comptoir du bistrot, le bruit des boules de billard ou le néon tentateur des lettres italiques du Titanik Bar. Tel est le sens de ce plan initial : ce ne sont pas les individus qui habitent des lieux et se servent des choses. Ce sont d'abord les choses qui viennent à eux, qui les entourent, les pénètrent ou les rejettent."

 


"Le temps d'après n'est ni celui de la raison retrouvée, ni celui du désastre attendu. C'est le temps d'après les histoires, le temps où l'on s'intéresse directement à l'étoffe sensible dans laquelle elles taillaient leurs raccourcis entre une fin projetée et une fin advenue. Ce n'est pas le temps où l'on fait de belles phrases ou de beaux plans pour compenser le vide de toute attente. C'est le temps où l'on s'intéresse à l'attente elle-même.

Les voix ne sont pas attachées à un masque mais à une situation. Dans le continuum de la séquence tous les éléments sont à la fois interdépendants et autonomes, tous dotés d'une égale puissance d'intériorisation de la situation, c'est-à-dire de la conjonction des attentes. C'est là le sens de l'égalité propre au cinéma de Béla Tarr.Ce sens est fait d'une égale attention à chaque élément et à la manière dont il entre dans la composition d'un microcosme du continuum égal lui-même à tous les autres en intensité. C'est cette égalité qui permet au cinéma de relever le défi que lui avait lancé la littérature. Il ne peut pas franchir la frontière du visible, nous montrer ce que pensent les monades dans lesquelles le monde se réfléchit. Nous ne savons pas quelles images intérieures animent le regard et les lèvres fermées des personnages autour desquels tourne la caméra. Nous ne pouvons pas nous identifier à leurs sentiments. Mais nous pénétrons quelque chose de plus essentiel, la durée même au sein de laquelle les choses les pénètrent et les affectent, la souffrance de la répétition, le sens d'une autre vie, la dignité mise à en poursuivre le rêve et à supporter la déception de ce rêve. En cela réside l'exacte adéquation entre le propos éthique du cinéaste et la splendeur envoûtante du plan-séquence qui suit le trajet de la pluie dans les âmes et les forces qu'elles lui opposent.


MARCEL GAUCHER
L'avènement de la Démocratie.
III - A l'épreuve des totalitarismes
1914-1974

Se noue, en même temps, dans ce moment initial, une équivoque qui sera décisive pour la suite, entre les motifs du ralliement au pouvoir hitlérien et la forme que celui-ci emprunte. Une équivoque entre la conjoncture et la structure, pourrait-on dire. Ce n'est pas, en effet, une conversion subite à l'idéologie nazie qui précipite l'adhésion des masses, mais la réponse que le pouvoir hitlérien semble en mesure, tout d'un coup, d'apporter à une situation désespérée. Triple réponse, à l'impuissance intolérable des institutions, à la descente aux enfers économique et sociale, à l'humiliante mise au ban du pays sur le plan international. Surgit un homme qui, contre toute attente, y compris chez ceux qui votaient pour lui sans trop y croire, se montre capable de redresser la barre et d'inverser la courbe. Il acquiert très vite, orchestration propagandiste aidant, les traits d'un sauveur miraculeux.
[...]
La pression extra-légale ou le recours à la violence sont camouflés d'un bout à l'autre derrière les apparences d'un légalisme impeccable.


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Atlas ou le gai savoir inquiet

A propos de l'atlas Mnémosyne d'Aby Warburg:

Mnémosyne est bien ce dispositif étrange - fantomal à sa manière - qui exige plus qu'il n'existe. Ce qu'il exige est admirable et nous demande, aujourd'hui encore, de le considérer comme un nouveau départ dans l'historiographie des images, et à ce titre de l'interpréter, au sens musical du terme, pour en déplier toutes les versions, toutes les ressources possibles. Ce qui existe reste marqué par l'incomplétude et par une inquiétude - voire un déséquilibre - constamment remises en jeu, un jeu par lequel toute configuration se voit mise en crise aussitôt que proposée.

« Wittgenstein, écrit Jacques Bouveresse, estime que le mérite essentiel des gens comme Darwin ou Freud ne réside pas dans leurs hypothèses explicatives proprement dites, mais dans leur aptitude à faire parler les faits eux-mêmes en les regroupant et en les ordonnant de façon inédite. » Or, c'est exactement ce que Warburg venait de mettre en œuvre dans son atlas Mnémosyne : inventer un mode de présentation tel que le « regard embrassant » fasse lever de nouvelles connexions ou affinités entre certaines images, manière de faire surgir la tempestas philosophica de problèmes inaperçus et d'ouvrir de nouveaux horizons pour une histoire de la culture.


"Si l'atlas Mnémosyne est bien l'« héritage de notre temps » dans le domaine de la compréhension historique des images, alors nous devons accepter la double condition qu'il impose au savoir même qu'il délivre : L'inépuisable en lui - l'abondance, l'ouverture de nouveaux horizons - ne va pas sans l' insondable de quelque chose qui nous demeurera peut-être pour toujours mystérieux, informulé, invisible. L'inépuisable du savoir warburgien ne tient pas seulement à la prodigieuse quantité de matériel iconographique que nous voyons défiler dans Mnémosyne, depuis les foies divinatoires babyloniens jusqu'aux photographies de presse des premières décennies du XXe siècle. Il tient aussi - et surtout - à cette capacité de déplacer le regard qui fit de Warburg un véritable « voyant des temps », un véritable remonteur des temps perdus (perdus mais efficients jusque dans notre plus intime contemporanéité). Grâce à ce « petit geste qui consiste à déplacer le regard, il rend visible ce qui est visible, fait apparaître ce qui est si proche, si immédiat, si intimement lié à nous qu'à cause de cela nous ne le voyons pas », comme le dira Michel Foucault de tout philosophe en tant que « diagnosticien du temps »."

[...]

"L'atlas Mnémosyne possède en effet toutes les caractéristiques dégagées par Adorno dans son remarquable texte sur « L'essai comme forme » : il « coordonne les éléments au lieu de les subordonner » à une explication causale ; il « construit des juxtapositions » en dehors de toute méthode hiérarchique ; il produit des arguments sans renoncer à son « affinité avec l'image » ; il cherche « une plus grande intensité que dans la conduite de la pensée discursive » ; il ne craint pas la « discontinuité » puisqu'il y voit une sorte de dialectique à l'arrêt, un « conflit immobilisé » ; il se refuse à conclure, et cependant il sait « faire jaillir la lumière de la totalité dans un trait partiel » ; il procède toujours « de manière expérimentale » et travaille essentiellement sur la « forme de la présentation », ce qui révèle en lui une certaine parenté avec l'œuvre d'art, bien que son enjeu soit clairement non artistique."

[...]

"Qu'en ce sens Mnémosyne soit l'" héritage de notre temps" cela ne fait désormais plus de doute. Mais on doit comprendre alors que l'atlas d'images est à envisager sous cet angle épis-témo-critique que les éclairages venus de Nietzsche ou de Wittgenstein, de Benjamin ou d'Adorno, auront, je l'espère, rendu évident. C'est en cela un héritage lourd à porter, un héritage qui ne nous simplifie pas la vie puisqu'il nous propose - en toute cohérence avec ses propres leçons sur l'histoire de la culture - une oscillation plutôt qu'une position, un zigzag plutôt qu'une voie rectiligne. Assumer la leçon de Mnémosyne, c'est accepter d'aller et venir entre le gai savoir et l'inquiétude : entre l'inépuisable des multiplicités (fonction épistémique où opèrent les disparates du monde sensible) et l'insondable des survivances (fonction critique où opèrent les désastres de la mémoire). Double régime, donc, et double temporalité pour ce savoir visuel d'un genre nouveau.


FREDERIC FORTE
Discographie

 

horizontal
sans
accen
tua
tion
Là-bas le long de la rivière
considérons un instant
le goutte-à-goutte de l'évier
puis insensiblement
prenons
le contre-pied

 


JEAN-CLAUDE CAËR
Sépulture du souffle

Je fais face au vent des pensées amères qui me tourmentent

 


LIONEL BOURG
L'Irréductible
Rousseau

"À l'aliénation, au sentiment d'étrangeté qui pétrifie l'individu, le perdant dans le temps, le noyant dans l'espace, Rousseau ne se contente pas d'opposer le déni mondain des procurateurs enveloppés dans une confortable robe de chambre. Il regimbe. Peste. S'insurge. Les doigts endoloris ou affligés d'onglée, grattant au carreau de Monquin, à celui des Charmettes, le givre d'une vie que d'ineptes conditions sociales exposent à toutes les intempéries, les plus triviales comme les plus hautement affectives.
Ce qu'il pressent, du reste, ou dont il fait l'expérience, amère, douloureuse, ne concerne pas au premier chef l'inégalité, qui, tout intolérable qu'elle soit, n'est pas instigatrice. La propriété en revanche, et Jean-Jacques, délibérément, n'y accédera, fonde la dépossession, laquelle voue chacun à l'existence spectrale des morts-vivants exclus de leur propre domaine : le monde, ce monde, invente la solitude."


"Et tant de naufragés, tant de naufrageurs en quête de bois flottés échoués sur la grève, pas une stance, pas un chant ne se différenciant plus de cette phrase unique ballottée de vague en vague ou qui fore au secret de la terre l'aveugle labyrinthe dont elle-même procède.
Il est ici, le promeneur.
Seul."

"En termes rousseauistes, l'homme de l'homme, au cours de son procès de dénaturation, n'instaure la société humaine qu'en se séparant de son humanité : la civilisation, Walter Benjamin, qui vécut une ère de détresse, peaufinera l'analyse, aboutit à un nouvel état de nature, lequel ressemble trait pour trait à la barbarie."

"J'ai besoin de ciels couleur d'ecchymose, d'hématome.
De taches bien sombres qui s'y épanouissent ou fleurissent avant de s'éteindre, de nuages qui pèsent, d'oiseaux englués dans la boue, de chansons stupides et de volets claquant au milieu de la nuit."

 


Marc Ronet


MARC RONET

"J'ai eu l'occasion, il y a cinq ou six ans de connaître un cours de dessin qu'animait de son impulsion irrésistible Eugène Dodeigne. C'était à l'école Saint-Luc à Tournai. J'y ai vu un groupe de jeunes qui étonnait par son bouillonnement de recherches, sa verve parfois confuse, mais aussi une volonté acharnée de dépasser la facilité : le goût déjà de l'intensité et de la force. Marc RONET est un de ceux-là.
Depuis je l'ai vu souvent par voisinage et par amitié. J'ai toujours eu plaisir à voir son travaillait un peu comme un sillon.Travail qui aime aller en profondeur, qui aime le goût du réel et le réel. Sa recherche, semble-t-il, donne l'impression d'une tension très attentive, douce, têtue, pas facile mais simple, qui souvent débouche dans le résultat par quelque chose qui appartient au monde exigeant de la qualité : va-et-vient inlassable entre le motif et la peinture. Evidemment c'est la peinture qu'il cherche et pour un jeune, elle surprend, tant elle est déjà bonne sans facilité d'agréments. Mais je crois aussi qu'une « tête » de RONET c'est grâce à la peinture et à sa qualité qui vient des dons et du travail de l'artiste - quelque chose d'ajouté au monde - et je voudrais bien ne pas dire au monde de la peinture. Une de ces solides petites têtes, un de ces paysages épais de ciel et de terre. C'est vraiment nouveau, c'est ancien comme la vie, c'est rare et ça fait plaisir, c'est la seule excuse à mon bavardage." Eugène LEROY


Marc Ronet


GEORGES PERROS
Papiers collés

Tous les gens que j'ai vus travailler m'ont gêné. Sinon les simples artisans. Je ne sais quelle malheureuse notion de choix, de foi, de vocation ils mêlent à leur long martyre, de conscience professionnelle et autres âneries du même tonneau, qui ne font que remplacer avantageusement ce qui leur manque. L'essentiel. La paresse est sans doute la plus difficile, la plus fatigante façon d'être qui soit. Et l'état privilégié par excellence. Mais impossible à vouloir. On ne veut pas être paresseux. Il ne suffit pas de dormir, de se coucher sur le sable, d'attendre comme éternellement la mort. C'est tout le contraire. L'état nerveux par excellence; mais incapacité d'épouser quoi que ce soit, de se faire aider, d'entrer dans un engrenage connu.


BERNARD NOËL, GEORGES PERROS
Correspondances

"De cette amitié, que pourrais-je dire qui ne lui soit contraire ? Elle a vécu de lettres et de lectures. Ces choses-là relèvent du silence et de l'écart : elles ne m'appartiennent pas. Bien sûr, je peux me souvenir, mais le souvenir n'était pas notre mouvement puisque, d'emblée, par cette pente de la pensée qui va vers l'immédiat non vers la mémoire, nous a liés ce qui nous conduisait à notre perte. Et cela seul, je peux le vivre encore avec lui, comme si de rien n'était, car il en fut toujours de rien." Bernard Noël


GEORGES PERROS
Pour ainsi dire

"On met du temps pour comprendre que juger un individu, une oeuvre, etc., c'est se vanter soi-même, c'est se donner du poids."

"Je me suis fait une place à l'ombre."


LORAND GASPAR
le quatrième état de la matière

Là-bas au bout du monde
Là-bas où les soleils sont de gros fruits de mer, souples et ronds
Là-bas où les horizons s'envolent dans des soies sauvages,
on voit si loin qu'on tombe droit devant soi.

 


GEORGES PERROS
LORAND GASPAR
Correspondance
1966-1978

Perros souffre, il est écartelé, solitaire. Ne rien cacher, ni à soi ni à ses mots. Vivre c'est à ce prix. Ne jamais faire semblant, continuer à ressentir tout ce qui se présente, la magnificence du ciel et de la mer, la fraîcheur d'un coin de rue, celle d'un mot troublant, sur un fond d'horreur omniprésente, celle de la mort, de la présence constante de l'idée de la mort.
Car : « Ces moments-là donnent justement une idée de la mort. Le curieux, c'est qu'en même temps, ils dévoilent la vie, dans son extrême nudité, et la passion que nous en avons. Il n'y a rien de pire. Mais rien de mieux. On sait qu'il va falloir y retourner, parce que ces moments viennent et s'en vont sans prévenir. Nous laissant une espèce, un genre de souvenir, comme le goût, le fumet d'un vin rarissime au palais. »


JACQUES RANCIERE
Aisthesis

Il faut bien saisir la puissance de subversion de cet innocent far niente. Le far niente n'est pas la paresse. Il est la jouissance de l’otium. L’otium est proprement le temps où l'on n'attend rien, ce temps précisément interdit au plébéien, que le souci de sortir de sa condition condamne à toujours attendre l'effet du hasard ou de l'intrigue. Il n'est pas l'inoccupation mais l'abolition de la hiérarchie des occupations. L'antique opposition des patriciens et des plébéiens est en effet d'abord une affaire d'« occupations » différentes. Une occupation, c'est une manière de remplir le temps de la vie qui définit aussi une manière d'être des corps et des esprits. L'occupation des patriciens est d’agir, de poursuivre de grands desseins où leur succès propre s'identifie au destin de vastes communautés. Celle des plébéiens est de faire, de fabriquer des objets utiles et de rendre des services matériels pour répondre à la nécessité de leur survie individuelle....

...On mesure moins bien l'autre aspect de la révolution égalitaire : la promotion de cette qualité de l'expérience sensible où l'on ne fait rien, qualité également offerte à ceux que l'ordre ancien séparait en hommes de jouissance et hommes de travail et que l'ordre nouveau divise encore en citoyens actifs ou passifs. Cet état suspensif, cet état sensible libéré des intérêts et des hiérarchies de la connaissance et de la jouissance, Kant l'a caractérisé comme objet de l'universalité subjective du jugement esthétique

« Le  peuple libre est, dit Schiller, le peuple qui joue, le peuple incarné dans cette activité qui suspend l’opposition même de l’actif et du passif »

« Et l'expression achevée de la collectivité ouvrière combattante s'appellera grève générale, équivalence exemplaire de l'action stratégique et de l'inaction radicale. La révolution scientifique marxiste a certes voulu en finir avec les rêveries ouvrières comme avec les programmes utopiques. Mais en y opposant les effets du développement réel de la société, elle soumettait encore les fins et les moyens de l'action au mouvement de la vie, au risque de découvrir que le propre de ce mouvement est de ne rien vouloir et de n'autoriser aucune stratégie à s'en prévaloir. »


« Le beau est ce qui plaît sans concept »

« Winckelmann ouvre cet âge où les artistes s'emploieront à déchaîner les puissances sensibles cachées dans l'inexpressivité, l'indifférence ou l'immobilité, à composer les mouvements contrariés du corps dansant mais aussi bien de la phrase, du plan ou de la touche colorée qui arrêtent l'histoire en la racontant, suspendent le sens en le faisant passer ou dérobent la figure même qu'ils désignent. »

«  Mais Winckelmann est l'un des premiers, sinon le premier, à inventer la notion de l'art tel que nous l'entendons : non plus comme compétence des faiseurs de tableaux, de statues ou de poèmes, mais comme milieu sensible de coexistence de leurs œuvres. »


« Cet art, c'est celui qu'il qualifie par ailleurs de poésie « naïve » : une poésie qui ne cherche pas à faire de la poésie, mais exprime l'accord immédiat entre un univers collectif vécu et des formes d'invention singulières ; un art qui n'est pas de l'art, pas un monde à part, mais une manifestation de la vie collective. »

"L'objectivité de la photographie, c'est le régime de pensée, de perception et de sensation qui fait coïncider l'amour des formes pures avec l'appréhension de l'historicité inépuisable contenue dans toute intersection de rue, tout pli d'une peau et tout instant du temps."


VICTOR SERGE
Le Tropique et le Nord

Il n'y avait pas d'horizon. Il n'y avait rien. La route creusée dans la neige traversait des plaines plates. Allongés dans les traîneaux, les voyageurs ne voyaient que de mornes talus blancs sur lesquels pesait un ciel également blanc et gris. La blancheur, quand elle était lumineuse, usait les yeux qui se fermaient d'eux-mêmes devant ce vide intense et glacial prêt à devenir absurdement brûlant. Quand elle était mate et grise, ou encore nuancée d'un jaune sale, cette blancheur sans fin désespérait. Les voyageurs demandaient alors au voiturier : « Combien d'heures encore ? — Trente jusqu'au cap, quarante-cinq jusqu'au village. » On eût craché sa vie.


JEAN-JACQUES DORIO
Aimer l'utopie

Comme s'il y avait une beauté du monde
Qui vient et va
Et que traduit l'alphabet présent
semant ses graines de sagesse
et de folie

AIMER L'UTOPIE


CARLOS DRUMMOND DE ANDRADE
La machine du monde

La nuit vient, et le clair de lune, modulé de dolentes chansons qui péexistent aux instruments de musique, répand dans la profondeur, déjà pleine de montagnes abruptes et de gisements ignorés, une mélancolieuse mollesse.


NICOLAS GRIMALDI
L'inhumain

La première forme d'indifférence à autrui s'ensuit d'une concentration de toute l'attention sur soi-même.

 


ZYGMUNT BAUMAN
L'amour liquide
Dela fragilité des liens entre les hommes

Korczak aimait les enfants comme peu d'entre nous en sont prêts ou capables, mais ce qu'il aimait chez eux c'était leur humanité. L'humanité sous sa forme la meilleure - ni déformée, ni tronquée, ni réduite, ni mutilée, complète dans sa naissance et son inachèvement enfantins, pleine d'une promesse pas-encore-trahie et d'un potentiel toujours intransigeant. Il est notoire que le monde dans lequel naissent et grandissent les porteurs potentiels d'humanité sait mieux rogner les ailes qu'inciter leurs utilisateurs potentiels à les déployer, et donc, d'après Korczak, l'humanité ne peut se trouver, se prendre et se préserver intacte et entière (pour un moment, et pas plus d'un moment !) que chez les enfants.


Les nouvelles constructions, affichées avec fierté et bien vite imitées, sont des « espaces d'interdiction » - « conçus pour intercepter, repousser ou filtrer les utilisateurs potentiels ». Soyons explicite, le but des « espaces d'interdiction » est de diviser, séparer et exclure — et non de bâtir des ponts, des passages tranquilles et des lieux de rencontre, ou de faciliter la communication et de réunir les citadins.

Les innovations architecturales et d'urbanisme que Flusty distingue, liste et nomme, sont les équivalents actualisés techniquement des douves, tourelles et embrasures des remparts ; mais plutôt que de défendre la ville et ses habitants de l'ennemi extérieur, on les érige pour séparer les citadins et les protéger les uns des autres, désormais adversaires. Parmi les inventions que nomme Flusty, on trouve l'« espace fuyant », « espace que l'on ne peut atteindre, car les chemins d'approche sont déformés rallongés ou manquants » ; l'« espace épineux », « espace qu'on ne peut occuper confortablement, défendu par exemple par des arroseurs muraux activés pour éliminer les rôdeurs ou les rebords inclinés pour empêcher qu'on s'assoie » ; enfin l'« espace nerveux », « espace qu'on ne peut utiliser sans être observé en raison des patrouilles volantes de surveillance active et/ou des systèmes de contrôle à distance qui informent les postes de sécurité ». Ce type d'« espaces d'interdiction » et bien d'autres n'ont qu'un seul but, mais un but composite : couper les enclaves extraterritoriales du territoire continu de la ville, ériger de petites forteresses dans lesquelles les membres de l'élite supraterritoriale globale pourront entretenir, cultiver et savourer leur indépendance physique et leur isolation spirituelle de la localité. Dans le paysage urbain, les « espaces d'interdiction » deviennent les points de repère de la désintégration de la vie en communauté, partagé, et fondée sur la localité.


CARLOS DRUMMOND DE ANDRADE
Mort dans l'avion
& autres poèmes

Je suis vingt dans la machine
qui respire doucement
entre les appliques stellaires et les souffles lointains de la terre,
je me sens dans mon élément à des milliers de mètres de hauteur,
ni mythe ni oiseau,
je ne perds pas conscience de mes pouvoirs,
sans mystification je vole,
je suis un corps volant, avec des poches, des montres, des ongles,
relié à la terre par la mémoire et l'habitude des muscles,
chair qui explosera bientôt.

Ô blancheur, sérénité sous la violence
de la mort sans préavis,
prudente et cependant irrépressible approche d'un péril atmosphérique,
coup qui vibre dans l'air, lame de vent
sur la nuque, éclair
choc fracas fulgurance
nous roulons pulvérisés
je tombe à la verticale et me transforme en fait divers.


 

PIERRE AUTIN-GRENIER
Là-haut

On a loué un gros camion pour démé­nager la baraque bleue sur la colline. La vieille folle avec son unique dent d'os était morte maintenant. Il fallait bien faire place nette de ce que les âges avaient accumulé ici. Cet invraisemblable bric-à-brac de bro­canteur ! Poussiéreuse éternité encombrant
tout, de la cave aux étages.


PIERRE AUTIN-GRENIER
Toute une vie bien ratée

Alors tout d'un coup je me suis senti comme une andouillette abandonnée par ses parents. Et même par l'humanité tout entière. Seul dans un poêlon oublié sur le gaz au creux duquel le beurre commencerait à brûler. Je réclamai une lichette de vin blanc pour adoucir cette douleur d'être né, aussi ce grésillement nauséabond de la vie autour de moi. Ma femme étonnée disait comment fais-tu pour être soudain si triste ? Je disais je crois que j'attache au fond.


PIERRE AUTIN-GRENIER
Je ne suis pas un héros

Je ne sais pas ce qui se passe dans le Montana mais jamais personne ne m'écrit de là-bas. Bien que mettant de côté les timbres-poste originaux, lorsqu'il m'arrive d'en recevoir, je ne suis pas à proprement parler ce qu'il est convenu d'appeler un philatéliste et ce sont bien des nouvelles de quelqu'un qui habiterait le Montana qu'il me plairait de recevoir et non des vignettes griffées de l'aigle U.S par exemple. Des timbres-poste j'en ai avec de Gaulle et Konrad Adenauer réunis pour le 25e anniversaire du traité sur la coopération franco-allemande; un autre, de 2 francs, représente Blaise Cendrars par Modigliani; il y a aussi un tableau d'Yves Klein sur lequel on voit cinq espèces de bonshommes bleus et boudinés danser sans doute et cela s'appelle « Anthropométrie de l'époque bleue »;


MARIETTE NAVARRO
Alors Carcasse

Plusieurs aussi sont là, au beau milieu de leur époque, mais Carcasse particulièrement est au seuil, caresse du pied le seuil et se tient là, avec au visage une impression d'absence qui cloche beaucoup avec le reste. C'est que Carcasse est quelque part, mais c'est partout ailleurs, et sous bien d'autres formes. Tout le temps de préférence ailleurs, Carcasse, et ça cloche. Le présent s'enfuit de Carcasse comme un vulgaire liquide, ou plutôt coule à travers Carcasse, ça rentre par une oreille, ça sort par l'autre, et la bouche dans l'histoire est bien la seule à rester close. Tiens c'est période de reflux se dit Carcasse, sentant bien le présent se dérober de préférence à travers son corps comme s'il n'y avait qu'un chemin, tiens c'est marée fuyante et marée dérapante, mais moi au bord de mon époque on attend de moi quelque chose je me trompe?


HELENE LANSCOTTE
rouge avril

Il y a que vivre est brutale
Il y a que vivre est douce
Il y a que vivre balaye les figures


MARIO VARGAS LLOSA
Le rêve du Celte

Lorsque s'ouvrit la porte de sa cellule, en même temps que le flot de lumière et un coup de vent, le bruit de la rue pénétra aussi, amorti par les murs de pierre, et Roger se réveilla, dans l'effroi. Clignant des yeux, l'esprit encore embrumé, faisant effort pour se ressaisir, il aperçut, appuyée au chambranle de la porte, la silhouette du sheriff. Son visage flasque, aux moustaches blondes et aux petits yeux malveillants, le contemplait avec l'antipathie qu'il n'avait jamais tenté de dissimuler. Voilà un type qui souffrirait si le gouvernement anglais répondait favorablement à son recours en grâce.
— Visite, murmura le sheriff, sans le quitter des yeux.


JEAN-LUC NANCY
La ville au loin

"La Ville est un lieu où a lieu autre chose que le lieu."

"Le bordel fut d'abord une cabane de planches, et désignait par conséquent une construction légère, sommaire et plutôt non citadine. De fait, les prostituées étaient censées n'avoir licence d'exercer que dans des quartiers excentrés formés de telles baraques (des bourdeaux ou bordeaux : une ville en fit-elle son nom ?). Autant dire que le bordel de soi serait étranger à la citadinité : mais c'est précisément cette étrangeté que la ville suscite et excite. Il s'agit avec le bordel d'établir le contrepoint de la sacralité haute de la ville. Là s'accomplissent ensemble, l'un par l'autre et l'un contre l'autre, le sujet de l'anonymat et celui de la jouissance, la possibilité de la dépense et de la défonce, la misère opulente et le luxe misérable, le goût fade de la transgression qui ne transgresse pas grand-chose - cependant que plus haut au-dessus des bas-fonds la ville, elle, ne cesse de transgresser ses propres lois, ses principes de civilité et de citoyenneté, d'urbanité, de sociabilité."


PHILIPPE JACOTTET
Beauregard

Sous le ciel argenté comme un immense miroir où les derniers oiseaux seraient des reflets sifflants, violents, d'autre chose.
Les prés chantonnent à ras de terre contre la mort ; ils disent l'air, l'espace, ils murmurent que l'air vit, que la terre continue à respirer.

Je n'ai jamais su prier, je suis incapable d'aucune prière.
Là, entre le jour et la nuit, quand le porteur du jour s'est éloigné derrière les montagnes, il me semble que les prés pourraient être une prière à voix très basse, une sorte de litanie distraite et rassurante comme le bruit d'un ruisseau, soumise aux faibles impulsions de l'air.


JEAN-LUC STEINMETZ
Le dépositaire

et autres poèmes

"Dans un port de rien,avec des barques qui chahutent. Leurs filets jaunes. Un poisson beau comme un Braque sur une assiette bleue. J'en scrute les ouïes gonflées de sang."

"A la longue viendrait cette impression - cette espérance : à partir d'une fibre d'odeur ou d'un reflet minime, mais chatoyant, ce qui fut perdu de toujours présenterait de nouveau son évidence, réintégrerait une forme, élèverait à la hauteur du jour une certitude."


LUTZ BASSMANN
Les aigles puent

Je m'appelle Gorguil Tchopal, et c'était déjà mon nom à l'époque. J'avais plusieurs idoles. Des chefs de gueux, évidemment, mais aussi des louves qui ne s'étaient jamais repenties et des chanteurs. Je citerai en exemple Djimmy Gorbarani, le célèbre ténor, qui était mon idole depuis l'enfance. Quand je savais que j'irais à l'Amicale des fourmis étrangères, je me plaçais longtemps sous la douche, et, une fois débarrassé de toutes les impuretés qui s'étaient accumulées sur moi pendant mes rêves aussi bien que pendant les horribles passages à travers la réalité quotidienne, une fois récuré, séché et rhabillé, je manipulais avec acharnement ma chevelure hirsute, jusqu'au moment où, dans la glace, je croisais le regard avec quelqu'un qui avait des traits peu ou pas comparables à ceux de Djimmy Gorbarani. Du point de vue de la cosmétique, l'opération était hasardeuse, elle exigeait de l'imagination et de gros efforts.


WALTER LIPPMANN
La Cité libre

En 1933, Laski écrit que l'apparition de la Grande Dépressio révèle l'incapacité du capitalisme à assurer de façon adéquate la subsistance des travailleurs, et souligne l'existence d'une classe de privilégiés vivant à proximité des masses appauvries, spectacle intolérable pour une société dans laquelle les pauvres ont le droit de vote. Aux Etats-Unis, écrit Laski, il y a aujourd'hui "une grande désillusion démocratique, un plus grand scepticisme à l'égard des institutions populaires, qu'à n'importe quelle période de son histoire.[...] Le malaise de la démocratie capitaliste est incurable aussi longtemps qu'elle reste capitaliste, pour la simple raison que c'est contre les conditions inhérentes du capitalisme que les hommes se révoltent." Ainsi, pour Laski, soit les capitalistes seront contraints d'éliminer la démocratie, soit la démocratie fera disparaître le capitalisme.


GIORGIO AGAMBEN
De la très haute pauvreté

Une norme qui ne se réfère pas à des actes particuliers et à des évènements, mais à l'existence toute entière d'un individu n'est plus facilement reconnaissable comme droit, de même qu'une vie qui s'institue dans son intégralité sous la forme d'une règle n'est vraiment plus une vie.


VICTOR SERGE
Les années sans pardon

Vers sept heures du matin, D. chargea lui-même ses deux valises dans le taxi. La rue sommeillait encore, teintée du blanc terne des réveils de Paris. Personne ne passait, sauf un laitier. Pureté matinale sur les pierres et l'asphalte. Les poubelles étaient vides. D. n'éprouva aucun soupçon. Il se fit conduire à la gare du Nord, s'irrita au buffet parce qu'on lui fit attendre un café sans saveur, et fît vivement recharger ses deux valises dans une autre voiture qui l'amena place d'Iéna. Convaincu de n'avoir pas été filé, il trouva la vaste place pareille à un décor sans acteurs, baignée d'une lumière tamisée où l'on aimerait vivre longtemps, en réfléchissant. Avant huit heures, Paris, dans ses quartiers cossus, semble délivré de lui-même ; apaisé, il n'est plus qu'une œuvre de la sagesse humaine.

 


FRANCOISE ASCAL
Un rêve de verticalité

En France, aujourd'hui, nombreux sont les poètes qui cultivent une langue volontairement neutre, se défient des adjectifs et des images. Ce n'est pas ma voie, non par souci de résistance, mais par nécessité intime. Ce vocabulaire que je m'efforce de rendre aussi précis que possible est celui d'une conquête. Appropriation d'une langue manquante, trouée dès l'origine par la pauvreté et le silence des miens.
Chaque mot gagné sur l'ordinaire de l'enfance ouvrait une fenêtre, accroissait l'espace et la conscience. Ainsi, leçon merveilleuse furent les mots de métiers utilisés par mes parents, échappant à l'étroitesse ambiante : le vocabulaire de la couture, des tissus, des modes de façonnage, celui du jardinage, des techniques et outils, celui des variétés de fruits et légumes. C'est par là que la poésie est entrée en moi, à mon insu, et au leur.

 


ERRI DE LUCA
Le poids du papillon

Sa mère avait été abattue par un chasseur. Dans ses narines de petit animal se grava l'odeur de l'homme et de la poudre à fusil.
Orphelin avec sa sœur, sans un troupeau voisin, il apprit tout seul. Adulte, il faisait une taille de plus que les mâles de son espèce. Sa sœur fut emportée par un aigle un jour d'hiver et de nuages. Elle s'aperçut qu'il planait au-dessus d'eux, isolés sur une pâture au sud, là où subsistait un peu d'herbe jaunie. Sa sœur voyait l'aigle même sans son ombre à terre, sous un ciel bouché.


HARUKI MURAKAMI
1Q84

Donner son nom était pénible. Dès qu'elle l'avait prononcé, son interlocuteur prenait un air surpris ou la considérait d'un oeil embarrassé. Mademoiselle Aomamé? Oui, c'est bien ça. Et mon nom s'écrit A-o-m-a-m-é, comme les haricots de soja, bleu-vert, oui.


ANDRE MICOUD
Des Hauts-Lieux
La construction sociale de l'exemplarité

De façon immémoriale, mais pour des raisons qui restent encore bien énigmatiques, les hommes attachent à certains lieux des effets quasi magiques. D'autres - qui croient que les effets sont toujours à rapporter à des causes physiques - mettent en avant des raisons d'ordre tellurique. Dans cet ouvrage, les auteurs se posent d'autres questions. Que figurent de tels lieux ? Que s'y donne-t-il à voir, à parcourir, à toucher : un événement à commémorer, un exemple à suivre, un futur à espérer ? Autour de tels lieux, toujours construits socialement, les hommes célèbrent des affinités.
Au moment où les changements sociaux affectent toutes les représentations, toutes les certitudes et toutes les identités, certains lieux, comme des emblèmes, servent à rassembler des croyants.
Il se pourrait bien que de telles vertus n'aient pas échappé à ces techniciens du "faire-croire" dont la fonction est aujourd'hui de construire de nouveaux "corps sociaux". De ces "lieux pour l'exemple" - zones expérimentales, réalisations exemplaires, circonscriptions exceptionnelles..., - que les gestionnaires multiplient à l'envie, il est attendu qu'ils produisent de l'adhésion. Là où, avec l'adhésion, la fascination se profile, il importe que la critique ne fasse pas défaut.

 


JULIA KRISTEVA
Etrangers à nous-mêmes

Ne pas" intégrer" l'étranger, mais respecter son désir de vivre différent, qui rejoint notre droit à la singularité, cette ultime conséquence des droits et des devoirs humains.


AUGUSTO MONTERROSO
Oeuvres complètes
(et autres contes)

- L'histoire de Mr. Percy Taylor, chasseur de têtes en forêt amazonienne, est moins étrange mais certainement plus exemplaire, dit alors l'autre.
On sait qu'en 1937 il quitta Boston, Massachusetts, où il avait affiné son esprit au point de n'avoir plus un sou en poche. En 1944, il apparaît pour la première fois en Amérique du Sud, dans la région de l'Amazonie, vivant parmi les indigènes d'une tribu dont il n'est pas utile de rappeler le nom.
Ses yeux cernés et son aspect famélique lui valurent très vite le surnom de «gringo fauché», et les gamins de l'école allaient jusqu'à le montrer du doigt et lui jeter des pierres quand il passait avec sa barbe qui brillait sous le soleil doré des tropiques. Ce qui n'affligeait pas l'humble condition de Mr. Taylor, lequel avait lu dans le premier volume des Œuvres complètes de William G. Knight que si l'on n'envie pas les riches, la pauvreté n'est pas déshonorante.


JUAN JOSE MILLAS
Le désordre de ton nom


Il était cinq heures de l'après-midi, un mardi, fin avril. Julio Orgaz avait quitté le cabinet de son psychanalyste depuis dix minutes : après avoir traversé Principe de Vergara, il entrait maintenant dans le parc de Berlin, essayant de démentir, par les mouvements de son corps, l'anxiété que trahissait son regard.
Le vendredi précédent, il n'avait pas réussi à voir Laura dans le parc, et cela avait provoqué en lui une sensation aiguë d'abandon tout au long d'un week-end, humide et pensif, qui l'avait aussitôt accablé. L'ampleur de son désarroi le conduisit à imaginer l'enfer de sa vie si cette absence se prolongeait. Il comprit alors que son existence avait tourné autour d'un axe transversal à la semaine, avec deux points d'appui : le mardi et le vendredi.


STIG DAGERMAN
Billets quotidiens

Attention au chien!
"Il est tout de même lamentable que des gens qui perçoivent l'aide sociale aient un chien", vient de déclarer un coneiller municipal du Värmland
5 novembre 1954

La loi est certes bien imparfaite :
les pauvres ont le droit d'avoir un chien.
Pourquoi ne se procurent-ils pas un rat ?
C'est gentil et ça ne coûte presque rien.

Voilà des gens qui, dans leur maison,
entretiennent des chiens toute la vie.
Us pourraient bien jouer avec des mouches
qui sont aussi d'excellente compagnie.

C'est la commune qui paie, bien sûr.
Mais il faut cesser cette aubaine.
Sinon, vous verrez que très bientôt
ils vont s'offrir une baleine.

En fait de mesure, je n'en vois qu'une :
abattre tous ces chiens. Ou bien alors,
pour sauver les deniers de la commune,
c'est les pauvres qu'il faudra mettre à mort.


JEAN DAIVE
Onde générale

Comment introduire
la houle de tempête
dans un radiateur ?

J'ai tout calculé sur les routes
même la vitesse des ondes sans altération de forme.

Dans l'autre sens qui n'est pas le retour, le passage
refoule, ne s'adapte pas à l'accès

parce que la domination reproduit
le meurtre.

D'un à un : personne ni aucun.

C'est la maison volée.

 


Peut-elle être
présente
avec ce qui est déjà présent?

Tout est si lointain. si chuchoté. Sans syllabes.
Lointain
derrière le bruit. Derrière le monde.

Si lointain
derrière les yeux.

elle regarde
le ciel.

Le ciel
car il en reste.


PIERRE AUTIN-GRENIER
Elodie Cordou,
la disparition

vu par
Ronan Barrot

La toute dernière fois que j'ai vu Elodie Cordou en chair et en os c'était par une épouvantable après-midi de décembre ; passés les pendus tireurs de langue de Tulle, passés Seilhac, Chamboulive, Treignac aux toits d'ardoises, divers bleds nichés aux berges sauvages et accidentées de rivières toutes plus torrentueuses les unes que les autres, villages de vaches rousses et de sévère maquignonnage enveloppés de brume, pluie et vent sur lesquels tombe brusquement une nuit sans partage comme un corbeau mort d'un coup d'aile ailleurs éteindrait un champ de blé en plein midi, c'est en semblable bout de ciel et terre, à mille lieues de la capitale, aux abords d'un ruisseau dit de Planchemouton plus précisément, qu'Elodie Cordou m'avait fixé son ultime rendez-vous et que, lessivé par des heures de route, des kilomètres de chemins creux et de départementales sans nom, je la retrouvai.

Ce n'était donc pas le fruit du hasard, ni le résultat de quelques fâcheux caprice si Elodie Cordou m'avait donné rendez-vous dans ce coin retiré du Limousin où l'un des tout grands monstres de notre temps, le grand briseur dordre établi dont chaque toile joyeusement charrie révolte et insurrection culbutant tout sur son passage dans un insoutenable éclat de lucidité, a posé une partie de son œuvre de titan.


WILLIAM CLIFF
Immense existence

nous étions sur la digue regardant au loin
le bateau qui s'effaçait dans le crépuscule
et à nos pieds les vagues noires roulant sur
la pierre bleue posée pour barrer la marée
nous étions des centaines marchant quasiment
en silence pour mieux goûter la majesté
de cette heure spéciale où le soleil avait
été mangé à l'horizon par un nuage
(certains restaient assis tels de petits enfants
devant une chose mystérieuse mais
la plupart arpentaient les dalles de la digue
en n'arrêtant jamais de lancer leur regard
dans cette brume diaphane qui planait
sur les eaux mauves mouvantes très récurrentes
qui s'écrasaient très lentement en bruissant
très souplement devant notre être fasciné)


 

WILLIAM CLIFF
America

ah! si c'était enfin la chose
unique éternelle enfermée
dans nos corps de pauvre peau close
si c'était l'Arche de Noé

on partirait sur ce vaisseau
d'un dock d'Anvers et par l'Escaut
rejoindre le sang du soleil
et là s'éclater en plein ciel

se fondre au flot de ces sanglots
que l'Océan sans fin remue
digère et chie vomit et sue
livre au jeu d'un vieux cachalot

s'en venant s'échouer un soir
au sable des plages du Nord
et pourrir son poids de remords
dans ce désert glacial et noir


REINALDO ARENAS
Avant la nuit

J'avais deux ans. J'étais nu, debout ; je me baissais vers le sol pour lécher la terre. La première saveur dont j'ai le souvenir, c'est celle de la terre. Je mangeais de la terre avec ma cousine Dulce Ofelia, qui avait deux ans, elle aussi. J'étais un enfant maigre mais au ventre très ballonné, à cause des vers qui me poussaient dans l'estomac à force de manger tant de terre. Une terre que l'on mangeait dans le rancho de la maison ; le rancho, c'était l'endroit où dormaient les animaux, à savoir les chevaux, les vaches, les cochons, les poules, les moutons. Le rancho était accolé à la maison.

 


WILLIAM CLIFF
Epopées

UNE SYMPHONIE


j'ai pris un bain j'ai taillé ma tignasse
j'ai coupé ma barbe avec un rasoir
j'ai regardé dans la glace ma face
et vu qu'elle n'était pas belle à voir
alors quittant le carré du miroir
j'ai levé le regard vers les nuages
et qu'ai-je vu dans cette lente nage
de vapeurs finement illuminées ?
nothing nothing sauf qu'en moi le langage
continuait sa démarche obstinée


allais-je dire la splendeur de vivre
ou bien laisserai-je tomber mon front
comme un vaincu qui ne peut plus sourire
à la grande erre que les choses font ?
il valait mieux sortir en rue où l'on
ne laisse pas le langage trop prendre
d'extension sur notre cervelle tendre
et dans la marche commune oublier
qu'on ne peut pas aller à contre-pente
mais qu'on s'en va vers le bas du sentier


WILLIAM CLIFF
U.S.A. 1976

À cet endroit, il y avait un cordon de sable bas maigrement couronné de broussailles et d'oyats. L'on ne pouvait point parler de dunes. Non : seulement de bas monticules sableux permettant à ces rares jeunes hommes d'un peu s'abriter durant leur contemplation : oh ! triste immensité marine, triste comme leur âme même en face de cette âpre terminaison de leur continent, de leur pays, de leur conquête, de leur rêve ! Et comme ils étaient beaux dans cette tristesse et dans cette attirance qu'ils avaient pour cet élément d'une laideur bruyante et continuelle ! Ils étaient beaux pour ce regard profond qu'ils tournaient vers cet infini qu'ils savaient s'en aller jusqu'aux antipodes, jusqu'aux confins de la Chine et du Japon, de la Sibérie et du Kamtchatka ! Ils étaient beaux d'être si seuls, si méditatifs, si obstinés ! Et moi qui venais d'Europe, de Belgique, moi alors ? J'étais assis comme eux et regardais dans la même direction.


SLAVOJ ZIZEK
De la croyance

En 1991, à la suite du coup d'État monté par la nomenklatura elle-même pour faire tomber Ceausescu, l'appareil de la police secrète roumaine, resté bien sûr pleinement opérant, poursuivit son activité comme à l'ordinaire. Toutefois, la tentative de la police secrète de présenter une image d'elle-même plus sympathique, au diapason des temps "démocratiques" nouveaux, occasionna quelques épisodes étranges. Un ami américain qui à cette époque vivait à Bucarest dans le cadre d'une bourse d'études Fulbright, appela chez lui une semaine après son arrivée pour dire à sa petite amie qu'il vivait maintenant dans un pays pauvre mais amical, où les gens étaient sympathiques et avides d'apprendre. Après qu'il eut reposé le combiné, le téléphone sonna immédiatement : il décrocha, et une voix lui annonça dans un anglais quelque peu maladroit qu'il avait au bout du fil l'officier de la police secrète dont le travail allait consister à écouter ses conversations téléphoniques, qui voulait le remercier pour les gentilles choses qu'il venait de dire sur la Roumanie - il lui souhaita un séjour agréable et raccrocha.
Le présent ouvrage est dédié à cet agent anonyme de la police secrète roumaine.


JONATHAN FRANZEN
Freedom

Il y a, pour un chat domestique, bien des façons de mourir à l'extérieur, comme le démembrement par un coyote ou le passage sous une voiture, mais lorsque Bobby, le chat adoré de la famille Hoffbauer, n'est pas rentré à la maison un soir de début juin, et que nulle trace de lui n'a pu être trouvée, malgré tous les appels, toutes les fouilles dans le périmètre de Canterbridge Estates, toutes les battues sur la route du comté, toutes les photos de Bobby punaisées sur les arbres du coin, on fut largement convaincu, dans Canterbridge Court, que Bobby avait été tué par Walter Berglund.

 


GEORGES DID-HUBERMAN
Survivance des lucioles

Loin, donc, des philosophes qui se donnent en dogmaticiens pour l'éternité ou en immédiats fabricateurs d'opinions pour le temps présent - à propos du dernier gadget technologique ou de la dernière élection présidentielle -, Agamben envisage le contemporain dans l'épaisseur considérable et complexe de ses temporalités enchevêtrées.[...] Il n'y a de contemporain, pour lui, que ce qui apparaît « dans le déphasage et l'anachronisme » par rapport à tout ce que nous percevons comme notre « actualité». Etre contemporain, en ce sens, ce serait obscurcir le spectacle du siècle présent afin de percevoir, dans cette obscurité même, la « lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas.» Ce serait donc, en prenant le paradigme qui nous occupe ici, se donner les moyens de voir apparaître les lucioles dans l'espace surexposé, féroce, trop lumineux, de notre histoire présente. Cette tâche, ajoute Agamben, demande à la fois du courage - vertu politique - et de la poésie, qui est l'art de fracturer le langage, de briser les apparences, de désassembler l'unité du temps.

 


Tout autre était la proposition de Walter Benjamin, que nous reprenons ici à notre compte : « organiser le pessimisme » dans le monde historique en découvrant un « espace d'images » au creux même de notre « conduite politique », comme il dit. Cette proposition concerne la temporalité impure de notre vie historique, qui n'engage ni destruction achevée ni début de rédemption. Et c'est en ce sens qu'il faut comprendre la survivance des images, leur immanence fondamentale : ni leur néant, ni leur plénitude, ni leur source d'avant toute mémoire, ni leur horizon d'après toute catastrophe. Mais leur ressource même, leur ressource de désir et d'expérience au creux même de nos décisions les plus immédiates, de notre vie la plus quotidienne.

[...]

Les lucioles, il ne tient qu'à nous de ne pas les voir disparaître. Or, nous devons, pour cela, assumer nous-mêmes la liberté du mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force diagonale, la faculté de faire apparaître des parcelles d'humanité, le désir indestructible. Nous devons donc nous-mêmes - en retrait du règne et de la gloire, dans la brèche ouverte entre le passé et le futur - devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensées à transmettre. Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle.

Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière, le second traversé de lueurs. Au centre de la lumière, nous fait-on croire, s'agitent ceux que l'on appelle aujourd'hui, par cruelle et hollywoodienne antiphrase, les quelques people, autrement dit les stars - les étoiles, on le sait, portent des noms de divinités - sur lesquelles nous regorgeons d'informations le plus souvent inutiles. Poudre aux yeux qui fait système avec la gloire efficace du « règne » : elle ne nous demande qu'une seule chose, et c'est de l'acclamer unanimement. Mais aux marges, c'est- à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, cheminent d'innombrables peuples sur lesquels nous en savons trop peu, donc pour lesquels une contre-information apparaît toujours plus nécessaire. Peuples-lucioles quand ils se retirent dans la nuit, cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs du « règne », font l'impossible pour affirmer leurs désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à d'autres.


LEWIS MUMFORD
La cité à travers l'histoire

Au dernier stade de son développement, la métropole est devenue le ressort essentiel qui assure le fonctionnement de cet absurde système. Elle procure à ses victimes l'illusion du pouvoir, de la richesse, du bonheur, l'illusion d'atteindre au plus haut point de la perfection humaine. En fait leur vie est sans cesse menacée, leur opulence est éphémère et insipide, leurs loisirs sont désespérément monotones, et leur bonheur pathétique est entaché par la peur, constante et justifiée, de la violence et d'une mort brutale. Ils se sentent de plus en plus étrangers et menacés par ce monde qu'ils n'ont pas construit, un monde qui échappe progressivement au contrôle des hommes, et qui, pour eux, a de moins en moins de sens.


WILLIAM CLIFF
Journal d'un innocent

bizarrement la joue des longues vagues
silencieuses qui venaient vers nous
portait de longues rides très bizarres
d'où sortaient des poissons volants qui nous
regardaient de leurs yeux peureux puis plouf!
(c'est qu'on pensait au lait ces onduleuses
vagues bizarres nous faisaient penser
à l'eau lactée qui sort d'une écrémeuse
après qu'on y a mis le lait entier)


PHILIPPE FOREST
Le siècle des nuages

Ils descendaient depuis l'azur, laissant vers le bas grossir la forme de leur fuselage, traçant doucement leur trait au travers des nuages. Le vrombissement des quatre moteurs, juchés sur le sommet des ailes, enflait, vibrant dans le vide, résonnant jusqu'à terre. Leur ventre touchait enfin la surface de l'eau, projetant à droite et à gauche un panache puissant qui retombait en écume, bousculant tout avec des remous épais qui dérangeaient les barques amarrées et remontaient haut sur le bord des berges.
C'était l'été sans doute. Les vacances étaient déjà commencées. Il avait couché son vélo dans l'herbe toute brûlée par la chaleur du soleil. Peut-être attendait-il allongé sur le sol ou bien se tenait-il assis sur un ponton, les jambes se balançant au-dessus du courant très lent. A perte de vue, le grand ciel bleu du beau temps recouvrait le monde. Il regardait descendre vers lui le signe en forme de croix de la carlingue et des ailes. Lorsque l'avion heurtait l'eau, le choc le ralentissait net. Forant dans le fleuve une tranchée immatérielle, il creusait son sillage entre les rives, rebondissant formidablement d'avant en arrière, basculant sur l'un et puis l'autre de ses flancs, oscillant sur ses deux flotteurs jusqu'à ce qu'il s'arrête enfin : rond avec son ventre vaste comme celui d'une baleine, inexplicable parmi les péniches et les navires de plaisance, immobile comme un paquebot étrange mouillant au beau milieu des terres.


LUDOVIC DEGROOTE
Eugène Leroy
Autoportrait noir

...or ce que j'aime dans l'oeuvre d'un peintre, comme dans un poème, c'est qu'ils m'invitent à rester dedans, à m'y retrouver, grâce à la peinture ou au poème; qu'au fond, je me sente dans son travail comme chez moi, un chez moi que j'ignorais et auquel, par la force de l'oeuvre, j'accède, un peu nouveau, un peu plus humain

 


JULIEN GRACQ
manuscrits de guerre

Il y avait même un casino fermé, des planches lépreuses clouées à ses fenêtres, qui sous ce soleil fugace et trempé de novembre prenait un aspect singulier de mélancolie — tout était vacant, fuyant, délié, désancré, dans l'alignement désert de ces villas d'une plage froide colonisées pour quelques jours par une troupe en guerre : au-dessus des têtes des paysans gourds et silencieux de la Cornouaille, les mains dans leurs poches, les mouettes faisaient indifféremment leurs cris de poulie rouillée ; aussi loin qu'on pût voir au long de la promenade, pas un volet ne s'ouvrait au soleil jaune, comme en temps de guerre chaque destinée se claquemure.


FRANCOIS CHENG
L'éternité n'est pas de trop

Au sommet, on respirait l'immémoriale senteur des pierres moussues et des arbres sans âge.


MARCEL SCHWOB
La Croisade des enfants
suivie de L'Etoile de bois

- Enfants, venez voir mon étoile ! mon étoile en feu ! Alain a allumé son étoile dans la nuit !
Cependant l'étoile flambante grossit très vite, éparpilla une toison d'étincelles ; puis aussitôt les madriers secs s'enflammèrent ; le toit de chaume rougit d'un coup et tout l'auvent fut un rideau de feu. On entendit un cri d'effroi, des appels vagues, puis des plaintes aiguës. Et l'embrasement devint formidable. Il y eut un écroulis ; de grands tisons se dressèrent parmi la fumée ; ce fut une horrible bigarrure de rouge et de noir ; enfin une sorte de gouffre se creusa où s'abattit un monceau d'énormes braises ardentes.
Et le halètement sinistre d'une roche d'alarme commença de retentir.

 


CARLOS FUENTES
Christophe et son oeuf

Le Mexique est un pays d'hommes tristes et d'enfants gais dit mon père Ângel (22 ans) au moment de m'engendrer. Juste avant, ma mère Angeles (moins de 30 ans) avait soupiré « Océan origine des dieux ». Mais le temps du bonheur sera bientôt passé et tous seront tristes, enfants et vieux, poursuivit mon père en ôtant ses grosses lunettes rondes, violettes, cerclées d'or, très johnlennonesques. Pourquoi veux-tu un enfant alors ? demanda ma mère dans un nouveau soupir.
- Le temps du bonheur sera bientôt passé.
- Et quand a-t-il jamais existé ?
- Que dis-tu ? Le Mexique nous porte malheur.
- C'est une tautologie. Le Mexique est fait pour nous porter malheur.
Puis elle insista :
- Alors pourquoi veux-tu un enfant ?
- Parce que je suis content, s'écria mon père, je suis content, cria-t-il encore plus fort en se tournant pour regarder les inlassables vagues de l'océan Pacifique ; je suis habité par la plus folle gaieté réactionnaire !
« Océan origine des dieux », et elle posa son édition des dialogues de Platon publiée par le recteur don José Vasconcelos dans les années vingt sur son visage : la couverture verte frappée de l'écusson noir de l'Université de Mexico PAR MA RACE L'ESPRIT PARLERA se macula de sueur coppertonique.

 


SERGIO PITOL
Le Voyage

En mai 1986, en pleine perestroïka, un diplomate mexicain (l'auteur?) en poste à Prague est invité en Géorgie à titre d'écrivain. Il rédige un journal de bord de ce voyage au cours duquel il doit rencontrer d'autres écrivains.
Or, la glasnost s'embrouille et notre homme est promené à Moscou, à Leningrad; aussi le voyage se transforme t-il en une galopade folle de scènes grotesques et de calamités joyeuses, pour se terminer à Tbilissi l'irrévérencieuse, ivre de ce printemps politique. Sous la plume d'un merveilleux érudit excentrique et rêveur, ce voyage qui n'est ni un récit autobiographique ni un récit de voyage est aussi une traversée de siècles d'art et de culture, et de toute la forêt sacrée de la littérature russe, de Pouchkine à Gogol à Marina Tsvetaïeva.


ARTURO PEREZ-REVERTE
Les bûchers de Bocanegra

Ce jour-là, on fit courir les taureaux sur la Plaza Mayor, mais Martin Saldana, lieutenant d'alguazils, ne fut pas de la fête. On avait retrouvé la femme étranglée dans une chaise à porteurs, devant l'église de San Ginés. Elle tenait entre les doigts une bourse contenant cinquante écus et un billet anonyme avec ces mots : Prière de dire des messes pour le repos de son âme. Une bigote matinale l'avait découverte et avait alerté le sacristain qui à son tour avait prévenu le curé, lequel, après une urgente absolution sub conditione avait fait avertir la justice. Lorsque le lieutenant d'alguazils se présenta sur la petite place de San Ginés, voisins et curieux s'étaient déjà attroupés. On aurait presque cru à une fête, au point qu'il fallut donner l'ordre à quelques argousins de tenir la foule à l'écart pendant que juge et greffier dressaient procès-verbal et que Martin Saldafta jetait un tranquille coup d'oeil au cadavre.


FERNANDO VALLEJO
La Vierge des Tueurs

Il y avait dans la banlieue de Medellin un village silencieux et paisible qui s'appelait Sabaneta. Oh oui je l'ai bien connu parce que c'est tout près de là, au bord de la route venant d'Envigado, un autre village, que j'ai passé mon enfance : à mi-chemin entre les deux villages, dans la propriété de mes grands-parents, Santa Anita, à main gauche quand on arrive. Ça oui, je l'ai bien connu. Il se trouvait tout au bout de cette route, au bout du monde. Plus loin il n'y avait rien, c'est là que le monde commençait à descendre, à s'arrondir, à prendre son virage.


OCTAVIO PAZ
Lueurs de l'Inde


la lumière sur la mer,
la lumière pieds nus sur la terre et la mer endormies.

 


ANTONIO MUNOZ MOLINA
L'Hiver à Lisbonne

Biralbo a pris le livre et l'a tenu ouvert sur ses genoux pour continuer de regarder le tableau pendant que Lucrecia parlait. Brusquement, la contemplation de ce paysage avait tout transfiguré : la fuite, la peur de mourir, de ne pas trouver Lucrecia. Comme parfois l'amour et presque toujours la musique, cette peinture lui faisait comprendre la possibilité mentale d'une étrange justice inflexible, d'un ordre presque toujours secret qui modelait le hasard et rendait le monde habitable et qui n'était pas de ce monde. Quelque chose de sacré et d'hermétique, en même temps que quotidien et dilué dans l'atmosphère, comme la musique de Billy Swann quand il jouait de la trompette sur un ton si grave que le son se perdait dans le silence, comme la lumière ocre et rose des fins d'après-midi de Lisbonne : la sensation non pas de déchiffrer le sens de la musique ou des taches de couleur ou du mystère immobile de la lumière, mais d'être compris et accepté par eux.


FERNANDO VALLEJO
Carlitos qui êtes aux cieux

Allez-y voir et vous verrez. Je vous invite. Avec armes et bagages et avec votre belle-mère et vos amis et les amis de vos amis et tout le quartier et votre parentèle, à boire de l'eau-de-vie de canne sur mon compte et à constater : le regard s'en va comme un épervier et vole, vole au-dessus du splendide paysage qui effrange les nuages.
- Et à quelle distance de la ville se trouve cette merveille ?
- En voiture, à cinq kilomètres, et à une lieue à cheval.
- Ah ! alors j'y vais à cheval parce que c'est plus joli et moins loin.

 


JACQUES ABEILLE
Les barbares

Les mille questions qu'en d'autres moments j'aurais voulu lui poser étaient suspendues par un sentiment d'évidence éclatante et les mots se dissolvaient, consumés de la toute-puissance de leur source. Toutefois, quand déjà elle allait me quitter, tenant son poignet où palpitait avec vaillance le flux d'une vie qu'un moment elle avait partagée avec moi, je ne pus retenir une interrogation où se mêlaient à parts égales le désarroi et l'espérance.
« Que vais-je faire ? »
Son visage n'était qu'une ombre bienveillante penchée sur moi, mais j'y devinais un sourire attentif.
«Te souvenir que la modestie est la forme la plus sûre de la fierté. »
Ses mots n'étaient qu'un souffle qui me balaya le front. Un instant plus tard, elle avait disparu.

 


JACQUES RANCIERE
Les écarts du cinéma

. La tâche d'un cinéma moderne, d'un cinéma ayant pris la mesure de sa propre utopie historique, serait peut-être de revenir sur la disjonction du regard et du mouvement, de réexplorer les pouvoirs contradictoires des arrêts, des retards et des déliaisons du regard.

[...]

Je pense qu'il y a plus de puissance commune préservée dans la sagesse de la surface, dans la manière dont les questions de la justice y sont mesurées selon des impératifs de justesse. Mais aussi ces histoires d'espaces et de trajets, de marcheurs et de voyages peuvent nous aider à inverser la perspective, à imaginer non plus les formes d'un art adéquatement mis au service de fins politiques mais des formes politiques réinventées à partir des multiples manières dont les arts du visible inventent des regards, disposent des corps dans des lieux et leur font transformer les espaces qu'ils parcourent.

[...]

N'est-ce pas là ce qu'on peut attendre du cinéma, l'art populaire du xxè siècle, celui qui a permis au plus grand nombre, à ceux qui ne passaient pas les portes des musées, de jouir de la splendeur d'un effet de lumière sur un décor ordinaire, de la poésie d'un tintement de verre ou d'une conversation banale au comptoir d'un bistrot quelconque?

[...]

Le cinéma ne peut pas être l'équivalent de la lettre d'amour ou de la musique des pauvres. Il ne peut plus être l'art qui simplement rend aux humbles la richesse sensible de leur monde. Il lui faut consentir à n'être que la surface où cherche à se chiffrer en figures nouvelles l'expérience de ceux qui ont été relégués à la marge des circulations économiques et des trajectoires sociales. Il faut que cette surface accueille la scission qui sépare le portrait et le tableau, la chronique et la tragédie, la réciprocité et la fêlure. Un art doit se faire à la place d'un autre. La grandeur de Pedro Costa est d'accepter et de refuser en même temps cette altération, de faire en un seul et même mouvement le cinéma du possible et celui de l'impossible.

 


JORN RIEL
Le Chant pour celui qui désire vivre
t 1et 2

Cette nuit-là, la fille se transformerait en ours et le tuerait de sa patte droite, preuve que ce n'était pas un ours ordinaire, puisqu'on savait que les ours étaient gauchers.

 


ISHIGURO
Les vestiges du jour

-J'ai fait de mon mieux, mais malgré tous mes efforts, je vois bien que je ne satisfais plus aux exigences que je me fixais autrefois. Des erreurs de plus en plus nombreuses apparaissent dans mon travail. Des erreurs tout à fait négligeables en elles-mêmes — jusqu'à présent, du moins. Mais jamais je n'en aurais commis de pareilles autrefois, et je sais ce qu'elles signifient. Dieu sait que j'ai fait de mon mieux, mais ça ne sert à rien. J'ai déjà donné ce que j'avais à donner. J'ai tout donné à Lord Darlington.
- Mince alors, mon pote. Tenez, vous voulez un mouchoir ? J'en ai un sur moi. Ah, le voilà. Il est presque propre. Je me suis juste mouché dedans une fois ce matin. Allez-y, mon pote.


ISHIGURO
Un artiste du monde flottant

Si par une belle journée, vous gravissez le sentier qui part, en pente raide, du petit pont de bois que l'on continue d'appeler, par ici, « le Pont de l'Hésitation », bientôt, entre deux cimes de gingkos, vous apparaîtra le toit de ma maison. Quand elle n'occuperait pas cette poition dominante sur la colline, elle se distinguerait néanmoins de toutes les autres maisons du voisinage; aussi vous demanderez-vous peut-être, en approchant par le sentier, à qui, à quel homme riche connu, elle peut bien appartenir.
Or, je ne suis pas, je n'ai jamais été ce qu'on appelle nn homme riche. Précisons donc que cette imposante demeure, ce n'est pas moi qui l'ai bâtie, mais mon prédécesseur en ces lieux, Akira Sugimura.


D.H. LAWRENCE
Kangourou

«Jack tira sa pipe de sa bouche en la brandissant quelque peu.
"Dans une histoire comme celle-ci, dit-il, l'homme a besoin d'un camarade, oui, un intime à qui il puisse tout confier, avec qui il puisse être entièrement lui-même. C'est nécessaire. (...)
"Kangourou n'a jamais pu avoir d'intime. Il est aussi bizarre qu'aucun Phénix dont j'ai jamais entendu parler. Il serait impossible de l'accoupler, ni dans les cieux au-dessus de la terre, ni dans la terre elle-même, ni dans les eaux plus basses que la terre. Il n'existe pas de Kangourou femelle de son espèce. Et malgré tout, c'est un chic type. Mais solitaire comme un clou dans un poteau.
— On dirait quelque chose de fatal et de fixe", dit Somers en riant.»


JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
Episode premier

malgré ce mécrire
ces tessons
moi-je
à l'inverse d'une schizophrénie
se rassemble
dans ce noyau dense

inclut
celle qui sa voix son rire
est déjà

hésitante pourtant
celle qui parle
dispose deux sièges
face à la nuit

 


Jacques Josse sur Remue.net

FATIMA RODRIGUEZ
Oblivionalia

... maintenant vacuité
fosse marge éclaircie ronde marge éclaircie
si seulement tu m'étais
creux géant écho de coquille
concavité de dune blanche littorale
et tiède au contact de la main sur la peau du sable
presque vivant avec sa brillante palpitation minérale
épiderme sablonneux du désert asile des nomades
que nous sommes sans le vouloir — pauvres
oiseaux infirmes... S'ils apprenaient un jour
la mémoire rebelle de la migration ;
ils sont maintenant tout déplumés
se gavant de maïs, de torpeur
en maudissant les prix, et la cinquième république
en regardant profondément, intensément vers le Sud
avec un regard de lambourdeau
et de feuille de verre
qui déchire l'air
avec un regard
ombre
d'aiguille bleue
et d'un bleu sylvestre
et rustique.


JEAN-PAUL DOLLE
L'odeur de la France
(1977)

Longtemps je fus un arpenteur des banlieues rouges, vendeur de "L'Huma" et goûteur de blanc sec. J'étais militant révolutionnaire dans les faubourgs de la Babylone moderne. J'habite maintenant Beaugency dans la lumière de la Loire. Mais je demeure un "penseur" de zinc, un vagabond des terrains vagues...
....J'aime les libertaires : Villon et Babeuf, Rimbaud et bernanos, et les Bretons entêtés de leur liberté.Et puis il y avait la terre d'où on a expulsé les prolétaires, les sans feu ni lieu, les sans forêts, les sans vallons.

A propos de la guerre d'Algérie: "Nous étions cinq: François Lebovits, Régis Debray, Jean-Pierre Sergent, Bernard Kouchner et moi. C'était insupportable, cette France de la torture.[...] C'est pourquoi nous décidâmes de nous faire implacables. Nous créâmes un groupe: "Culture et Terreur"."


FRANCOIS DAGOGNET
Le Musée sans fin

Le musée, temple de la culture « classeuse » et « fixeuse » comme le note Jean Dubuffet, constitue la machine moderne la plus intégratrice comme la plus « académisante ». Elle sacralise d'un côté, elle élimine de l'autre. Cependant, ces maisons (prisons) de la mémoire fleurissent et sont de plus en plus visitées. Comment comprendre cette énigme du monde contemporain ?

On ouvre ici le dossier. On s'efforce d'analyser les solutions qu'on a inventées afin de rajeunir cette institution fossilisée et son fonctionnement. On commente et on éclaire surtout la plus radicale — le renversement —, le musée décloisonné et ambulatoire. Bien plus encore que les autres lieux de l'enfermement (asiles, casernes, prisons, bibliothèques, écoles), les musées nous interpellent et se métamorphosent sous nos yeux.

 


« C'est sous l'aspect du sacré que la bourgeoisie du siècle dernier envisageait la double entreprise qu'elle s'était donné pour mission de mener à bien : capitaliser l'espace et capitaliser le temps. Les seuls monuments originaux qu'elle ait alors créés, inconnus des époques et des classes précédentes, furent en effet les gares et les musées. Volontiers elle leur donna l'apparence de temples et d'églises pour souligner la particulière dignité qui s'attachait à leurs fonctions : marquer les seuils d'entrée aux territoires de l'Empire : soit aux étendues matérielles qu'elle avait conquises, soit aux biens spirituels dont elle avait reçu l'héritage. Il fallait que prendre le train fût cette cérémonie où franchir les portiques et s'engager sous les voûtes, présenter aux gardiens les billets, s'enquérir du quai où le train était, contrôler à plusieurs reprises l'heure de son départ d'un petit mouvement de tête en direction des horaires placardés sous les vitrines closes, gagner enfin son compartiment, fussent les gestes d'un rituel immuable qui préparât l'esprit à communier avec le corps glorieux de L'Imperium dont on s'apprêtait à absorber une part. Il fallait semblablement qu'aller au musée fût cette communion laïque des dimanches après-midi où, sous le regard mort des gardiens vêtus de noir et d'or, le silence, la lenteur obligée des mouvements et la patiente procession d'œuvre en œuvre marquassent la dévotion à ce corpus d'objets précieux, les uns confisqués à la royauté déchue et les autres acquis par guerre et par pillage. Et c'est sans doute parce que la bourgeoisie n'avait en droit rien possédé de ces objets, mais se les était appropriés de fait qu'il lui fallut inventer l'histoire et, avec elle, la fiction humaniste de la culture." Jean Clair


FRANCOISE ASCAL
ALEXANDRE HOLLAN
Si seulement

retourner le temps

libérer
la fougère fossile
lovée sous mon cortex


FRANCOISE ASCAL
Issues

Un martin-pêcheur traverse l'espace
et d'un coup d'aile recoud le bleu du monde.

[...]

Écriture plombée... noirceur...

Fichée en terre, côté décomposition. En échec de lumière, en échec d'ailes, en panne de plénitude.

Voudrais écumer. Voudrais des naseaux de bêtes féroces, des muscles de taureaux rageurs. Voudrais faire exploser les liens les laisses les ceintures les colliers les bracelets les bagues, voudrais jaillir nue, désentravée, n'être qu'énergie vitale, pure force solaire, loin du beuglement grégaire, loin de la mastication des vaches bouffeuses de colchiques, loin de leurs sabots stagnant dans l'argile molle des champs défoncés, l'argile trompeuse, l'argile informe prometteuse de formes jamais tenues.


FRANCOISE ASCAL
Un automne sur la colline

Comment cultiver la mémoire essentielle sans se plomber les ailes ?

Prendre un nouvel élan sans cogner aux vitres ?

Comment ne pas s'engager dans une course d'animal affolé, tout en zigzags, en labyrinthes, en retour sur soi, en trou final, piège à rats, fosse commune ?

Comment remmailler le monde ?

Recoudre obstinément l'étoffe déchirée ?

Comment déposer garder entretenir oublier se souvenir ?

Comment élargir les seuils, repousser les murs intimes ?

Comment s'alléger pour le prochain départ ?

Ne pas peser plus lourd qu'une feuille d'automne ?


musées
architectures 1990-2000
Luca Basso Peressut

 

"Le musée se situe à un carrefour : il perd ses fonctions séculaires (sans fin) mais ne cesse pas non plus de se moderniser et de s'équiper (il recommence sur d'autres bases et on ne l'arrêtera pas)"

François Dagognet. Le Musée sans fin


DEBORAH HEISSLER
Comme
un morceau de nuit,
découpé
dans son étoffe

Profond, élémentaire, dérobé, pre-
mier bleu des lavandes, et la lune
presque pleine. Et cette tache d'un
pâle gris, à mi-colline, et l'oblique
essaim des feuilles qui hésite et se
pose semblable à une troupe d'oi-
seaux.


Cette foison d'iris fleuris, oublieux
lentement de leur nom. Presque trop
de silence et de vide aussi dans tout
cela.Et le temps assez frais.


Et il me semble que la terre pour-
rait ici s'inverser, acquérir la densité
de lignes limpides et singulières.


DEBORAH HEISSLER
Près d'eux, la nuit sous la neige

Fragment d'
incohérence justement
qu'il nous faut voir
voir et lire

Cela ici aussi longtemps
passera par homme
et mot

par un piétinement
sur le sol nu
de l'eau un instant prise


Rêvé l'évidence
que

n'avoir ni limites, ni fin
est un échange


SANDRA MOUSSEMPES
Photogénie des ombres peintes

"Une des techniques de dynamisation de la réversibilité utilise les phénomènes d'attraction et de répulsion. (...) On peut aussi déterminer des procédures plus fines de frôlement, d'évitement, de prise de distance." Jacques Moussempès

 

 


JEAN-PAUL DOLLE
Fureurs de ville

C est dans les villes, comme quelquefois dans les vastes paysages déserts et vierges d'avant l'homme, que se voit l'autre monde, celui où la musique s'achève, où l'artiste entre en sommeil et une autre espèce prend possession des places et des rues. L'affairement de l'échange généralisé brasse l'infini de ce qui circule. Ce qui circule dans la ville ce ne sont pas seulement des hommes et des marchandises, placés en des points définis de l'échange, mais la circulation elle-même.

Les villes naissent et vivent quand elles font d'un site un évènement, d'une géographie une histoire.

Quand l'avenir est impensable, la table dégarnie et les adultes muets, il vaut mieux prendre les mots en patience et le quotidien en flagrant délit de poésie.

 


Quelque lieu qu'on habite, c'est toujours au plus près de sa mémoire d'enfant, cette mémoire imprégnée des trois éléments qui façonnent tout homme à ses origines, l'eau, l'air et le feu.

Là encore, l'aporie surgit, insoluble. Oui, s'abstraire de la fixation au territoire, dépasser l'horizon, se confronter à l'invisible, mais amarré à un lieu, à une forme, qui permettent l'envol et l'infini de la parole. Citoyen du monde, parce que citoyen d'une ville, amoureux du droit et de l'abstraction, parce que familier du quotidien et affamé de sensations. En somme, sauvegarder les deux éléments de toute connaissance : " Une intuition sans concept est aveugle, un concept sans intuition est vide. " Est-ce possible? Rien ne permet ni d'affirmer ni de contester que soit fatale et indépassable l'alternative : idolâtre et élitiste parce que amoureux de la figure, de l'aspect, du lieu, ou abstrait, démocrate et juste, parce que rempli de saine colère contre le visible, ses charmes et ses sortilèges.
Faut-il pour se sentir amoureux, solidaire du genre humain, rester myope et aveugle et, comme Jean-Paul Sartre, protester contre toutes les injustices sauf celle qui consiste à habiter Sarcelles? Ou bien, pour apprécier les charmes de la ville baudelairienne, s'enchanter de sa propre singularité, et mépriser la vulgarité de la foule moutonnière et démocratique? Le talent ou la démocratie, en finira-t-on jamais avec cette aporie?

Le plaisir qu'il y ait de l'autre, serait-ce cela l'essence de la civilisation urbaine?

Jules Ferry a institué l'école obligatoire, gratuite, laïque comme l'intelligible de la démocratie, il faut aujourd'hui instituer la ville comme son sensible et son imaginaire


CARLOS FUENTES
En inquiétante compagnie

J'habite un petit appartement dans une ruelle au coin de Wardour Street. Wardour est le quartier de Londres où l'on traite les affaires de cinéma et de télévision. Moi, mon travail consiste à suivre les indications du réalisateur afin d'assurer, très précisément, la fluidité narrative et la qualité technique du film — pelicula, en espagnol.
Pellicule. Le mot lui-même indique la fragilité de ces morceaux de « peau », hier en nitrate d'argent, aujourd'hui en acétate de cellulose, que je passe mes journées à manipuler en vue d'assurer la cohérence de l'œuvre; j'élimine ce qui pourrait créer des confusions, des ratés ou, pire, révéler l'inexpérience des auteurs du film. Le mot anglais « film » est peut-être meilleur, car il est plus technique, ou plus abstrait, que l'espagnol pelicula. Film évoque membrane, fine pellicule, brume, voile, opacité.


CARLOS FUENTES
La campagne d'Amérique

 

La nuit du 24 mai 1810, mon ami Baltasar Bustos entra en cachette dans la chambre de la marquise de Cabra, l'épouse du président du Tribunal de la Vice-Royauté du Rio de la Plata, enleva l'enfant nouveau-né de la présidente et mit à sa place dans le berceau un petit Noir, fils d'une prostituée du port de Buenos Aires condamnée au fouet.

 


FRANCISCO COLOANE
Le sillage de la baleine

Cette nuit-là, d'étranges incidents survinrent dans le petit port à bois de Quemchi. Habitués aux fureurs des grandes dépressions atmosphériques du sud-ouest, les gens ne s'inquiétèrent pas de la tempête qui s'était déchaînée en milieu d'après-midi.
Toutefois,un canot à voiles qui doublait le petit promontoire de Pinkén fut retourné par une violente rafale. Son seul homme d'équipage, un modeste père de famille en quête de bois, parvint à se hisser sur la quille et, juché dessus comrme sur le dos d'un cétacé, il s'y agrippa désespérément.


MICHEL SURYA
De l'argent
La ruine de la politique

La domination est le résultat d'une opération qui a consisté à permettre que la politique ne puisse plus empêcher que les milieux d'argent (les marchés financiers), les milieux d'information (la presse, les média), les milieux de propagande (la publicité, mais qu'on ne distingue plus qu'inutilement des milieux d'information) et les milieux juridiques (les juges, les magistrats, c'est-à-dire tous ceux dont dépend aujourd'hui la «juste» distribution de l'argent) s'emparent de tous les pouvoirs. Qu'ils s'en emparent au point que nul ne croit plus qu'existe aucun pouvoir qu'elle n'ait pas.

Et ils s'en sont emparés.

Ils s'en sont emparés tout entiers. Ce que les milieux politiques gardent de pouvoir, c'est autant que la domination a, provisoirement, consenti à leur rétrocéder. Qu'elle leur rétrocède par calcul. Qu'elle leur rétrocédera aussi longtemps qu'il ne lui semblera pas pouvoir l'occuper seule ; c'est autant qu'elle consent aux formes sous lesquelles la politique s'est longtemps présentée, supposant que les foules, si avides ou hébétées qu'elles soient, ne supporteraient pas que la politique au sens consacré du terme n'ait aussi vite plus aucune part aux formes de pouvoir qui se préparent. Et auxquelles elles-mêmes pourtant consentent. Qu'elles-mêmes appellent. On en est là.

 


GEORGES PERROS
La pointe du Raz dans quelques-uns de ses états

Je respire. A croire qu'un coffre-
fort bourré de tonnes d'air marin,
divin, vient d'être éventré. Ici le
vent prend la parole en écharpe, et
la malaxe et la secoue et vous la
rend toute lavée, salée, neuve,
bonne à tout et à ne rien faire,
comme si la révolution était per-
manente, et la pensée subversive,
milliard de bouchons d'une éter-
nelle bouteille de champagne brut.


GEORGES PERROS
L'occupation

Mais en avant, toujours, jusqu'à l'humour, dernier état possible dans un monde impossible. L'humour, coup de reins de celui qui n'abdique pas, mais entend rester un homme. Il importe alors beaucoup moins d'être libre que de laisser aux autres la possibilité de l'être. Ce qui, par ricochet, nous en délivre. Ultime dimension, tardivement, difficilement accessible, mais dernier relais avant l'arrivée. Second souffle. État absolument neutre qui donne à la grande indifférence, justification, gravité, santé. Annulation souriante d'autrui, état d'après le désespoir, résurrection au-delà du drame mineur, du tragique " vivable ". Conformation d'esprit propre à celui qui a presque cédé à la tentation du suicide, mais a résolu de vivre " comme s'il s'était suicidé c'est-à-dire avec toute rigueur, exigence, dureté, vertu rendues possibles, utilisables, puisque c'est un "mort" qui les dicte. L'humour constitue pour moi l'invention, la trouvaille inespérée devant l'ultimatum; le mot de passe. Avec l'art, et pour des raisons différentes, la perche la moins glissante.

 


J'irais plutôt vers les poètes, du côté desquels je me retrouve toujours après mes expéditions dans la dialectique. Je suis avec eux, cent pour cent. N'entendez pas par poètes ceux qui font de la musique avec le langage. Non, mais les poètes malgré eux, les faibles-forts, qu'on a eus, qui se sont installés une fois pour toutes sur le tonneau de poudre, sans cesser pour autant de jouer avec des allumettes. Il n'y a pas démonstration, cirque. Ils ne tentent pas le diable, font très attention, soucieux de ne pas faire tomber la flamme. Mais ils ne sauraient vivre ailleurs.


Il est utopique de vouloir être toujours celui que nous sentons remuer en nous que par saccades, ruades ou caresses. Il faut se résigner à l'anecdote.


La peur d'être déçu rend méchant.

La bêtise, ce n'est pas de se vanter, c'est de profiter des hommes pour se faire valoir.

Ce que j'ai appris, c'est qu'il est plus difficile d'écrire simplement qu'hermétiquement. L'hermétique doit être absorbé par le simple. Hölderlin le savait. Et Artaud.

Ce s'rait dommage de mourir
sans avoir un p'tit peu vécu
un tout p'tit peu le cul tout nu
le nez en l'air la queue de même.

La poésie, pou moi, c'est le temps durant lequel un homme oublie qu'il va mourir.


JEAN-JACQUES DORIO
Secret des Marges

Je suis et ne suis pas
Ces signes sur la page
L'instant ouvert au monde
Le murmure de mots
tous proches du silence
Dans le secret des marges


AMOS TUTUOLA
La femme plume

Après avoir parcouru des kilomètres et des kilomètres, on est arrivés au bout du chemin qu'on avait suivi tout le temps, et il était vers les six heures du soir. Alors, comme il commençait à faire sombre, on s'est arrêtés. Car, il faut le dire, on était à la nouvelle lune, et elle n'éclairait pas encore beaucoup. Comme on n'avait rien eu à manger et qu'on avait tellement faim, on a très mal dormi, de toute la nuit jusqu'au lever du jour. On s'est réveillés de très bonne heure et on a continué le voyage, le ventre vide, à travers une brousse sans fin. Et dans cette jungle, on a marché pendant cinq kilomètres environ sans rencontrer âme qui vive et puis, tout à coup, une chance. Qu'est-ce qu'on voit ? Plein de mangues, et bien mûres ! Et puis des papayes et aussi plein d'autres fruits, tous éparpillés là, au pied d'un grand arbre.



AMOS TUTUOLA
Ma vie dans la brousse des fantômes

J'avais sept ans lorsque j'ai compris le sens du « mal » et le sens du « bien ». A cette époque-là, en effet, je me suis vraiment rendu compte que mon père avait trois épouses, comme c'était alors la coutume, même si ça se fait moins de nos jours. Ma mère était la dernière du lot et elle avait deux fils seulement, tandis que les autres n'avaient que des filles. Du coup, les deux épouses qui n'avaient que les filles ne pouvaient pas nous sentir, ma mère, mon frère et moi, car elles se doutaient bien que moi et mon frère, à la mort de mon père, on hériterait de sa maison et de ses biens. Mon frère avait alors onze ans, moi sept. Le sens du « mal », c'est à ce moment-là que je l'ai compris, à cause de cette haine ; quant au sens du « bien », je ne savais pas encore ce que c'était.

 


AMOS TUTUOLA
L'ivrogne dans la brousse (traduction Raymond Queneau)

Je me soûlais au vin de palme depuis l'âge de dix ans. Je n'avais rien eu d'autre à faire dans la vie que de boire du vin de palme. Dans ce temps-là, il n'y avait pas d'argent, on ne connaissait que les cauris, aussi la vie était bon marché et mon père était l'homme le plus riche de la ville.
Mon père avait huit enfants et j étais leur aîné, les autres travaillaient dur, moi j'étais un recordman du vin de palme. Je buvais du vin de palme du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au matin. A cette époque-là, j en étais venu à ne plus boire une seule goutte d'eau ordinaire, seulement du vin de palme.
Quand mon père s'est aperçu que je ne pouvais rien faire d'autre que de boire, il a engagé pour moi un excellent malafoutier qui n'avait rien d'autre à faire qu'à me préparer mon vin de palme pour la journée.
Mon père me donne donc une plantation de palmiers de 260 hectares avec 560 000 palmiers et ce malafoutier me préparait cent cinquante calebasses de vin de palme chaque matin, mais, à 2 heures de l'après-midi, j'avais tout bu; alors il devait aller me tirer 75 calebasses supplémentaires, et le matin je les avais bues.


FRANCOIS JULLIEN
Cette étrange idée du beau

Du beau, on n'a cessé, au fil des siècles, de remettre en question les critères et les conceptions ; de faire varier les définitions. Mais s'est-on jamais interrogé sur ce préalable, déposé dans la langue, celui de pouvoir dire simplement : le « beau » ?

A-t-on jamais sondé, en effet, sur quel socle enfoui le « beau » est juché ? Lui, la grande cheville ouvrière de notre métaphysique : nous apprenant à quitter la diversité du sensible pour l'unitaire de l' « idée » ; comme aussi, en retour, nous frappant d'effroi -d'émoi - par son absolu faisant irruption à même le visible. Seule issue restante, dès lors, depuis que les dieux sont morts, pour nous forger un salut.

Or la pensée chinoise n'a pas isolé - abstrait - le « beau ».

En faisant travailler cet écart, je souhaite dégager d'autres possibles ne se rangeant pas sous la monopolisation du beau ; par suite, explorer d'autres fécondités que l'art contemporain, en guerre ouverte avec le beau, peut rencontrer.

De quoi du moins sortir le beau des lieux communs qui l'épuisent : pour le rendre à son étrangeté.

 

" Comme il (le "beau" ) peut être promoteur de la démocratie en fondant l'autonomie du jugement : dans le cas du jugement du beau, souligne Kant, c'est «chacun» - jeder-mann - qui demande à voir et qui juge par lui-même, sans se laisser dicter son jugement par autrui, ou bien se laisser guider au nom de slogans ou de principes, grégairement et sous influence. On a beaucoup, depuis Arendt, relu cette troisième Critique sous cet angle politique et il est étonnant, en effet, de constater combien Kant sur ce point est novateur : on veut «rallier à soi» l'universalité des voix, le beau est objet de « suffrages », il donne non pas à disputer (ce qui serait stérile puisqu'il n'y est pas question de vérité), mais à « discuter » (ce qui confère sa fécondité démocratique à l'opnion).


PETER SLOTERDIJK
Tu dois changer ta vie

L'humanité devient un concept politique. Ses membres ne sont plus des passagers sur la nef des fous de l'universalisme abstrait, mais des collaborateurs œuvrant au projet tout à fait concret et discret d'un design immunitaire global. Même si le communisme fut d'emblée un conglomérat d'un petit nombre d'idées justes et d'un grand nombre d'idées fausses, sa part rationnelle - l'idée que les intérêts vitaux communs du plus haut niveau ne peuvent être réalisés qu'à un horizon d'ascèses coopératives universelles - doit forcément, tôt ou tard, retrouver une validité. Elle pousse vers une macrostructure des immunisations globales : le co-immunisme.
Une structure de ce type porte le nom de civilisation. C'est maintenant ou jamais qu'il faut appréhender les règles de son observance. Elles fourniront le code des anthropotechniques adaptées à l'existence dans le contexte de tous les contextes. Vouloir vivre sous l'égide de ces techniques signifierait prendre la résolution d'adopter, au fil d'exercices quotidiens, les bonnes habitudes de la survie commune.

 


LAURINE ROUSSELET
Hasardismes

J'envoie des mots en l'air. Ils tirent du dehors la surprise de l'illimité à entrevoir la soif de vivre.

 


ROBERT CASTEL
La Gestion des risques

À partir de la situation des années soixante-dix il serait ainsi dégagé deux lignes de développement des stratégies de gestion de l'individu très différentes, en apparence opposées, mais qui pourraient s'avérer complémentaires. La constitution de populations à risques déconstruit complètement l'individu dans le cadre d'une planification administrative programmée à distance. Au contraire, les stratégies d'intensification des potentialités de l'individu s'attachent à travailler sur l'individu lui-même et à maximiser ses capacités. On ne saurait donc les assimiler, ni même semble-t-il, les comparer. Cependant ces approches se caractérisent par le même pragmatisme, le même souci d'efficience, et la même volonté d'instrumentalisation, tantôt pour conjuguer les menaces que portent certains individus ou groupes d'individus, tantôt pour maximiser leur rentabilité. Elles pourraient ainsi constituer deux pôles complémentaires d'une même politique, l'un imposant un contrôle centralisé et bureaucratique des populations susceptibles de poser problème, l'autre intervenant au plus près des individus pour les adapter à un système d exigences qui, lui aussi, plane bien au-dessus de la tête des individus concrets.

 


MILA SANDERSEN
Coup de foudre à Saint-malo. L'amour pour mémoire.

Ils roulèrent en direction de Saint-Suliac. La Rance nommait une frontière ou, plutôt, elle dessinait un mystérieux fait d'eau, où pays de mer devenait pays de terre. Les paysages s'offraient à leurs yeux dans un soleil généreux. Paula pensa à Lison, à ces lieux magiques quittés depuis si longtemps. Comment vivre sans eux, comment ne lui manquaient-ils pas, à elle, qui, dans son souvenir, semblait faite de nature sauvage et libre ?


JORN RIEL
Les ballades de Haldur

Mai est en Arctique un mois merveilleux, regorgeant de vitalité. Les femelles de bruants des neiges arrivent par myriades et sont accueillies avec enthousiasme par les mâles qui promènent leur sang chaud sur leurs pattes froides depuis le mois d'avril.



JORN RIEL

Le jour avant le lendemain
Un safari arctique
La passion secrète de Fjordur

La passion secrète de Fjordur Il est complètement impossible pour un être humain de garder une haine ardente quand il traverse une mer gelée à vélo. Doc ralentit, se mit à contempler la nature, qui baignait dans la lueur presque phosphorescente de la lune, et il retrouva une meilleure humeur.


ERIC SAUTOU
Frédéric Renaissan

l'air
qui est de l'or
le bruit de l'eau dans le noir l'herbe noire
l'arbre
et se déploie il n'y a pas dans le rêve

léger légère
comme une voix
c'est dans la vie tout au fond dans les premiers
balancements
les herbes et le vent
mais pour les ombres s'éparpillent il n'y a pas dans le rêve

dans l'ombre
où jonchent les pierres je me souviens
dans le chemin retombées les éclisses
la lumière
toutes choses
les arbres ont leur couronne
les mots c'est leur enfer

fleurs
de leurs noms de fleurs qui s'éparpillent je tombe dans la nuit
du mot de l'arbre disparu
dans le vent qui est la nuit
sombre chemin près du bord il n'y a pas dans le rêve

à travers le vent les feuilles vieillir s'asseoir
s'éclaire soudain contre la rampe
dans les maisons s'éclairent j'entends les pas


ERIC SAUTOU
Rémi

Klee
peint le rose
en bleu
toujours
le rose
en bleu

.

Klee
est précis
comme un chat sur ses pattes
les quatre

.

Klee
une fois terminé
s'en va avec ses mains


BERNARD NOËL
JEAN GILLES BADAIRE

Présent de papier

"...au jour le jour il faut inventer un
maintenant qui défie la distance
oser l'écoute de la sonorité pure car
une forme d'air suffit à faire
résonner le fil de l'amitié"


"des atomes bariolés assiègent les neurones"

"...rongée par la révolte l'incertitude
est tout l'espoir qui reste
volonté de rage volonté de résister
encore ou simplement d'être encore
encré par un peu de sens..."

"...en bas parmi la peau des lettres
il y a comme un dialogue cellulaire
dans le silence d'une vitalité
ouverte et quelque chose bouge
sous le tracé des signes..."


JAMES SACRE
Trois anciens poèmes mis ensemble
pour lui redire je t'aime

J'ai su qu'elle s'avançait dans la transparence et vers l'automne (mais c'est peut-être une fin d'été verte). Il y a eu la nécessité d'écrire une phrase qui fût de la lumière et de l'herbe.


SEYMUS DAGTEKIN
Juste un pont sans feu

« Je tente d'habiter un souffle, une transversalité et de le faire à travers mes langues, sans que cela ne m'éloigne de ceux qui habitent les autres langues et géographies. Tisser des liens dans cette transversalité et les vivre intensément. Un Kafka, un Dostoïevski, un Artaud, un Deleuze, un Rûmi font partie de ma chair. Mais littéralement. Je me dis, tout comme j'appartiens à l'humain, aussi tout ce qui est humain m'appartient que je tente de relier avec ce pont, sans feu. »


PAOL KEINEG
Terre lointaine

Casement. - Vous le trouverez, tout comme vous trouverez des gens qui ne nous ont pas attendus pour vivre.
Joseph Conrad. - Que voulez-vous dire ?
Casement, se dirigeant vers une carte de l'Afrique. - Il y a cinq ans, cette tache bleue était blanche. Sous le bleu d'aujourd'hui, que trouve-t-on ? Une bande d'assassins à l'œuvre, du sang jusqu'aux coudes. Je tire un trait d'ici à ici : de la femme en sueur, affamée, qui court d'hévéa en hévéa, à la canaille couronnée d'Europe qui ne connaît du Congo que les rapports d'experts et l'irrésistible montée des bénéfices. Ça, c'est l'Afrique.
Joseph Conrad. - Dites encore.
Casement. - Non, il ne faut pas me lancer sur ce sujet-là. Je prêche et j'en deviens ridicule. C'est l'Irlandais qui parle. Les exactions, la dépossession, la famine, l'exode, je connais.
Joseph Conrad. - Ici la Pologne : le reniement, le dégoût de soi, le sinistre patriotisme, je connais.


NIMROD
Babel, Babylone

Maintenant, le dimanche, l'église pentecôtiste, notre voisine de quartier, diffuse sur un gueulard des cantiques hystériques. Elle copie le muezzin.

Le Seigneur vient, mes frères
Le Seigneur vient, préparez-vous !

C'est désespérant, la venue du Messie dans une nation de boue. Et qu'on me fiche la paix avec l'espérance qui piétine. Où sont les leçons de révolte ? Où sont les leçons de vie ? On ne réveille pas un peuple de caniveau, on l'essore.


SEREINE BERLOTTIER
Attente, partition

Peut-être qu'il n'y a pas à savoir l'ensemble des choses à venir. Peut-être qu'il n'y a qu'à avancer encore, avec ce peu de choses qu'on sait, et sans compter les pas chaque fois.


EMMANUEL LAUGIER
Portraits de têtes

- car nous avons été jusque là
zirconium zirconium
quartz de tes cheveux mêlés
dans la transparence d'un émail
dans la surface fine d'autres encore
dans l'évanouissement du oui de ton pas

- car le vol immédiat où nous sommes nous allonge


FLORENCE PAZZOTTU
Petite,

Petite, je ne comprenais pas que l'on me dît sans cesse :"Profite de ton âge, c'est la plus belle heure de la vie"; l'enfance était pour moi non pas un bien que l'on peut perdre mais la texture secrète de mon âme - un temps illimité.


DANIELLE COLLOBERT
Chants des guerres

Les chants profonds
Des voix-lumières
montent des fleuves.

Les orchidées minérales
Surgissent
Des forêts de la nuit.


NU(e)
N° 33

Antoine Emaz

-Ta poésie s 'alimente à deux sources essentielles que sont la mémoire et le quotidien, ce que tu nommes « le banal ». Sur le plan esthétique, les images liées des objets issus de la production industrielle ont-elles autant de puissance que les images liées aux éléments naturels ?

Je répondrai oui. Pour moi, tout ce qui constitue mon environnement est potentiellement poétique. C'est très simple. Là, il est 16h 30. Si je regarde par la fenêtre, je vois le jardin avec la glycine, le géranium, le prunus qui perd ses feuilles. Si maintenant j'écris à 20 heures ce soir, les volets seront descendus, il ne restera rien des éléments du jardin. Il ne restera plus que les objets de mon environnement habituel : le grille-pain, la pipe, le cendrier, le bruit de la machine à laver... Parmi les choses du réel, il n'y a pas de hiérarchie, d'échelle de valeur poétique. C'est une question de poids d'existence. De ce point de vue, la machine à laver pèse autant que la glycine. Elle n'est pas plus poétique parce qu'elle est glycine que la machine à laver. C'est la même chose. Donc, on peut les poser toutes les deux. On pose glycine parce que la fenêtre est ouverte et qu'on regarde dehors et on pose machine à laver parce que la fenêtre est fermée et qu'on entend son bruit. Pierre Reverdy le disait déjà : il n'y a pas d'élément poétique en soi. Il y a des éléments du réel embarqués dans le poème. C'est le poème qui les intègre dans un bâti de mots qui est poétique ou non.


OLIVIA ROSENTHAL
On n'est pas là pour disparaître

Toute la journée je suis enfermé avec des gens complètement idiots qui ne comprennent rien à ce que j'essaye de leur dire toute la journée à me démener pour sortir de là toute la journée entouré d'incultes qui me demandent de participer je suis plus à l'école dites le nom d'une fleur je suis plus un enfant et aussi le nom d'un fromage et aussi le nom d'un monument camembert c'est pas le nom d'un monument et d'une couleur camembert c'est pas le nom d'une couleur rouge c'est bien et le nom d une pâtisserie train ce n'est pas le nom d'une pâtisserie train faites encore un effort vous allez trouver paris-brest oui c'est ça j'aime pas quand ils me félicitent et le nom d'un pays je me souviens pas travailleurs de tous les pays pas tous juste un citez-en un camembert non je les emmerde moi camembert j'ai pas envie de répondre à leurs questions j'ai pas envie d'être encouragé j'aime pas l'école je les emmerde camembert camembert camembert et j'encule la psychologue de service je l'encule et je l'emmerde et quand je le lui dis elle répond juste que je suis pas gentil et elle continue de sourire pauvre folle


NIMROD
L'or des rivières

C'est ma mère qui invente ce pays. Comme j'ai mis longtemps pour formuler cette idée. Elle est si simple pourtant. Dépouillé depuis toujours de la moindre de mes richesses, surtout lorsque j'ai eu dix-neuf ans - qui est l'âge de la guerre civile -, le pays n'a eu de cesse qu'il ne me pille. Ma mère incarne ce dénuement. Aux poètes tchadiens - présents et à venir -, je dédie cette parcelle de nudité que même la fraîcheur matinale dédaigne désormais. Il faut beaucoup d'imagination pour lui trouver un attribut maternel. C'est mon rôle à moi qui suis poète. Ma mère invente le Tchad.


JEAN-FRANCOIS MATHE
Agrandissement des détails

Un jour on est ce voyageur
qui n’atteint même plus son départ.
Il tire sur sa cigarette
pour réduire un peu la distance,
puis il fait tomber la cendre
comme de l’espoir devenu gris.


JEAN-FRANCOIS MATHE
Le ciel passant

: ….on dirait que ses doigts à lui n’ont jamais appris
qu’à tourner les pages, à savoir sur l’une
laisser l’autre retomber avec un bruit qui
n’est qu’une inflexion du silence. Il est là,
invisible, peut-être seul à connaître la sortie
du labyrinthe, et un ciel où l’espoir monte
indéfiniment malgré le feu dans ses ailes.
(Portrait du poète ?)


JEAN-FRANCOIS MATHE
Le temps par moments

Reste la fumée de la cigarette
comme pour témoigner
que tout ne fut pas vain
que l’immobile aussi
peut avoir un sillage

Et qu’on s’est senti vivre
en se repêchant par moments
dans le filet du souffle


JEAN-FRANCOIS MATHE
Sous des dehors

Il y eut
dans les yeux qui passèrent
des lignes de fuite
des points de mire
qui ne servirent à rien…


CESARE PAVESE
Le bel été

A cette époque-là, c'était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsqu'on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu'un incendie allait éclater, qu'un enfant allait naître dans la maison ou, même, que le jour allait venir soudain et que tout le monde sortirait dans la rue et que l'on pourrait marcher, marcher jusqu'aux champs et jusque de l'autre côté des collines. « Bien sûr, disaient les gens, vous êtes en bonne santé, vous êtes jeunes, vous n'êtes pas mariées, vous n'avez pas de soucis... » Et même l'une d'entre elles, Tina, qui était sortie boiteuse de l'hôpital et qui n'avait pas de quoi manger chez elle, riait, elle aussi, pour un rien et, un soir où elle clopinait derrière les autres, elle s'était arrêtée et s'était mise à pleurer parce que dormir était idiot et que c'était du temps volé à la rigolade.


ROBERTO BOLANO
Etoile distante

Cet après-midi-là il apprit à nager sans bras, comme une anguille ou comme un serpent. Se tuer, dit-il, dans cette conjoncture sociopolitique, est absurde et redondant. Le mieux : se métamorphoser en poète secret.


ADOLFO BIOY CASARES
Dormir au soleil

C'est la troisième fois que je vous écris. Craignant qu'on ne me laisse pas terminer cette lettre, j'en ai mis une première, très courte, dans une cachette. Demain, si je veux, je puis la reprendre. Elle est si brève et je l'ai écrite tellement à la hâte que moi-même j'ai peine à la comprendre.


CARLOS RUIZ ZAFON
Le jeu de l'ange

Un écrivain n'oublie jamais le moment où, pour la première fois, il a accepté un peu d'argent ou quelques éloges en échange d'une histoire. Il n'oublie jamais la première fois où il a senti dans ses veines le doux poison de la vanité et cru que si personne ne découvrait son absence de talent, son rêve de littérature pourrait lui procurer un toit sur la tête, un vrai repas chaque soir et ce qu'il désirait le plus au monde: son nom imprimé sur un misérable bout de papier qui, il en est sûr, vivra plus longtemps que lui.


ROBERTO BOLANO
La piste de glace

ENRIC ROSQUELLES : Le lendemain de la fête dans la discothèque

Le lendemain de la fête dans la discothèque a surgi la maudite vieille comme une trombe dans mon bureau de la municipalité. La matinée était calme, comme enveloppée dans une serviette mouillée et silencieuse, une matinée d'automne, même si le calme n'était qu'apparent, ou plutôt ne se trouvait que d'un seul côté de la matinée, sur le côté gauche, pour donner un exemple, tandis que du côté droit bouillonnait le chaos, un chaos que moi seul entendais et percevais.


"Les civilisations ne sont pas essentiellement des constructions ordonnées. Ce sont des événements, des inventions, des accidents, des errances. C'est ce qu'on ne pouvait planifier, un métal, un animal, une plante, le passage d'un air jamais respiré, d'une mélodie inouïe. Cela s'est passé bien des fois dans l'histoire et cela reviendra, cela revient déjà comme passent ici ou là, dehors, dedans, entre nous, des Roms qui ne sont ni des gens, ni des hommes, ni des personnes, ni des citoyens, mais des farfadets, des jongleurs, des semi-conducteurs, des borborygmes, des escarbilles, des astéroïdes et parfois, pourquoi pas, même nous, nous tous les Gadjos."
Jean-Luc Nancy

"Le racisme d'aujourd'hui est donc d'abord une logique étatique et non une passion populaire. Et cette logique d'Etat est soutenue au premier chef non par on ne sait quels groupes sociaux arriérés mais par une bonne partie de l'élite intellectuelle." Jacques Rancière


ANSELM JAPPE
Crédit à mort

S'il veut briser la dureté des individus fétichistes et narcissiques, l'art lui-même doit être dur et difficile. Cela ne veut pas dire volontairement cryptique, mais exigeant. L'art, s'il ne veut pas participer à la marche de ce monde, doit s'abstenir de venir à la rencontre des « gens », faciliter leur vie, rendre la société plus sympathique, être utile, plaire ; il reste plus fidèle à sa vocation lorsqu'il s'oppose à la communication facile et s'efforce de confronter son public avec quelque chose de plus « grand » que lui. Cet art doit heurter - non des conventions morales déjà complètement ébranlées, mais l'entêtement des êtres humains dans leur existence empirique, leur pétrification dans les catégories courantes (ce qui aujourd'hui n'exclut pas la liquéfaction la plus extrême). Idéalement, ce ne sont pas les œuvres qui doivent plaire aux hommes, mais les hommes qui devraient tenter de suffire aux œuvres. Il ne revient pas au spectateur/consommateur de choisir son œuvre, mais à l'œuvre de choisir son public, en déterminant qui est digne d'elle. Ce n'est pas à nous de juger Baudelaire ou Malevitch ; ce sont eux qui nous jugent et qui jugent de notre faculté de jugement. L'œuvre, dans cette perspective, ne doit pas être « au service » du sujet qui la contemple.


GILLES CLEMENT
Manifeste du Tiers paysage

Tiers paysage renvoie à tiers-état (et non Tiers-monde). Espace n'exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir.

Il se réfère au pamphlet de Siéyes en 1789:

"Qu'est-ce que le tiers-état?- Tout.
Qu'a-t-il fait jusqu'à présent?- Rien.
Qu'aspire-t-il à devenir?- Quelque chose."


NIMROD
Le Bal des princes

L'embarcadère se rapprochait, le bac n'attendait plus que moi. J'éprouvais quelque bonheur à contempler la dilution du paysage. L'intuition de ma mort m'envahissait peu à peu. Je savais maintenant pourquoi je percevais de la sorte les êtres et les choses. C'est que je vivrais désormais tout seul. Je me félicitais d'avoir été. Je voyais venir la mort. Il faut être très vieux - ou un très grand malade - pour la sentir ainsi.

Une question me tourmentait : A quelle phase de ma vie m'étais-je exposé ? Dans quelle sorte d'épuisement étais-je pris ? A l'épuisement de l'être ? A l'épuisement du temps ? Lequel, du départ ou de l'angoisse, m'habitait là ?

Emile-Mercy m'a embrassé ; il me savait déjà très loin.

 


SLAVOJ ZIZEK
Vivre la fin des temps

Aucun doute n'est plus permis: le système capitaliste global entre à toute vitesse dans sa phase terminale. Crise écologique mondiale, révolution biogénétique, marchandisation effrénée et croissance explosive des divisions sociales sont, selon Zizek, les quatre cavaliers de l'apocalypse à venir. Mais la mort du capitalisme doit-elle entraîner, comme le croient beaucoup, la fin du monde ? Non. Il y a un espoir. Nos réponses collectives à la catastrophe correspondent précisément aux étapes du deuil décrites par la psychologue Elisabeth Kubler-Ross : déni, explosion de colère, tentatives de marchandage, puis dépression et, enfin, acceptation. C'est après avoir atteint le point zéro, après avoir traversé le traumatisme absolu que l'individu, devenu sujet, pourra discerner dans la crise l'occasion d'un nouveau commencement. Mais la vérité traumatique doit faire l'objet d'une acceptation et se vivre pleinement pour qu'ait lieu ce tournant émancipateur.

Notre salut viendra d'une réaction à l'idéologie multiculturaliste hégémonique qui entrave notre prise de conscience politique, mais aussi par la lutte. La lutte contre l'autorité de ceux qui sont au pouvoir, contre l'ordre global et la mystification qui l'étaye, contre nos propres mécanismes d'évitement et d'aveuglement qui nous conduisent à inventer des remèdes ne faisant qu'aggraver la crise.

 


OLIVIER ROLIN
Bakou, derniers jours

Harmonie du soir

Chaque soir, à l'heure où les hirondelles tourbillonnent dans le ciel mauve, un homme aux cheveux gris franchit la porte d'un petit hôtel de la rue Mirza Mansûr, tourne à droite dans Harb, puis à gauche dans Sabir, que surplombent de beaux balcons de bois parfois entortillés d'une vigne, pavoisés de linge.

 


LUDOVIC DEGROOTE
Un petit viol

après on ne vit qu'à travers soi c'est-à-dire que la fabrique du monde ne se plie qu'avec ce bref tragique de votre existence qui vous a fait jouir et vous enfonce dans vos délectables détestations de vous-même


MICHEL SURYA
Le Polième
(Bernard Noël)

« Bernard Noël n'a jamais cessé d'ajouter à la poésie,à la littérature et à l'art... la politique. Il faut le dire ici, non pas seulement parce qu'on ne le dit généralement pas, mais parce qu'on le tait : la politique ne constitue pas pour lui un souci moins essentiel ni moins constant que : la poésie, la littérature, l'art. Pas, pour autant, plus constant ni plus essentiel. Il s'agit d'équilibrer un rapport, pas de faire que le déséquilibre s'inverse. »

« À la poésie ne se séparant pas de la politique (de la révolution), ne cessant pas de séduire (follement) ni d'attirer (fatalement), ainsi que Bernard Noël la reconnaît les rares fois qu'il consent à la reconnaître (qu'il consent de reconnaître en écrire, écriture à laquelle il consentirait à l'extrême de s'identifier), j'ai donné ce nom : « polième ». Pour former quel mot ? La compression (la contraction, la concrétion) de la polis et de la poiêsis.»

 


JEAN-JACQUES DORIO
Une minute d'éternité

LA FORCE DU POEME

à Jean-René Rouvière

La force du poème c'est le temps
Le très long temps passé
A rêver
Avant d'inscrire trois mots
Sur la page
Pour mille qui flottent
(étant et n'étant pas là)
C'est le plaisir de flairer
les sous-entendus
Des gens qui parlent
pour parler
Et des gens qui se taisent
mais dont le regard
en dit aussi long que les nuages
qui passent là-bas là-bas
les merveilleux nuages*

*Baudelaire (L'Etranger)

LA POÉSIE N'EST JAMAIS LÀ.

à Alain Breton

La poésie n'est jamais là
où on l'attend
S'il vous plaît
Ni mage
Ni gloriole
Ni vie littéraire
La poésie célébrée
n'est déjà plus
que le guano
des brouillons essais
tentatives de dire
lettres mortes
La poésie
toujours ailleurs
et toujours proche
pour ceux qui n'ont aucune carrière
à exploiter
Obstinés
Qui cherchent à mettre en forme
L'éphémère chaos qui traverse
Toute vie


EUGENE LEROY
exposition du centenaire

"Tout ce que j'ai jamais essayé en peinture, c'est d'arriver à cela, à une espèce d'absence presque, pour que la peinture soit totalement elle-même." Eugène Leroy


JUAN CARLOS ONETTI
C'est alors que

Une fois de plus, pour moi, l'histoire a commencé un beau jour, un beau soir de Sainte-Rose. Je me trouvais, avec Lamas, dans une brasserie de Lavanda baptisée Munich. La chaleur montait dans cet établissement bruyant et enfumé, ce tumulte anxieux, le cliquetis discordant, continu des couverts et des bocks. C'est alors que sont nées, se sont développées, quoique chaotiques, Magda et sa vie.


JUAN CARLOS ONETTI
A une tombe anonyme

Je regardai le soleil à en éternuer


JUAN CARLOS ONETTI
Ramasse-vioques

Soufflant et suant, campé sur les cahots du wagon à l'embranchement d'Enduro, Ramasse parcourut le couloir et rejoignit le groupe des trois femmes, quelques kilomètres avant l'arrivée du train à Santa Maria. Il adressa un sourire plein d'allant aux visages gonflés d'ennui, rouges de chaleur, bâillements et bavardages. Le vert des champs le long du fleuve collait d'une faible fraîcheur aux vitres poussiéreuses.

 


EMMANUEL MALHERBET
Personne ne poussera la nuit

il faut voir
luminer les sillages
les oripeaux des mouettes
le ciré jaune sur une barque
le réglisse l'arc en angle
des cormorans vers l'ouest

il faut tenir le jour
dans le plein de son nom.

Editions Potentille. Couverture de Marie Bateau-Lahu


BERNARD NOËL
La Castration mentale

"Tout travail fait avec plaisir est de l'art, et pareil travail met au monde une liberté qui brise hiérarchie, compétition et pouvoir, c'est-à-dire la trinité de la société libérale"

"Le bonheur est un état et il est actif, il donne sens. Il est même le sens puisqu'il communique son mouvement à tout ce qui advient et qu'il change ainsi les circonstances en composantes de la continuité, comme le sens emporte les mots de la phrase."

"Les régimes politiques rêvent d'assurer leur légitimité en assurant le bonheur, mais qu'ils soient de droite ou de gauche, totalitaires ou libéraux, tous ces régimes suscitent des sociétés mystifiées, et par conséquent soumises. La mystification devrait permettre, en théorie, d'obtenir la soumission, non pas au pouvoir mais à l'idée, cependant la bonne idéologie ne va jamais sans bonne police. Alors le pouvoir tâche de rattraper la contrainte par le bien-être. Cette situation et le décalage qui la fonde, a tout pour être tragique, elle n'est que caricaturale. Et d'autant plus que, sous tous les régimes, le bien-être est finalement l'issue vers laquelle se précipitent les mécontents, les opposants, les frustrés, les aliénés. On assiste alors à une démission générale dans l'abattement de laquelle chacun ne consomme que sa propre vie.
La consommation, bien que dévalorisée, reste la seule excuse, le seul alibi, d'un pouvoir dont l'apparence est désormais tout économique. La rivalité des
systèmes politiques se mesure au succès de leur économie, le reste est fioritures. Tout est donc marchandise, y compris la vie des individus dans un troc généralisé qui mêle les produits, les mentalités, les corps. On ne s'est pas aperçu que la société industrielle, d'abord considérée comme inhumaine, a si bien envahi tous les domaines qu'il n'y a plus de différence entre la société et l'industrie : nous ne sommes plus des humains mais des industriels. De là cette bureaucratie envahissante, ces plaisirs à la chaîne, ces villes qui sont autant de camps de la mort - une mort douce, bien sûr, dont chacun est l'inconscient complice robotisé.
Il est curieux qu'au moment où le monde n'a jamais produit tant de richesses survienne un tel abattement. C'est que notre matérialisme est une abstraction (autrement dit un idéalisme déguisé) : au lieu de ramener enfin l'esprit à sa place, dans notre chair, et de tirer de cette incarnation une liberté basée sur une responsabilité nouvelle, il n'entraîne qu'une dissolution des valeurs anciennes et la résignation à la perte du sens."

"L'utopie vaut mieux que la science des morts-vivants, car elle maintient battante l'ouverture."

"...nous sommes des poissons sur le sable - sauf que nous le sommes sans douleur par ignorance de la mer, ou de l'espace infini."



JUAN CARLOS ONETTI
Le chantier

"Ils ne le détestaient plus à présent et ils le supportaient certainement parce qu'ils le croyaient fou, parce qu'il soulevait en eux une vase de folie épaisse, accordée, parce que c'était pour eux une compensation indéfinissable que d'entendre sa voix grave et traînante parler du prix du mètre carré de peinture sur les coques de bateau en 47, ou suggérer des ruses enfantines pour gagner plus d'argent avec le carénage de bateaux fantômes qui ne remonteraient jamais le fleuve, parce qu'ils se distrayaient au spectacle de son combat contre la misère, de ses triomphes et de ses échecs dans cette interminable, indécise lutte pour les cols propres et glacés , les pantalons qui ne luisent pas, les mouchoirs blancs et bien repassés, pour un visage, des sourires qui reflètent la confiance, la paix de l'esprit, cette grossière complaisance que seule peut engendrer la richesse."

"La nuit était aux fenêtres et se taisait, le vaste monde aurait pu être mis en doute."


JUAN CARLOS ONETTI
La vie brève

« Le monde est fou », répéta une fois de plus la femme, comme si elle contrefaisait quelqu'un, par dérision.
Je l'entendais à travers le mur. J'imaginai sa bouche, ses lèvres qui bougeaient devant le réfrigérateur au souffle glacé ou devant le rideau de perles de bois foncé, vraisemblablement tendu entre la chambre et le soir, noyant d'ombre le désordre des meubles arrivés depuis peu. J'écoutai distraitement les phrases que la femme prononçait par intermittence, sans trop croire à ce qu'elle disait.
Quand sa voix, le bruit de ses pas indiquaient qu'elle passait de la cuisine à la chambre (je me représentais cette femme avec de gros bras et en peignoir), un homme approuvait ses paroles par monosyllabes, sans se laisser aller vraiment à plaisanter. La chaleur que la femme fendait en profitait pour se regrouper, éliminait les fissures et pesait de tout son poids sur chaque pièce, chaque renfoncement des escaliers, chaque recoin de l'édifice.


Un projet funambule et fou et fou...

Macaron chocolat et macaron citron

De Logonna au Cortina

Cerfs-volants et violoncelle

Après avoir lu quasiment d'une traite Lili Jamait et Mila Sandersen on relève le nez et on se dit merde, c'est pas déjà l'été?



JUAN CARLOS ONETTI
Laissons parler le vent

Le vieux était déjà pourri et il me paraissait étrange d'être le seul à surprendre son odeur ténue, aigre-douce, que ni sa fille ni son gendre ne commentaient. Ils étaient obligés de s'éventer et de froncer le nez car ils étaient de la famille alors que je n'étais, moi, qu'à peine un garde-malade, quasiment un faux médecin.

C'était le premier job que Frieda avait choisi pour moi quand j'étais arrivé à Lavanda et que je l'avais découverte au 1597, avenue Brasil, aussi belle et dure qu'aux temps anciens ; je venais pour lui soutirer un peu d'argent — elle en avait plus que nécessaire — ou obtenir l'appui indispensable à un immigrant qui demande, comme tout digne cornard, qu'on lui offre une nouvelle occasion.



SERGIO PITOL
L'Art de la fugue

J'ai passé mon enfance dans une sucrerie, El Potrero, dans l'Etat de Veracruz, endroit aussi insalubre que devaient l'être, à la même époque, les exploitations de Nouvelle Guinée, Haute-Volta ou Amazonie. A de brefs intermèdes d'activité physique succédaient de longues périodes où les fièvres paludiques, les tierces malignes, m'obligeaient à garder le lit. Mon seul plaisir était la lecture. De gré ou de force, je devins lecteur à plein temps.


BERNARD NOËL
Le Syndrome de Gramsci

Inutile de souligner - n'est-ce pas ? - qu'il me paraît tout à fait raisonnable de croire à la matérialité de mouvements que leur impalpabilité ou leur finesse rend invisibles. Je crois que leur qualité d'échapper à nos yeux est provisoire et que l'effort de les apercevoir prépare une révolution de la perception autrement plus importante que tout ce qui, jusqu'ici, a porté le nom de « révolution ». C'est la raison pourquoi des manipulateurs travaillent déjà nos sens afin de désorienter les parties de notre organisme où s'agite la métamorphose : le pouvoir sait qu'il est beaucoup plus rentable de dénaturer la nature que de la contraindre. Suis-je une victime exemplaire ou un malade ?


BERNARD NOËL
Journal du regard

"Celui qui voit n'a pas le même horizon que celui qui regarde : le second choisit, l'autre pas."

"Qu'est-ce que la pensée peinte?
C'est une matière qui fait voir
Quel lien y a-t-il entre voir et penser?
Un lien fondamental et que la peinture ranime..."

"L'air, la lumière, ce sont les oubliés du regard. Nous voyons les choses, les visages, le monde, nous ne voyons pas ce qui les rend visibles."

Qu'est-ce que la beauté? Longtemps, j'ai regardé le ciel...Si je m'y perds, c'est qu'il est le seul lieu où la vue et le visible sont identiques."

 

"Le bleu. Le bleu.Le bleu

Le bleu est ce qui touche à tout.
En lui, chaque chose est à la fois dans son isolement et dans l'intimité de toutes les autres."

Mais il n'y a plus ni haut ni bas. Le monde est comblé. Moi aussi.
Tout était arrivé.
Une émotion pénétrante.
Comme s'il y avait sous la peau le bleu du ciel.
Sous la peau, sa claire substance, et le monde au milieu, et le regard partout."

Le plaisir de voir nous plonge dans l'émotion de la présence qui nous retire du mouvement de la signification.


BERNARD NOËL
L'ombre du double

la vue plie dehors sur dedans
île de nuage et de bulle
à l'intérieur ce pli de rien

le toi s'y replie sur l'autre
même toi que toi tout en rien

le corps s'apprend par le désir
les yeux le perdent là fixé

toujours l'âme s'empaille
de quelque regard d'ange

 


JEAN-LUC NANCY
La déclosion

Il s'agirait de penser la limite (c'est le sens grec de horizô : limiter, borner), le tracé singulier qui « boucle » exactement une existence, mais qui la boucle selon le graphe compliqué d'une ouverture, ne revenant pas sur soi (« soi » étant ce non-retour même), ou bien selon l'inscription d'un sens qu'aucune religion, aucune croyance, aucun savoir non plus - et, bien sûr, aucune servilité ni aucun ascétisme - ne peuvent saturer ni assurer, qu'aucune Eglise ne peut prétendre rassembler et bénir. Pour cela, il ne nous reste ni culte, ni prière, mais l'exercice strict et sévère, sobre et pourtant aussi joyeux, de ce qu'on nomme la pensée.


JUAN CARLOS ONETTI
Quand plus rien n'a d'importance

Encore une fois, le mot "mort" sans qu'il soit nécessaire de l'écrire. Il y a dans cette ville un cimetière marin plus beau que le poème. Et il y avait ou il y eut, entre la verdure et l'eau, une tombe sur la pierre de laquelle on a gravé le nom de ma famille. Bientôt, par quelque affreuse journée d'août, journée de pluie, de froid et de vent, j'irai l'occuper aux côtés de je ne sais quels voisins. La dalle ne protège pas totalement contre la pluie et, en plus, comme cela a été écrit, il pleuvra toujours.


JUAN RULFO
Pedro Paramo

Je suis venu à Comala parce que j'ai appris que mon père, un certain Pedro Pàramo, y vivait. C'est ma mère qui me l'a dit. Et je lui ai promis d'aller le voir quand elle serait morte. J'ai pressé ses mains pour lui assurer que je le ferais ; elle se mourait et j'étais prêt à lui promettre n'importe quoi. " Ne manque pas d'aller le trouver, m'a-t-elle recommandé. Il porte tel prénom et tel nom. Je suis sûre qu'il sera content de te connaître. " Dans ces conditions, il a bien fallu lui dire que je n'y manquerais pas, et, à force de le lui répéter, j'y étais encore après avoir, non sans peine, détaché mes mains de ses mains mortes.
Auparavant, elle m'avait encore dit :
" Surtout, ne lui réclame rien. N'exige que notre dû. Ce qu'il me devait et ne m'a jamais donné... L'oubli dans lequel il nous a laissés, fais-le-lui payer cher, mon enfant.
— Je le ferai, maman. "


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
descriptiopn d'Olonne

L'eau comme matière primordiale, mais une eau vert sombre, où fusionnaient le fluvial et le maritime, le ciel pour tente, mais aussi l'huile, la brume, le clapot, les odeurs stagnantes ou volatiles venant des docks et parmi elles, tantôt dominante, tantôt éclipsée, celle de la peinture fraîche débordant des coursives, une stratégie complexe de tensions et de trajectoires, de visées et de tractions, des ruses qui rappelaient la chasse, les navires comme de grosses proies sur le labour liquide, les envols d'oiseaux de mer et leurs mouvements browniens dans la lumière immensément répandue, les vues passagères sur Olonne, scandées par des fumerolles montant au-delà des grumes, l'hiver, l'hiver surtout.


ANDREA ZANZOTTO
Phosphènes

Amours impossibles comme
sont effectivement impossibles les collines
Il n'est pas possible que tant d'amour
soit en elles ouvertement
donné
et dans le même temps dissimulé, et d'ailleurs rendu inaccessible

Incessante série d'inaccessibilités
qui joue cependant comme tapis
captivant, évoluant sur la
plus grande brèche démence désuétude
Collines riches de mille dangers de mort
pour en toute quiétude
pour hasardeux secourir parmi des ciélitudes
pour insuffisance d'attention à soi -
de fortune en fortune
« il entravera » « il se défilera »



PHILIP ROTH
Indignation

Deux mois et demi environ après que les divisions bien entraînées de la Corée du Nord, armées par les Soviétiques et les communistes chinois, eurent traversé le 38e parallèle et pénétré en Corée du Sud le 25 juin 1950, et qu'eut débuté le calvaire de la guerre de Corée, je devins étudiant à Robert Treat, un petit collège universitaire du centre de Newark, qui portait le nom du fondateur de la ville au XVIIe siècle.


ROGER LAHU
easy writer

agitation véhémente

tant qu'à faire
pourquoi pas ne pas
ne rien

juste attendre
que "ça" se passe
s'évapore

s'éloigne l'envie de faire
ce qu'on ne sait pas quoi
avoir à faire

regarder "tomber" le jour
et une petite pluie très fine
peut suffire

et même si "ça" ne suffit pas
quoi faire de plus
suffisant

écrire un poème?
pourquoi pas tant qu'à faire:
moindre mal et peu d'effort

allons-y...


ALAIN BADIOU
La relation énigmatique entre philosophie et politique

"Lisons pour nous instruire sur ce point (une contradiction qui peut devenir antagonique, entre justice et liberté) les délibérations des révolutionnaires français entre 1792 et 1794. La notion si impressionnante de "Terreur" intervient exactement au point où l'universalité qu'on suppose vérité politique entre en conflit violent avec la particularité des intérêts. Subjectivement, les grands révolutionnaires de l'époque traduisent ce conflit en disant que là où la vertu défaille, la terreur est inévitable. Mais qu'est-ce que la vertu? C'est la volonté politique, ou ce que Saint-Just appelle la "conscience publique", laquelle met inflexiblement l'égalité au-dessus de la liberté purement individuelle, et l'universalité des principes au-dessus de l'intérêt des particuliers.

 


Ce débat n'est aucunement inactuel. Quelle est en effet notre situation aujourd'hui, je veux dire la situation des gens installés, ceux qui se nomment eux-mêmes les "Occidentaux"? Le prix à payer pour notre chère liberté, ici, dans le monde occidental, est celui d'une monstrueuse inégalité, d'abord à l'intérieur de nos pays, mais surtout à l'extérieur. D'un point de vue philosophique, il n'existe aucune justice dans le monde contemporain. Nous ne sommes, de ce point de vue, aucunement vertueux au sens que donnaient à ce mot nos grands ancêtres jacobins. Mais nous nous flattons de n'être pas non plus terrorristes.Seulement, Saint-Just, encore lui, demandait: "Que veulent ceux qui ne veulent ni la vertu, ni la terreur?" Et la réponse à cette question était: ils veulent la corruption. C'est bien ce dans quoi, la corruption, on désire que nous nous vautrions sans regarder plus loin. J'appelle ici "corruption" non pas tant les trafics honteux, les échanges entre banditisme et "bonne société", les malversations en tout genre dont nous savons que l'économie capitaliste est le support. Par "corruption" j'entends surtout cette corruption mentale qui fait qu'un monde, aussi évidemment étranger à tout principe, se présente et est assumé par la majorité de ceux qui en bénéficient comme s'il était le meilleur des mondes, au point de tolérer qu'on fasse en son nom la guerre à ceux qui contestent ce dégoûtant contentement de soi, et qu'on persécute à l'intérieur, comme mal "intégrés", ceux qui, venus d'ailleurs, ne professent pas inconditionnellement la supériorité autoproclamée du capitalo-parlementarisme.


D'après une idée originale de Hervé Merlot
Banlieue de Babylone
Richard Brautigan's friends.
justin Barrett, Eric Dejaeger, Jean-Marc Flahaut, Jason Heroux, Roger Lahu, Hervé Merlot, Thomas Vineau

justin.barrett

heureux endroit

vous n'êtes pas sans savoir,
considérant de quelle affreuse façon les choses se
terminèrent entre nous,
que quand mon thérapeute
me demande de
trouver un souvenir heureux
auquel me raccrocher,
ou quand je suis en
terrible besoin d'une pensée agréable
pour revenir sur terre en des temps
d'irrésistible panique,
je pense à l'époque où cet automne
nous sommes allés camper dans les
montagnes ; près de ce
lac calme et bleu
et à la présence de
trembles d'un impossible jaune ;

quand je savais encore
comment rire,

et que tu savais
encore comment
m'aimer.

 

roger lahu

« Une chance de trop ? »

oui mais laquelle ? montant l'escalier
j'ai lu ce titre sur la couverture d'un polar
(il y a des livres sur chaque marche):
« une chance de trop »
et me suis demandé
(sans y bien réfléchir)
« oui mais laquelle ? »
suis monté
me suis assis
devant 1' écran
j'ai écrit
« une chance de trop »
mais je me demande
toujours
« oui mais laquelle ? »
je sens que je ne m'en sortirai pas
de ce piège là
ne me reste qu'à
descendre
et me resservir
un autre verre de rouge
en remontant
je fermerai les yeux
pour éviter
de me poser
de fausses questions



JOHN IRVING
Dernière nuit à Twisted River

A l'usage de son fils, il ajoutait généralement:
- c'est parce que je l'ai pris pour un homme, je n'aurais jamais eu l'idée de frapper un ours avec une poêle en fonte.
- Et qu'est-ce que tu aurais fait si tu avais vu que c'était un ours? demandait Danny?
- J'aurais essayé de le raisonner...


ANDREÏ MAKINE
Le livre des brèves amours éternelles

C'est à l'âge de vingt-deux ans que Dimitri Ress commit son premier délit. La veille du défilé traditionnel dédié à l'anniversaire de la révolution d'Octobre, ilcolla sur le mur d'un bâtiment administratif une affiche, exécutée avec un vrai talent de dessinateur : les gradins où montaient les dignitaires du Parti, la marée de drapeaux rouges, des banderoles chargées de slogans à la gloire du communisme, les deux files de militaires qui canalisaient la progression des manifestants. Rien de plus réaliste. Sauf que les notables dressés sur la tribune, ces silhouettes carrées coiffées de chapeaux mous, étaient représentés en cochons.

 


SLAVOJ ZIZEK
Quatre variations philosophiques
sur le thème cartésien

Ainsi, lorsque nous sommes bombardés d'affirmations qui nous serinent qu'à notre époque post-idéologique, cynique, plus personne ne croit aux idéaux proclamés, ou lorsque nous rencontrons quelqu'un qui se prétend guéri de toutes les croyances et accepte la réalité sociale telle qu'elle est, nous devrions toujours contrer de telles affirmations en posant cette question : "Soit, mais où est le fétiche qui vous permet (de faire semblant) d'accepter la réalité "telle qu'elle est" ? " . Le « bouddhisme occidental » peut jouer le rôle de fétiche : il vous permet de participer pleinement au rythme effréné du jeu capitaliste, tout en vous donnant à croire que vous n'en êtes pas vraiment prisonniers, que vous avez parfaitement conscience de l'inanité de ce spectacle — ce qui compte réellement pour vous, c'est la paix du Soi intérieur qui, vous le savez, peut toujours vous servir de refuge...


JACQUES ABEILLE
Les jardins statuaires

Je vis de grands champs d'hiver couverts d'oiseaux morts.
Leurs ailes raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit.


GEORGES GUILLAIN
Compris dans le paysage

hautes herbes
dessous

il y aurait des jardins des fleurs des papillons des murs les gestes
d'autrefois le bleu des fours des torchons épaissis de pâte les noms
aussi des cent vingt neuf mille cinq cent quatre-vingt huit d'entre nous
les hommes brûlés vifs dans leurs rues leurs boutiques les cinémas
leurs chambres et les salles d'attente des cabinets de médecin
les ascenseurs les casernes

figures

où sècherait encore un fragment de la mer devenu sel sur les paupières
de vieux corps épluchés des gestes anciens maternels que rien n'habite
plus pas plus que le corps sans moteur des oiseaux leurs ailes

de goudron au pied des arbres

secs

on se dirait quand même qu'il fait doux qu'on cueillera les prunes
demain six août de bonne heure avant que les étourneaux les pillent


CORNELIUS CASTORIADIS
Thucydide, la force et le droit
Ce qui fait la Grèce, 3

"La discussion sur le droit a un sens entre égaux mais qu'entre inégaux c'est la force qui prévaut"
C'est la première fois qu'on voit exprimer de façon aussi nue, débarrassée de toute autre considération, ce principe simple, indécomposable : là où il y a des égaux, il y a droit, et là où il n'y en a pas, la force règne."

"Merleau-Ponty, si j'ai bonne mémoire, écrit que le langage, comme le sensible, «empiète» sur le tout, expression à mon avis encore trop faible. Le langage coopère activement à la transformation de cette espèce de chaos informe que sont mes représentations et mes pensées non exprimées en quelque chose qui, même si je ne le transmets pas à un autre, même dans mon monde le plus solipsiste, a une véritable existence pour moi. Ou autrement ce n'est qu'une pure sensation, mais je crois qu'on peut se demander s'il peut y avoir une pure sensation dans l'élaboration de laquelle la formation linguistique de l'individu n'ait pas joué un rôle."


JACQUES JOSSE
Almaty, vol retour

Les grandes portes de la salle d'embarquement grincent et s'ouvrent. Dehors, c'est la nuit noire. L'horloge marque trois heures. Je marche avec lenteur, payant au prix fort (stress, tremblote et sueurs froides) plusieurs nuits sans vrai sommeil. J'avance sous le grésil vers une passerelle balayée par un vent venu de Chine, arpentant un vaste terrain vague, transi dans l'air glacial qui anesthésie l'aéroport d'Almaty, l'ex-capitale du Kazakhstan. Annette m'accompagne. Nous sommes au milieu de deux cents autres passagers en partance pour Istanbul. Tout le monde se tait. Les journaux turcs, distribués à l'entrée de l'avion, annoncent l'imminence d'un bombardement américain sur Bagdad.


Jean-Jacques Dorio
A sauts et à gambades

...la recherche de la juste disatance
entre le tournoiement des mots
et la caresse du monde...

...Happé
par cet insatiable désir d'agir
à la jointure de soi et des autres
cherchant toujours le verbe
qui le livrant à l'éphémère
le détache de toute prétention
mais non de l'utopie
présente dans tout poème

Dessin de couverture: Guy Toubon


JULIO CORTAZAR
Marelle

Les nuages rouges et aplatis sur le Quartier latin, la nuit, l'air humide et les gouttes de pluie qu'un vent incertain jette contre la fenêtre faiblement éclairée, les vitres sales, l'une cassée et barrée de sparadrap rose. Plus haut, sous les gouttières de plomb, doivent dormir les pigeons, de plomb eux aussi, perdus en eux-mêmes, exemplairement antigargouilles. Protégé par la fenêtre, le parallélépipède moisi qui sent la vodka et la bougie, les vêtements mouillés et les restes de nourriture, vague atelier de Babs céramiste et de Ronald musicien, siège du Club, chaises de rotin, chaises longues déteintes, bouts de crayons et fils de fer par terre, une chouette empaillée à la tête mitée, un air banal, mal joué sur un vieux disque avec un âpre bruit de fond, un gratter crisser crépiter incessant, un saxo lamentable qui, un soir, en 28 ou en 29 a joué comme à tâtons sur un mauvais piano.


MICHEL COLLOT
Chaosmos

Noirs de Soulages : révélateurs de la lumière. Ils lui tendent un miroir où se dévêtir enfin de ses oripeaux bigarrés, l'invitent à s'y réfléchir silencieusement, méditativement, au contact d'une matière elle-même une et nue, mais inépuisable. Renonçant aux couleurs du spectre, le peintre se concentre sur la lumière blanche, et la confronte à son contraire. Et voici que le plus opaque exalte la transparence, qui devient dense, comme tangible. Mieux que le prisme, il réussit à déployer la richesse de la lumière, sans la décomposer : il en démultiplie l'effet, en créant à la surface du tableau toute une variété d'accidents et d'incidences, par un jeu simple et savant de stries.
Sismogramme de la lumière, cette matière en enregistre tous les changements, donne à voir ses ondes et ses vibrations les plus imperceptibles. Produisant un vivant échange entre le tableau, l'atmosphère ambiante et le spectateur, qui interdit de clouer au mur ces toiles, tendues en l'air comme des voiles, pour capter les moindres souffles de la lumière.
L'oeuvre ne représente plus le réel, mais s'y tient présente, et le rend présent. Un jour, à Sète, regardant une de ses toiles fraîchement peintes, Soulages vit le noir devenir bleu : la mer, à laquelle le tableau faisait face, s'y reflétait. Plusieurs peintures ont interrogé cette rencontre inattendue. Le bleu y semble émerger du noir, comme le soir, dans la neige, la nuit paraît monter du sol, qui vire à l'indigo.
En s'ordonnant comme un cosmos parfaitement clos sur lui-même, l'oeuvre ne tourne pas le dos au monde. Si elle n'y renvoie pas, elle peut le réfléchir.


ROBERTO BOLANO
le troisième reich

Le soir tombait, et, sous des nuages rouges et une lune couleur d'assiette de lentilles en ébullition, il n'y avait là-bas que le Brûlé, rangeant ses pédalos, habillé seulement de son short, indifférent à tout ce qui l'entourait, c'est-à-dire indifférent à la mer et à la plage, au parapet du Paseo et aux ombres des hôtels. L'espace d'un instant, la peur m'a dominé ; j'ai su que là-bas se trouvaient le danger et la mort. Je me suis réveillé en sueur. La fièvre avait disparu.

 


REGIS DEBRAY
Eloge des frontières

"Opposant l'identité-relation à l'identité-racine, refusant de choisir entre l'évaporé et l'enkysté, loin du commun qui dissout et du chauvin qui ossifie, l'antimur dont je parle est mieux qu'une provocation au voyage : il en appelle à un partage du monde. "


ROBERTO BOLANO
Le gaucho insupportable

Le voyage en Normandie fut suffisamment long pour qu'il eût le temps de récapituler ce qu'il avait fait le temps qu'il s'était trouvé à Paris. Un zéro absolu s'alluma dans sa tête et ensuite, avec délicatesse, disparut pour toujours. Le train s'arrêta à Rouen. Un autre Argentin, ou lui-même, mais dans d'autres circonstances, n'aurait pas hésité une seconde à se lancer dans les rues comme un chien de chasse sur les traces de Flaubert.


 

MARCEL GAUCHER
L'avènement de la Démocratie.
I - La révolution moderne

L'ambition démocratique sera partagée entre deux idées, l'idée que tous pèsent à égalité dans le gouvernement de la communauté, et l'idée que tous composent, de par cette égalité, une unité qui requiert de se gouverner en tant que telle. Elle oscillera entre l'universalité numérique des individus et la subjectivité du collectif.


STEPHANE HESSEL
Indignez-vous!

Comment conclure cet appel à s'indigner ? En rappelant encore que, à l'occasion du soixantième anniversaire du Programme du Conseil national de la Résistance, nous disions le 8 mars 2004, nous vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France libre (1940-1945), que certes « le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et soeurs de la Résistance et des Nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette menace n'a pas totalement disparu et notre colère contre l'injustice est toujours intacte ».
Non, cette menace n'a pas totalement disparu. Aussi, appelons-nous toujours à « une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l'amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. »
À ceux et celles qui feront le XXI ième siècle, nous disons avec notre affection :

« CRÉER, C'EST RÉSISTER.
RÉSISTER, C'EST CRÉER. »


YVES MARTIN
la mort est méconnaissable

Un seul y retournera, s'installera
Parmi les usines vides, le chiendent, les chardons, les salades sauvages.
Il imprimera, diffusera un journal local
Une nuit, il se blottira dans sa voiture avec les invendus,
Avec sa compagne, une grenouille,
A l'odeur de cyprine, de semence
A l'arrière goût de chocolat
Il mettra le feu. Une saine explosion
Comme au temps des bouffardes
Dans les cinglants hauts fourneaux!


YVES MARTIN
Je rêverai encore

"Quand ils se quittèrent, il leur sembla être exilés au bord d'une féérie, dont, toujours, un pan leur resterait invisible."

"Le ciel d'une précision insoutenable l'invitait à ne rien faire de sa vie, à baguenauder, à ne prononcer que quelques mots essentiels."

"Les cafards perdront sans témoins leurs guerres millénaires. Les fourmis rouges aborderont les meetings dont on ne revient pas. Je ne puis me lasser de conter ce qu'aurait dû être mon enfance. Qui me parlait l'autre jour de mon culte du passé? Je n'y vois que le présent, un présent qui ne se veut pas linéaire, mais total."


"La géographie de Depardon est unique, arbitraire, personnelle, délibérément née de "la douleur du cadre" et du "bonheur de la lumière", pour reprendre sa belle formule"
Bruno Racine


la littérature contemporaine s'installe dans le numérique