BAPTISTE MORIZOT
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BAPTISTE MORIZOT, ANDREA OLGA MANTOVANI
S'enforester


" La forêt est le milieu par excellence qui nous rappelle la condition volontiers oubliée de notre être-au-monde, à savoir que nous ne sommes pas responsables de l’habitabilité de ce monde – mais que c’est la biosphère, comme architecture vivante plus ancienne que nous, qui constitue notre milieu donateur. "

D'une rive à l'autre, 2022


Actes Sud, 2020

BAPTISTE MORIZOT
Raviver les braises du vivant : un front commun

 " Il y a dix mille ans, 97 % de la masse animale était constituée par la faune sauvage, et les humains pesaient 3 % environ dans la balance. Aujourd’hui, les animaux domestiques pèsent pour 85 % de la biomasse de tous les vertébrés terrestres. Les humains sont passés à 13 %. La faune sauvage, qui constituait hier 97 % du total, constitue désormais 2 %. Un grand renversement, une confiscation colossale de la biomasse par le bétail domestique, au détriment des autres compartiments des écosystèmes, et de la faune sauvage en particulier. Les humains ont ce faisant amputé les écosystèmes de 50 % de leur biomasse d’autotrophes (disons : les végétaux). Ces nombres se passent de longs commentaires. On peut les laisser se déposer au fond de soi, pour qu’ils travaillent à faire de nous d’autres vivants. "


 " L’idée de “protection de la nature” contient en effet un autre écueil : celui de convoquer la “nature” comme cette entité héritée du cosmos moderne et dualiste, qui répartit le monde en deux blocs séparés, les humains d’un côté, la “nature” de l’autre. Que devient alors ici “protéger la nature” quand on a compris que le mot “nature” nous a embarqués dans une impasse dualiste, et que protéger était une conception paternaliste de nos rapports aux milieux ? Cela devient “raviver les braises du vivant”, c’est-à-dire lutter pour restituer aux dynamiques de l’éco-évolution leur vitalité et leur pleine expression. Cela devient défendre nos milieux de vie interspécifiques : des forces qui nous constituent, qui sont plus grandes que nous et dont, pourtant, il faut prendre soin. "


BAPTISTE MORIZOT
Manières d'être vivant:
Enquêtes sur la vie à travers nous

"Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la “nature”. À savoir : non pas des êtres mais des choses, non pas des acteurs mais le décor, des ressources à portée de main. Une espèce d’un côté, dix millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde. Cette fiction est notre héritage. Sa violence a contribué aux bouleversements écologiques."

 

Actes Sud, 2020


"Conséquemment, cela implique qu’on considère les vivants essentiellement comme un décor, comme une réserve de ressources à disposition pour la production, comme un lieu de ressourcement ou comme un support de projection émotionnel et symbolique. Être un décor et un support de projection, c’est avoir perdu sa consistance ontologique. Quelque chose perd sa consistance ontologique quand on perd la faculté d’y faire attention comme un être à part entière, qui compte dans la vie collective. La chute du monde vivant en dehors du champ de l’attention collective et politique, en dehors du champ de l’important, c’est là l’événement inaugural de la crise de la sensibilité. "

" Le tissu du vivant est une tapisserie de temps, mais nous sommes dedans, immergés, jamais devant. Nous sommes voués à le voir et le comprendre de l’intérieur, nous n’en sortirons pas. "

"Les ascendances animales sont partout, dans la totalité de nos comportements, et se manifestent en mosaïques, qui peuvent être détournées, décalées par la culture et la décision individuelle, nos styles intimes de faire avec ces héritages, mais elles sont là à chaque instant, et c’est cela, l’animalité des humains. Quelle joie d’être un animal, alors. "

"On peut dire d’abord que chaque espèce n’est plus à conserver seulement parce que c’est un patrimoine unique, seulement parce qu’elle aurait un droit à la vie inaliénable fondé dans une éthique, seulement parce qu’elle est belle, seulement parce qu’elle peut nous fournir de nouveaux médicaments, seulement par respect de la vie ; ou parce qu’elle est déjà une merveille du point de vue évolutionnaire (ce qui est un fait)… Mais aussi parce qu’elle est l’ancêtre potentiel d’aventureuses formes de vie qui seront des merveilles, même du point de vue le plus humaniste du monde, des espèces plus respectueuses des autres et de leur monde, que nous ne sommes encore parvenus à le devenir."

"Ce dessin, du cartoonist Dan Piraro, est une élégante manière de relier la question de notre évolution à certains enjeux écologiques contemporains. "

Postface Alain Damasio:" Baptiste Morizot le pointe avec brio : la crise écologique actuelle est d’abord une crise de nos relations au vivant. Donc une crise de la sensibilité. Un appauvrissement tragique des modes d’attention et de disponibilité que nous entretenons avec les formes de vie. Une extinction discrète des expériences et des pratiques qui participent de l’évidence de faire corps, de se sentir chair commune avec le monde plutôt que viande bipède sous vide d’art."

" S’ouvrirait ainsi – et puisse ce rêve alimenter les futurs livres de Baptiste – une philosophie qui renouerait avec sa poésie nécessaire tant le vivant, plus que tout autre concept, mieux que tout autre, appelle dans l’écriture une variété de timbres, de poussées, de salves et de sensations, de souffles et de bourgeonnements, bref une vitalité stylistique extrême sans laquelle elle restera un alignement sage de sculptures sur bois. Le vivant ne se décrit ni ne se représente, il se chorégraphie. Il en appelle à la fluence. Il exige sa syntaxe, tempétueusement. "


 

BAPTISTE MORIZOT
Pister les créatures fabuleuses

"Couché, devenu fougère, en bordure de ce sentier qui réunissait tous ces habitants, j’ai senti que j’étais entré dans une communauté aux habitudes et aux langues nombreuses, mais tressées ensemble comme des mèches de cheveux."

" Au cœur des territoires chantés des oiseaux, entouré des frontières d’odeurs des royaumes des loups et des lynx, sur les chemins quotidiens des grands cerfs, on peut parfois pressentir les différents invisibles. On apprend à voir les limites de son « voir », et à lire l’invisible pour nous dans les attitudes des autres animaux. La plupart du temps, pour être honnête, on n’y comprend rien. Mais on pressent qu’il y a du sens, mystérieux pour nous, évident pour eux. Et le mystère agrandit l’espace. Pister rend visible pourquoi les animaux sont nos créatures fabuleuses. "

 " Toutes ces expériences de pistage me font penser que dans notre culture, on s’est trompés sur ce qui est fabuleux. On l’a mis dans le ciel, dans les contes, dans les imaginaires, toutes choses qui sont ailleurs, alors que le fabuleux est parmi nous à chaque instant. On l’a mis hors du monde, pour pouvoir utiliser le monde quotidien comme un réservoir de ressources bon marché, à portée de main, qui n’appelle pas d’égards. Mais c’est une injustice faite au monde vivant, une injustice d’adultes, et il faut imaginer une alliance entre vous les enfants et les animaux, les plantes, les rivières, pour affirmer haut et fort le prodige du monde vivant qui nous entoure. On s’est mis à croire que seules les choses surnaturelles sont prodigieuses, alors que vous savez bien que ce n’est pas vrai (regardez un instant les dinosaures, les hippocampes, les séquoias géants, et vos mains). "


Bayard, 2019

Seuil, 2018

BAPTISTE MORIZOT, ESTELLE ZHONG MENGUAL
Esthétique de la rencontre. L'énigme de l'art contemporain

"Il y a par là un destin tragique de l’œuvre d’art : devenir l’arrière-plan d’un selfie. "

 " "Une œuvre-avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien " est une œuvre qui ne produit aucun effet affectif, perceptif, sémantique individuant sur le spectateur. Dans cette mesure, valoriser ce type d’œuvres relève d’une forme étrange de snobisme : car seuls ceux qui ont été massivement individués dans leur vie par des rencontres avec l’art peuvent aujourd’hui trouver un charme à des œuvres impuissantes et renonçant à produire des effets. Chaque œuvre-avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien porte en elle l’occasion manquée d’une rencontre individuante, celle de moduler la manière de sentir et de vivre d’un spectateur. "

 "Autrement dit, si la découverte créatrice d’un artiste cristallisée dans une œuvre est capable de jouer un rôle de singularité pour une multitude de spectateurs, c’est bien parce qu’elle est une solution à une tension qu’il a ressentie dans la relation entre certains aspects du monde et des pans de sa propre part d’irrésolu qu’il partage avec les autres humains, qui seront ses spectateurs. C’est parce que les lignes de force de la part d’irrésolu de l’artiste sont en partie les mêmes que les nôtres, que, lorsqu’il trouve enfin les formes pour inventer sa composition de lui et du monde, eh bien c’est la nôtre en attente que nous reconnaissons. "

 


 "Bien sûr, la crise écologique qui est la nôtre est une crise des sociétés humaines : elle met en danger le sort des générations futures, les bases mêmes de notre subsistance et la qualité de nos existences dans des environnements souillés. C’est aussi une crise des vivants : sous la forme de la sixième extinction des espèces, de la défaunation généralisée, comme de la fragilisation des dynamiques écologiques par le changement climatique, et de la réduction des potentiels d’évolution de la biosphère. Mais c’est aussi une crise d’autre chose, de plus discret et peut-être plus fondamental. Ce point aveugle, nous en faisons l’hypothèse, c’est que la crise actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, plus qu’une crise des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant. C’est spectaculairement une crise de nos relations productives aux milieux vivants, encapsulée dans le faciès extractiviste et financiarisé du capitalisme contemporain ; mais c’est aussi une crise de nos relations collectives existentielles au vivant, de nos branchements et de nos affiliations aux vivants, qui commande la question de leur importance, par lesquels ils sont de notre monde, ou hors de notre monde, sensible, pratique et politique. "


Actes Sud, 2018

BAPTISTE MORIZOT
sur la piste animale

"Pister, ici, c’est décrypter et interpréter traces et empreintes, pour reconstituer des perspectives animales : enquêter sur ce monde d’indices qui révèlent les habitudes de la faune, sa manière d’habiter parmi nous, entrelacée aux autres."

"Pister, dans ce sens nouveau, c’est aussi enquêter sur l’art d’habiter des autres vivants, la société des végétaux, la microfaune cosmopolite qui fait la vie des sols, et sur leurs relations entre eux et avec nous : leurs conflits et alliances avec les usages humains des territoires. Centrer l’attention, non sur les êtres, mais sur les relations."

"Être “au grand air”, c’est aussi être sur terre, redevenu terrien, ou terrestre comme dit Bruno Latour. Le grand air qu’on inspire et qui nous entoure, par le miracle ancien de la photosynthèse, c’est le produit des forces respirantes des prairies et forêts qu’on arpente, et qui sont le don des sols vivants que l’on foule : le grand air est l’activité métabolique de la terre. L’environnement atmosphérique est vivant au sens littéral : il est l’effet du vivant et le milieu que le vivant entretient pour lui, pour nous."


BAPTISTE MORIZOT
Les Diplomates : cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant

"On voit comment l'histoire complexe de notre rapport au vivant obscurcit ce qu'on peut faire du sens de nos interactions concrètes avec l'animal : ici le "surplus killing". Néanmoins, si l'on ressaisit les acquis de l'enquête, il appartient que c'est la sélection artificielle qui est en grande partie la cause de l'asymétrie éco-éthologique dans la relation entre loups et brebis, à l'origine du surplus killing. Le loup et la brebis domestiquée sont des systèmes éthologiques qui ne se composent pas en équilibre, mais se décomposent mutuellement. Reste que les éleveurs actuels ne peuvent ni ne doivent être tenus pour responsables des effets du pastoralisme néolithique : nous avons fait des brebis sans défense, il faut les aimer ainsi. Conséquemment, il faut trouver des solutions adaptées pour une cohabitation effective avec le loup. Certaines espèces de moutons rustiques, pourtant, se défendent mieux face aux loups. Et les parcours techniques agropastoraux, lorsqu'ils sont intelligemment pensés pour être adaptés à la présence du loup (troupeaux plus petits, gardiennage accentué, parcage nocturne,dispositifs de défense....), sont capables, grâce à dix mille ans d'expériences accumulées, de rendre la prédation tolérable pour le pastoralisme, et de détourner massivement l'attention des loups vers les proies sauvages. Ce sont ces techniques, négligées depuis l'éradication des loups au 20° siècle, qui méritent d'être exhumées, pour repenser un pastoralisme résilient."

Wildproject, 2016