MARIELLE MACÉ
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MARIELLE MACÉ
Respire

" Car les pollutions s’accumulent avant tout dans le corps des plus pauvres : environnements insalubres, proximité des sources de pollution, nature des métiers exercés, habitat précaire, défaut d’accès aux soins… L’histoire des pollutions est en effet aussi, et peut-être d’abord, une question d’inégalités et d’exploitation : l’inégale répartition de l’air, l’inégale exposition, selon les classes sociales et les chances de vie, à l’irrespirable et aux milieux toxiques. (Naomi Klein décrit d’ailleurs aujourd’hui le dérèglement climatique comme une traduction atmosphérique de la lutte des classes.)

" Il faut un paysage complet pour respirer en fait, un paysage de choses, de gens, d’existences, de paroles, de relations, un paysage qui vous plaise au moins un peu, et auquel votre corps puisse quelque chose. Un paysage qui vous accueille et vous fasse une sorte de promesse, qui ait quelque chose d’une ouverture, d’un soulèvement, d’une largesse, peut-être d’un redépart, d’une réponse même : un paysage « de chaleur juste et de lumière amicale », un « territoire mental d’espérance », comme le dit Gilles Clément, du jardin.
C’est l’idée même  du verbe vivre : en quête du bon paysage, du lieu tranquille. Ce qu’il faut, c’est pouvoir prononcer “c’est ici” de temps en temps ; de temps en temps coïncider suffisamment avec la proposition que nous font les choses "quand elles courent se blottir contre nous" (Stéphane Bouquet). C’est ici, ici et par hasard mais ici même, avec ces deux arbres, ce banc, cette marche, ce ciel…"

2023


2022

MARIELLE MACÉ
Une pluie d'oiseaux

"C'est un temps bizarre où les oiseaux, qui pourtant disparaissent, reviennent : reviennent dans notre champ de vision, notre attention, notre parole. Les oiseaux reviennent ou plutôt : on y pense plus souvent, on en parle davantage, on tend l'oreille, on tente de nouvelles conversations, on se cramponne à leurs bienfaits, on les regrette déjà. Comme si on essayait de les entendre mieux (de les entendre enfin) au moment même où ils s'en vont. [...]
Car il pleut des oiseaux, il en tombe même de tous les côtés : sur les plages, les champs, sous les lignes à haute tension, dans nos oreilles pendant le confinement... Des oiseaux qui chantent ; des oiseaux qui nous volent dans les plurries ; des oiseaux qui donnent de la voix en temps de pandémie, et enchantent à contretemps l'espace sonore; et puis des oiseaux qui s'éteignent, qui se taisent et font savoir qu'ils se taisent. Parfois c'est comme si les oiseaux pendaient du ciel et s'étaient mis à voler en «sens averse*» - en sens averse parce que le monde est à la renverse et qu'on le retraverse comme on peut : pataugeant, incertains, à cloche-pied dans les flaques et sous des déluges de toutes sortes, ou parapluies fermés sous un ciel bien trop sec, attendant l'orage, toutes larmes évaporées."

*Valérie Rouzeau, Sens averse (répétitions), Paris, La Table ronde, 2018.

"Le vol est comme un battement du vivre, sa pulstion rythmique, respiratoire."


 "Les frontières bloquent les autres espèces. Entre l'Egypte et Israël, ce sont des murs de 7 mètres, en métal ; les animaux restent bloqués de chaque côté des barrières ; les gazelles ne peuvent plus se retrouver comme elles l'ont fait pendant des siècles. Nous ne sommes que frontières, avec le Liban, l'Egypte, les territoires, la Cisjordanie (...). Tout le monde doit affronter ça sauf les oiseaux."
On est tenté de laisser filer la plume sur ce thème ; mais il faut la retenir (retenir les rênes de l'analogie) : les migrations politiques, ce qu'elles font à ceux qui migrent et ce qu'elles réclament d'une hospitalité qui devrait être évidente mais qui est tous les jours démentie, n'ont souvent pas beaucoup à voir avec les migrations du vivant, avec les envols de graines, de pollens et d'oiseaux. Reste qu'elles disent qu'il en va dans ces mobilités de la vie-même, qu'il appartient au vivant de se déplacer, de s'implanter, de prendre sa place là où on ne l'attendait pas. Reste aussi qu'elles font signe (juste ça) vers une tout autre idée de l'habitation du monde, dans l'écriture d'un espace déclos où il faut pouvoir accueillir, partir, arriver, simplement «parce que la terre est ronde», comme le disait Kant."

"La disparition des oiseaux n'est en effet pas « seulement » un phénomène d'extinction, mais quelque chose que notre long compagnonnage avec eux nous fait éprouver comme une sorte de désertion. L'extinction se comprend ici comme un dépeuplement, sur fond d'intimité : il fallait que nous fussions effectivement suspendus aux oiseaux, de toutes sortes de façons, pour que leur disparition, qui est pourtant difficile à voir (et parfois momentanément démentie), nous fasse tant d'effet."

"Perdre, et ne pas s'y résoudre : il y a dans notre âge d'extinctions quelque chose d'une expérience généralisée de l'en-deuillement, de vulnérabilités inédites, où il faut désormais et un peu partout faire avec la mort, la mort d'espèces animales, végétales, de formes de vie complètes, la possibilité ou l'annonce de notre propre extinction, et la fragilité de nos connaissances de ces phénomènes. Où il faut même faire avec ce que les anthropologues appellent « la double mort » : le fait que non seulement des individus disparaissent, mais que soit aussi annulée toute possibilité de continuation, de récupération, de reprise d'une espèce."


"L'oiseau actualisé, l'oiseau "du temps atroce qu'il fait" (Sens averse, Valérie Rouzeau) , l'atroce albatros, c'est l'oiseau qui a la pollution à l'intérieur.
À l'intérieur il n'a plus seulement le souffle pour envoler la musique (« pas une chanson volage »), d'ailleurs il se tait (ces bouteilles à la mer sont « sans message »), mais les déchets de notre forme de vie marchande (jusqu'aux « cartes SIM »), qui déverse son trop-plein d'ordures. Il les a avalées, métabolisées, il est ces ordures ; il est le paysage abîmé."


Chris Jordan arts photographiques

"Sur l'atoll de Midway, un groupe d'îles éloignées à plus de 2 000 milles du continent le plus proche, les détritus de notre consommation de masse font surface dans un endroit étonnant : à l'intérieur de l'estomac de milliers de bébés albatros morts. Les poussins nicheurs sont nourris de quantités mortelles de plastique par leurs parents, qui confondent les déchets flottants avec de la nourriture alors qu'ils se nourrissent dans le vaste océan Pacifique pollué.

Pour moi, m'agenouiller sur leurs carcasses, c'est comme regarder dans un miroir macabre. Ces oiseaux renvoient un résultat effroyablement emblématique de la transe collective de notre consumérisme et de notre croissance industrielle galopante. Comme l'albatros, nous, les humains du premier monde, n'avons plus la capacité de discerner ce qui est nourrissant de ce qui est toxique pour nos vies et nos esprits. Étouffé à mort par nos déchets, l'albatros mythique nous appelle à reconnaître que notre plus grand défi ne se situe pas là-bas, mais ici ." Chris Jordan


2019

MARIELLE MACÉ
Nos cabanes

"Faire des cabanes : imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé. Trouver où atterrir, sur quel sol rééprouvé, sur quelle terre repensée, prise en pitié et en piété. Mais aussi sur quels espaces en lutte, discrets ou voyants, sur quels territoires défendus dans la mesure même où ils sont réhabités, cultivés, imaginés, ménagés plutôt qu’aménagés. Pas pour se retirer du monde, s’enclore, s’écarter, tourner le dos aux conditions et aux objets du monde présent. Pas pour se faire une petite tanière dans des lieux supposés préservés et des temps d’un autre temps, en croyant renouer avec une innocence, une modestie, une architecture première, des fables d’enfance, des matériaux naïfs, l’ancienneté et la tendresse d’un geste qui n’inquiéterait pas l’ordre social… Mais pour leur faire face autrement, à ce monde-ci et à ce présent-là, avec leurs saccages, leurs rebuts, mais aussi leurs possibilités d’échappées. Loin du cabanon solitaire de Thoreau (qui élaborait près du lac de Walden une réflexion sur les vertus d’une vie à l’écart, même si la solitude d’une aventure rendue à la nature s’y concevait comme une révolte). Faire des cabanes aux bords des villes, dans les campements, sur les landes, et au cœur des villes, sur les places, dans les joies et les peurs. Sans ignorer que c’est avec le pire du monde actuel (de ses refus de séjours, de ses expulsions, de ses débris) que les cabanes souvent se font, et qu’elles sont simultanément construites par ce pire et par les gestes qui lui sont opposés.
Faire des cabanes en tous genres – inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes » des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, des nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs.
Surtout pas pour prendre place, se faire une petite place là où ça ne gênerait pas trop, mais pour accuser ce monde de places – de places faites, de places refusées, de places prises ou à prendre. "


MARIELLE MACÉ
Sidérer, considérer
Migrants en France, 2017

"Ainsi la fameuse irritabilité poétique n'a pas de rapport avec le tempérament, compris dans le sens vulgaire, mais avec une clairvoyance plus qu'ordinaire relative au faux et à l'injuste. Cette clairvoyance n'est pas autre chose qu'un corollaire de la vive perception du vrai, de la justice, de la proportion, en un mot du beau."

 

2017