"Par où commence Marek le peintre ? Par la tête, par le béret enfoncé sur le front, par les cheveux qui couvrent les oreilles et les protègent du froid et des cris du marché. Le visage ? Pas encore. Marek descend avec la couleur noire le long de la barbe, puis le noir s’étend en cascade, pesant sur les épaules, la veste, jusqu’à la poitrine et : c’est tout. Le portrait est une coulée noire avec un ovale en haut encore vide."
"Il déploie d’abord un arc-en-ciel opaque composé de taches et de points autour de la tête, une auréole de confettis. C’est un fond lumineux, tel qu’est le passé, qui n’était pas ainsi quand il était présent. Il le devient sous la pression du remords et de la gratitude.
Marek n’est pas encore prêt à regarder et à peindre son père en face.
Alors, il se rappelle la graisse de la saumure qui décolorait le noir de son paletot. Il fait couler dessus un peu de diluant. Et il se souvient d’une cravate, la seule, qu’il peint autour de son cou, nouée comme le faisait sa mère. Car un marchand de poissons doit se présenter dignement sur son étal au marché."
« Il le voit maintenant. Il le voit à travers ses larmes.
Il ne replace pas la toile sur le chevalet, il la pose par terre et commence par les yeux. Les pupilles grandes ouvertes sont noires, celles des harengs pêchés entre la Baltique et l’Islande. Et ce noir est entouré du blanc de la glace. Il change de pinceau, en prend un large et encercle de rouge les yeux de son père. Pas ses joues maigres, ce n’est pas un masque de Pourim, d’un carnaval yiddish. Ce n’est pas un jour de fête, c’est un jour de marché. Son père se dresse bien droit au milieu des caisses de harengs, il regarde son fils en face.
"Les cernes rouges sont la marque du métier, un mélange de sueur, de saumure, d’insomnie de journées commencées bien avant l’aube. Ceux qui se réveillent avec le soleil déjà levé ne savent rien des jours entamés en pleine nuit. Le peintre prend la liberté de ce rouge autour des yeux. Ce n’est pas une liberté, c’est la reconnaissance d’une humilité enfin comprise, approchée par les pinceaux comme une caresse. Sans un sanglot, Marek pleure et peint. "