EDWARD ABBEY
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EDWARD ABBEY
Le retour du gang
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"- T'es qu'un enfoiré d'antinucléaire, lance une voix dans la foule.
- Et comment ! Cette bougresse d'industrie de l'uranium a presque entièrement dévasté le Sud-Est de l'Utah. Maintenant ils veulent attaquer l'Arizona Strip. J'suis contre. J'suis...
-T'es un contriste, Seldom. T'es contre tout."

1989


1984

EDWARD ABBEY
Un fou ordinaire
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"Au-delà du mur de la ville irréelle, au-delà des enceintes de sécurité coiffées de fil de fer barbelé et de tessons de bouteille, au-delà des périphériques d’asphalte à huit voies, au-delà des berges bétonnées de nos rivières temporairement barrées et mutilées, au-delà de la peste des mensonges qui empoisonnent l’atmosphère, il est un autre monde qui vous attend. C’est l’antique et authentique monde des déserts, des montagnes, des forêts, des îles, des rivages et des plaines. Allez-y. Vivez-y. Marchez doucement et sans bruit jusqu’en son cœur. Alors… Puissent vos sentes être légères, solitaires, minérales, étroites, sinueuses et seulement un peu en pente contraire. "


EDWARD ABBEY
Le gang de la clef à molette
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"[...après cinq ans de vie dans l'Ouest américain... ] l'Europe m'apparut comme un monde contraint , étriqué et surpeuplé , et je pris conscience , partout , des longs siècles obscurs de travail forcé, de servitude et d'esclavage , qui avaient été nécessaires à la création de la beauté historique de l'Europe .
Au-dessus de chaque village au charme désuet plane l'ombre noire du château ou du manoir — symboles et témoignages de mille ans d'injustice .
Ce terrible héritage a pu être en partie transcendé à force de révolutions et de progrès , mais son souvenir traîne encore dans l'air , dans l'atmosphère , comme un lugubre écho de " la musique calme et triste de l'humanité " .

 

1982


"Hier, j’ai arraché de l’ambroisie ; ce matin, j’ai creusé un trou jusqu’à hauteur de cuisse ; et cet après-midi j’y ai planté un jeune peuplier plein de bourgeons. Nous avons imbibé le trou d’eau du puits, mélangé de la tourbe aux pelletées de terre arable soigneusement mise de côté, et installé la motte de racines au creux de son nouveau foyer. J’ai vu l’arbre frémir tandis que je tassais la terre autour de son pied. Un frémissement de plaisir. Un bon présage. Quelques semaines de beau temps, et les petites feuilles vertes frétilleront au soleil. Quelques bonnes années, et il y aura de l’ombre sur la terrasse de l’entrée, puis sur le toit de la maison. Si la maison est encore là. Si quelqu’un, ou quelque chose, comme je l’espère, profite encore de cette demeure, de ce lieu, de ce jardin de rocaille, de sable et de palo verde, de soleil et de délices.
Nous ne verrons peut-être jamais nous-même ce peuplier atteindre la maturité, nous ne jouirons sans doute jamais de son ombre et de ses oiseaux, ni n’admirerons l’or clair de ses feuilles en automne. Mais quelqu’un le fera. Quelque chose le fera. Dans cinquante ans, Tucson sera redevenue ce qu’elle était jadis, une petite ville de huttes d’adobe sur les rives de l’étincelante Santa Cruz, plus heureuse qu’elle ne l’est aujourd’hui, et notre arbre sera là, avec ou sans nous. Je trouve dans cette expectative ce qu’il me faut de satisfaction. "


1971-1975

EDWARD ABBEY
Le gang de la clef à molette
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"La ville de Tucson, d’où il venait, où il revint, était désormais cernée par une ceinture de silos à missiles balistiques intercontinentaux Titan. Le désert vaste et libre se faisait excorier de toute végétation, de toute vie, par des bulldozers D-9 géants qui lui rappelaient les modèles Rome Plows utilisés pour araser le Vietnam. Ces terres mortes créées par les machines évoluaient en zones où proliféraient buissons roulants et lotissements immobiliers, sinistres furoncles de taudis à venir, construits en planches vertes de dix centimètres sur cinq, cloisons d’aggloméré et toits préfabriqués qui s’envoleraient au premier vrai vent. Et tout ça sur les terres de créatures libres : le crapaud cornu, le rat du désert, le monstre de Gila, le coyote. Même le ciel, ce dôme de bleu délirant qu’il avait jadis cru hors d’atteinte, était en train de se transformer en une décharge pour les rebuts gazeux des hauts fourneaux, pour toute cette crasse que Kennecott, Anaconda, Phelps-Dodge et American Smelting & Refining Co. pulsaient dans le ciel public. Un vomi d’air vicié pesait sur sa patrie. "


1968

EDWARD ABBEY
Désert solitaire

Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"Je ne suis pas ici seulement pour échapper un temps au tumulte, à la crasse et au chaos de la machine culturelle, mais aussi pour me confronter de manière aussi immédiate et directe que possible au noyau nu de l'existence, à l'élémentaire et au fondamental, au socle de pierre qui nous soutient. Je veux être capable de regarder et d'examiner un genévrier, un morceau de quartz, un vautour, une araignée, et de voir ces choses comme elles sont en elles-mêmes, vierges de toute qualité attribuée par l'homme, catégories scientifiques comprises. Voir Dieu ou la Méduse face à face, même si cela implique de risquer tout ce que j'ai d'humain en moi. Je rêve d'un mysticisme âpre et brutal dans lequel le moi dénudé se fonde dans un monde non humain et y survit pourtant, toujours intact, individué, discret. Paradoxe et socle de pierre."

 


"Que puis-je dire à ces gens ? Comment puis-je libérer, désincarcérer ces mollusques à roulettes enfermés dans leurs coquilles de métal hermétique ? La voiture comme boîte de conserve, le ranger du parc comme ouvre-boîte. Hé ho ! ai-je envie de crier, hé ho les gars, bon sang sortez de vos foutues machines, enlevez-moi ces putains de lunettes de soleil et ouvrez grand les yeux, regardez autour de vous ; jetez-moi ces satanés foutus appareils photo ! Bon Dieu les gars, qu'est-ce que c'est que cette vie, si à tant s'inquiéter il n'est de temps pour s'arrêter, pour contempler ? Hein ? Enlevez un peu vos chaussures, descendez la braguette, pissez joyeusement, plantez les orteils dans le sable chaud, éprouvez-moi cette terre crue et rude, cassez-vous un peu les ongles de pied, que du sang coule ! Et pourquoi pas ? Bon sang, Madame, ouvrez-moi cette fenêtre ! Vous ne voyez rien du désert si vous ne le sentez pas. C'est poussiéreux ? Bien sûr que c'est poussiéreux – c'est l'Utah ! Mais c'est de la bonne poussière, de la bonne poussière rouge de l'Utah, riche en ferraille, riche en raillerie. Coupez-moi ce moteur. Sortez de cette caisse de tôle et étirez un peu ces jambes variqueuses, enlevez votre soutien-gorge et prenez un peu de soleil sur vos vieux trayons ridés ! Et vous, Monsieur, qui regardez la carte pendant que votre radiateur bout et qu'un tampon de vapeur bouche votre circuit d'essence, exfiltrez-vous de cette boîte de merde chromée siglée GM et allez marcher un peu – oui, laissez donc la vieille bourgeoise et les gnards hurlants, tournez-leur le dos et allez marcher droit dans les canyons, perdez-vous un moment, revenez quand foutu bon vous semble, ça vous fera sacrément bien à vous et à elle et à eux. Et aussi : lâchez un peu la grappe à vos enfants, laissez-les sortir, qu'ils aillent escalader les rochers et chasser les serpents à sonnette et les scorpions et les fourmis rouges – oui, Monsieur, laissez-les sortir, libérez-les ; comment osez-vous emprisonner des petits enfants dans votre foutue carriole toutes options sauf les chevaux ? Oui, Monsieur, oui, Madame, je vous en conjure, sortez de vos fauteuils roulants motorisés, levez vos culs vulcanisés, tenez-vous debout comme des hommes ! comme des femmes ! comme des humains ! et marchez – *marchez* – MARCHEZ sur notre terre douce et sacrée."


EDWARD ABBEY
Le feu sur la montagne

Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"— Tu as vu ce lièvre, Billy ?
— Oui, Grand-père. C’est le dixième. Dix lièvres sur la route depuis qu’on a quitté El Paso.
— On est presque à la maison, alors. On compte en moyenne un lièvre mort tous les huit kilomètres. Cette année. Mais il y a dix ans, tu pouvais faire toute la route de Baker à El Paso sans en voir plus d’un. "

1962


1956

EDWARD ABBEY
Seuls sont les indomptés

Traduction de l'américain de Jacques Mailhos et Laura Derajinski

"Il les entendit s’éloigner. Bruyantes et creuses, leurs bottes et leurs voix résonnaient dans le long couloir d’acier, s’entrechoquant comme des échos au fond d’une grotte. "

"Optimistes ? continua-t-il. Non, pas vraiment. Je n’imagine pas le monde s’améliorer. Comme toi, je le vois plutôt empirer. Je vois la liberté qu’on étrangle comme un chien, partout où mon regard se pose. Je vois mon propre pays crouler sous la laideur, la médiocrité, la surpopulation, je vois la terre étouffée sous le tarmac des aéroports et le bitume des autoroutes géantes, les richesses naturelles vieilles de milliers d’années soufflées par les bombes atomiques, les autos en acier, les écrans de télévision et les stylos-billes. C’est un spectacle bien triste. Je ne peux pas t’en vouloir de refuser d’y prendre part. Mais je ne suis pas encore prêt à battre en retraite, malgré l’horreur de la situation. Si tant est qu’une retraite soit possible, ce dont je doute. " (1956)


"Il attendit avant de pousser la porte et se tint un moment enveloppé dans la radiance de la lumière, l’or et le bleu du ciel, la chaleur blanche purificatrice, les feuilles jaunissantes des peupliers de Virginie, la poussière, et la fragrance des tamaris le long des canaux d’irrigation. Il entra et trouva une fraîcheur crépusculaire, une obscurité, l’odeur de la bière, l’odeur du vin, l’odeur des Mexicains et des chiens et des chômeurs. Entrer dans ce bar était comme entrer dans une grotte, et quitter le monde réel, ou peut-être seulement imaginaire, le laisser à l’extérieur, dans la poussière et le soleil. "

"Les grandes falaises s’adossaient au ciel fluide, semblaient tomber à travers l’éther tandis que la terre tournait, se teintaient d’ambre couleur whisky dans les longs lacs de lumière du soleil couchant. Mais aucune luminosité ne pouvait adoucir les bords déchiquetés et les plateaux aux abrupts éclats de granit ; dans cet éther limpide, chaque angle et chaque fissure projetait une ombre aussi dure, aussi nette, aussi aiguisée et aussi réelle que le roc lui-même – et alors qu’elles demeuraient ainsi depuis dix millions d’années, les falaises dégageaient une illusion de violence terrible stoppée nette, figée dans le temps, de puissance latente."