ECLATS DE LIRE 2016
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JOAN MARGARIT
Leçons de vertige

" J’entends frapper à la porte et je vais ouvrir,
mais il n’y a personne.
Je pense à ceux que j’aime et qui ne reviendront pas.
Je ne referme pas. Je souhaite la bienvenue.
La main sur le cadre, j’attends.
La vie s’est appuyée sur la douleur
comme les maisons sur leurs fondations.
Et je sais pour qui je m’attarde, pour qui je laisse une lumière
accueillante dans la rue déserte. "

"Un chien errant marche sur la route,
cherchant sa soumission dans le danger.
Haletant, au crépuscule, il lui reste encore des forces
pour aboyer aux premiers phares qui l’éblouissent.
La route longe la mer
sur une côte abrupte.
Le monde peut être magnifique
mais doit porter en lui l’humiliation.
Rêver n’est que chercher un maître."


JEAN BAUDRILLARD
Amérique

"J'ai cherché la catastrophe future et révolue du social dans la géologie, dans ce retournement de la profondeur dont témoignent les espaces striés, les reliefs de sel et de pierre, les canyons où descend la rivière fossile, l'abîme immémorial de lenteur que sont l'érosion et la géologie, jusque dans la verticalité des mégalopoles.
Cette forme nucléaire, cette catastrophe future, je savais tout cela à Paris. Mais pour la comprendre, il faut prendre la forme du voyage, qui réalise ce que Virilio dit être l'esthétique de la disparition.
Car la forme désertique mentale grandit à vue d'oeil, qui est la forme épurée de la désertion sociale. La désaffection trouve sa forme épurée dans le dénuement de la vitesse. Ce que la désertion ou l'énucléation sociale a de froid et de mort retrouve ici, dans la chaleur du désert, sa forme contemplative. Le transpolitique trouve là, dans la transversalité du désert, dans l'ironie de la géologie, son espace générique et mental. L'inhumanité de notre monde ultérieur, asocial et superficiel, trouve d'emblée ici sa forme esthétique et sa forme extatique. Car le désert n'est que cela: une critique extatique de la culture, une forme extatique de la disparition."


 

ANNE CALAS
honneur aux serrures

« Trous d’air, truffes blanches, noires = à dater de ce
 jour, je soussignée m’engage fidèlement à ne plus
 trembler. Feuillage tout le long du vivant courant à
la rivière et encore du courage et rester assise. Plus
 que quelques millions d’années à venir coudre, à
 flétrir, à cravacher famille ci-devant homo-Sapiens,
 le père la mère, la fille le fils la fille la fille la fille.
Coup de bruine douche tiède, fanal dans le port,
aiguilles électriques mucus jaune et gluant des
routes sillonnant le ciel. J’apporte enfin une chaise
pour m’asseoir »


« Et puis cuts cuts-outs découpés colzas jaunes, incroyablement jaunes. Et j'ose traverser les pages my Rosie Rose. Emue, nerfs nus, lumière sans faille, colza du train. Plein de l'oeil et le corps encore inondé des nappes de colza du train de l'œil, plein les champs tout au long le cœur les nappes du train, plein de l'œil inondé, un jet de sperme découpé bleu. »


JEAN BAUDRILLARD
Les Stratégies fatales
. (1986)

"...les experts ont calculé que l'état d'urgence décrété sur prévision d'un séisme déclencherait une telle panique que les effets en seraient plus désastreux que ceux de la catastrophe elle-même.[...]
Même chose pour le terrorisme: que serait un Etat capable de dissuader et d'anéantir tout terrorisme dans l'oeuf (l'Allemagne)? Il devrait s'armer d'un tel terrorisme lui-même, il devrait généraliser la terreur à tous les niveaux. Si tel est le prix de la sécurité, est-ce que profondément tout le monde en rêve?"

" Cette pression est fatale pour la scène politique. Elle se double d'un ultimatum implicite qui est à peu près celui-ci : « Quel prix voulez-vous payer pour être débarrassés du terrorisme ? » Sous-entendu le terrorisme est encore un moindre mal que l'État policier capable d'en venir à bout. Et il est bien possible que nous acquiescions secrètement à cette proposition fantastique, il n'y a pas besoin de « conscience politique » pour cela, c'est une secrète balance de la terreur qui nous fait deviner que l'éruption spasmodique de la violence vaut mieux que son exercice rationnel dans le cadre de l'État, que sa prévention totale au prix d'une emprise programmatique totale."

 


BERNARD NOËL/PIERRE VERNEY
De l'immobilité

"...développant une manière de penser la mort et d’activer le regard sur la présence et l’absence dans les images, la persistance de la mémoire dans l’œil, et l’inéluctabilité du temps dans lequel nous passons."

"...  le fait que rien ne bouge dans la réalité immédiate incite la perception du visiteur à une attente vigilante comme s’il pouvait espérer que son acuité provoquera bientôt l’apparition du disparu."

 " A la différence des ruines anciennes, qui gardent les traces de la vie, les ruines industrielles ne montrent que l’interruption brutale de ce qui justifiait leur existence " et seront elles-mêmes détruites car elles deviennent menaçantes et témoignent du « saccage, de l’arrachement et de l’abandon » ,« de la violence faite à l’humain »
« Mais ces ruines qui se réédifient sur les photographies sont aussi la preuve du défi et donne l’échelle du travail accompli. Elles témoignent à leur tour de la fierté ouvrière de s’être mesuré à leur état de machine vivante. »


OLIVIER TRUC


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Peuples en larmes,
peuples en armes

"Benjamin anticipait, dans de telles analyses, sur tout ce qui, plus près de nous, a été nommé par Jacques Rancière le "partage du sensible". Son anthropologie de l'homme moderne, en effet, ne cherchait rien de moins que l'articulation du politique et de l'esthétique dans la situation - weimarienne - qu'il avait sous les yeux : « Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons dispersé l'héritage de l'humanité, nous avons dû laisser ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de l"actuel". A la porte se tient la crise économique, derrière elle une ombre, la guerre qui s'apprête. [Les peuples alors] doivent s'arranger comme ils peuvent, repartir sur un autre pied avec peu de chose. Ceux-ci font cause commune avec les hommes [les artistes] qui ont pris à tâche d'explorer des possibilités radicalement nouvelles, fondées sur le discernement et le renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs tableaux et leurs récits, l'humanité s'apprête à survivre, s'il le faut, à la civilisation. Et surtout, elle le fait en riant. » Comme s'il revenait à l'artiste - Benjamin pense ici à Bertolt Brecht et à Franz Kafka, à John Heartfield et à Charlie Chaplin— de rendre aux pauvres que nous sommes devenus une certaine capacité à renverser le pleur en rire, c'est-à-dire le désespoir en désir, qui est révolutionnaire par nature.
C'est qu'il y a, dans tout «pouvoir d'être affecté », la possibilité d'un renversement émancipateur. « Le cours de l'expérience a chuté », peut-être, mais chaque expérience, si pauvre et même si « lamentable » soit-elle, est à penser comme la ressource même de sa transformation, de son émancipation. "


ELISABETH KÜBLER-ROSS
Les derniers instants de la vie

"L'opinion que les gens ont de vous est leur problème et non pas le vôtre. Il est très important de le savoir. Si vous avez bonne conscience et que vous faites votre travail avec amour, on vous crachera dessus, on vous rendra la vie difficile. Et dix ans plus tard on vous donnera dix-huit titres de docteur honoris causa pour le même travail. C'est ainsi qu'est ma vie maintenant."

"Dans son ouvrage classique Les Derniers Instants de la vie, Elisabeth Kübler-Ross a exposé sa désormais célèbre description des cinq stades que nous traversons à l'annonce d'une maladie en phase terminale: le déni (nous refusons simplement d'accepter la situation: « Ça ne peut pas m'arriver, pas à moi »); la colère (qui explose lorsque nous ne pouvons plus nier la situation: «Comment cela peut-il m'arriver?») ; le chantage (l'espoir que nous pouvons d'une façon ou d'une autre repousser l'échéance ou minimiser la situation: «Laissez-moi vivre juste assez longtemps pour voir mes enfants terminer leurs études »); la dépression (le désinvestissement libidinal: «Je vais mourir, alors pourquoi m'intéresser à quoi que ce soit? »); l'acceptation («Je ne peux lutter contre la maladie; autant me préparer à mourir »). Kübler-Ross applique ces cinq étapes à toutes les formes de catastrophe personnelle marquées par une perte (chômage, décès d'un être cher, divorce...). Elle souligne également qu'elles ne se succèdent pas nécessairement dans le même ordre, ni qu'on les traverse nécessairement toutes.
Aujourd'hui, en Europe occidentale, la réaction des autorités ainsi que de l'opinion publique à l'afflux de réfugiés semble consister en une combinaison de ces différentes réactions." Slavoj Zizek- La nouvelle lutte des classes.


SLAVOJ ZIZEK
La nouvelle lutte des classes
Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme

"Giorgio Agamben a dit dans un entretien que «la pensée est le courage du désespoir ». Cette vision des choses me semble d'une pertinence particulière pour le moment historique que nous vivons, où même les diagnostics les plus pessimistes finissent, en général et de façon quelque peu édifiante, par jouer le rôle de la légendaire lumière au bout du tunnel. Le vrai courage n'est pas d'imaginer une alternative, mais de reconnaître qu'il n'existe pas d'alternative clairement discernable et d'en tirer les leçons. Rêver d'une alternative, c'est faire preuve de lâcheté intellectuelle. Un tel rêve fonctionne comme un fétiche qui nous empêche de penser à mettre fin à l'impasse dans laquelle nous nous retrouvons pris. Bref, le vrai courage est d'admettre que la lumière discernée au bout du tunnel est très probablement le feu avant d'un train fonçant sur nous."


OSCAR WILDE
Le portrait de Monsieur W.H.
1889

L'âme humaine sous le régime socialiste

"Ils se voient au milieu d'une hideuse pauvreté, d'une hideuse laideur, d'une hideuse misère. Ils sont fortement impressionnés par tout cela, c'est inévitable. [ ... ] Par suite, avec des intentions admirables, mais mal dirigées, on se met très sérieusement, très sentimentalement à la besogne de remédier aux maux dont on est témoin. Mais vos remèdes ne sauraient guérir la maladie, ils ne peuvent que la prolonger, on peut même dire que vos remèdes font partie intégrante de la maladie. Par exemple, on prétend résoudre le problème de la pauvreté, en donnant aux pauvres de quoi vivre, ou bien, d'après une école très avancée, en amusant les pauvres. Mais par là, on ne résout point la difficulté; on l'aggrave, le but véritable consiste à s'efforcer de reconstruire la société sur une base telle que la pauvreté soit impossible. Et les vertus altruistes ont vraiment empêché la réalisation de ce plan."



YU XIANG
d'autres choses

"tiens écossons les
souvenirs qui nous
talonnent
et aussi ces
déclamations noires
l’amour simple
nous allons vêtus
simplement,
usons de sentiments
simples
si simples qu’à la vue
de quelqu’un
nous l’aimons.

tiens, tombons
amoureux de
quelqu’un
ou d’un autre, tiens
emportons leurs
peines dans la rue "


HAN DONG
Soleil noir

"tu foules l’ombre grise au sol
mais l’ombre dans mon cœur se rétracte
comme un rat entre dans son trou
elle se retire en moi

quand elle se déploiera elle sera nuit
un soleil noir se lèvera, nul ne pourra lui faire obstacle"


HERBJORG WASSMO
Le livre de Dina


ALAIN BADIOU
Que pense le poème?

Philippe Beck: l'invention d'un lyrisme inconnu

"Ce recueil, Lyre Dure, existe premièrement comme paysage, ou bâtiment, ou construction, ou plus généralement finalement comme lieu. Au fur et à mesure que les lyres se disposent (car la strophe est appelée une lyre), on voit s'étoiler, se constituer, se ramifier quelque chose qui, métaphoriquement ou imaginairement, peut être tantôt perçu comme un paysage composite, tantôt comme un bâtiment en construction, tantôt comme un lieu plus général, tantôt enfin comme un monde. En tout cas, c'est une des opérations majeures du déploiement du poème, non pas de partir de la supposition d'un monde existant mais d'édifier un monde dans le mouvement même de la poésie."


LAURA GUSTAFSSON
Anomalia

"Une toison rougeâtre chauffe au soleil couchant. Un souffle de vent vient sécher une truffe humide. On nettoie sa fourrure, on attrape les puces entre ses dents La femelle alpha grimpe sur la termitière. De là, on y volt loin Les termites sont de petits êtres entreprenants, ils construisent leur demeure pour toucher les cieux. Quand donc les fourmis blanches se reposent-elles? Toujours quelque colonne est en mouvement, qui s'en va ou s'en vient. Un louveteau guette un bon bout de temps la file d'insectes avant de leur fondre dessus. Les troupes inventent vite une nouvelle stratégie."


PASCAL QUIGNARD
Les Larmes

"Nul ne savait dire en quelle direction partait Hartnid. Personne ne savait de quoi il pouvait vivre. Il voyageait. Il voguait. Il chevauchait. Il ne restait pas en place. On racontait qu'une dame fée qui vivait sur les rives de la Somme l'avait sauvé quand il était un tout petit enfant. Il ne parlait presque pas. Il ne mangeait pas. Son nom n'était que le contraire d'un nom et il était complètement indifférent au monde. Mais voici ce que pensait de lui son frère jumeau qui s'appelait Nithard quand il était en vie."


ANDRUS KIVIRÄHK
L'homme qui savait la langue des serpents

"Mais il n'était pas question de revenir en arrière. J'étais là, au coeur de la folie moderne, et mon destin était d'y demeurer jusqu'à la fin de mes jours."


ANTOINE EMAZ
Limite

18/10/2013
 « nuit
roulée réglisse
épaisse
pâte noir
goudron

Peur de s’enliser
dans un sol mur mou »

04/01/2014
« Toujours les mots
contre le mur

Comme une échelle de lierre »

12/04/2015
« bleu sans faille 

faïence

coque renversée du ciel
casque

distance bleue

entre les tempes
la lumière

avril
ricoche

le jardin le silence
sous une large lame de soleil
et de ciel

temps sur sa point

on voudrait être
à la hauteur du jour

bleu trop loin
autre

on reste
icen bas
dans la lumière

avec les oiseaux

au sol il y a aussi
des pierres plates tièdes
quelques fleurs courtes
l'herbe

on ne manque pas »


La vie est une chose minuscule
et autres nouvelles

"Comme un appel, le fleuve." Alex Noël

"T'avais besoin d'amour, mon couillon." Il soupire."Toi aussi tu te dis que le temps passe vite hein, !Je m'allonge en cuillère derrière lui, et enfouis mon nez dans son pelage. ça sent le chien humide et le trottoir. Je sais pas dire si c'est agréable. Mais j'aime ça." Guillaume Dufour

"-N'en parle pas à Eugène.
Tout était dit. Il y avait un ours dans le village et je ne pouvais en parler à Eugène. C'est ce qui m'épuisait le plus avec maman : elle ne me disait que des choses que je savais déjà." Anne-Sophie Kalbfleisch


ANDREÏ IVANOV
Le voyage de Hanumân

«Je me disais, assommé, que tel était le monde où j'étais allé me coller comme dans de la merde, parce que j'étais né sous une mauvaise étoile. Dans les brumes de la défonce, je raisonnais: il était donc écrit que, puisqu'un jour j'étais sorti du cercle routinier de ma vie, que j'avais fui une existence moche, mais moche familière, que j'avais dévié du cours ordinaire des choses, je devais, comme une roue qui s'est détachée de sa charrette, m'en aller rouler ailleurs et finir ma course ici, dans ce trou(...)»



Gudmundur Andri Thorsson et Soffia Bjarnadottir
(et leurs traducteurs respectifs: Eric Boury et Jean-Christophe Salaün
Laura Gustafsson


Herbjorg Wassmo et Minna Lindgren

Erik Axl Sund
(
Jerker Eriksson et Hakan Axlander Sundquist)


HENRI CALET
Les deux bouts

"Depuis longtemps, les foules m'attirent, tout de même que le vide, ou l'océan. J'éprouve parfois l'envie de me jeter dedans, de m'y noyer, de m'y perdre.
Elles m'attirent et elles me font peur en même temps, cela n'est pas contradictoire.
Je songe plus particulièrement aux foules de Paris, parce que je les vois souvent.
Foules du matin, de midi et du soir. Grands rassemblements quotidiens de personnes des deux sexes, de tous âges, qui s'assemblent, qui se ressemblent, comme dans le proverbe, qui se bousculent, qui se pressent les unes contre les autres, qui se coudoient, qui se réchauffent sans se connaître. Hommes et femmes se rendant à leur bureau, à leur atelier, ou qui en reviennent. Cela flue et reflue, à heures fixes, telle une marée entraînant avec elle des milliers de petits poissons. Et je voyais surtout le grand escalier de la gare Saint-Lazare, le matin, lorsqu'il est pareil à une cascade, faite d'êtres humains, qui coule de là dans la ville, au risque de la faire déborder."

 


MONS KALLENTOFT


ALAIN BOUDET
Dépaysés
illustré par Marion Broca

"Dépaysé c'est dépassé
dépecé
dispersé à tous les vents possibles
C'est laissé pantelant
dérivant à tout va
inconnu tout soudain
pour soi-même
Et puis
c'est rapaillé
rapiécé
ressaisi de bonheur
de mots rares
eucalyptus et arganier
aloès et moucharabieh
médina caravansérail
comme douceurs de langue
au désert de nos bouches
un instant apatrides."


 

Michel Bourçon
De la route

"En nous
d'autres routes
se perdent
proches de l'aveu."

 


JEAN-LOUIS COATRIEUX
MARIANO OTERO
L'intérieur des terres

" Quand tu n'es pas plus haut que ça fixé sur
les photos noir et blanc ou couleurs
digitales du temps et quand tu te
reconnais en famille parmi les prés
fauchés de frais dessins de terre et d'eau
ma mère nous explique quelque chose du
pollen des regards et d'héritages anciens"


SOPHIE G. LUCAS
Témoin

Sortez

"Onze fois condamné. Il a vingt-six ans. Il parle. Intolérant à la frustration. Il parle. Il est malentendant. Il parle. Il est rappelé à l'ordre. Il interrompt. Violences sur son ex-compagne. Il parle. Mère de son garçon de dix-huit mois. Il parle. Il est rentré chez elle par le balcon. Il parle. La nuit. Il parle. Il la surprend. Il parle. Il menace de lui crever les yeux avec un économe. Il parle. Il essaie de l'étrangler. Il parle. On le rappelle à l'ordre. Il dit. J'ai été menacé par sa famille en prison. Il parle. On crie. Sortez. Il parle. On le sort. Il parle."


LUIGI DI RUSCIO
La neige noire d'Oslo

"C'ÉTAIT LA DÉSTALINISATION et l'insurrection de Hongrie, les chars d'assaut tirent sur les ouvriers et me voilà, en plus de toutes les privations, sans parti, pas le moindre travail en vue, mes poésies avaient fait de moi un véritable « sujet de moquerie et de récréation », nous étions au bord de l'effondrement et j'étais prêt à commettre n'importe quel délit pour aller en prison où j'aurais pu enfin écrire en paix, un bon coup de marteau dans les vitrines du Corso, des armées d'Italiques émigraient vers tous les coins du monde et il aurait été très étrange que parmi tous ces gens un poète de Fermo n'émigrât lui aussi, dans une usine métallurgique."

 


LUCIE TAÏEB
La retenue

"de ce jour précisément qu'aurions-nous conservé ? (taxinomie).
de ces heures de ces tant de minutes, secondes, extrait quel
instant? (non mesurable). de cette rencontre, comment choisir,
et pour tous les autres jours, l'instant le plus intense, la tension
la plus lumineuse, l'éclat du jour, cette forme d'excès, au coeur
de chaque jour, cette plénitude, la capturer, ou au hasard, presser
le déclencheur, attendre qu'apparaisse dans le rectangle blanc un
fragment de
sol ou d'ombre sur un mur, comment savoir comment choisir
et que garder, puisque de toute façon, puisque, août s'achèvera
sans que rien n'ait eu lieu, rien ou presque, ce qui revient au
même"


ALAIN ROUSSEL
Le livre des évidences

dessins et aquarelles de Georges-Henri Morin

"on n'a plus de nom. On est le vent, la pluie, la lumière et l'on passe en riant."


CHRISTOPHE MANON
Au nord du futur

ÉTRANGERS DANS LA LANGUE écartelés
entre deux siècles les pieds au nord du futur nous savons
le goût du désastre où quelque chose de stellaire a disparu
puisqu'on ne peut arrêter
la chute des astres et sur nos lèvres la cendre qui fut s'élevant dans
l'air rouge du matin où désormais s'enlisent
nos espérances la mort
nous fauche-t-elle dans l'indifférence ou bien
en nous parlant doucement avec autant
d'amour qu'elle peut expliquant ce qu'elle fait et
pourquoi elle le fait et se dérobe-t-elle
la terre sous nos pieds faute
de l'avoir aimée.



GUOMUNDUR ANDI THORSSON
La valse de Valeyri

"Elle arrive de la mer et longe la langue de terre. Dès que le jour décline, la brume envahit peu à peu le fjord. C'est toujours ainsi en été, elle avance, vient se tapir au pied des collines derrière lesquelles elle jette un œil, entre dans le village où elle lèche les angles des maisons, puis se lève suffisamment pour que je puisse épier aux fenêtres. Je vois les secrets. Je vois les gens qui cuisinent et s'affairent, urinent et chantent, se taisent et flânent. "

 


JO NESBO



ELISEE RECLUS
Les Alpes

"La géographie, prise dans son sens étroit et poursuivie d'une manière exclusive, est une des études les plus dangereuses. D'ailleurs, quelle est la science que l'on ne puisse racornir, dessécher, priver de toute sève, réduire à rien quand on l'étudie isolément, sans ampleur de l'esprit, sans largeur de conceptions? Tout savoir humain doit avoir sa part d'humanité.
Il vaudrait mieux n'avoir rien appris et garder son intelligence libre, prête à recevoir des empreintes toutes neuves, que de s'emplir la cervelle d'un immense fatras ne répondant à aucune idée. (...) La science à l'étude de laquelleje vous convie est tout autre."(1894)


ELISEE RECLUS
Ecrits sociaux

1851-1904

"Le tigre peut se détourner de sa victime, mais les livres de banque prononcent des arrêts sans appels ; les hommes, les peuples sont écrasés sous ces pesantes archives, dont les pages silencieuses racontent en chiffres l'œuvre impitoyable. Si le capital devait l'emporter, il serait temps de pleurer notre âge d'or, nous pourrions alors regarder derrière nous et voir, comme une lumière qui s'éteint, tout ce que la terre eut de doux et de bon, l'amour, la gaieté, l'espérance. L'Humanité aurait cessé de vivre."

"C'est ainsi que dans la police on a inventé l'anthropométrie, un moyen de changer la France entière en une grande prison. On commence par mensurer les criminels vrais ou prétendus, puis on mensure les suspects, et quelque jour tous auront à subir les photographies infamantes. « La police et la science se sont entrebaisées ».

"En comparaison de ce mouvement universel, ce que l'on est convenu d'appeler patriotisme n'est donc autre chose qu'une régression à tous les points de vue. Il faut être naïf parmi les naïfs pour ignorer que les « catéchismes du citoyen» prêchent l'amour de la patrie pour servir l'ensemble des intérêts et des privilèges de la classe dirigeante, et qu'ils cherchent à maintenir, au profit de cette classe, la haine de frontière à frontière entre les faibles et les déshérités. Sous le mot de patriotisme et les commentaires modernes dont on l'entoure, on déguise les vieilles pratiques d'obéissance servile à la volonté d'un chef, l'abdication complète de l'individu en face des gens qui détiennent le pouvoir et veulent se servir de la nation tout entière comme d'une force aveugle."


HERBJORG WASSMO
Un long chemin

"Il a cinq ans et il sait que la cave à pommes de terre du grand-père est spéciale. De l'extérieur, elle est comme toutes les autres caves à pommes de terre, mais personne n'a plus le droit d'y entrer. Même pas le grand-père !
L'enfant se souvient bien de la haute voûte en pierre à l'intérieur. Le père avait dit que c'était parce qu'elle était solide et construite en granit qu'ils l'avaient prise."


HERBJORG WASSMO
Cent ans

"La honte. Pour moi, c'est au cœur du problème. La honte, j'ai toujours essayé de la camoufler, de l'esquiver ou d'y échapper. Écrire des livres est en soi une honte difficile à cacher puisqu'elle est documentée de manière irréfutable. La honte y trouve son format, pour ainsi dire.
Durant mon enfance et mon adolescence à Vesteralen, je tiens un journal dont le contenu est terrifiant. Si éhonté qu'il ne doit tomber sous les yeux de personne. Les cachettes sont diverses, mais la première est dans l'étable vide de la ferme que nous habitons. Sur une solive que je peux atteindre par une trappe aménagée dans le plancher et qui servait autrefois à évacuer le fumier. L'étable devient en quelque sorte un lieu d'asile. Vide. À part les poules. Et j'ai pour tâche de leur donner à manger."


PASCAL GARNIER
Les Hauts du Bas

"Elle aimait cette vie de poisson soluble, presque une vie d'acteur, s'imprégnant de celle des autres au point d'adopter leurs odeurs, leurs tics, leurs expressions, leurs accents puis, du jour au lendemain, tout effacer et recommencer ailleurs comme un bernard-l'ermite change de domicile."


ERIC VUILLARD
14 juillet

"Une ville est une énorme concentration d'hommes, mais aussi de pigeons, de rats, de cloportes. Les villes sont apparues il y a environ cinq mille ans, elles sont nées quelque part entre le Tigre et l'Euphrate, comme l'agriculture, l'écriture ou le jardin d'Éden. Caïn serait à l'origine de la première ville, au pays de l'errance. Et, en effet, chaque ville est bien une réunion d'émigrés et de traîne-savates, on y retrouve tous les apatrides. Les métaux et l'art de la flûte y seraient nés. Ce sont souvent les villes que Dieu châtie, Hénoch par le Déluge, Sodome et Gomorrhe par une pluie de feu et Jéricho en un coup de trompette. C'est que la ville est le moyen que l'homme a trouvé d'échapper au projet de Dieu."


GERARD CARTIER
Méridien de Greenwich

"Ce qui est peut parfois nous combler
Mais plus précieux ce qui manque Seul à ma page
Face au carreau nu que frappe le vent d’est
Comme une femme à son miroir La main suspendue
Et l’oreille fermée je te cherche Jamais
Rien de l’autre
... L’absence est un bien
Que rien n’égale Rien n’est comme la distance
Délectable Tracer d’une encre malhabile
Les formes de la beauté L’épaule le front bombé
Et les lèvres mobiles Rien comme le silence
N’est fertile Je retrouve un instant
Ce que tous ont su autrefois Frissonnant
Dans cette chambre dressée sur l’eau noire
Retenant le mot qui dira d’un seul souffle
Le don et la privation..."


GERARD CARTIER
Le Désert et le Monde

Les jours ne pèsent pas sur leur rocher les partisans
Passent silencieux août 43 est-ce
Notre temps dans l’effusion des arbres vingt fois
L’enclos traversé sur les tombes humides les fleurs
Renouvelées que parfois visite un souffle
Merles et pies pendus aux branches pour qui chantent
Les oiseaux ? les fruits mûrissants sous les feuilles
Et le vaste horizon qui bleuit où est
Notre guerre ? durer et face au ciel
S’amollir dans la pénitence… vingt fois la nuit
Dressée dans sa cuirasse comme le marbre
De Septime Sévère tout fait silence
Les blessés paisibles dans leurs langes les amants
Accordés un furtif pavillon de buis
Étroite union…

 


GERARD CARTIER
Introduction au désert

"Et j’ânonne à mon tour l’implacable leçon
jamais           ne changera           nunquam...

ne poursuivant déjà que l’herbe et le vent
étages mobiles qui recouvrent la trace
des supplices           et disent           la douleur est moins
que l’esprit du vent           moins les plaintes
et les noms répandus           que les tiges oscillantes

comme sont loin ces lieux amers           retirés
sous la houle des herbes           où seul parfois
si le pied bute           le cœur se trouble et devine "


CAMILLE de TOLEDO
Les potentiels du temps

"Nous sommes encore porteurs d'une rhétorique de l'émancipation, de l'égalité, mais nous échouons à imprimer dans le présent les trajectoires désirables pour l'avenir."

"Quand l'Histoire s'efforce de reconstruire, de reconstituer ce qui a été dans le passé, la façon de vivre, de percevoir le monde et de vivre les relations avec les autres, il faut tenir compte de ceci : les hommes du passé avaient un futur qu'on peut appeler le futur du passé, qui fait partie de notre passé à nous. Or une grande partie du futur du passé n'a pas été réalisée. Les gens d'autrefois ont eu des rêves, des désirs, des utopies qui constituent une réserve de sens non réalisé. Un aspect important de la relecture et de la révision des traditions transmises consiste dès lors dans le discernement des promesses non tenues du passé. Le passé en effet n'est pas seulement le révolu, ce qui a eu lieu et ne peut plus être changé — définition très pauvre du passé -, il demeure vivant dans la mémoire grâce, je dirai, aux flèches du futur qui n'ont pas été tirées ou dont la trajectoire a été interrompue. En ce sens, le futur inaccompli du passé constitue peut-être la part la plus riche d'une tradition."

Paul Ricœur,1994 dans un article intitulé « Identité narrative et communauté historique »


ERIK AXL SUND
Les visages de Victoria Bergman

 


LUCIE TAÏEB
Safe

"Do you have trouble breathing ? Breathe normally. Un renard passe dans l'herbe sèche. Breathe normally. Si tu sanglotes, c'est un chagrin. Si tu suffoques, respire normalement. S'il prend ta main retire la tienne. Un renard passe dans l'herbe sèche. Posez les masques sur votre visage, comme ceci, et respirez normalement. Non."

"Tu vas au feu, au saccage, ton corps est ta seule arme, et cette hache dans tes mains, traversant le décor, déchirant les espaces, les remparts, toute protection, toute entrave, s'il y a une fureur, personne n'a intérêt à ce qu'elle se libère, s'il y a, à vivre, une extase, comme le goût du sang, une violence, elle se trouve de l'autre côté, elle se trouve où tu t'aventures. Aucun conte ne dira assez le danger réel qui menace ton monde : l'extinction de la rage, la soumission au principe de précaution, dormir comme une masse."


HERBJORG WASSMO

La véranda aveugle
La chambre silencieuse
Ciel cruel

 


WILLIAM CARLOS WILLIAMS
Asphodèle
suivi de
Tableaux d'après Brueghel

Paysage à la chute d'Icare

"Selon Bruegel
lorsque Icare chuta
c'était le printemps

un fermier labourait
son champ
réveillée l'année

déployait tous ses
atours vibrant
près

des rivages marins
en toute
indifférence

chauffant au soleil
qui fit fondre
la cire des ailes

imperceptiblement
à hauteur de la côte
il y eut

une éclaboussure presque inaperçue
c'était
Icare qui se noyait"


HERBJORG WASSMO
Ces instants-là

"Elle glisse en arrière vers ce qu'elle ne sait pas.
La rosée du soir s'élève des tourbières et du lac. Comme un souffle étranger. Rend tout irréel. Se dépose sur les tolets quand elle rame. La friction des avirons se fait lointains soupirs.
Le pêcheur a le visage tourné vers elle et voit le chenal. Lève la main pour indiquer où ils vont. Elle ajuste le cap à coups de rame mous sans rien dire. Ramer, elle sait."


JOAO GUIMARAES ROSA
Sagarana

"Pour que ce fut un jour de pluie, il ne manquait qu'une chose, qu'il tombât de l'eau. Un matin nuiteux, sans soleil, avec une humidité à vous poisser le dedans des vêtements. La montagne suintait la brume, douceâtre, et là-bas sur les cimes le temps devait être pire encore."


OLIVIER DESCHIZEAUX
Et la mort comme une reine

"Des chiens déments aboient après les lunes fracassées contre la nuit...voyage inutile sous l'orée d'un ancien crépuscule..."


ANTOINE CHOPLIN
Dessins de CORINNE PENIN
Tectoniques

"On marchait
dans l'espoir des dièdres
et autres livres des parois

les langues des plaines
s'achevaient

et nos mains s'étaient usées
par manque de mots"


BERNARD STIEGLER
Dans la disruption
Comment ne pas devenir fou?

"« Désirs, attentes, volitions, volonté, etc. » : tout ce qui forme pour un individu l'horizon de son avenir, constitué par ses protentions (ses attentes), est pris de vitesse et progressivement remplacé par des protentions automatiques, elles-mêmes produites par les systèmes computationnels du calcul intensif, qui sont entre un million et quatre millions de fois plus rapides que les systèmes nerveux des individus psychiques.
La disruption est ce qui va plus vite que toute volonté, individuelle aussi bien que collective, des consommateurs aux «dirigeants», politiques aussi bien qu'économiques. Comme elle prend de vitesse les individus à travers les doubles numériques ou profils à partir desquels elle satisfait des «désirs» qui n'ont jamais été exprimés, et qui sont en réalité des substituts grégaires privant les individus de leur propre existence en précédant toujours leurs volontés, que, du même coup, elle vide de sens, tout en nourrissant les modèles d'affaires de la data economy, la disruption prend de vitesse les organisations sociales, qui ne parviennent à l'appréhender que lorsqu'elle est déjà devenue du passé : toujours trop tard.
Dans la disruption, la volonté, d'où qu'elle vienne, est par avance obsolète: elle y arrive toujours trop tard. C'est un stade extrême de la rationalisation qui est ainsi atteint, formant un seuil, c'est-à-dire une limite au-delà de laquelle est l'inconnu : il détruit la raison non seulement au sens où les savoirs rationnels s'en trouvent éliminés par la prolétarisation, mais au sens où les individus et les groupes, perdant la possibilité même d'exister (car on n'existe qu'en exprimant sa volonté), perdant ainsi toute raison de vivre, deviennent littéralement fous, et tendent à mépriser la vie - la leur et celle des autres. Il en résulte un risque d'explosion sociale mondiale précipitant l'humanité dans une barbarie sans nom."


JACQUES DARRAS
Brueghel, les yeux ouverts

"Quant à nous, où nous sommes, nous n'avons toujours pas quitté Brueghel, la vastitude des paysages, la lâcheté des génocides, l'horreur des pogroms, la rigidité des inquisitions religieuses, ni non plus le goût inné pour la paresse sinueuse des fleuves allant vers leurs embouchures, l'espoir d'autres surprises au-delà de l'horizon. Le premier, Brueghel a su distendre et différencier les temps à même l'espace, le premier à nous mettre en garde contre la naturalisation mécanique de l'homme en flux, le premier à nous avertir des foules militaires meurtrières. Comment lutter contre l'indifférence vis-à-vis de l'autre, s'interroge-t-il, et en même temps rejoindre la grande collectivité que nous formons sans nous dénaturer ni nous désintégrer. L'homme juste, l' équilibre, voilà le travail d'humaniste auquel le peintre s'applique dans une folle course à la création qui durera dix ans, entre Anvers et Bruxelles. Cela demande, au-delà de la fascination que nous avons pour ses tableaux, ses toiles, la nuance de ses chromatismes, une constante et lente méditation. Penser avec Brueghel c'est passer par toutes les saisons de la réalité. Circulairement. Révolutiormairement."


JEROME BOSCH

"Bosch fait de cette notion de grotesque satirico-moral, apparue au cours du XVe siècle dans les images et les textes, sa marque de fabrique ; il contribuera même de manière décisive à ce qu'elle puisse s'établir comme une orientation stylistique voire un genre artistique durable. Dans son ouvrage fondamental Das Groteske — Seine Gestaltung in Malerei undDichtung (Le grotesque - Sa mise en forme dans la peinture et la poésie), Wolfgang Kayser jette un pont au-dessus des siècles en écrivant des œuvres de Bosch et de Bruegel l'Ancien (vers 1525/1530-1569) : « Face à leurs visions d'enfers et d'abîmes, nous nous sentons comme devant les tableaux et les feuilles de Goya » (Kayser 1960, p. 13). Cette appréciation pourrait sûrement s'appliquer aussi aux époques suivantes jusqu'à nos jours. Et il est vrai que le grotesque et l'hybride s'avèrent aujourd'hui encore un principe transculturel universel qui, au-delà des limites culturelles et linguistiques, rend Bosch intéressant."

"Bosch est l'un des très rares peintres - il était plusqu'un peintre en vérité! - qui avaient une vision magique. Il voyait à travers le monde phénoménal, le rendait transparent et nous révélait son aspect originel." Henry Miller


JIM HARRISON
Le vieux Saltimbanque

"Il entra par une porte puis sortit par une autre, située trois mètres en face de la première. Il avait transformé de fond en comble un ancien appartement de cheminot, abattant les cloisons et repeignant les murs. La proximité de ces deux portes lui plaisait. Elle lui donnait l'impression de pouvoir choisir, chose qui lui manquait cruellement dans son vieil âge.
D'autres propriétaires, qui avaient réaménagé des appartements de cheminots, avaient bêtement condamné la porte supplémentaire avant de se convaincre qu'elle n'avait jamais existé. Quand, par pur caprice, il faisait des allers-retours dans le seul but de franchir successivement ces deux portes, il rendait complètement dingue son voisin qui, pour sa part, habitait un coquet bungalow."


ALICE MUNRO
Rien que la vie

"Puis ce fut le silence, l'air était comme de la glace. Bouleaux aux branches grêles qui semblaient cassantes portant des marques noires sur leur écorce blanche, et une espèce de petits conifères broussailleux roulés en boule comme des ours endormis. Le lac gelé n'était pas lisse mais ondulait le long de la berge, comme si les vagues s'étaient muées en glace à l'instant où elles retombaient. Plus loin, le bâtiment, l'alignement parfait de ses rangées de fenêtres, et ses galeries vitrées aux deux extrémités. Le tout austère, nordique, noir et blanc sous la haute voûte des nuages."


INGEBORG BACHMAN
Toute personne qui tombe a des ailes
(poèmes 1942-1967)

"Tu es prisonnier du monde, de chaînes encombré,
mais ce qui est vrai trace des fissures dans le mur.
Tu veilles et guettes ce qui est juste dans l'obscurité,
tourné vers l'issue inconnue."

"Les cieux pendent fanés et des étoiles se
délient de l'union avec lune et nuit."


JEAN-LUC NANCY
Que faire?

Lettre de Georges Bataille à Dionys Mascolo du 12 juillet 1958, dans Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, Paris, Gallimard:
« Nous entrons dans un monde où les connaissances acquises permettront généralement de changer l'homme en moyen. [...] Nous devons définir ce qui n'est pas réductible à cette transformation ».



"Bousculant peuples, pensées, régulations et représentations, deux séismes secouent le monde mondial. L'un est fait d'attentats, l'autre de coups et de coûts écotechniques. Une évidence surnage, une double question : « Que faire ? » et « Quelle politique ? ».
Les deux restent sans réponse parce qu'elles ne sont pas justes. Le « faire » lui-même doit être interrogé sur sa portée ; la « politique » doit être repensée dans sa notion.
Tout le faire s'est englouti dans le flux du « produire ». La « politique » a été emportée par le même flux — ou bien son nom s'est chargé tantôt d'opprobre et tantôt d'emphase magique.
Il faut se délivrer des confusions. L'action la plus urgente, dont toute autre dépend, consiste à parler net et à penser clair. Ce qui nous bouscule porte plus qu'une révolution : une mutation dans laquelle se dessine, encore invisible, la forme d'une résolution. Celle qui décidera d'un nouveau monde.
Politique ou pas, religieux ou pas, économique ou pas, il est déjà en train de se faire, ce nouveau monde. Il ne se fait pas comme une production mais comme se font les vies, collectives et personnelles, comme se font les vallées et les montagnes, les pensées et les poèmes : par les lentes et profondes poussées des désirs de l'existence."


DAVID LE BRETON
Du silence

"Si la parole n'est pas libre, le silence ne l'est pas davantage. La jouissance du monde découle de la possibilité de toujours choisir. Mais le silence a toujours le dernier mot."


DAVID LE BRETON
Disparaître de soi
Une tentation contemporaine

"Les hommes, disait en substance Kant, ne sont pas faits de ces bois durs et droits dont on fait les mâts. S'il y a parfois au fil d'une vie, pour certains, une sorte de fidélité à soi-même, une cohérence, d'autres connaissent des ruptures improbables, ils deviennent méconnaissables à eux-mêmes et aux autres, plusieurs vies différentes leurs échoient. Mais chaque existence au départ, même la plus tranquille, contient un nombre infini de possibilités dont chaque instant ne cesse de redéployer les virtualités."


"L'ordre existant, ce scandale permanent mondial, ne répond plus à personne, ni de rien.
Il a renoncé à tout argument, hormis celui de la force."

 

Planète IO

Eric Hazan

La fabrique




ERIC HAZAN
La dynamique de la révolte

"En fait de progrès fulgurants du fascisme en France, ce qu'il y a, c'est l'exaspération de gens qui n'en peuvent plus des cadres politiques et idéologiques imposés, qui ruent dans les brancards, qui donnent dans toutes sortes de panneaux en l'absence de mouvements révolutionnaires qu'ils puissent entendre et rejoindre. Or c'est précisément la bourgeoisie culturelle qui contribue à cette absence, qui travaille d'instinct à la démoralisation politique générale, tantôt par la calomnie, tantôt par le ricanement, souvent par le silence."


ERIC HAZAN
Une traversée de Paris

«Mon trajet, d'Ivry à Saint-Denis, suit à peu près la ligne de partage entre l'est et l'ouest parisiens ou, si l'on veut, le méridien de Paris. Cet itinéraire, je l'ai choisi sans réfléchir mais dans un deuxième temps il m'a sauté aux yeux que ce n'était pas un hasard, que ce tracé suivait les méandres d'une existence commencée près du jardin du Luxembourg, menée pendant longtemps face à l'Observatoire et poursuivie au moment où j'écris plus à l'est, à Belleville, mais avec de longues étapes entre-temps à Barbès et sur le versant nord de la butte Montmartre. Et de fait, sous l'effet de cet incomparable exercice mental qu'est la marche, des souvenirs sont remontés à la surface au fil des rues, jusqu'à des fragments de passé très lointains, à la frontière de l'oubli. »


JOAO GUIMARAES ROSA
Diadorim

"Et la nuit , personne ne dormit vraiment dans notre cantonnement. Au matin, dans une éclaircie de soleil, il arriva. Un jour de trèfle à quatre feuilles."



JOAO GUIMARAES ROSA
Mon oncle le jaguar

"Hum, hum. Oui m'sieu. Elles savent que je suis des leurs. La première que j'ai vue et que j'ai pas tuée, ç'a été Maria-Maria. J'avais dormi dans la forêt, tout près d'ici, au pied d'un p'tit feu que j'avais fait. Au p'tit matin, je dormais encore. Elle est venue. M'a réveillé, elle me flairait. J'ai vu ces beaux yeux, des yeux jaunes, avec les petites taches jaunes qui flottaient, c'était bon, dans cette lumière... Alors j'ai fait semblant que j'étais mort, je pouvais rien faire. Elle m'a flairé, gniff-gniff, une patte en suspens, j'ai cru qu'elle cherchait mon cou. Un ouroucouera a piaulé, y avait un crapaud, coa-coa, les animaux de la forêt, et moi qui écoutais, et ça durait... J'ai pas bougé. C'était un coin calme paisible, et moi couché dans le romarin. Le feu s'était éteint, mais y avait encore une chaleur de cendres. Elle s'est même frottée contre moi, elle me regardait. Ses yeux se rapprochaient l'un de l'autre, ses yeux brillaient - une goutte, une goutte : l'œil sauvage, pointu, fixe, qu'elle vous plante, elle veut enjôler : elle le détourne plus."


ANNIE ERNAUX
Mémoire de fille

Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d'allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. Un jour, plutôt une nuit, ils sont emportés dans le désir et la volonté d'un seul Autre. Ce qu'ils pensaient être s'évanouit. Ils se dissolvent et regardent leur reflet agir, obéir, emporté dans le cours inconnu des choses. Ils sont toujours en retard sur la volonté de l'Autre. Elle a toujours un temps d'avance. Ils ne la rattrapent jamais."

 


TRACY CHEVALIER
A l'orée du verger

"Ils se disputaient encore à propos des pommes. Lui voulait cultiver davantage de pommes de table, pour les manger ; elle voulait des pommes à cidre, pour les boire. Cette querelle s'était répétée si souvent qu'ils jouaient désormais leurs rôles à la perfection ; leurs arguments s'écoulaient fluides et monotones autour d'eux car ils les avaient l'un comme l'autre entendus assez fréquemment pour ne plus avoir à écouter."


GILLES ORTLIEB
Place au cirque

"Adossé, hésitant, dans l'embrasure d'un portail d'ouate
mais branches mortes au-dedans, longues à tomber
tandis que le sang bat tout contre l'oreiller : à vouloir
ne laisser rien transparaître, il ne restera bientôt plus
que l'enveloppe de soi - leçons des heures de veille,
dans la chambre sans parois."


GILLES ORTLIEB
La nuit de Moyeuvre

"Le temps ferroviaire : d'une consistance aussi particulière que les odeurs qui le traversent, entre l'âcre tabagie des derniers compartiments fumeurs, les relents de garderie, mâtinés de pomme verte, des voitures avec groupes d'enfants et la persistante note de tête, comme disent les parfumeurs, où entrent le revêtement des banquettes, l'air pulsé de la climatisation et un arrière-goût de métal froid. Élastique et sonore ( quoique d'une égalité de niveau qui l'apparenterait assez à une forme de bruyant silence ), tressautant au passage des aiguillages ou se contractant sous la gifle d'un train lancé en sens inverse, en rase campagne : temps stationnaire, noyé dans la rêverie la plus sautillante et arbitraire qui soit mais, là encore, à l'image des pensées qui tâchent de le distraire, entravé, enclos. Périodiquement, la conscience de sa torpeur, de sa lenteur à passer suffit parfois à nous éveiller en sursaut, mais pour se diluer bientôt dans des ramifications aussi mouvantes et ténues que la gazeuse traînée d'un nuage achevant de se disloquer dans le blanc cassé d'un ciel lorrain ou champenois. C'est ainsi, dans cette alternance d'impatiences et de somnolences, que le temps des trains finit malgré tout par passer, entièrement tendu vers ce moment, celui de l'arrivée, qui ne consent jamais à se rapprocher que dans l'intervalle de ceux où l'on sera parvenu à l'oublier."


Les révoltes logiques
N° spécial : Les lauriers de mai.

La légende des philosophes: Danielle et Jacques Rancière
"le discours de la philosphie nouvelle est moins importante par ce qu'il dit que par ce qu'il empêche de regarder, prolongeant ainsi une maîtrise politique en maîtrise idéologique."

 

 


Kristin Ross (Mai 68 et ses vies ultérieures) : ..."Il en résulta un numéro spécial de Révoltes logiques intitulé Les Lauriers de Mai, qui pourrait bien être l'écrit le plus sérieux publié sur la mémoire de Mai à l'occasion du dixième anniversaire de l'événement.

Les Lauriers de Mai sont un document émouvant à double titre. D'une part, parce que ses auteurs refusent de se poser en détenteurs de la vérité sur Mai 68, sur sa véritable doctrine ou, en d'autres termes, sur les désirs politiques réels de la masse ; et, d'autre part, parce que, du même coup, ils refusent de se reconnaître dans la version hégémonique émergeante de leur histoire, diffusée, en premier lieu, par des ex-gauchistes réformés, les Nouveaux Philosophes, qui étaient occupés à réencoder les éléments antistaliniens du gauchisme dans des célébrations du capitalisme libéral."


KRISTIN ROSS
Mai 68 et ses vies ultérieures

"J'utilise l'expression « vies ultérieures » pour bien marquer que ce que l'on désigne aujourd'hui comme « les événements de Mai 68 » ne peut être considéré indépendamment de la mémoire et de l'oubli collectifs qui les entourent. C'est l'histoire des manifestations concrètes de ce couple mémoire/oubli que je souhaiterais retracer dans ce livre. Trente ans après, la gestion de la mémoire de Mai 68 - ou, autrement dit, la façon dont les commentaires et les interprétations ont fini par vider l'événement de ses dimensions politiques - est au centre même de sa perception historique."

"C'est à travers la culture de Mai que s'est opéré le retour à ce que nous pourrions appeler une thématique de l'égalité : en comblant le fossé entre travail manuel et intellectuel, en refusant la qualification professionnelle ou culturelle comme justification des hiérarchies sociales et de la représentation politique, en rejetant toute délégation, en sapant la spécialisation, bref, en perturbant violemment les rôles, les places ou les fonctions assignées. En encourageant le refus des rôles ou des places prédéterminées par le système social, le mouvement de Mai s'est, au fil de son existence, orienté vers une critique de la division sociale du travail. "


Editorial du N°1 des Révoltes logiques, janvier 1975(Membres du collectif: Danièle et Jacques Rancière, Geneviève Fraisse, Jean Borrel...)


« Révoltes logiques voudrait simplement réentendre ce que l'histoire sociale a montré, restituer, dans ses débats et ses enjeux, la pensée d'en bas. L'écart entre les généalogies officielles de la subversion - par exemple l'"histoire du mouvement ouvrier" - et ses formes réelles d'élaboration, de circulation, de réappropriation, de résurgence.
La disparité des formes de la révolte.
Ses caractères contradictoires.
Ses phénomènes internes de micro-pouvoirs.
Son inattendu.
Avec l'idée, simple, que les luttes de classe ne cessent pas d'être, pour n'être pas conformes à ce qu'on apprend à l'école (de l'État, du Parti, ou du groupuscule) [...]
Révoltes logiques [...] essaiera de suivre les parcours et les chemins de traverse de la révolte, ses contradictions, son vécu et ses rêves. »

Editorial du N°5, printemps-été 1977

"La «leçon» de l'histoire consiste, au mieux, à « reconnaître le moment d'un choix, d'un imprévisible, bref, l'émergence d'une liberté ; [à] tirer de l'histoire non des leçons ni exactement une "explication" mais le principe d'une vigilance à ce qu'il y a de singulier dans chaque appel de l'ordre et dans chaque affrontement.»



ESTHER ORNER
de si petites fêlures

« Parfois elle laisse la lampe allumée. Elle s'endort en lui tournant le dos. Quelqu'un viendra ou ne viendra pas l'éteindre. Ou alors elle-même quand elle se réveillera une heure ou deux plus tard. Cette lumière ne la perturbe pas. Ce n'est pas celle de l'aube qui aux premières lueurs du jour s'infiltre à travers les volets légèrement entrouverts et la réveille. Et si cette lampe de chevet lui était nécessaire pour introduire une petite lueur dans la nuit sombre. Je ne lui ai pas fait part de mes rêvasseries. Elle aurait haussé les épaules. Ou pas. »


 

RALUCA MARIA HANEA
Sans chute

Problématisant : rainure
Quand le vent va mal
         on s’en prend aux oiseaux
quand les tombeaux s’effritent
le père
l’idée de père
les cloue à l’abri :


Ici le ciel est un nom pour chose
une série légère d’entendements
qui
pense tout contenir dans les draps
la chaleur a les yeux ailleurs


SZILARD BORBELY
La miséricorde des coeurs

"Nous marchons et nous nous taisons. Vingt-trois ans nous séparent. Vingt-trois est un chiffre indivisible. Vingt-trois ne se divise que par lui-même. Et par l'unité. Voilà la solitude qui nous sépare. Impossible de la fractionner. Il faut la trimbaler en son entier. Nous portons le déjeuner. Nous marchons sur le talus. Nous disons un risban. Le risban d'Ogmand. Nous passons par là chaque fois que nous allons chercher du bois mort dans la forêt. Parfois nous faisons un détour par le plat de Szomoga pour pouvoir emprunter la route Kabolo. Parce qu'elle est moins boueuse. Nous disons vasarde. Quelquefois on traverse la Forêt-du-Comte, le long de la route Passerelle. Ma mère porte un fichu sur la tête. Nous disons une pointe. Les femmes doivent se couvrir la tête. Les vieilles nouent le fichu sous le menton. Elles doivent le porter noir. Le fichu de ma mère est coloré. Elle le noue dans la nuque, sous son chignon. L'été, elle porte une pointe légère. Une blanche, à pois bleus. Elle l'a reçue de mon père l'an dernier, à la foire de Kölcse. Ma mère a des cheveux châtains. Châtains roussâtres, comme les marrons. Tous les marrons ne sont pas roussâtres. "


CORNELIUS CASTORIADIS/PAUL RICOEUR
Dialogue sur l'histoire et l'imaginaire social

C.Castoriadis: "Pardonnez-moi d'être un peu direct, mais ces potentialités inemployées, vous voyez bien où elles vous mènent, vous tout autant que Freud d'ailleurs. A la limite, cela revient finalement à dire que toute l'histoire de l'humanité était déjà là au moment où le premier anthropopithèque a créé la première étincelle en frappant deux pierres l'une contre l'autre... La régression non pas à l'infini, mais au fini précisément. Ou une descente infinie, comme dirait Fermat, et Euclide déjà. Pour moi, la potentialité de l'être humain, c'est, si je peux dire, la potentialité de la potentialité."

C.Castoriadis: "... Prenons Thalès, ce n'est pas un personnage mythique, et il est au confluent d'une multitude de continuités : sa langue, son éducation, le contenu de son théorème qu'il avait peut-être appris des Egyptiens, ou bien en fréquentant des maçons, des architectes... Mais à un certain moment, comme on dit dans les récits, il ne s'est pas contenté de ce savoir acquis ou de la manipulation de planchettes, il a voulu démontrer cette propriété des triangles. Là, nous ne sommes plus dans la simple continuité, tout d'un coup émerge une nouvelle figure de l'historique porteuse, comme d'autres figures contemporaines, de la même signification, ou plutôt du même magma de significations : le logon didonai, le rendre compte et raison. C'est là la rupture absolue qui marque la singularité de notre histoire : rendre compte et raison quand j'affirme que le carré de l'hypoténuse est égal, etc., mais aussi quand je prétends que ce sont ces lois-là que la cité doit adopter, ou que les Perses vivent selon telles coutumes et les Égyptiens telles autres. Et rendre compte et raison sans s'arrêter à une histoire mythique, aux Tables de la Loi ou aux récits des ancêtres."

 


CORNELIUS CASTORIADIS
Devant la guerre

"Discerner, dans le chaos des faits, des informations, des tendances, des possibles, des arguments, des raisonnements, des objections et des contre-objections, ce qui compte et ce qui ne compte pas, ce qui est fortement probable et ce qui ne l'est que très peu, le facteur qui a ou peut acquérir un poids décisif et celui qui peut être négligé ou subordonné — cela relève d'une aptitude que tous possèdent à un degré plus ou moins important, qui certes se développe considérablement avec l'expérience, l'intérêt, le frottement avec la chose, la possibilité de discussions libres, mais qui n'est pas réductible à des procédures « rationnelles ». Le grec moderne l'exprime en disant que quelqu'un « comprend ce dont il s'agit »."


MAKENZY ORCEL
L'Ombre animale

"je suis le rare cadavre ici qui n'ait pas été tué par un coup de magie, un coup de machette dans la nuque ou une expédition vaudou, il n'y aura pas d'enquête, de prestidigitation policière, de suspense à couper le souffle comme dans les films et les romans — et je te le dis tout de suite, ce n'est pas une histoire -, je suis morte de ma belle mort, c'était l'heure de m'en aller, c'est tout, et maintenant que je ne suis plus de ton monde où l'on monopolise tout - les chances, la parole, l'amour, le pouvoir — et que j'ai enfin droit à la parole, à un peu d'existence, je vais parler, parler sans arrêt, laisser mes mots voguer, aller au-delà de leur limite, rien ne pourra plus m'en empêcher, même la rigueur du temps, sa tendance à tout restituer, oui moi, inerte, allongée sur ces haillons que j'ai toujours eu du mal à appeler un lit, je ne sais plus depuis combien de temps, dans le noir de cette chambre refermée sur moi comme une tombe, une camisole de force, une éternité, une seconde, je ne saurais le dire, je l'ignore, est-ce si important, qu'est-ce qu'un tas de puanteur en a à foutre, et puis vaut mieux ne rien savoir, ne pas chercher à expliquer, voilà pourquoi, et peut-être pour d'autres raisons qui peuvent paraître plus évidentes qu'elles ne le sont vraiment, j'ai choisi de te parler à toi, et à personne d'autre, parce que je n'aurai pas besoin d'expliquer, clarifier, me fatiguer à mettre des points sur des i, tu ne demandes, n'aspires à rien, tu ne fais qu'écouter pendant que moi je radote, comme a dit l'autre, là où on enterre un cadavre ne revivra qu'une herbe drue, je n'ai jamais douté qu'une vie passe aussi vite que l'éclair, hier encore j'étais la petite fille à qui on n'arrêtait pas de dire qu'elle était le portrait craché de sa mère, et ça me faisait chier, n'aurais-je pas pu être celui d'une autre, d'une branche inconnue, perdue dans le labyrinthe de l'arbre généalogique, c'était pas faux en plus, nous deux ensemble on aurait dit la même personne en deux exemplaires, tu n'en reviendrais pas que deux êtres puissent à un tel point se ressembler, même si au fond, et ça j'en étais absolument certaine, c'était le jour et la nuit, c'est fou quand même toutes ces distances qui séparent les gens ici pour les rapprocher ailleurs, et plus tard en grandissant, à défaut de pouvoir échapper à cette évidence physique, je me déguisais en courant d'air, une façon de me dérober à ce lieu commun qu'on partageait, elle et moi, à moi-même aussi en quelque sorte, ce que j'essaie de te dire, c'est que je voulais ressembler à tout, sauf à Toi, non merci, même sa beauté et son courage me répugnaient, vu qu'au final ça ne lui a servi à rien, jusqu'à sa mort..."


JACQUES JOSSE
L'ultime parade de Bohumil Hrabal

"Au début des années 1980, une Ford blanche longeait souvent, en lisière de nuit, les arbres difformes et les hauts murs de béton gris qui entouraient les villas disséminées de la proche banlieue de Prague. La voiture aux yeux borgnes roulait à vive allure en se dirigeant vers la forêt. Elle tressautait sur les plaques de bitume après avoir quitté le centre-ville à la tombée du jour et laissé la Vltava, les bars, les ponts, les églises, les stades, le Château et l'hôpital de Bulovka disparaître en douceur dans une brume bleutée et froide."


MAXIME H. PASCAL
Le tambour de Pénélope

"parce que les couloirs sont des livres
parce que les notes poussières
les minutes tournent à vide en rond au carré
parce que les paroles transverses se rendent inoubliables"


MAXIME H. PASCAL
Nostos

"il traîne les pieds il va s'appeler Ulysse
il est fait pour rentrer
pour se démener sur une flaque d'eaux versatiles
pour croiser des femmes les insatisfaire les frôler les
fuir esquiver des rochers"


STEPHANE PADOVANI
La Veilleuse

"COMMENT cela avait-il commencé ? Une chanson entendue à la radio ? Un parfum dans la rue ? Ou tout simplement la vieille photo posée depuis des années sur la bibliothèque ? Après la toute première lettre, bien qu'il se soit toujours méfié des anniversaires, de leurs cortèges de souvenirs, du goût des gâteaux farineux, des photos plus ou moins ratées avec leurs yeux rougis par le flash, des nostalgies noyées dans le mousseux, des bilans provisoires, des comptes d'apothicaire, il réalisait que sa correspondante avait disparu depuis trente ans déjà. "


ERRI DE LUCA
le plus et le moins

"Les livres ne redoublent pas l'épaisseur des murs, ils l'annulent au contraire. A travers les pages, on voit dehors."

"J'ai touché l'immense en peu d'espace, l'épuisement du corps et l'énergie absorbée par un fruit cru de mer. J'étais une chose de la nature exposée à la saison. Je donnais le nom de l'île à cette liberté. Si je ne suis pas une strate jaune de sa croûte craquelée, fendue par les vignes qui la forent, si des chardons ne poussent pas de mes yeux, si je ne rêve pas la nuit comme un rocher balancé par des bradyséismes, je ne pourrai pas apprendre. "


ANNA ENQUIST
Les porteurs de glace

"Elle avait toujours détesté le sol sablonneux dont pourtant beaucoup de gens vantaient les mérites. Il serait bon pour la peau et salutaire aux voies respiratoires. Elle exécrait ces dépôts éoliens nonchalants que sont les dunes avec leurs oyats nuisibles, elle méprisait cet élément qui se laissait si facilement disperser par le vent, si passivement traverser par la pluie salvatrice et si docilement employer comme abrasif ou chronomètre."


JONATHAN FRANZEN
Purity

"Elle avait pris l'habitude d'appeler sa mère au milieu de sa pause déjeuner chez Renewable Solutions. Ça la soulageait un peu de ce sentiment de ne pas être faite pour son travail, d'avoir un travail pour lequel personne ne pouvait être fait, ou de n'être faite pour aucune sorte de travail ; ensuite, au bout de vingt minutes, elle pouvait affirmer en toute honnêteté qu'elle devait retourner travailler.
- J'ai la paupière gauche qui tombe, expliqua sa mère. C'est comme s'il y avait un poids qui la tirait vers le bas, un plomb de ligne de pêche ou quelque chose comme ça.
- Là, maintenant ?"

 


NICOLAS DE STAËL
Lettres 1926-1955

Edition présentée, commentée et annotée par Germain Viatte

"Ne vous tourmentez pas à mon sujet, des bas-fonds on rebondit si la houle le permet, j'y reste parce que je vais aller sans espoir jusqu'au bout de mes déchirements, jusqu'à leur tendresse. Vous m'avez beaucoup aidé. J'irai jusqu'à la surdité, jusqu'au silence et cela mettra du temps. Je pleure tout seul face aux tableaux, ils s'humanisent doucement, très doucement à l'envers. Ne vous tourmentez pas pour le gâchis il y est de toute façon, inévitablement. "


JOSE LEZAMA LIMA
Paradiso

"La main de Baldovina ouvrit le tulle de la moustiquaire pour s'y frayer passage puis tâta en pressant doucement comme s'il y avait eu là-dessous une éponge, non un enfant de cinq ans ; elle ouvrit la petite chemise et examina la poitrine de l'enfant toute couverte de cloques, de sillons d'une couleur violente, et cette poitrine se gonflait et se compressait comme s'il lui fallait faire un effort considérable pour parvenir à un rythme naturel ; elle ouvrit aussi la braguette du vêtement de nuit et vit les cuisses, les petits testicules pleins de cloques qui allaient s'agrandissant, et en avançant encore davantage ses mains, elle remarqua que les jambes étaient froides et tremblaient. A ce moment précis — il était minuit —, les lumières des maisons du camp militaire s'éteignirent et celles des postes permanents s'allumèrent, et les lanternes des rondes se transformèrent en un monstre errant qui allait boire aux flaques et faisait fuir le scarabée."


LEONARDO PADURA
Adios Hemingway

"D'abord il cracha, puis il expulsa de ses poumons les restes de fumée qui s'y blottissaient, et il finit par lancer à l'eau, d'une pichenette, le minuscule mégot de la cigarette. La petite brûlure sur la peau l'avait ramené à la réalité, et de retour au monde, il se dit qu'il aurait beaucoup aimé connaître la raison véritable de sa présence en cet endroit, face à la mer, sur le point de se lancer dans un imprévisible voyage vers le passé."


PEDRO JUAN GUTIERREZ
Trilogie sale de La Havane

"Tôt ce matin, une carte postale rose dépassait de ma boîte aux lettres. Mark Pawson, de Londres, avait écrit : « 5 June 1993 some bastard stole the front wheel of my bicycle. » Une année était déjà passée mais l'incident le chagrinait encore. Je me suis rappelé la petite boîte de nuit près de chez Mark, où tous les soirs Rodolfo se dépouillait de ses vêtements dans une danse très lascive tandis que je produisais un étrange fond musical tropicalo-aléatoire à l'aide de bongos, de grelots, de cris gutturaux et de tout ce qui pouvait me passer par la tête. On s'amusait bien, on buvait de la bière à l'œil et ils nous payaient vingt-cinq livres par soirée. Si seulement ça avait pu durer. Mais Rodolfo était un Black très recherché, il est parti à Liverpool enseigner la danse moderne et moi je me suis retrouvé sans un rond, réfugié chez Mark jusqu'au moment où cela a fini par me lasser et où j'ai pris le chemin du retour.
Désormais, je m'entraînais à ne rien prendre au sérieux. "


JACQUES RANCIERE
Le sillon du poème

En lisant Philippe Beck

"Le mot de poésie désigne pour moi un noeud entre une pratique de la langue et une figure de la pensée."

L'arme propre du poème c'est "le petit hérisson schlégélien, roulé en boule pour résumer un monde et hérissé de piquants non point seulement pour se défendre mais aussi pour ramasser au passage tout fil de pelote-Ariane ou poussière d'or qui traîne aux basques de quelque passant considéré. Son arme, c'est la forge de mots et de phrases, la déclivité des lignes et le glissement des sens qui instrumentalisent la masse écrite, qui en font jaillir l'éclair du mot d'esprit, donnant aux mots assoupis une énergie neuve, une capacité inédite d'en attraper d'autres, de les rendre à des clartés ou à des opacités nouvelles. Inventer des mots pour nous dire de quoi parlent les mots que nous avons lus, ceux que l'on a écrits à leur sujet, ceux qui nous ont faits, c'est le travail de la poésie d'après la nature. "

"Et si la poésie est encore à l'ordre du jour, ce n'est pas pour donner un sens plus pur aux mots de la tribu, c'est pour créer dans la tribu des mots des alliances et des dissenssions nouvelles."


 


"Tous ceux d'entre nous qui sont convoqués à donner un texte à un journal ou à parler à la radio connaissent cet appel à la sollicitude : « Soyez simple! Vous parlez au public, au grand public! Pas de mots compliqués! Etc. » C'est ça, la sollicitude ordinaire pour le grand nombre qui n'écrit pas. Or la sollicitude est ici retournée par Philippe Beck : savent lire ceux pour qui lire est difficile. C'est-à-dire d'abord l'enfant en train de tracer la courbe des mots avec son œil, ou sa main ou le travailleur qui a affaire à la matérialité des hommes et des choses.[...] La vraie sollicitude pour le nombre qui n'écrit pas, c'est la sollicitude pour celui pour qui précisément écrire et lire sont des choses difficiles, qui présentent du dur, de l'étrange, du fuyant, du résistant. Cette découverte de la puissance commune d'humanité qui est présente partout où l'attention au tracé des signes s'égale à l'attention au geste de la main, il m'est difficile de ne pas y reconnaître les formules de l'émancipation intellectuelle de Joseph Jacotot..."

" Votre poésie s'impose ainsi comme une tentative profondément originale d'utiliser une forme poétique pour penser la poésie et la penser comme une forme de la pensée. Il n'y a donc pas lieu de la situer par rapport à l'idée d'une post-poésie ou de l'identifier à quelque détermination époquale d'où elle tirerait sa légitimité. Elle existe par elle-même. Elle permet de penser beaucoup de choses sur la poésie et sur la pensée. C'est pour moi une poésie qui vient après et non une post-poésie. Un après qui n'est pas un orgueil de la bonne formule des temps nouveaux ou une délectation morose de la fin, mais maintient l'avenir ouvert; un après-avant donc qui est en même temps un entre-deux."


 

GENEVIEVE FRAISSE
La sexuation du monde
Réflexions sur l'émancipation

"Où il ne s'agit pas de subversion. La question mise en lumière ici est celle du nombre « deux ». Entre le Un et le Multiple, le deux est ce qui montre le lien. Ainsi, entre le « pour toutes » et le «pour chacune », on peut s'arrêter un instant sur la vie des femmes faite du rapport simple. Dans ce rapport, il y a beaucoup de possibles, à commencer par la parole. Une causerie, ou un bavardage ?Le deux permet-il le multiple ? C'est un enjeu de la démocratie moderne.


LEONARDO PADURA
L'homme qui aimait les chiens

Londres, 22 août 1940 (TASS). - Communiqué de la radio londonienne : « Léon Trotski est décédé aujourd 'hui dans un hôpital de Mexico, des suites d'une fracture du crâne, victime d'un attentat perpétré la veille par une personne de son entourage immédiat. »

Leandro Sânchez Salazar : Il ne se méfiait pas ?
Détenu : Non.
L.S.S. : Vous n'avez pas pensé que c'était un vieil homme sans défense et que vous agissiez avec la plus grande lâcheté ?
D. : Je ne pensais rien.
L.S.S. : Vous vous êtes éloignés de l'endroit où il donnait à manger aux lapins, de quoi parliez-vous en marchant ?
D. : Je ne me souviens pas s'il parlait ou non.
L.S.S. : Il n'a pas vu que tu prenais le piolet ?
D. : Non.
L.S.S. : Juste après que tu lui as asséné le coup, qu'a-t-il fait ?
D. : Il a sauté comme s'il était devenu fou, il a crié, comme un fou, je me souviendrai toute ma vie du son de ce cri.
L.S.S. : Montre-moi comment il a fait, vas-y.
D. : A............ a......... a......... ah...... ! Mais très fort.

(Extrait de l'interrogatoire de Jacques Mornard Vanden-dreschs ou Frank Jacson, assassin présumé de Léon Trotski, mené par le colonel Leandro Sânchez Salazar, chef du service secret de la police de Mexico D.F.., dans la nuit du vendredi 23 et à l'aube du samedi 24 août 1940.)


PEDRO JUAN GUTIERREZ
L'insatiable homme-araignée

"Pendant l'hiver 1992, Silvia passe trois mois à New York et loge dans l'appartement d'une cousine sur la 94e Rue, juste à l'ouest de Central Park.
Une fin d'après-midi, dix minutes avant la tombée de la nuit, elle se hâte prudemment sur un chemin du parc. Elle se concentre sur ses pas à cause des rafales de vent. Elle risque de glisser sur le sol gelé.
Le lieu est totalement désert. Juste des arbres, des bancs et le vent froid. Un peu plus loin, des courts de tennis. Vides. Silvia a les mains dans les poches de son grand manteau noir. Elle tâte un paquet de cartons, avec la reproduction d'un de ses tableaux. Au dos est imprimée l'invitation pour le vernissage de sa première exposition personnelle à New York. Dans trois jours. Elle a réussi à décrocher une bonne galerie. Pas de première importance mais pas non plus de quatrième."



MARIE COSNAY
A notre humanité

"Je pense à Elisée Reclus marchant, merveilleusement seul ou avec son frère, de Strasbourg à Orthez et de la Nouvelle-Orléans en Colombie. La liberté formidable de Reclus me séduit, la fluidité de ses déplacements me paraît appartenir à ceux devant qui le monde s'ouvre ou à ceux qui le forcent à s'ouvrir devant eux. Cependant Maryama Silve, prisonnière au mois d'août 2010 du Centre de rétention d'Hendaye, ne peut rejoindre sa fille de deux ans au Portugal. Et Sibide Alpha aux multiples identités après trente deux jours d'enfermement explique que si on veut savoir qui il est, il faut le deviner en cheminant à travers l'Europe, je suis fils de fils de fils de fils d'esclave dit-il et tous mes noms sont frères. Je pense à la solitude de Benoist Malon, gardien de porcs près de Précieux dans la Loire, à la solitude de Benoist Malon à Garambaud puis à Chalamond, à toute la solitude silencieuse, intellectuelle et amoureuse d'étude des Malon et des Reclus. Elisée devient fou sur la route de Satory, toujours marchant, cette fois au cœur d'un troupeau enchaîné et blessé, après que Châtillon est tombé le 3 avril."



LEONARDO PADURA
Hérétiques

La Havane, 1939

"Daniel Kaminsky mettrait plusieurs années à s'accoutumer aux bruits jubilatoires d'une ville ancrée dans le vacarme le plus insolent. Il avait très vite découvert que tout y était traité et réglé à grands cris, tout grinçait sous l'effet de l'oxydation et de l'humidité, les voitures avançaient au milieu des explosions, du ronflement des moteurs ou des longs beuglements des klaxons, les chiens aboyaient avec ou sans raison, et les coqs chantaient, même à minuit, tandis que chaque vendeur de rue utilisait pour s'annoncer un sifflet, une clochette, une trompette, un sifflement, une crécelle, un pipeau, un couplet bien timbré ou un simple hurlement. Il avait échoué dans une ville où, pire encore, chaque soir, à neuf heures précises, un coup de canon résonnait sans qu'il y ait de guerre déclarée ou de forteresse à fermer et où toujours, invariablement, dans les époques prospères comme dans les moments critiques, quelqu'un écoutait de la musique et, en plus, la chantait."


ROBERTO AMPUERO
Quand nous étions révolutionnaires

"Je me suis marié dans l'atmosphère humide, fiévreuse et brûlante de La Havane des années 1970. Je le fis par amour, bien entendu, mais aussi, détail que je dois préciser d'emblée, à cause d'un pari gagné, même si non empoché, et dont ma femme ne sut jamais rien. J'allais avoir vingt ans. Margarita, dix-huit.
Voix mélodieuse, peau pâle et corps voluptueux, elle vivait sous la protection de fonctionnaires en chemisette, avec prestance militaire et branches d'olivier sur les galons. C'était la fille du commandant Ulises Cienfuegos dont, au départ, j'ignorais tout."


GERARD POURCEL
Chroniques d'une mémoire infifèle

"Cette nuit de décembre 1969 avait été particulièrement froide. Une nuit sans ciel, ouverte sur le vide. La neige avait durci et craquait comme du verre. J'entrebâillai ma porte sur le silence du petit matin. Un brouillard épais se condensa dans mon entrée. Je jetai en abondance des miettes de mie de pain immédiatement roulées par le vent sur la neige glacée. Une nuée d'oiseaux, surgis de nulle part, s'empara du butin. C'est ce jour-là que je mourus, moi, Gertrude Stem. Comme ça, sans tambour ni trompette, en me rendant chez le boulanger. Une plaque de glace sur le trottoir."


GERARD POURCEL
Le dernier été balkanique

"En roulant vers la capitale, Jean-Luc et Annette essayèrent de faire le point. L'effet sur Radka des prédictions de la Tzigane les hantait. Même s'ils savaient que tout cela naviguait en plein irrationnel, même si toutes les prophéties sont en général assez floues pour coller, a posteriori, à la réalité, il n'en restait pas moins que Radka en était affectée et ça les ennuyait. En fort peu de temps, ils s'étaient attachés à cette femme forte de son entêtement à résister au régime socialiste, et pourtant si vulnérable. Ils tentèrent bien d'effectuer quelques parallèles entre le passé récent et les prédictions de la vieille montagnarde. Le policier qui était venu chercher «exceptionnellement» sa fille, le regain soudain d'intérêt de l'adolescente pour ses cours de français, la curiosité fouineuse d'un employé du gaz qui n'avait rien réparé et, pourquoi pas, le coup du clown du cirque ambulant étaient autant d'éléments qui pouvaient tout aussi bien être reliés ou totalement dépourvus de rapport. Radka elle, n'avait aucun doute.
Ce qui les agaçait un peu, c'était qu'ils ne possédaient pas de points de repère relativement aux mœurs politico-policières de ce pays. C'était seulement de Radka qu'ils détenaient toutes leurs informations. Ils avaient hâte de rencontrer d'autres personnes."


NICOLE HOUDE
Bancs publics

"Louise entrevoyait le jour où, ne se souvenant plus du nom de ses meilleurs amis, elle les appellerait l'homme de Baie-Comeau, les femmes de La Doré et de Chicoutimi, le couple de Genève et celui de la Pointe Wilson. Elle songeait aux vertus d'une carte géographique où figureraient les noms et prénoms de ses amis, accolés à leur adresse. La femme de la rue Hochelaga, celle de la rue Saint-André, celle de la 41e Avenue, celle de la 9e Avenue et celle de la 34e Avenue, ce ne serait pas simple à Montréal."



MICHAËL GLÜCK
exils/silex

"chacun nomme ici ses absents
ses hordes ses tribus
ses peuples qui déferlent
ses ensevelis
chacun nomme comme
pierres taillées dans le lit du ruisseau
silex silex
chacun grave sa langue
dans l'argile du gué
chacun nomme ses ombres
lexis
chacun crie face aux nuits
chacun creuse dans le silence
silex silex
regarde
dit une voix
regarde ils avancent
dans le silence silex ils avancent
comme hommes comme ils avancent
guerriers dépouillés ils sont en haillons

Ils ont accroché leurs vêtures
à la patère du ciel
ce sont baudruches qui
s'arrachent aux ombres des champs de bataille

chacun nomme ou appelle
convoque les sans-voix
les anciens qui tourmentent
les mémoires ventriloques
silex ils corps déserts "



GWENAELLE AUBRY
Perséphone 2014

"... Perséphone, Fée Personne. Tu nommes pour moi la faille et l'élan, le massacre et le sacre, la vérité muette et les mots qui la scandent, le désir d'être matière et la forme à trouver. Tu condenses les corps que j'ai aimés et l'espace glacé qui les sépare. Les livres s'écrivent entre les corps. Ils naissent des révolutions fragiles qui bouleversent la chair et défont l'ordre des mots, de ces précaires mondes à l'envers, je n 'écris pas à la place de la vie. Et pas non plus depuis la place du mort, j'écris en écho à la souveraineté de certains instants vitaux, pour combler le manque où ils m'ont laissée, pour perpétuer leur intensité."


OLIVIER ADAM
La renverse

"Ce n'est qu'au moment d'entrer dans le bar-tabac que la nouvelle m'a vraiment heurté, qu'elle a commencé à filer le tissu du drap que je tendais depuis des années sur cette partie de ma vie. J'ai demandé deux paquets de cigarettes, salué les habitués du plat du jour..."


ANNA ENQUIST
Les Endormeurs

"Drik de Jong attend.
Il attend dans sa propre salle d'attente qui n'est pas vraiment une salle d'attente, plutôt un coin sous l'escalier où il n'y a de place que pour une seule chaise. Une photo représentant une rangée d'arbres dans un paysage de polder est accrochée au mur droit.
Drik de Jong attend un nouveau patient. Veut-il savoir ce que l'on ressent quand on attend ici sur cette chaise? Peu probable. Il est très rare que quelqu'un s'assoie sur cette chaise car Drik de Jong ménage une bonne pause entre ses rendez-vous et il s'arrange pour que ses patients ne se rencontrent pas.
La double porte de son cabinet est ouverte. Bien qu'il ne soit que onze heures du matin, il a allumé la lampe au-dessus de son bureau et celle qui se trouve un peu en biais derrière le fauteuil du thérapeute. Il s'est assis un instant dans ce fauteuil et il a vu les rideaux défraîchis et, derrière, un ciel couvert — on est en octobre et la lumière va disparaître. Mais pas ici, a-t-il pensé, dans cette pièce, il faut une lumière jaune, chaleureuse. Faire une provision de lampes à incandescence pendant qu'il en est encore temps, ces nouvelles ampoules économiques sont horribles. Un éclairage de prison."


BEN LERNER
Au départ d'Atocha

"La première phase de mes recherches consistait à me réveiller dans un appartement presque vide sous les combles, le premier et le seul que j'aie visité en arrivant à Madrid ; ou plutôt je laissais le bruit de la Plaza Santa Ana me tirer du sommeil après avoir vainement tenté de l'intégrer à mon rêve, puis je posais la cafetière rouillée sur le feu et roulais un joint pour patienter. Le café prêt, j'ouvrais le velux, juste assez grand pour me hisser au travers depuis le lit. Sur le toit, je buvais mon expresso en fumant au-dessus de la plaza où s'agglutinaient les touristes, guides de voyage posés sur les tables métalliques ; l'accordéoniste s'en donnait à cœur joie. Au loin : le palais, de longues lignes de nuages. Mon projet exigeait ensuite d'accomplir le trajet inverse par le velux. Je chiais, prenais une douche, mes comprimés blancs, et je m'habillais. Sur quoi je récupérais mon sac, qui contenait une édition bilingue des Œuvres poétiques de Lorca, mes deux carnets, un dictionnaire de poche, les Poèmes choisis de John Ashbery, des médicaments - direction le Prado."

 


THOMAS PIKETTY
L'économie des inégalités

"L'effet de la composition sociale des élèves de l'école et du quartier d'habitation est beaucoup plus important que l'effet des dépenses d'éducation en tant que telles....

...d'où la nécessité de faire appel à des moyens de redistribution plus radicaux, comme l'utilisation de cartes scolaires ambitieuses obligeant les parents de milieux différents à envoyer leurs enfants dans les mêmes écoles, à défaut de pouvoir vraiment les obliger à vivre ensemble (ce qui serait encore mieux)."

 


RICARDO MONTSERRAT & l'atelier saga
A fleur de pierre

Ce roman populaire est le résultat du travail d'écriture mené dans l'atelier Saga du Peuple des carrières. Encadré par l'écrivain malouin Ricardo Montserrat, il s'inscrit dans le projet de valorisation des cultures granitières en Pays de Dinan initié en 2007 dans le cadre associatif du Comité Hinglézien d'Animation Culturelle (CHAC).
Cet ouvrage a vu le jour grâce à l'investissement important de ses auteurs :
Ricardo Montserrat, écrivain
Jacqueline Besrets, Danielle Corvellec-Oger, Carmen Eininger-Lebreton, Monig Feuvrier, Jean Guérin, Yolande Jouanno, Jean-Yves Ménez, Gérard Pourcel, Nadine Prado, membres de l'atelier Saga.

"La commune du Hinglé et les communes proches, Bobital, Saint-Carné, Trévron, Brusvily, Plumaudan, Languédias, Trébédan, Mégrit sont profondément marquées par l'histoire des carrières de granit. Ce patrimoine ne peut disparaître avec la poussière des granits bleus, jaunes ou gris parce que des technocrates affirment qu'il est plus rentable de paver les rues piétonnes de pavés chinois.
L' histoire des carrières représente un patrimoine unique en Bretagne. L'économie du granit a généré des savoirs professionnels dignes des compagnons du temps des cathédrales, fondé une culture ouvrière émancipatrice. Durant un petit siècle, les granitiers ont constitué un monde à part dans l'espace rural du nord de la Bretagne. Le brassage des origines, la capacité des ouvriers à « trimarder », circuler d'une carrière à une autre, ont renforcé la singularité d'une culture qui, dans le jus de la pierre, le sang et la sueur, s'est mariée à la bretonne, la rendant plus combative, mais aussi plus joyeuse." (Préface Robin Renucci)

"Le monde des granitiers me fascinait. C'était comme un coin enfoncé dans l'arbre d'un monde monolithique. Comme au Moyen-Âge, certains se faisaient croisés ou curés pour conserver la seigneurie intacte, comme au début du vingtième siècle, nombreux paysans se firent terre-neuvas et s'en allèrent pêcher la morue près des côtes canadiennes pour sauver l'exploitation familiale, ici on se faisait picotou pour ne pas compromettre la survie de la ferme en partageant les terres entre frères et sœurs. Mais à peine devenu ouvrier, on n'appartenait plus au monde de la terre. Curieusement, s'il n'y avait pas eu une histoire de femme, c'est mon frère qui serait parti et moi, je serais resté à la ferme. "


DAVID FOSTER WALLACE
L'Infinie Comédie

"Je suis assis dans un bureau, entouré de têtes et de corps. Ma posture est congrûment adaptée à la forme de ma chaise droite. C'est une pièce froide de l'Administration de l'Université, lambrissée, décorée de Remington, protégée contre la chaleur de novembre par un double vitrage, isolée des bruits administratifs par l'antichambre dans laquelle oncle Charles, Mr deLint et moi-même avons été préalablement reçus.
Je suis là.
Trois visages se sont mis en place au-dessus de vestons sport estivaux et de demi-Windsor, derrière une table de conférence en pin ciré reflétant la lumière arachnéenne d'un midi d'Arizona. Ce sont trois Doyens - des Admissions, des Affaires académiques, des Affaires athlétiques. Je ne sais pas quel visage appartient à qui.
Je pense avoir l'air neutre, peut-être même plaisant, bien que j'aie été entraîné à fauter par excès de neutralité et à ne jamais tenter d'affecter ce qui me semblerait une expression plaisante ou souriante."


DAVID FOSTER WALLACE
La fonction du balai

"La plupart des très jolies filles ont de très vilains pieds, et Mindy Metalman n'échappe pas à la règle, comme le remarque soudain Lenore. Ils sont longs et fins, ont les orteils écartés avec des durillons jaunes sur les plus petits et un épais amas calleux à l'arrière des talons, quelques longs poils noirs s'enroulent sur le cou_de-pied et le vernis rouge se craquelle, s'écaille et se gondole, à l'abandon. Lenore le remarque car Mindy est sur la chaise à côté du frigo, penchée en avant en train de décoller le vernis de ses orteils ; son peignoir bâille un peu, on peut voir un bout de décolleté et tout ça, bien plus que ce qu'a Lenore, et la serviette enroulée autour de la tête fraîchement shampouinée de Mindy se défait et une mèche de cheveux sombres et brillants s'est faufilée entre les plis pour descendre modestement le long du visage de Mindy et s'incurver sous son menton. Ça sent le shampooing Flex dans la chambre, l'herbe aussi, vu que Clarice et Sue Shaw fument un gros joint que Lenore a eu par Ed Creamer à Shaker School et qu'elle a apporté, ainsi que d'autres trucq pour Clarice, qui étudie ici."


DAVID FOSTER WALLACE
Ici et là-bas

« Sa photo laisse un goût amer dans ma bouche. Si vous êtes disposés à croire que j'embrasse sa photo, est-ce que vous pouvez lever la main ? Elle n'y croirait pas, ou ça lui ferait de la peine, ou plutôt ça la mettrait en colère et elle dirait tu m'as jamais embrassée comme tu embrasses ma photo chimique et amère de dernière année, les raisons qui te font embrasser ma photo te concernent toi, pas moi. »

 


FRANCOISE ASCAL
Un bleu d'octobre

"Week-end Bazoches. Accueil chaleureux, une centaine de spectateurs. Bonnes rencontres. Soleil, chaleur, beauté de la campagne environnante. Geneviève Peigné me présente avec un texte qui propose un éclairage singulier. Retour en musardant, Vézelay, le musée Zervos, la maison de Jules Roy, la basilique. Avons découvert le site des Fontaines Salées avec ses sources captées par des fûts en chêne évidés et formant puits, vieux de 4000 ans. Étanchéifiés par de l'argile et de la mousse, ils sont toujours fonctionnels. Il reste encore sur place les vestiges de thermes romains raffinés."


FADWA SOULEIMANE
A la pleine lune

"en cette aube-là
qui confondait le froid avec la nuit
l'enfant du lundi
partit
abandonnant son ombre jetée
sur un mur de ciment
quand il revint
il était vêtu de sa mort
chapeau-sans-tête
nulle épitaphe"


ALAIN BADIOU
Le noir
Eclats d'une non-couleur

"J'étais alors, ce fut une de mes métamorphoses, caporal-chef. La fanfare de la troisième région aérienne. Uniforme bleu sombre, calot, guêtres blanches, petite flûte, doigts et lèvres habitués aux aigus stridents de notre cheval de bataille, le refrain de la Marseillaise, entonné en toutes circonstances. Rien de noir, en somme, sinon la nuit d'hiver. Le règlement imposait que dès 21 heures, nous arrêtions le poêle à charbon - ah ! Une touche noire dans le décor, fixons-la au passage, le seau plein de boulets, et, partout, l'insinuante et graisseuse poussière du charbon - qui fumait dur au milieu de nos lits sagement alignés."


DAVID FOSTER WALLACE
Le roi pâle

"J'ai appris ça dès mes 22 ou 23 ans, au Centre Régional de Contrôle de l'IRS à Peoria, où j'ai fait deux étés en tant que pousseur de chariot. D'après les collègues selon qui j'étais fait pour une carrière dans le Service, c'est ce qui m'a donné une longueur d'avance, de comprendre cette vérité à un âge où la plupart des gens commencent à peine à soupçonner les bases de la vie d'adulte - la vie ne vous doit rien ; la souffrance peut prendre une quantité de formes ; personne ne prendra plus jamais soin de vous autant que votre mère ; le cœur humain est un crétin.

J'ai appris que le monde des hommes tel qu'il existe aujourd'hui est une bureaucratie. C'est une vérité criante, bien entendu, même si on peut beaucoup souffrir de l'ignorer.

Mais plus encore, j'ai découvert, de la seule manière pour un homme d'apprendre quelque chose de vraiment important, la véritable aptitude requise pour réussir dans une bureaucratie. Je veux dire réussir pour de vrai : être bon, se distinguer, servir. J'ai découvert la clé. La clé, ce n'est pas l'efficacité, ni la probité, l'intuition ou la sagesse. Ce n'est pas la ruse politique, les aptitudes relationnelles, le QI pur, la loyauté, la vision ou toute autre qualité que le monde bureaucratique nomme vertu et qu'il évalue. La clé, c'est une certaine capacité qui sous-tend toutes les autres, un peu comme la capacité de respirer et de pomper du sang sous-tend toute pensée et toute action.

La clé bureaucratique sous-jacente est la capacité à gérer l'ennui. À fonctionner de façon efficace dans un environnement qui exclut le vital et l'humain. Pour ainsi dire à respirer sans air.

La clé c'est la capacité, innée ou bien conditionnée, à trouver l'autre versant de la routine, du mesquin, de l'insignifiant, du répétitif, de l'inutilement complexe. En un mot, à être inennuyable. Dans les années 1984 et 1985, j'ai rencontré deux hommes de cette trempe.

C'est la clé de la vie moderne. Si vous êtes immunisé contre l'ennui, absolument rien ne vous sera impossible."



STANISLAS LEM
Solaris

"A dix-neuf heures, temps du bord, je me dirigeai vers l'aire de lancement. Autour du puits, les hommes se rangèrent pour me laisser passer ; je descendis l'échelle et pénétrai à l'intérieur de la capsule.
Dans l'habitacle étroit, je pouvais difficilement écarter les coudes. Je fixai le tuyau de la pompe à la valve de mon scaphandre, qui se gonfla rapidement. Désormais, il m'était impossible de faire le moindre mouvement ; j'étais là, debout, ou plutôt suspendu, enveloppé de mon survêtement pneumatique et incorporé à la carapace métallique."


FATOS KONGOLI
Le dragon d'ivoire

"Il eut le temps de prendre un café, un cognac aussi, mais son fils ne venait toujours pas. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait. Quelquefois son fils manquait à leur rendez-vous et l'homme ne s'en souciait guère : un jeune de dix-sept ans peut avoir toutes sortes de raisons pour ne pas aller à un rendez-vous nullement urgent tel que le leur qui avait lieu habituellement chaque vendredi après-midi, à six heures, toujours au même endroit, le petit café des Amis de Vénus. Ils se retrouvaient donc là selon le vœu de son fils. C'était lui qui avait toujours décidé de l'heure et de l'endroit de leur rendez-vous depuis que sa femme et ses enfants l'avaient quitté, faisant ainsi de son divorce un fait accompli. À l'époque sa fille allait sur ses dix ans, son fils en avait six de moins."


FATOS KONGOLI
L'ombre de l'autre

"Enfin il dut se rendre à l'évidence : il passerait, bien sûr, une nuit blanche. Il avait essayé de ne pas penser, de se débarrasser ne fût-ce que quelques instants de l'angoisse qui lui oppressait le cœur, et peut-être, sans s'en apercevoir, s'était-il endormi. Mais il se sentait exténué, il avait la sensation que son sang charriait quelque chose de répugnant. Des miasmes d'égout l'avaient poursuivi partout, dans son bureau, dans les couloirs de la maison d'édition, dans la rue, au bistrot où il avait bu une bière chaude (on aurait dit de la pisse de rat), chez lui, dans toutes les pièces de son appartement, jusque dans son lit où il s'agitait — il ne savait plus depuis combien de temps — à côté du corps de sa femme."


ANTHONY B. ATKINSON
Inégalités

Raisons d'être optimiste

"J'ai écrit ce livre dans un esprit positif. J'ai souligné l'importance d'étudier le passé, mais je ne crois pas que nous soyons revenus dans le monde où vivait la reine Victoria. Les citoyens des pays de l'OCDE jouissent aujourd'hui d'un niveau de vie bien supérieur à celui de leurs arrière-grands-parents. La société moins inégalitaire qui s'est créée à l'époque de la Seconde Guerre mondiale et pendant les premières décennies d'après guerre n'a pas été totalement anéantie. Au niveau mondial, la grande divergence entre les pays creusée par la révolution industrielle est en voie de s'effacer. Il est vrai que depuis 1980 nous avons assisté à un «tournant vers l'inégalité» et que le XXIe siècle est porteur de nombreux défis : le vieillissement de la population, le changement climatique, les déséquilibres mondiaux. Mais les solutions à ces problèmes dépendent de nous. Si nous sommes prêts à utiliser la grande richesse dont nous disposons aujourd'hui pour nous attaquer à ces défis, et à reconnaître que le partage des ressources doit être moins inégalitaire, il y a de vraies raisons d'être optimiste."


RICHARD BAUSCH
Les puissances rebelles

"Il est une histoire que mes parents aimaient à raconter quand j étais petit, et dont on peut trouver le cadre exotique, si l'on aime les atmosphères de bout du monde. A l'entendre, j'avais toujours le sentiment que même si j'en étais l'un des personnages principaux, et que l'enjeu en était une dispute survenue entre eux, l'essentiel de son charme —- sinon la véritable raison de la raconter — était lié au fait qu'elle se déroulait dans le nord de l'Alaska, non loin du cercle polaire, au beau milieu des six mois de ténèbres hivernales, dans la nuit glacée de l'Arctique."


FRANCOIS BODDAERT
Bataille
(mes satires cyclothymiques)

"C'est un livre batailleur parce qu'écrire aujourd'hui, dans le maquis de la littérature où la poésie semble un buisson d'épineux sec, vaut affrontement au monde trop réel d'où l'imaginaire s'enfuit. Et la bataille est le champ clos où l'imagination toujours l'emporte avec le temps ; fantasme, chimère, pure fantaisie — Achille sous Troie, Roland à Roncevaux, Bonaparte aux Pyramides ou Rokossovski à Stalingrad, et jusqu'aux laids cyberhéros : figures emblématiques d'une certaine bravoure menacée de la langue. Elle y triomphe à la fin de la putricité trop évidente, trop brutale et grossière des corps vaincus. ."

"Les ennemis du peuple sont ceux qui cherchent à anéantir la liberté publique, soit par la force, soit par la ruse."

"Cour d'isolement de la Préfecture de police
coulant ses nœuds aux nuques algériennes ;
le canal Saint-Martin dégorgeait vers la Seine
toutes glottes accolées sans la corde sans la chaise —
tranchées trachées garrottées juste !
Fameusement ça craque (écho vers Bilbao)...
Franchir les gaves, les monts ; passer les cols,
la légende ferrailleuse du cirque :
« Le sang tout clair au long du corps rayonne... »"



HALLDOR KILJAN LAXNESS
Le Paradis retrouvé

"Dans les premières années du règne de Christian Williamson, le troisième des derniers rois étrangers qui gouvernèrent l'Islande, un fermier nommé Steinar vivait à Hlidar dans le district appelé Steinahlidar. C'est son père qui l'avait appelé ainsi, d'après l'éboulis de pierres qui était dégringolé en cascades de la montagne au printemps de sa naissance. Steinar était déjà marié à l'époque où cette histoire commence et il avait deux jeunes enfants, une fille et un garçon. Il avait hérité de son père la ferme de Hlidar.
A cette époque, les Islandais avaient la réputation d'être le peuple le plus pauvre d'Europe, comme leurs pères et tous leurs aïeux l'avaient été en remontant jusqu'aux premiers colons; mais ils étaient convaincus qu'autrefois, il y a bien des siècles, il y avait eu un âge d'or en Islande, où les Islandais n'étaient pas de simples fermiers ou pêcheurs comme maintenant, mais des héros et des poètes de sang royal, possédant des armes, de l'or et des navires. Comme les autres jeunes Islandais, le fils de Steinar apprit de bonne heure à être un viking, un fidèle compagnon du roi, et il taillait, pour son usage personnel, des haches et des sabres dans des morceaux de bois."


HALLDOR KILJAN LAXNESS
La cloche d'Islande

"Il fut un temps, est-il dit dans les livres, où la nation islandaise ne possédait qu'un seul bien qui eût quelque valeur marchande. C'était une cloche. Cette cloche était suspendue au pignon de la maison de la Lögrétta, à Thingvellir, sur la rive de l'Oxara, attachée à une poutre sous les combles. On la sonnait pour se rendre aux tribunaux, et avant les exécutions. Elle était si vieille que nul ne savait son âge avec certitude. Mais à l'époque où commence ce récit, il y avait beau temps qu'elle était fêlée et les anciens croyaient se rappeler qu'elle avait eu un son plus pur. Les anciens, toutefois, la chérissaient toujours. En présence du bailli, du sénéchal, du bourreau et d'un homme que l'on allait décapiter ou d'une femme que l'on allait noyer, on pouvait souvent, par les jours de temps calme, vers la Saint-Jean, entendre dans la brise qui venait des Sulur et le parfum des bouleaux de Blaskog le son de la cloche se mêlant au bruissement de l'Oxara."

 


DAVID GRAEBER
Bureaucratie

"Une critique de la bureaucratie adaptée à notre époque doit montrer que tous les fils conducteurs — la financiarisation, la violence, la technologie, la fusion du public et du privé -convergent pour former un réseau unique qui s'auto-alimente."

"La matraque du policier est le point de jonction précis entre l'impératif bureaucratique qu'a l'État d'imposer des schémas administratifs simples et son monopole de la force coercitive. Il est donc tout à fait compréhensible que la violence bureaucratique soit faite, d'abord et avant tout, d'agressions contre ceux qui persistent à défendre d'autres schémas ou des interprétations différentes. En même temps, si l'on accepte la célèbre définition que donne Jean Piaget de l'intelligence parvenue à maturité, l'aptitude à coordonner de multiples perspectives (ou perspectives possibles), on peut voir ici avec précision comment le pouvoir bureaucratique, au moment où il recourt à la violence, devient littéralement une forme de stupidité infantile."

"Il semble que, chaque fois que la gauche décide de jouer la sécurité et de suivre un cap "réaliste", elle ne fait que s'enfoncer un peu plus."

"Récapitulons la thèse que j'ai avancée jusqu'ici : les procédures bureaucratiques, qui ont l'étrange capacité d'amener même les esprits les plus fins à se conduire en imbéciles, sont moins des formes de stupidité en elles-mêmes que des moyens le faire face à des situations déjà stupides parce qu'elles dérivent d'une violence structurelle. Ces procédures finissent donc par participer de l'aveuglement et de la bêtise qu'elles cherchent à gérer. Dans le meilleur des cas, elles deviennent des moyens de retourner la stupidité contre elle-même, un peu comme on pourrait le dire de la violence révolutionnaire. Mais la stupidité au nom de l'équité et de la décence reste de la stupidité, et la violence au nom de la libération humaine, de la violence. Ce n'est pas par coïncidence que les deux semblent si souvent s'accompagner."

"Ce que « le public », « la main-d'œuvre », « le corps électoral », «les consommateurs » et «la population» ont en commun, c'est de devoir leur existence à des cadres d'action institutionnalisés qui sont intrinsèquement bureaucratiques, donc profondément aliénants. Les isoloirs, les écrans de télévision, les box des bureaux, les hôpitaux, le rituel qui les entoure, tout cela constitue, pourrait-on dire, les ressorts de la machine «aliénation». Ce sont les instruments qui servent à écraser et fracasser l'imagination humaine. "



PETER GIZZI
L'Externationale

Traduction Stéphane Bouquet

"C'est vrai, l'horizon se vide dans
une gorge, vibrato quittant son orbite
sous forme de corde

Pianissimo, je te veux
assourdie dans le chromo d'ensemble

Recommence tu m'étonnes
construisant des notes pour toucher terre
tout est ouverture, diurne, andante

Tout pour te dire cette chose
Le monde, aussi, n'a pu être trouvé"


JACQUES JOSSE
Au célibataire,
Retour des champs

Pris dans l'odeur du cidre
qu'il tire à la clé
le soir au cellier
suit le parcours de la lumière.
Sa part de ténèbres. Son feu intérieur.
Dénude, croise, répare deux fils électriques
qui pendent au plafond.
Cause au chien (attentif).
De l'usure qui tue. Du courant qui ruisselle
comme de l'eau invisible.
Et du distrait de la maison d'en face. Mort au hameau.
Le corps secoué par du 220 volts.

(16.12.2013)


ROGER LAHU
Sérénades
Gravure Jacky Essirard

Combien de fois ai-je écrit ces mots :
« la lumière du soir par la fenêtre d'ouest » ?
en sachant à chaque mot que j'écrivais
que j'étais impuissant
à dire ce que je voulais « dire par là »

je sais bien ce que je veux « dire par là »
en écrivant ces mots
« la lumière du soir par la fenêtre d'ouest »
mais je ne le dis pas
ne réussirai jamais à le dire

ça n'est pas grave
et ne m'empêche pas d'écrire
encore et encore
« la lumière du soir par la fenêtre d'ouest »

comme un mantra d'hommage