ROGER LAHU
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« A quoi qu’a pense ?
A pense à rin »
(Jean Tardieu – la môme néant )

« Penser dérange comme de marcher sous la pluie
Lorsque s’enfle le vent et qu’il semble pleuvoir plus fort »
(Fernando Pessoa /Alberto Caeiro – Le gardeur de troupeaux)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

1

Quand j’essaie de penser , que je fais des essais de pensées , des essayages plutôt , je me fais l’effet d’un mannequin en celluloïd – en quoi au juste sont les mannequins ? – (et pourquoi ce mot « celluloïd » m’est venu ?)(poupon d’enfance ?)
« Le celluloïd est le nom donné à une matière composée essentiellement de nitrate de cellulose et de camphre. Il est considéré comme la toute première matière plastique et son origine remonte à 1856. » lis je sur wikipedia
Puis poursuivant ma lecture
« Aux États-Unis, pendant la guerre de Sécession, le blocus imposé aux Sudistes rend impossible l’importation de l’ivoire d'éléphant, dans lequel sont tournées les billes de billard. L'usage intensif d'ivoire faisait craindre l'extinction de l'espèce : six à huit billes étaient produites à partir d'une défense, ce qui nécessitait de tuer dix mille éléphants par an… »
Il faudrait bien sur que je poursuive mais la, comment dire ? , superposition ? Concomitance ? … enfin bref , passer du poupon en celluloïd à l’ivoire des éléphants et à la guerre de Sécession , m’a perdu .
C’est pourquoi – CQFD – je peine à penser .
Je suis vite perdu . Pas dans mes pensées mais dans les mots qu’il faut pour penser . Parce que , je crois , il faut des mots pour penser . Je ne crois  pas (mais sans certitude absolue) qu’un chat ou un pangolin pense , faute de mots pour .
A-t-on fabriqué des pangolins en celluloïd ? des poupons pangolins ?
Et voila c’est reparti ! Je me laisse hypnotiser par un mot comme Perceval ou Langlois par quelques gouttes de sang sur la neige . Et je divague . Ce qui n’est pas penser . Ou peut être que si ?

 

 

 

 

 


 

2

J’ai appris autrefois que les mots « penser » et « peser » avaient la même étymologie . J’avais alors enregistré naïvement cette information , ce qu’on nomme parfois apprentissage . Aujourd’hui, devenu moins naïf ? ou plus volage ? ,je laisse virevolter cette information étymologique . Penser pèse donc , id est alourdit . Quel est le poids d’une pensée ? L’œuvre intégrale imprimée des « grands penseurs » pesait des kilogrammes – beaucoup plus qu’un poupon en celluloïd, mais a-t-on déjà vu un bambin s’amuser avec un lourd volume de , disons, « La critique de la raison pure » ? aujourd’hui l’intégralité de cette œuvre peut être réduite à un fichier numérisé sans plus de masse qu’ une photo numérisée d’un poupon en celluloïd .Quand je pense est ce que je pèse un pour et contre sur une vieille balance Roberval intérieure ? (je possède une balance Roberval , au socle très lourd et aux plateaux cuivrés, j’adore manipuler les différents poids nécessaires au pesage de tel ou tel ingrédient d’une recette de cuisine, je sais qu’il existe des balances bien plus perfectionnées, plus simples d’utilisation, moins encombrantes, plus précises etc. je les trouve très ennuyeuses, et souvent très pédantes quand elles vous indiquent instantanément au milligramme prés le poids du petit amas de farine dont vous leur confiez l’évaluation . )

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

3

Dans le temps d’antan , presque celui des contes de fées « once upon a time », on dissertait sur ‘l’esprit » humain , source de la pensée ?  et oucequ’il était planqué ?   Notre époque annonce toute fierotement  avoir résolu toutes ces vieilles interrogations grâce à « l’imagerie cérébrale » . Neurones, cellules gliales, synapses, neurotransmetteurs ,influx nerveux et j’en passe,  on a tout un bazar dans le cerveau et ça se met à gigoter quand on pense  et  « l’imagerie cérébrale » alors s’illlumine, clignote . Je résume bien sur à grands traits.  Oh la belle rouge , oh  la belle bleue ! Tu penses et ça ressemble sur l’écran à une partie de Tetrix ou de Candy Crush .  Les neuroscientifiques  (bambins, trépanaient ils leurs poupons de celluloïd ?)  s’ébahissent, , se félicitent , se mettent de grandes tapes dans le dos « on a trouvé on a trouvé ! » . Image soudaine qui me vient « à l’esprit » : certaines cabines de très gros camions où des guirlandes lumineuses clignotent dans la nuit d’hiver : sont-ce des marqueurs d’une quelconque « pensée » ? et Un peu assoupi à son volant le camionneur rêve-t-il à l’immensité de l’outback australien et de road train à trois remorques  tandis qu’il approche de  la sortie vers  Vierzon ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

4

On nous demande de toutes parts , voire on nous somme, de « penser » ou plutôt on s’enquiert – ou fait mine de – de « ce qu’on pense de … ». Emissions de télé, de radio, sites d’infos : « quelle est votre opinion  … votre avis … »  sur « la situation géopolitique dans la zone indo-pacifique … l’influence de Taylor Swift sur les élections aux USA … le port de l’uniforme à l’école (variantes : de l’abaya, des tongs , ou d’armes à feu) etc etc . Ce qui ne cesse de m’étonner , me rend perplexe , m’interroge , me laisse tout pantois , c’est que les personnes ainsi « interrogées » répondent , donnent une opinion , un avis , bref semblent avoir illico presto pensé .
Si j’étais confronté à un de ces questionnements médiatiques mon réflexe immédiat serait de m’abriter prudemment derrière la célèbre formule de Bartelby « I would prefer not to » . Je suppute que trop peu de mes contemporains ont lu la sarcastique nouvelle de Melville.
Mais j’avoue que si on me demandait : « les poupons en celluloïd ont –ils du vague l’âme ? » je répondrais à la question .

 

 

 

 

 

 

 

 


 

5

Parfois envie – plus que pressante – de penser « à la Tarzan »


YAAAAAAAAAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhhhhhhh


Moi Tarzan Moi penser Toi pas
(et Sheeta se marre en poussant de grands gloussements simiesques)

La prochaine fois essayer de penser-Sheeta

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

6

Comme si « penser » n’était pas suffisant motif à perplexité, embarras , tracasseries diverses, on a inventé un jour la notion d’impensé . Un dictionnaire collaboratif « on line » donne deux définitions de ce terme :

 1 État de ce qui est non formulé, non pensé. 2 Chose niées

Proposant comme exemple d’emploi du mot « impensé » dans cette seconde acception la citation suivante : « À l'école, le caractère violentogène de toute stratégie d'imposition pédagogique ne peut qu'être un impensé radical de l'institution », — (Béatrice Mabilon-Bonfils, Violences scolaires et cultures (s), L'Harmattan, 2005.)

Diantreblou ! Cet « impensé » me parait être un terme à manipuler avec moult précaution tant il semble explosif, voire « violentogène » ,vocable que je découvre à l’occasion  et qui m’amène à me demander si penser n’est pas aussi très violentogène . Mais m’interroge que le verbe « impenser » n’existe pas . Il peut y  avoir de l’impensé , mais nul ne peut « impenser » . Cela me trouble beaucoup . « L’impensé me trouble » , jamais je n’aurais envisagé écrire cet énoncé . Et l’impenseur ? quel Rodin contemporain (une IA dite « générative » ? ) le sculptera ou a minima en proposera une image numérique ? Peut-être ressemblera-t-il à un poupon en celluloïd truffé de capteurs, transistors, connexions clignotant à tout -va ?

 

 

 

 

 



7

« je n’en pense pas moins … »  « plus j’y pense …. » ces deux locutions coutumières provoquent en moi une petite secousse très électrifiante .Positif/negatif,souvenir de cette mise en garde souvent ouïe dans l’enfance , à l’âge des poupons en celluloïd, « ne mets pas tes doigts dans la prise » . Mise en garde d’autant plus intrigante que l’idée ne me serait pas venue spontanément d’y mettre mes petits doigts potelés, dans les prises électriques . Dans le nez oui , et l’interdit « ne mets pas ton doigt dans le nez » m’était très compréhensible , quoique sans effet probant car plonger mes doigts dans mon nez me semblait aussi excitant qu’une chasse au trésor .

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

8

M’est venue soudain à l’esprit cette expression : « penser pour ne rien dire » . J’ai immédiatement eu conscience de ce , appelons-le ainsi, « lapsus mental » . Penser s’était – avec une sorte sournoiserie quelque peu moqueuse – substitué à parler . Cette expression inédite me laisse tout ébaubi . D’autant que je n’ai pu me retenir de  lui faire subir un renversement : dire pour ne rien penser . Il y a dans ces deux expressions parallèles tant matière à réflexion que je me sens accablé par ces trouvailles : gisements d’or ou de vulgaires caillasses ? Paresse  à creuser plus  profond surtout avec ces piètres barres à mine que sont les mots. (me souviens quand, petit  - mais passé l’âge des poupons en celluloïd- on m’a offert un « porte-mine » , tout fiérot j’étais de posséder cet outil moderne , mais j’ai vite déchanté , ma maladresse faisait que je cassais force mines , et j’en revins assez vite à ce bon vieux crayon à papier(de surcroit j’adorais les taille-crayons) que j’appris ensuite , dans l’Ouest , à nommer crayon de bois parce que mes élèves , puisque j’avais grandi, se gaussaient de mon interpellation « prenez vos crayons à papier »)

Pensée adjacente : pourquoi ne furent jamais inventés des « taille-pensées » , à deux trous notamment ?

 

 

 

 

 

 

 

 


 

9

« T’es encore perdu dans tes pensées ? » Cette interpellation parfois affectueuse parfois agacée peut vous faire sursauter . Expression assez étrange quand on y songe . « T’es encore perdu dans tes songes » semblerait plus judicieux. Mais c’est pourtant bien à des  « pensées » qu’il est fait référence. Comment « se perdre » et « penser » en même temps ? Pis encore , se perdre parce qu’on pense . «Penser » serait alors  une sorte de cheminement en terrain inconnu , sans carte ni boussole, lors duquel le risque de s’égarer est important voire inéluctable . Faudrait-il des pancartes qui vous avertissent de ce danger encouru ? Attention penser peut vous faire perdre tous repères ! Existe-t-il des GPS mentaux pour vous sortir de ce mauvais pas (dans le brouillard ?)


Pensez-y à deux fois avant de penser, risque avéré d’errance sans possibilité de revenir sur ses traces.


« Toi, t’es encore perdu dans tes pensées ! » me dit une petite voix . 


Et je me demande : Archimède pensait il ou rêvassait-il dans son bain quand il poussa son célèbre Eureka ?

 

 

 


 

10

L’expression « sans penser à mal » existe . Mais pas l’expression « sans penser à bien ».  Nonobstant l’imprécision notoire de la distinction entre bien et mal – on pourrait la qualifier  a minima de « flottante » - l’inexistence  lexicale de « penser à bien » m’interroge . Certes on peut être bien-pensant , moult flottements itou à propos de cette bienpensance , mais pas possible de « penser à bien » . En fait le hic vient peut être du « à » , penser «à »mal ou «à » bien. Descartes a déclaré (il semblait très très sur de lui) « je pense » intransitivement et donc  « je suis » sans plus de précisions .
Ce qui m’a toujours laissé perplexe . Comme il s’agissait d’un « penseur » très homologué il ne me venait pas à l’esprit de le contredire , mais je renâclais un peu . Vieux cheval sur le retour , voire vieille haridelle , (« Ils [les bohémiens] conduisaient par des brides de corde des haridelles étiques, véritables squelettes de chevaux, aux côtes en cerceau (Moselly, Terres lorr.,1907) rosse de piètre allure donc , je ne renâcle plus, ni n’hennis (ah que nenni !) mais pouffe !

 

 

 

 

 

 

 


 

11

Il me semble tout à fait légitime – et indispensable de mettre en accusation tous les philosophes d’antan et d’hui pour kidnapping . Ils se sont accaparé en effet, pour leur usage réservé, le droit de penser. Pis que ça ils ont imposé à tous leur définition de ce vocable . Ainsi quiconque admet sans y plus réfléchir que Socrate Platon ou Aristote sont de « grands penseurs » de l’Antiquité grecque . Quid d’un potier  du quartier de Céramique à Athènes ? ne pensait il pas ? n’était-il qu’un petit penseur ? Et un vigneron du Beaujolais pensait il moins qu’à leur époque Foucault Deleuze ou Derrida ? Certes, Aïschrion - notre potier athénien n’était pas très bel homme – ignorait tout de la maïeutique , et Maurice le vigneron n’aurait pigé que dalle à la notion d’épistémè foucaldienne ou aux propriétés du rhizome selon Deleuze et Derrida  , et alors ?
Une chose est certaine , ni Socrate, Platon, Aristote ni Aïschrion le potier au physique ingrat n’ont eu bambins de poupons en celluloïd  (Maurice le vigneron et Foucaut et Deleuze et Derrida , peut être que oui) . Qu’en penser ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

12

Il aurait fallu que Yavhé donne à Moïse un 11 eme commandement :  « Tu ne penseras point » . Bien sur le Décalogue serait devenu un Hendekalogue . J’ai peine à imaginer ce qu’aurait été l’histoire de l’humanité si ce onzième commandement avait été  proclamé par l’Eternel d’une voix forte, du milieu du feu, et de l’épaisse nuée . On pourra me retorquer -  et avec raison – que les 10 commandements homologués n’ont pas eu un impact massif sur le comportement de la dite Humanité . Et fort heureusement d’ailleurs : que seraient les séries télé  si le 6 eme et 7eme avaient été suivis rigoureusement :  « Tu ne tueras pas » « Tu ne commettras pas d’adultère. ». Ne pensez qu’à l’histoire de Tony Soprano !
Mais parfois on pourrait se poser la question :  même non gravé sur les tables de la Loi , le 11eme commandement n’a –t-il pas très très souvent été respecté par Homo Sapiens et de plus en plus pieusement au fil du Temps ? Nous humains du XXIème siècle semblons même particulièrement intégriste .

 

 

 

 

 

 

 

 


 

13

Fin des poupons en celluloïd d’antan , place aux poupées Cayla  connectées . Qui causent , qui répondent , qui câlinent les bambins .


« Car ce qui fait la spécificité de Cayla, c’est le micro qui est renfermé dans son petit corps de plastique. Celui-ci enregistre les questions des enfants, qui sont analysées grâce à un logiciel de reconnaissance vocale. Le jouet, que l’on doit connecter à une tablette ou à un smartphone avec le Bluetooth, y répond ensuite directement. Cayla sait résoudre des opérations mathématiques, donner des informations sur un pays ou une célébrité, et même raconter sa vie, qu’elle mène avec ses parents, amis et animaux fictifs. » (le Monde 20 02 2017)


Résoudre des opérations mathématiques, donner des informations, raconter sa vie : Cayla pense-t-elle ?


 Evidemment non (mais qui « pense » encore ce genre d’évidence ?°  mais je sens que tous les poupons en celluloïd ont soudain du vague à  l’âme .