H
Accueil

MARILYN HACKER
La rue palimpseste

Élégantes rainures de graveur, tendres défis :
descendre sur le quai à verrière, embarquer
dans le dernier wagon du dernier train lancé
à travers le tunnel noir, strié çà et là de lueurs
virides, alizarines. Dans la clarté violente,
une silhouette, androgyne, pose des mosaïques
(où est-on ? À Paris ? Londres ? Prague ? New York ?)
Ensuite, par un escalier en colimaçon,
elle vous conduit dans la bleue explosion
de l'air brillant de l'aube. Mais disparaît soudain -
chair impatiente, avatar mercuriel
envoyé par le désir ? l'imagination ?
C'est alors qu'on trouve exactement ses repères :
la rue est étroite, on en distingue la fin.

HUBERT HADDAD
Casting sauvage

"Damya n'a pas oublié sa voix rieuse un peu grave ni la couleur cendrée de ses yeux. Mais comment s'appelait-il ? Elle ne se souvient pas. Une blessure s'étire à l'endroit de son nom. Damya ne danse plus, elle marche d'un pas incertain dans la ville. Une mouette à l'aile cassée ne saurait s'envoler, à moins que le vent l'emporte. Damya marche depuis l'aube entre deux gares et la Seine. Il y a un monde fou à cette heure. Elle arpente des ponts métalliques, des escaliers et des halls ; elle déshabille du regard les silhouettes qui défilent, certaines en particulier dans la foule, les moins hâtives, les plus décharnées. Damya ne peut plus voler par-dessus les rêves de la ville. Elle marche en appuyant le pied droit de manière subreptice, comme si elle craignait de perdre l'équilibre."


HUBERT HADDAD
Premières neiges sur Pondichéry

"Madras la nuit - poix et goudron. L'air a une épaisseur d'huile. Une puissante odeur de putréfaction chargée de poussière et de cendres animales s'infiltre sous l'épiderme, dans la gorge et les bronches."

SLAHEDDINE HADDAD
Limaille

"...et je me demande alors ce que serait ma vie
sans la transgression du mouvement
et la présence des hirondelles. "

SEBASTIAN HAFFNER
Histoire d'un allemand.
Souvenirs 1914-1933

"Les idées avec lesquelles on nourrit les masses sont puériles à n'y pas croire. Pour devenir une force historique qui mette les masses en mouvement, une idée doit être simplifiée jusqu'à devenir accessible à l'entendement d'un enfant...
La réaction politique des enfants est tout à fait intéressante pour l'historien : ce que "tous les enfants savent" est en général la quintessence ultime et irréfutable d'un processus politique."

GEORGES HALDAS
La confession d'une graine

L'émergence

"Sous cette férule paternelle, d'un type très particulier, comme sous la contrainte scolaire, jamais je ne pouvais être vraiment moi-même. Ou, plus exactement, je ne pouvais l'être - et cela, je pense, a joué un certain rôle dans la genèse de tout ce qui allait venir — que de manière clandestine. Ce qui, tout naturellement, implique l'angoisse. Et, sous le coup de celle-ci, une ruse continuelle pour déjouer, en toute circonstance, la double tutelle familiale et scolaire. Mais ce n'était pas tout. Ne pouvant jamais me montrer tel que j'étais, mais tel que mon père voulait que je sois, sans cesse je me sentais non seulement en porte-à-faux, mais coupable de n'être pas naturellement conforme à l'idée qu'il se faisait de ce que je devais être. Et que j'aurais mortellement déçu, j'en étais certain, si je m'étais révélé dans ma nature véritable. La petite mère, elle, devinait peut-être ce qu'il en était pour moi. Mais par attachement à mon père, pour ne pas le contrarier non plus, ni ajouter à son tourment, elle participait dans une certaine mesure — ou du moins faisait semblant — à ce projet de faire de moi un écolier hors ligne ; et par la suite, et sans trop savoir exactement ce que cela représentait, « quelqu'un ». Non par rapport, hélas, à une valeur réelle, mais bien, et là était le drame, à un personnage ayant acquis, selon une des expressions les plus sottes que je connaisse, et dont mon propre père se gaussait quand il l'entendait dans la bouche des autres, « une certaine surface sociale ». Or, être le premier de la classe, n'était-ce pas déjà avoir cette surface ? Déjà être, par conséquent, en état d'imposture ? De mensonge. Et tout cela, cette lamentable équivoque, chez des êtres aussi braves et honnêtes que mon père et ma mère, pour mon bien. Quelles hontes, quels méfaits, quels désastres on ne prépare pas pour le bien des hommes. Que de crimes, en religion comme en politique, n'a-t-on pas commis au nom du bien toujours. Jamais du mal. La couverture de la tyrannie, c'est le bien. C'est de lui, en définitive, dont on a tout à craindre."


GEORGES HALDAS
Un grain de blé dans l'eau profonde

"Je vis comme la graine
muette au fond du puits
Eteignez cette lampe
qui dérange ma nuit"

EDUARDO HALFON
Signor Hoffman

Traduction de l'espagnol (Guatemala) de Albert Bensoussan

"Les oiseaux sont revenus. Les écureuils aussi. Les micoléons. Les ratons laveurs et les coatis, et ce qu’on appelle ici des tusas, des taupes très grosses et très savoureuses, quand bien sûr elles se laissent attraper.
Don Juan Martínez était accroupi près d’un de ses caféiers. Il parlait et ses mains semblaient travailler seules : elles enlevaient les feuilles mortes du sol, arrachaient des herbes et des feuilles malades. Iliana, à côté de moi, le laissait parler. Les oiseaux, señor Halfon, et les animaux avaient disparu. Cette colline que vous voyez était pelée, complètement rasée, sans le moindre arbre. Les gens avaient été obligés d’arracher les arbres sur leur terre pour semer du maïs. "


EDUARDO HALFON
Cancion

Traduction de l'espagnol (Guatemala) de David Fauquemberg

 "Mon grand-père libanais n’était pas libanais. J’ai commencé à le découvrir ou à le comprendre il y a quelques années, à New York, alors que je cherchais des pistes et des documents concernant son fils aîné, Salomon, mort tout petit non pas dans un lac, comme on me l’avait raconté lorsque j’étais enfant, mais là-bas, dans une clinique privée de New York, et enterré dans l’un des cimetières de la ville. "


EDUARDO HALFON
Deuils

Traduction de l'espagnol (Guatemala) de David Fauquemberg

"Mais don Isidoro réapparaissait toujours. Il surgissait de l’eau tout brun et resplendissant, les mains toujours chargées d’un mystérieux objet de terre cuite. Nous étions trop jeunes pour comprendre que don Isidoro récupérait au fond du lac des pièces archéologiques mayas, des jarres et des cruches précolombiennes, fabriquées peut-être par ses propres aïeux, qu’il vendait à l’un de mes oncles pour deux ou trois dollars. "

"Blanca nous resservit du café dans les deux tasses en étain. Elle alla remettre le pot sur le comal et resta plantée devant le feu de bois, ravivant les braises avec un éventail de palmes tressées. Le café avait goût de brume.
Je lui demandai quelle était cette soupe que le monsieur était en train de manger. C’est un pot-au-feu, dit-elle. Chirín, ça s’appelle. La spécialité locale. Je vis que le bouillon dans l’énorme cruche était rempli de morceaux de poisson, de carottes, d’épis de maïs coupés en deux, de crabes entiers. Délicieux, murmura le vieux sans me regarder, ses mains écartelant les fines pinces d’un crabe. Et en écoutant le vieux aspirer le contenu des pinces, je me dis que tous ces poissons et ces fruits de mer avaient été pêchés sur place, et que le vieux était en train d’aspirer l’eau toxique du lac."

JEAN-PAUL HAMEURY
Derniers rivages

Et soudain nos ombres
devinrent éphémères
nos gestes gauches
nos mots vendus à d'autres langues.


JEAN-PAUL HAMEURY
Macchab

Voilà, je voudrais raconter. Couché comme ça, là, au bord d'un désert sans nom, ce serait une vraie joie. Je voudrais raconter mes vies. Qu'il y en eut ! Mon véritable espoir, le plus pur, consisterait à tout retrouver, à tout dire. Du fil à fil et toutes les mailles. Sans rien égarer. Ah ! superbe que ce serait ! Comprend-on ? Se pencher au creux du silence, fureter dans la moiteur des ombres, et découvrir ses vies! Tout, alors, je dirais tout.

AMADOU HAMPÂTE BÂ
Mémoires

La mémoire africaine
"Plusieurs amis lecteurs du manuscrit se sont étonnés que la mémoire d'un homme de plus de quatre-vingts ans puisse restituer tant de choses, et surtout avec une telle minutie dans le détail. C'est que la mémoire des gens de ma génération, et plus généralement des peuples de tradition orale qui ne pouvaient s'appuyer sur l'écrit, est d'une fidélité et d'une précision presque prodigieuses. Dès l'enfance, nous étions entraînés à observer, à regarder, à écouter, si bien que tout événement s'inscrivait dans notre mémoire comme dans une cire vierge. Tout y était : le décor, les personnages, les paroles, jusqu'à leurs costumes dans les moindres détails. Quand je décris le costume du premier commandant de cercle que j'ai vu de près dans mon enfance, par exemple, je n'ai pas besoin de me «souvenir», je le vois sur une sorte d'écran intérieur, et je n'ai plus qu'à décrire ce que je vois. Pour décrire une scène, je n'ai qu'à la revivre. Et si un récit m'a été rapporté par quelqu'un, ce n'est pas seulement le contenu du récit que ma mémoire a enregistré, mais toute la scène : l'at­titude du narrateur, son costume, ses gestes, ses mimiques, les bruits ambiants, par exemple les sons de guitare dont jouait le griot Diêli Maadi tandis que Wangrin me racontait sa vie, et que j'entends encore...
Lorsqu'on restitue un événement, le film enregistré se déroule du début jusqu'à la fin en totalité. C'est pourquoi il est très difficile à un Afri­cain de ma génération de «résumer». On raconte en totalité ou on ne ra­conte pas. On ne se lasse jamais d'entendre et de réentendre la même histoire ! La répétition, pour nous, n'est pas un défaut."

 

RALUCA MARIA HANEA
Sans chute

Problématisant : rainure
Quand le vent va mal
         on s’en prend aux oiseaux
quand les tombeaux s’effritent
le père
l’idée de père
les cloue à l’abri :


Ici le ciel est un nom pour chose
une série légère d’entendements
qui
pense tout contenir dans les draps
la chaleur a les yeux ailleurs


2023

JANE HARPER
Les oubliés de Marralée
Les enquêtes d'Aaron Falk tome 3 sur 3
Traduction de l'anglais (Australie) de David Fauquemberg

 " On rassembla des volontaires pour passer de nouveau le champ de foire au peigne fin. Puis le parking, puis les vignes de part et d’autre. Le landau avait été placé face à l’est, vers le fond du champ de foire et l’autre sortie, utilisée en cas de trop grande affluence. Par-delà celle-ci commençait le bush, et un petit chemin qui ne menait qu’à un seul endroit. Les recherches se poursuivirent le long de ce chemin, jusqu’à la retenue d’eau. "


2021

JANE HARPER
Les survivants
Traduction de l'anglais (Australie) de David Fauquemberg

"Quelque part, une vague se brisa et la mer déferla, fraîche et même un peu froide contre les jambes de l’homme, son pétillement blanc encerclant ses mollets nus à elle. Il la vit baisser sa main libre pour ramener sa jupe au-dessus des genoux. L’air était voilé d’une fine brume et le tee-shirt de la femme collait à son dos et à sa taille."


JANE HARPER
Lost man
Traduction de l'anglais (Australie) de David Fauquemberg

"La pierre tombale projetait une ombre étroite, la seule en vue, dont la noirceur mouvante enflait et rétrécissait au gré de son mouvement circulaire, telle l’aiguille d’un cadran solaire. L’homme avait rampé, puis s’était traîné dans la poussière pour en suivre le déplacement. Il s’était tassé dans cette ombre, contorsionnant son corps dans des positions impossibles, donnant des coups de pied et raclant le sol de ses ongles, tandis que la peur et la soif s’emparaient de lui."

2019


JANE HARPER
Sauvage
Les enquêtes d'Aaron Falk tome 2 sur 3
Traduction de l'anglais (Australie) de David Fauquemberg

"Elle démarra, l'animation des lieux rapetissant peu à peu dans le rétroviseur, jusqu'à disparaître au détour du premier virage. Des cathédrales de verdure se dressaient au-dessus d'eux de part et d'autre de la route. Il n'y avait aucune trace des recherches frénétiques qui avaient lieu dans les profondeurs de cette forêt. Le bush gardait bien ses secrets."

2018


2017

JANE HARPER
Canicule
Les enquêtes d'Aaron Falk tome 1 sur 3
Traduction de l'anglais (Australie) de Renaud Bombard

"Le calme de la campagne...
C'est en partie ce qui déconcertait les gens de la ville comme les Whitlam. Le silence. Le calme. Falk comprenait leur souhait d'une vie paisible, au vert. Ils n'étaient pas les seuls, loin de là. L'idée était particulièrement séduisante quand on était coincé dans un embouteillage ou que l'on vivait entassé dans un appartement sans jardin. Tous partageaient le même rêve : respirer l'air pur, connaître ses voisins. Les enfants se régaleraient de bons légumes du potager, apprendraient la valeur d'une honnête journée de travail. Mais à l'arrivée, à peine le camion du déménagement disparaissait-il au loin qu'ils regardaient autour d'eux et restaient bouche bée devant l'étendue des terres à perte de vue. Car c'était d'abord cette immensité écrasante qui les frappait le plus. Le fait de ne pas voir âme qui vive entre soi et l'horizon suscitait chez beaucoup une impression étrange et dérangeante."

 

FRANK HARRIS
La bombe

"Je m'appelle Rudolph Schnaubelt. C'est moi qui ai lancé la bombe qui tua huit policiers et en blessa soixante à Chicago, en 1886. À présent je vis ou plutôt languis à Reichholz, en Bavière, où je me meurs de phtisie sous un nom d'emprunt, l'esprit enfin en paix.
Mais ce n'est pas de cet individu à bout de course dont je veux parler. L'hiver dernier m'a glacé jusqu'aux os; mon état n'a fait qu'empirer dans ces haïssables rues bavaroises, blanches et larges, cuites par le soleil et balayées par les vents de glace descendus des Alpes. Bientôt, la nature ou les hommes disposeront à leur convenance de mes déchets.
Avant de partir, cependant, il est une tâche que je dois accomplir, une promesse qu'il me faut tenir. Il m'échoit de conter l'histoire de celui qui sema la terreur dans toute l'Amérique, le plus grand homme qui ait à mon sens vécu ; rebelle-né, assassin et martyr. Si je puis dresser un portrait exact de Louis Lingg, l'anarchiste de Chicago, tel que je l'ai connu, si je puis montrer son corps, son âme et sa puissante volonté, j'en aurai plus fait pour le genre humain que le jour où j'ai lancé la bombe..."

JIM HARRISON

La page Jim Harrison sur Lieux-dits

MILTON HATOUM
La Ville au milieu des eaux
Traduction du portugais (Brésil) de Michel Riaudel

 "Juin était arrivé, le pic de la crue, c’est pourquoi nous avons dû embarquer de la berge de l’igarapé du Puits profond pour naviguer jusqu’à la maison au centre de la petite île. Les habitants des cabanes sur pilotis nous observaient surpris, comme si nous avions été deux étrangers perdus dans une zone de Manaus tout sauf touristique. Pourtant le savant Lavedan avait insisté, avant de regagner Zurich, pour que je le conduise à la maison au milieu des eaux, et s’était obstiné à naviguer sur une rivière bordée de masures misérables. "

"Kurokawa sourit, ses petits yeux à demi clos, ce qui instillait une pointe de mystère qui ne fit qu’augmenter au cours de la promenade. Il avait lu un peu sur la faune et la flore du rio Negro, nous dit-il : il connaissait les études de Ducke, O’Reilly Sternberg et Vanzolini. Et il expliqua en termes scientifiques pourquoi les eaux du rio Negro étaient noires comme la nuit. Dans la suite du voyage, il se tint silencieux ; il regardait la forêt, les lacs, le fleuve. J’eus le sentiment qu’il en savait plus que moi ou qu’Américo, et que cette promenade était une sorte de voyage de reconnaissance. "


MILTON HATOUM
La nuit de l'attente

Traduction du portugais (Brésil) de Michel Riaudel

"Je n’ai pas souffert quand ils m’ont arrêté en mars 1968. Mais les cauchemars, la violence et tout ce qui arrive dans la vie de beaucoup donnent à Brasília un sentiment de destruction et de mort que ne peuvent dissiper ni les palais, ni la cathédrale, ni les coupoles du Congrès, ni même toutes les courbes de cette architecture."

"Nous avons marché dans les rues de Macuco jusqu’au canal. Les barcasses reposaient contre les berges, le canal en arrivant à l’estuaire formait un demi-cercle sombre, comme l’entrée vers les ténèbres d’un tunnel. Les wagonnets se tenaient immobiles sur leurs rails ; au loin, les grues, les chariots élévateurs et les entrepôts n’étaient que silhouettes nébuleuses. L’absence des marins et des dockers, les lueurs du canal et des quais, tout épaississait le silence du port de Macuco, comme si la mer s’était évaporée durant la nuit de Noël. Nous avons contourné l’autre rive et, en passant le petit pont au-dessus du canal, nous avons vu deux corps allongés dans une barcasse qui dodelinait sur la grève."

ISABELLE HAUSSER
CELUBEE. Roman des Temps Légendaires.

"Ce qui t'intéresse, c'est ce que tout le monde a oublié, parce que le commencement de Célubée, dont nul n'a gardé de trace, est trop reculé, c'est ce qui s'est passé avant. Avant que la montagne ne soit habitée par notre peuple. Avant que les plantes ne tombent sous ses couteaux et que les moutons et les chèvres ne se résignent à nous suivre."

ERNEST HAYCOX
Les pionniers

"Au bord de l’eau, des radeaux dansaient sur les flots tumultueux, certains inachevés, d’autres alourdis par des chariots déjà arrimés, attendant le départ ; car, après trois mille kilomètres et cinq mois de voyage par voie de terre, cette caravane de quatre cents personnes se préparait à franchir les cent cinquante derniers kilomètres qui la séparaient de l’Oregon en descendant les rapides au cœur des Cascades."

"Les chevaux s’ébranlèrent en file indienne, suivis par les deux vaches et les quatre bœufs qui balançaient la tête en cherchant vainement à brouter. Il enfonça son chapeau à deux mains et traversa un campement d’une centaine de chariots – leurs bâches jetant une pâle lueur dans le gris du sable et de la pluie –, rassemblés sur une étroite langue de lave prise entre la falaise et le fleuve. Les éléments furieux malmenaient violemment les flammes jaunes des feux autour desquels se détachaient des formes sombres, assises ou s’affairant ; et partout dans le camp cheminait un bétail livré à lui-même, en route vers l’ouest et vers un autre mur de brume."


ERNEST HAYCOX
Les Fugitifs de l'alder Gulch


" La rue principale de The Dalles longeait la Columbia dont les rives, constituées ici de pierres de lave, se dressaient, déchiquetées et noires, dans la lumière du quart de lune ; et une légère brise transportait l’odeur d’oléorésine d’un millier de kilomètres de collines de sapins et de désert d’armoise, conférant à l’air un léger parfum âcre et vif."


ERNEST HAYCOX
Le Passage du canyon

"Le poids des arbres se faisait moins écrasant sur ses épaules et le premier plan pâlissait, jusqu’à ce que la piste émerge enfin des bois pour descendre en longues boucles vers la plaine. Juste avant le lever du jour, il aperçut une lumière solitaire qui brillait au loin. "

" La piste les fit contourner le sommet d’une colline et, au coucher du soleil, elle les conduisit à une rivière avec ses abris d’orpailleurs faits de branches et de broussailles, ses tentes de toile et ses fragiles constructions en bois. Ils traversèrent le cours d’eau, franchirent un bosquet de pins et de chênes et débouchèrent enfin dans cette sorte d’allée irrégulière qui constituait la rue principale de Jacksonville."

"C’étaient des braves types, résistants, courageux et bons. Individuellement. Mais là, ils formaient une meute, et l’odeur de la meute s’accrochait à eux, comme l’expression uniforme de la meute se lisait sur leurs visages et les rendait tous identiques : l’attente du regard vide, la bouche entrouverte, les mâchoires crispées."


ERNEST HAYCOX
Des clairons dans l'après-midi

"La ville avait un nom, mais pas de forme, pas de rues, pas de centre. Elle se composait uniquement de cinq maisons, jetées au hasard dans la prairie poussiéreuse, dans l’Extrême-Est du Dakota, et qui se dressaient là, lugubres et anguleuses sur la toile de fond des derniers rayons de soleil de la journée. La voie ferrée, qui offrait à la ville son unique battement de cœur quotidien, sortait du néant tel un ruban noir, touchait cette Corapolis avec une indifférence précipitée, et repartait vers le même néant. "

SEAMUS HEANEY
La lucane,
suivi de L'étrange et le connu

"Si l’on cherchait un parallèle avec la tradition poétique française on rapprocherait sans doute Seamus Heaney d’Eugène Guillevic. Les deux hommes se sont d’ailleurs rencontrés en 1976 au festival de Kilkenny, ils ont dégusté ensemble des huîtres, dont Seamus Heaney fera l’occasion d’un poème mêlant écailles, océan et amitié. […] Chez les deux poètes, règne un même quiétisme bucolique. À cette nuance près que les apparences de tranquillité sont trompeuses chez l’Irlandais. Pour lui, les passions politiques des hommes créent le désordre dans l’ordre des objets." Jacques Darras

"Enfoncer toute impulsion comme une
cheville. Affermir
Le bastion de la sensation. Ne pas vaciller
Dans la langue. Ne pas y vaciller."

"Carrer ? Au jeu de billes, carrer
C’était tous ces biais, ces visées, feintes et
loucheries
D’avant le tir : tous ces

Accroupissements, tensions, pressions du
pouce,
Tentatives, retraits, recadrages,
Ces bras que l’espoir tendait

Vers d’aveugles certitudes prévalant
Par-delà le moment définitif du lancer.
Mille et mille précisions passaient
Entre la portée du doigt et cet espace
Marqué de trois trous ronds et d’une ligne au
sol.
C’était comme loucher par une lucarne du monde."

SADEGH HEDAYAT
La chouette aveugle

"Il est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l'âme, lentement, dans la solitude. Ce sont là des maux dont on ne peut s'ouvrir à personne. Tout le monde les range au nombre des accidents extraordinaires et si jamais quelqu'un les décrit par la parole ou par la plume, les gens, respectueux des conceptions couramment admises, qu'ils partagent d'ailleurs eux-mêmes, s'efforcent d'accueillir son récit avec un sourire ironique. Parce que l'homme n'a pas encore trouvé de remède à ce fléau. Les seules médecines efficaces sont l'oubli que dispense le vin et la somnolence artificielle procurée par la drogue ou les stupéfiants. Les effets n'en sont, hélas, que passagers : loin de se calmer définitivement, la souffrance ne tarde pas à s'exaspérer de nouveau."

JEAN HEGLAND
Dans la forêt

". Pourtant, nous ne pouvions nous empêcher d’être saisies d’une étrange exaltation à l’idée que quelque chose hors de notre portée fût suffisamment puissant pour détruire l’inexorabilité de notre routine. En même temps que l’inquiétude et la confusion est apparu un sentiment d’énergie, de libération. Les anciennes règles avaient été temporairement suspendues, et c’était excitant d’imaginer les changements qui naîtraient inévitablement de ce bouleversement, de réfléchir à tout ce qu’on aurait appris – et corrigé – quand les choses repartiraient. Alors même que la vie de tout le monde devenait plus instable, la plupart des gens semblaient portés par un nouvel optimisme, partager la sensation que nous étions en train de connaître le pire, et que bientôt – quand les choses se seraient arrangées –, les problèmes à l’origine de cette pagaille seraient éliminés du système, et l’Amérique et l’avenir se trouveraient en bien meilleure forme qu’ils ne l’avaient jamais été. "

(!!!)

DEBORAH HEISSLER
Comme
un morceau de nuit,
découpé
dans son étoffe

Profond, élémentaire, dérobé, pre-
mier bleu des lavandes, et la lune
presque pleine. Et cette tache d'un
pâle gris, à mi-colline, et l'oblique
essaim des feuilles qui hésite et se
pose semblable à une troupe d'oi-
seaux.


Cette foison d'iris fleuris, oublieux
lentement de leur nom. Presque trop
de silence et de vide aussi dans tout
cela.Et le temps assez frais.


Et il me semble que la terre pour-
rait ici s'inverser, acquérir la densité
de lignes limpides et singulières.


DEBORAH HEISSLER
Près d'eux, la nuit sous la neige

Fragment d'
incohérence justement
qu'il nous faut voir
voir et lire

Cela ici aussi longtemps
passera par homme
et mot

par un piétinement
sur le sol nu
de l'eau un instant prise


Rêvé l'évidence
que

n'avoir ni limites, ni fin
est un échange

CLAUDE HELD
l'île aux oiseaux

le canal en été
est couvert de lentilles
si bien que tu vois
le plus petit déplacement possible
de la lumière devenue noire
ou
le plus petit déplacement noir
de la lumière devenue possible
tandis que les roseaux
cassés
contre la berge
respirent encore


JACQUELINE & CLAUDE HELD
La voix, le courant, l'estuaire

Tu voudrais déchiffrer, là, sur le sable, des hiéroglyphes de brise. Le vent est doux sur le monde. S'asseoir en silence. Dire nous.

 


JACQUELINE HELD
Mots sauvages pour les sans-voix

"Tu laves ton rêve,
Orange ou vert,
Garanti « grand teint ».
Tu le repasses.
Tu le plies.
Puis tu le poses
Bien à plat
Dans ton armoire
A souvenirs.
Avec un sachet
De lavande.

Tout peut toujours
Servir."

 

D.G. HELDER
La Palude

Un pan de mur
pour cacher ces ordures


retenues par la force d'un esprit qui s'éteint
et sont toujours plus denses et qui se phagocytent
— cloisons de carton et de planches, manches à balai,
enclos aux dindes plébéiennes et chiens
qui marchent de travers, chaises défoncées, bâches,
toitures de tôle et dessus, pour empêcher que cela s'envole,
dans la gamme de l'inemployable ce qu'il y a de plus lourd
tuyaux de plomb, ferrailles, pavés,
pas le moindre dieu tutélaire mais le givre
léchant les traces de pas, la boue, etc.

La rue entourant le baraquement
sale et qui ne pourrait être plus crevassée
pas plus que l'indigène au cou et aux doigts courts,
mine de ruminant et travaillant dans le carton,
qui fredonne avec le swing des rhapsodes tout en faisant
grincer comme une rotule une porte et, en entrant,
qui laisse sortir les poulets.

Le train traverse inévitablement le pont,
cinq coups de cloche ne signifient pas grand-chose.
Contre le ciel rougeâtre, de brun et de blanc
la pâture cicatrise la piste labourée ;
toute prétention à la certitude a le destin
des gouttes tombant d'un haut inutile
alambic sur un tambour huilé.

SMITH HENDERSON
Yaak Valley, Montana

Traduction de l’américain de Nathalie Peronny

"Elle mettait le nez dehors uniquement pour empocher son chèque des services sociaux et passer voir son dealer, quelque part dans les hauteurs, à la limite des terres sauvages de la Yaak Valley. Parfois elle sortait s’acheter des céréales. On la croisait en ville toute poudrée de blanc, les lèvres barrées de rouge et des traînées bleuâtres autour des yeux, un drapeau américain abstrait, un commentaire vivant sur son propre pays, ce qu’elle était d’une certaine manière. "

LOÏC HERRY
Polynésie-Poésie
suivi de
La Poésie c'est...

La poésie, c’est comme une caresse : ça ne sert à rien.

Ce que tu ouvres m’ouvre ce que tu scandes
Me multiplie


LOÏC HERRY
Night and Day

La nuit c'est la nuit qui s'élève et puis ses doigts de froid
La nuit encercle la cité montant des bois d'effroi
Me voici dans la rue plongé dormeur ou vif
Délié de la charge du jour au rythme de mes pas

J'abandonne chez moi le cercle profond du silence
Ma barque s'avance parmi les ténèbres les dieux
Les bandages plâtrés sont ôtés remplacés
En route vers le port où sera caréné le rêve

A l'aube j'ai lu je lirai les annonces classées
Mille mégots seront tendus vers la fin de l'attente
Mille et tous isolés entre le vide et les vitrines
La menace inconnue rampera sous les gestes sourds
A-t-on cloué les portes dans le couloir familier?
Quand la nuit s'achèvera j'irai chercher du travail

CLAUDE HERVIOU
L'enfant de la zone des tempêtes

"Je mesure mes capacités qui sont grandes, très grandes. Je m'accrois de mon enfance dans l'homme que je serai."

STEPHANE HESSEL
Indignez-vous!

Comment conclure cet appel à s'indigner ? En rappelant encore que, à l'occasion du soixantième anniversaire du Programme du Conseil national de la Résistance, nous disions le 8 mars 2004, nous vétérans des mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France libre (1940-1945), que certes « le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos frères et soeurs de la Résistance et des Nations unies contre la barbarie fasciste. Mais cette menace n'a pas totalement disparu et notre colère contre l'injustice est toujours intacte ».
Non, cette menace n'a pas totalement disparu. Aussi, appelons-nous toujours à « une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l'amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. »
À ceux et celles qui feront le XXI ième siècle, nous disons avec notre affection :

« CRÉER, C'EST RÉSISTER.
RÉSISTER, C'EST CRÉER. »

KEIGO HIGASHINO


Romans indépendants



Série Physicien Yukawa



Série Kaga Kyōichirō




ANNE HILLERMAN
La Longue Marche des Navajos

"Ce roman tire en partie son inspiration d’une authentique tragédie. Sous escorte militaire, la Longue Marche a conduit les Navajos de leurs terres sacrées jusqu’à Fort Sumner, au Nouveau-Mexique, et au camp de concentration connu sous le nom de Bosque Redondo. Hwéeldi, l’appellation que lui donnent les Navajos, a imprimé sa trace sur chaque famille du Peuple, y compris sur ceux qui échappèrent aux soldats qui tentaient de les capturer. L’année 2018 a marqué le 150e anniversaire du traité qui a reconnu ce qui est aujourd’hui la Nation Navajo, et a permis aux familles navajo affamées et vêtues de haillons de regagner leurs terres délimitées par les quatre montagnes sacrées. L’infamie de cette version Sud-Ouest de la Piste des Larmes reste inscrite dans les mémoires, et son histoire mérite d’être reconnue comme une page honteuse et authentique de l’histoire des États-Unis. "

 

EDGAR HILSENRATH

Voir la page Hilsenrath sur Lieux-dits



DENIS HIRSON
Jardiner dans le noir

1964. Mon père est arrêté. Il n'est pas mort, il n'est pas là non plus. Le creux de chaque coussin a l'empreinte de son ombre. Dehors, les enfants font la bombe dans les piscines, le vacarme des chiens, c'est du barbelé. L'histoire s'arrête là où commencent les faubourgs.

1965 ou 66. Ma mère achète huit tasses avec les soucoupes assorties et les range dans le placard du couloir. Elles y resteront tant que mon père sera en prison. C'est son rêve de départ à elle, en porcelaine, rappel constant que rien n'est permanent. Calées dans leur papier de soie, tasses et soucoupes, en éclaireuses attendent les autres objets de la maison pour partir ailleurs.

OLIVIER HOBE
Le journal d'un haricot

16.XII. 07, Hôpital Sud


Le veilleur de brumes m'a parlé du titre de l'un des futurs recueils qu'il projette : Moules-frites Karaoké. Magnifique. Il l'a lu sur une des banderoles annonçant une manifestation je ne sais plus où, et je n'en connais pas plus l'objet (le choc du titre, je n'écoutais plus). Si Pierre Peuchmaurd est le témoin élégant cher à Laurent, Jacques, lui, est bien ce passeur charmant, ce voyageur infatigable du livre que l'on nous réclame jusque dans les profondeurs alpestres du Kazakhstan, oui oui. J' aime cet homme, et plus encore son œil qui semble écrire dès qu'il se pose. Le chasseur de têtes poétiques par excellence. De celles qui dodelinent légères, dans un ultime et long battement d'ailes qui précède la chute dans n'importe quelle bassine d'eau de mer à proximité. J'aime la non-violence sociale de ces deux-là, et pourtant...

EMMANUEL HOCQUARD
Théorie des Tables

Rien avant la mer. Une table est face au monde. Comme un ultime point d'appui. Un ultime retranchement. Ou encore, un malaise grammatical.

Claude Royet-Journoud Les objets contiennent l'infini


"Rares sont les livres qui m'ont impressionné. Je ne dis pas influencé. Les influences sont courantes, superficielles et utiles. Elles sont ces sortes d'émotions dont je peux avoir besoin à un moment ou à un autre et que j'accueille alors volontiers tout en sachant qu'elles ne touchent pas, au fond, ce que je recherche et ce que je veux. Elles sont autant d'indices, mêmes vagues et fluctuants, révélateurs de ce qu'au fond je ne vois pas encore. Wittgenstein m'a influencé et m'influence toujours. Lucrèce m'a impressionné.
Etre impressionné par un livre est une tout autre affaire, beaucoup plus rare et bien plus choquante. C'est être soudain pris à contre-pied. C'est se trouver soudain pris de court ou par surprise. Une autre voix a parlé à la place de la mienne. Une autre ?

Tu reconnais le livre
que tu ne connais pas encore

Rares sont les livres qui m'ont impressionné veut dire impressionné comme l'est une plaque photographique : je vois ici dans ce que je n'ai pas écrit quelque chose que je reconnais comme si je l'avais écrit."


EMMANUEL HOCQUARD
L'Invention du verre

"Le récit tend à expliquer et cristalliser (le quatrième état de l'eau) une situation qui n'a pas encore été tirée au clair. Sous couvert d'organisation logique de la mémoire, ce jeu de facettes est une fiction car le sens n'y prend corps que dans l'enchaînement des énoncés, le phrasé grammatical, en gommant ombres et angles morts. En revanche, comme le verre qui est un liquide, le poème est amorphe. Il ruisselle en tous sens mais ne reflète rien. Quel est le sens de bleu? Personne n'a besoin de s'interroger sur le concept de bleu pour comprendre ce que veut dire bleu."


EMMANUEL HOCQUARD
Un test de solitude

La règle dit que voir est un verbe d'action.
Je change la règle et je dis que voir est un verbe
d'état (ou de changement d'état).
Ce qui est évident quand on y réfléchit.
Je vois une feuille. Je ramasse une feuille.
Les deux phrases ne sont pas équivalentes.
Je dessine une feuille est encore autre chose.
Giacometti voit un chien. Ce chien qu'il voit ce
jour-là.
Il dit : « Je suis ce chien. »
Il fait la sculpture de ce chien. Autoportrait.
Je vois Viviane.
Viviane est Viviane.
J'écris les sonnets de Viviane.


EMMANUEL HOCQUARD
Conditions de lumières

Ils ont en commun ce qui
ne communique pas Une
équerre Un feu de naufrageur
Des noyaux d'abricots
L'enlèvement au sérail


EMMANUEL HOCQUARD
Tout le monde se ressemble
Une anthologie de poésie contemporaine

"...J'
aime les chansons qui
distancent leur texte et remplissent
le vide avec des la-la-la ou
les noms des saisons et
des étoiles.
Une loi précise régit
les marées
approximativement. Voir sa
propre mort, là où
les rivières remontent leur cours et les miroirs
reflètent l'envers
de l'image, demanderait
un œil
dans le dos. Je
compte mes mots, ces
plaies toujours
en train de se fermer, toujours à vif. Ma
mémoire qui veille
n'est pas remarquable. C'est
un monde comme
donné. J'ai
refusé
tous les remèdes sauf
toi. Sur la
crête, la lumière, dure,
souligne
les mouvements rapides, un-
deux-trois, seule
réponse aux
courbes sans fin.
Dans des services ridicules, j'
ai dévoilé mes
défenses. Sur moi, les rides du rire
ne s'expliquent pas. Je ne suis pas encor dé­
fini."
Keith Waldrop. Tomber amoureux en dormant.


EMMANUEL HOCQUARD
Un privé à Tanger

"Cancre - l'idée de lenteur est liée à cette origine -vient du latin cancer, qui signifie crabe ou écrevisse. Mais le cancre l'ignore. L'apprendre ne lui ferait ni chaud ni froid. Les étymologies glissent sur lui comme l'eau sur les feuilles de nénuphar. Il regarde voler les libellules.

Il est imperméable à tout. Et aux mots.

Imperméable: sensation composite à base de matière plastique souple et luisante, couleur vert olive ou jaune citron, odeur chimique très écœurante, pluie et vent, froissements et reflets, à la fin des années quarante.

L'inertie du cancre est sans calcul et sans conséquence. Dans l'arc-en-ciel des mérites, il n'a pas de couleur.

Monsieur Lasson, professeur d'anglais, avait coutume de haranguer sa classe en ces termes : « Soyez incolores, insonores et inodores ! »

N'ayant pas voix au chapitre, le cancre n'a pas de voix. Personne ne lui demande rien et, de lui-même, il ne parle pas. S'il doit parler, sa voix s'étrangle. Quand sa voix ne s'étrangle pas, on ne l'entend pas non plus. Ses paroles tombent dans le vide.
En cachette, il collectionne quelques mots rares dont nul, pas même lui, n'a l'usage : nénuphar, étymologie, pyramide, taffetas...

Comme le grand ailante de Tchouang-tseu, dont le bois noueux et fibreux ne peut se débiter en planches, le cancre n'est propre à rien. Il ne prête pas plus attention à ce qui se dit autour de lui qu'à une poulie qui grince. C'est un prêté pour un rendu.

Il n'a ni amis ni ennemis. Quand la voie est libre, il marche droit. Au moindre obstacle, il va de côté, comme font les crabes ou les écrevisses.

Le cancre n'est pas un pitre. Il ne fait pas rire. Relégué dans les régions extérieures de la classe, il est définitivement terne. Il est toujours dernier. Non à l'issue d'une série de compétitions malheureuses, mais quoi qu'il en soit et par avance. C'est son frêle destin, tragique, insignifiant. Un mauvais élève peut espérer devenir un bon élève. Et, par la suite, un policier. Au cancre un tel espoir est interdit. Pour lui, les jeux sont faits et il le sait."

WERNER HOFMANN
CASPAR DAVID FRIEDRICH

"Ce que Friedrich peignit, plus que la nature elle-même, c'est la nature contemplée. [...] Comme l'a écrit David d'Angers, qui lui rendit visite en 1834, Friedrich est le peintre de la "tragédie du paysage" . A cette tragédie, il s'abandonne, fidèle en cela aux accents de la poésie et de la philosophie de ses contemporains romantiques allemands, de Novalis à Schelling. La décision du cadrage est toutefois chez lui souveraine: à l'intérieur, ce qu'il perçoit, ce qu'il cherche à rejoindre, c'est une vibration infinie et sombre qu'il psalmodie par ses tableaux méticuleux et dramatiques, qui rompent si violemment avec tout l'enseignement académique. Rien de néo-classique ne vient ici troubler un romantisme natif et intime qui dégage dans l'unité du visible un nouveau et puissant sentiment de la nature, d'ordre presque musical." Jean-Christophe Bailly

HOMERE
L'Odyssée

"Ô muse, conte-moi l'aventure de l'inventif :
celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,
voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages,
souffrant beaucoup d'angoisse dans son âme sur la mer
pour défendre sa vie et le retour de ses marins sans en pouvoir sauver un seul..."

NICOLE HOUDE
Bancs publics

"Louise entrevoyait le jour où, ne se souvenant plus du nom de ses meilleurs amis, elle les appellerait l'homme de Baie-Comeau, les femmes de La Doré et de Chicoutimi, le couple de Genève et celui de la Pointe Wilson. Elle songeait aux vertus d'une carte géographique où figureraient les noms et prénoms de ses amis, accolés à leur adresse. La femme de la rue Hochelaga, celle de la rue Saint-André, celle de la 41e Avenue, celle de la 9e Avenue et celle de la 34e Avenue, ce ne serait pas simple à Montréal."


 

BOHUMIL HRABAL

BOHUMIL HRABAL
moi qui ai servi le roi d'angleterre

Suivez attentivement ce que je vais vous raconter.

J'étais à peine arrivé à l'hôtel « À la Ville dorée de Prague» que le patron me prit à part pour me dire, en me tirant l'oreille gauche: «Maintenant que tu es groom chez nous, rappelle-toi bien ceci: tu n'as rien vu, rien entendu! Répète!» Je répondis donc que dans son établissement, je n'avais en effet rien vu ni rien entendu. Mais le patron de poursuivre, en me tirant l'oreille droite: «Or rappelle-toi aussi que tu dois tout voir et tout entendre! Répète! » Je répétai donc, interloqué, que désormais je verrais tout et entendrais tout. Voilà comment j'avais débuté

 


BOHUMIL HRABAL
Vends maison où je ne veux plus vivre

Tout au bout de la ville, une porte s'ouvrit violemment et l'aubergiste apparut, traînant derrière lui une jeune fille blonde. Il tenta de la jeter au bas des marches, mais la fille s'agrippa à la rampe en hurlant dans la nuit :
- Laissez-moi viiivre! Laissez-moi viiivre !
D'une main, l'aubergiste lui prit la taille, de l'autre, il sortit son trousseau de clés pour frapper les doigts de la fille et, lorsqu'elle lâcha la rampe, il lui envoya un coup de genou dans le dos. Les bras écartés, la fille chancela sur les marches, puis atterrit sur la route déserte où ses cheveux blonds s'ouvrirent telle une queue de paon, tel un éventail de plumes d'autruche blanches.


BOHUMIL HRABAL
Trains étroitement surveillés

Cette année-là, l'année mil neuf cent quarante-cinq, les Allemands n'étaient plus maîtres du ciel au-dessus de notre petite ville. Moins encore au-dessus de la région, de tout le pays. Les bombardiers en piqué avaient perturbé le trafic, à tel point que les trains du matin passaient à midi, les trains de midi le soir et les trains du soir en pleine nuit, et si par hasard un train de l'après-midi arrivait à l'heure exacte, c'était un omnibus retardé de quatre heures.


BOHUMIL HRABAL
Une trop bruyante solitude

Voilà trente-cinq ans que je travaille dans le vieux papier, et c'est toute ma love story. Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier, trente-cinq ans que, lentement, je m'encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps j'ai bien comprimé trois tonnes; je suis une cruche pleine d'eau vive et d'eau morte, je n'ai qu'à me baisser un peu pour qu'un flot de belles pensées se mette à couler de moi; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j'ai lues. C'est ainsi que, pendant ces trente-cinq ans, je me suis branché au monde qui m'entoure : car moi, lorsque je lis, je ne lis pas vraiment, je ramasse du bec une belle phrase et je la suce comme un bonbon, je la sirote comme un petit verre de liqueur jusqu'à ce que l'idée se dissolve en moi comme l'alcool...

 


BOHUMIL HRABAL
La petite ville où le temps s'arrêta

A la vue de cette sirène tatouée, indélébile sur ma poitrine, mon père resta sans voix, il la contempla un moment sans ciller, d'un regard fixe qui semblait trahir une recherche rétrospective des tenants et aboutissants susceptibles d'expliquer ce stigmate marin ... Mon cœur battait la chamade, si fort que la sirène clignait de l' œil au rythme saccadé de ma respiration...


BOHUMIL HRABAL
Jarmilka

Je me retourne et je vois: sur un coteau lointain, le petit train portant les lingots incandescents halète, différent et pourtant identique à celui que j'ai croisé un instant auparavant à l'aciérie de Poldi ... À présent il se dirige vers Konev et paraît si petit, pas plus grand qu'un harmonica d'enfant ... ou bien comme un train miniature qui traînerait une douzaine de claviers roses. J'entre dans le réfectoire ... mais Jarmilka n'est plus là ...

NORMA HUIDOBRO
Le lieu perdu

"Un scarabée, pattes en l'air, se berçait sottement dans l'eau de la cuvette. Ferroni le regarda avec une certaine appréhension et décida que le mieux était de vider l'eau avec le scarabée dans le trou d'évacuation du bac. Il rinça la cuvette et laissa couler l'eau du robinet. Il se lava le visage, se rappelant la sensation de bien-être qu'il éprouvait chaque fois que l'eau glacée lui fouettait les joues. L'eau le réveillait, le mettait en alerte, lui activait les neurones."

MARIE-LAURE HURAULT
Au canal
images de Frédéric KHODJA

"J’ai tué cet homme. Je l’ai poussé au fond du canal et le même jour, à quelques instants d’intervalle, à quelques mètres de là, je me suis arrêtée. Suffocations, tremblements en rafales, abaissement anormal des pulsations cardiaques, je crois que mon cœur a lâché. Si c’était à refaire, s’il était possible de recommencer, sans rien changer, à mains nues, je le pousserais de nouveau au fond du canal. Parcourus de frissons, agités par le souvenir, mes doigts hésiteraient peut-être, mais à coup sûr ils ne se trahiraient pas."

TIMOTHY HYMAN
Bonnard

« Il y a chez moi un moment où soit par faiblesse personnel1e, soit par manque de solidité des principes reçus tout a été démoli. [. .. ]. Dans cette bourrasque fol1e, je n'avais de guide que mon instinct, le plaisir, ou plutôt la satisfaction trouvée [. .. ]. Le sentiment de certitude se restreignant de plus en plus, en particulier le travail possible devint élémentaire. Heureusement pour moi, j'avais des amis. Aidé par eux, j'ai cru à la signification de simples accords de couleurs ou de formes. C'était le point où je n'avais qu'à écrire. Mais ce n'était qu le commencement d'une convalescence dangereuse. »

TED HUGHES
Poèmes
1957-1994

Entre les rivières et les nuages rouges, à entendre le courlis,
A entendre durer l'horizon.

SIRI HUSTVEDT
Un été sans les hommes

"Quelque temps après qu'il eut prononcé le mot pause, je devins folle et atterris à l'hôpital. Il n'avait pas dit : Je ne veux plus jamais te revoir, ni : C'est fini mais, après trente années de mariage, pause suffit à faire de moi une folle furieuse dont les pensées explosaient, ricochaient et s'entrechoquaient comme des grains de popcorn dans un four à micro­ondes."

GEORGES HYVERNAUD
Carnets d'oflag
Le dilettante

"Nous durons. Sans inscrire nulle figure dans cette continuité du temps, sans y construire rien. Le temps nous est donné comme une matière inutile, inorganique, comme une richesse vaine, hors d'atteinte. Lente coulée de ces nuits, de ces jours, qui ne servent pas. Où nous ne formerons pas une œuvre, une aventure, un acte. Beauté soudain révélée, beauté amère, plénitude de ces mots : « Œuvrer, agir, entreprendre ; commencer quelque chose. » Ici, rien ne commence, rien ne finit, rien ne retient rien de ce qui passe sans fin."

C'est la première chose à éviter, le pittoresque.
Et la seconde : le lieu commun. On va dire ce qui pourrait, ce qui devrait être : la purification par la souffrance - le sens de la communauté né de la misère commune. Mais je n'ai pas vu cela. Juste le contraire. Et je dirai le contraire.