LIONEL BOURG
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Et des chansons pour les sirènes

à Antoine Royet


Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d’esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes

Guillaume Apollinaire

 

 

Tableaux: Mark Rothko, Edward Hopper


C’est au tout début de Sylvie que Gérard de Nerval, rappelant les circonstances comme le climat de certaine « Nuit perdue » — il s’y montre sortant à peine « d’un théâtre où tous les soirs [il paraissait] aux avant-scènes en grande tenue de soupirant » —, brosse le tableau d’une brève mais décisive période historique, laquelle aura déterminé pense-t-il, à raison, la part la plus commune de son  extrême  sensibilité.
1830.
Le 25 février, des jeunes gens, dont le dénommé Labrunie, braillent et se battent à coups de poing, de canne ou de chapeau haut-de-forme à l’occasion de ce qui sera désormais pour toujours la « bataille d’Hernani ».
Au mois de juillet, des barricades s’élèvent dans les rues.
On griffonne des vers. Traduit des légendes allemandes. Parle de République et, à l’ultime page des gazettes, de ces actrices — ces catins — qui « ne sont pas des femmes », la nature ayant omis « de leur faire un cœur ».
En 1832, une épidémie de choléra scelle le sort de nombreuses victimes dans les quartiers les plus misérables de Paris, là où Gérard, qui étudie la médecine, prodigue des soins qui s’avèrent bien souvent inutiles.
Dès 1834, Jenny Colon joue aux Variétés.
« Nous vivions alors, écrit Nerval vingt ans plus tard, dans une époque étrange, comme celles qui d’ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n’était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire ; c’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d’ennuis des discordes passées, d’espoirs incertains, — quelque chose comme l’époque de Pérégrinus et d’Apulée. »
Que d’autres, Charles Nodier, et Musset, Vigny, George Sand, Hugo, Sainte-Beuve même, à la remorque de tout un chacun, aient noté des impressions analogues (n’est pas Chateaubriand qui veut : le « mal du siècle » connut moins de hauts que de bas), n’enlève rien au diagnostic de Nerval. Ce que celui-ci souligne en revanche, précisant que « l’ambition n’était pas de [leur] âge, l’avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs [les éloignant] des sphères d’activité possibles », distingue peut-être encore quelques mauvais coucheurs, à ceci près, l’affaire n’est pas mince, que la posture dissidente participe d’emblée de leur arrivisme : gilet rouge, cheveux en désordre, main leste et verbe fleuri, l’on rencontre plus fréquemment sur les planches des Théophile Gautier que des Pétrus Borel.

*


Nous nous sommes liés quand un monde chancelait.
L’été n’était pas loin. Ou le printemps. Les pâquerettes que l’on mordille et, dans nos cahiers, nos livres, tombés d’on ne savait jamais où, des pétales d’aube, une fleur de glycine, la poussière parfumée d’un bouquet de lilas.
Nous séchions les cours, désertant des salles de classe où rien ne nous retenait plus, ni les professeurs ni nos condisciples, les filles dont nous étions amoureux pas plus que les futurs patrons de bistrot qui, sapés comme des princes — comme Claude François, disons —, jouaient les séducteurs : elle n’en grimpait que plus vite, lundi, mardi, anglais, mercredi, mathématique, histoire et géographie, jeudi, physique, chimie, français, vendredi, italien, gym, dessin, la fièvre du samedi soir.
L’air était tiède.
La pluie lavait le pavé, ruisselant dans les caniveaux, sale, huileuse.
Je réclamais de poètes exclus des anthologies le secours que personne ne pouvait m’apporter, misant sur les ultimes feux du surréalisme autant que, dans un autre domaine, plus incendiaire, je pariais sur les révolutions indemnes de tout stalinisme, interrogeant Bakounine, le Marx de L’idéologie allemande ou les frères Reclus davantage que Lénine, moins Trotsky que Lukacs et Rosa Luxembourg.
Au reste, j’étais avide.
Inquiet.
Violemment agité de très sombres colères.



Tu m’écoutais rêveur. Grattais les cordes de ta guitare ou, la cigarette pendante, chantonnais une ritournelle :

Avec ma gueule de métèque
De Juif errant, de pâtre grec
Et mes cheveux aux quatre vents

te contentant bientôt de marmonner une strophe ou deux de Louis Aragon.
Je ne l’estimais pas outre mesure, ce type.
C’est qu’il avait été la veulerie même et, en regard des auteurs que j’admirais — Breton, Benjamin Péret, Desnos, Crevel, Artaud, René Char —, s’était conduit odieusement, qu’il avait mis sa muse sur le pire des trottoirs et commis des alexandrins plus détestables que les roulements de tambour de Déroulède.
Comment en était-il arrivé là ?
Lui, le plus doué de tous à l’évidence et dont le chant, le chant, oui, qu’il avait ressuscité, greffant le sien aux diverses branches du lyrisme français, m’emportait en dépit de mes réticences, et me faisait pleurer.
Défilent ainsi, lorsque je remonte le courant, les heures que nous usions ensemble à fumer des Gitanes tout en déclamant des poèmes extraits du Roman inachevé, les plus beaux :

Que cette interminable nuit paraît à mon cœur longue et brève
Le poème a comme la vie un caractère d’insomnie
On se retourne on cherche on fuit pour se souvenir on oublie
C’est l’existence tout entière avec ses réveils et ses rêves

ou ceux que Léo Ferré avait soutenus de sa musique :

Je chante pour passer le temps
Petit qu’il me reste de vivre
Comme on dessine sur le givre
Comme on se fait le cœur content
À lancer cailloux sur l’étang
Je chante pour passer le temps

les plus mordants, les plus ironiques aussi, qui te ravissaient, complétant invariablement les vers :

Il a fui le temps des apaches
Plus de surins et plus d’eustaches
Plus d’entôleuse au coin des rues

d’un « ah ! dommage… » plus ironique encore, avant de poursuivre :

La cuisinière de Landru
Relève de la préhistoire
Depuis que l’on a les crématoires
Qui déjà soit dit entre nous
Font un peu conte de nounou
Quand on pense à ce qu’on peut faire
En passant par la stratosphère

morceau dont tu prisais l’humour noir, lequel fut longtemps ta spécialité.
Aragon… Je t’avais offert, le soir de tes vingt ans, Le fou d’Elsa. L’eau a coulé, depuis.
Mais aujourd’hui comme hier (c’est entre nous seulement : je tiens à ma réputation !), l’œuvre du bonhomme demeure une manière de sac où nous puisons de quoi nourrir notre connivence. Évoquant récemment l’âge que nous avons, la soixantaine qui approche, tu remarquas d’ailleurs, un léger sourire aux lèvres, que la vie, ce qui d’elle ou en elle s’obstine, du moins, épousait l’allure de cet autre poème,
Le truc d’Aragon, tu sais…
soufflas-tu, murmurant aussitôt :

Maintenant que la jeunesse
S’éteint au carreau bleui
Maintenant que la jeunesse
Machinale m’a trahi
Maintenant que la jeunesse
Tu t’en souviens souviens t’en
Maintenant que la jeunesse
Chante à d’autres le printemps
Maintenant que la jeunesse
Détourne ses yeux lilas
[…]
Il fait beau à n’y pas croire
Il fait beau comme jamais

que c’était ça, l’enjeu, ou que, merde ! ce serait trop bête, tu voudrais bien que cela le fût.
Moi aussi, Antoine. Moi aussi.

*


Absent, quelquefois.
Comme ailleurs.
Cultivant cette façon d’exister en retrait des choses, du monde même, qui fut la tienne — ce n’était ni prétention ni détachement véritable, une sorte de nonchalance métaphysique plutôt, ou de la solitude très nue, le regret il me semble de ne pouvoir faire halte en quelque monastère, et de t’y découvrir —, je me suis régulièrement demandé si, sous les sarcasmes :
Ridicule !
tranchais-tu pour un oui ou un non, taxant de vanité ce qui te dévorait (l’amour, si difficile, certaines aspirations, dissimulées, muettes), sous ton pseudo-cynisme et ce dandysme, cette élégance avec laquelle tu combattais souffrances et angoisses, sous tous ces masques, n’est-ce pas ? ces faux airs, l’enfant, le gamin que tu fus n’essayait pas de me faire signe.
Toujours est-il qu’il s’agissait d’abord de t’évader.
Te soustraire à ces heures bouffies d’une absence beaucoup plus vertigineuse que celle dont tu subissais les assauts, ton goût du repli, ou cette stratégie de la dérobade, te permettant d’opérer sur l’estrade une espèce de retour fulgurant.
Un monde vacillait, disais-je.


Tout s’uniformisait entre les maxillaires d’une machine affamée d’espace comme de temps, si bien qu’avec la société nouvelle, qui s’était établie tandis que nous devenions des adultes, qui régnait maintenant, gouvernait jusqu’aux âmes, rien ne permettait plus l’expression de notre ingénuité, de cette joie, sans doute — folle, inoubliable — figée dans la paume du petit garçon que tu avais été, lequel te regardait, sur une photographie, perdu parmi les dunes d’un bac à sable.
Peut-être ne sommes-nous l’un et l’autre que d’incurables mélancoliques.
Des survivants.
Ou, dans l’histoire de cette humeur morose — le mal « anglais », assurait-on au XVII° siècle : pas besoin de relire l’énorme traité de Robert Burton, il va de soi que ton exquise politesse et, vaille que vaille, l’acidité de ton esprit, eurent toujours un accent britannique —, les fils adultérins du Docteur Jekyll, de Dorian Gray voire de Jack l’Éventeur.
La faute à qui ? À quoi ?
Ne cherchons pas d’excuse : on devrait, par acquis de conscience, et par mesure d’hygiène, assassiner à vingt ans sa mémoire.

*


Sortis du lycée, nous nous attablions au Commerce ou, l’après-midi, au Continental, café dont le juke-box nous attirait comme deux mouches. Dylan :

Hey ! Mister tambourine man,
Play a song for me,
I’m not sleepy
And there is no place i’m goin’ to


chantait ab imo pectore le même refrain, celui-ci ou un autre — la boîte à succès était pingre —, ne s’arrêtant que pour céder la place à Jean Ferrat :

Encore un jour qui vient au monde
Dans le premier moteur qui gronde
Dans le premier enfant qui pleure
J’écoute monter la rumeur
Du point du jour

chanson d’Henri Gougaud que l’interprète presque officiel d’Aragon — décidément ! — distillait d’une voix plus chaude que le breuvage matinal évoqué à la fin :

Mon bonheur me fait un peu honte
Tandis que dans la chambre monte
La bonne odeur du café noir
Encore un jour la vie l’espoir
Le point du jour.

Ce n’était pas pour boire, on me croira sur parole (une bière tout au plus, un blanc ou un crème, nos moyens ne nous autorisant pas les libations qu’imaginait ma mère :
T’es encore saoul ?
lâchait-elle quand je rentrais, fort tard, persuadée que je glissais sur une pente fatale :
Tu finiras clodo !
et qu’ils avaient bon dos, les poètes, aurait-elle seriné, la nuit entière, du Pierre Mac Orlan, et du Villon, du François Coppée, du Lamartine ou du José Maria de Heredia :

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal

pourvu que cela ronfle, nom de Dieu ! mais ronfle !), non, ce n’était pas pour picoler que nous nous installions sur une banquette dont la moleskine bâillait au moindre mouvement. Il nous fallait tuer le temps. L’user. L’éreinter. Le passer — Aragon, encore —, comme on passe et repasse à la moulinette la plus exécrable minute, moins l’étreindre que l’étrangler, l’écraser, le piétiner dans la sciure qu’une femme de ménage avait le matin dispersée sur le plancher du troquet où, les alcooliques en savent quelque chose, qui contemplent dans les reflets de leur ballon de rouge l’éclat d’une durée fuyante, nous caressions des rêves.
Vides. Nous étions vides.
Comme par excès d’envies et de désirs, d’amour, d’ennui, d’insatisfaction :

I can’t get no !

gueulait-on en chœur — de fièvre, de colère.
Quiconque s’efforcerait de comprendre ce genre de sentiment — cette viduité, d’accord, pourquoi ne pas en convenir ? ces instants d’abandon, de subjectivité sans emploi ni objet — n’aurait qu’à s’en remettre aux tableaux d’Edward Hopper.



À cette toile, surtout, Nighthawks, de 1942, cent fois reproduite, banale, décorative puisque elle traîne partout dans les livres consacrés à la peinture du XX° siècle ou sur les tourniquets proposant un choix de cartes postales. Tu l’as naturellement en tête. Trois personnages sont assis dans un bar, dont un couple, auquel s’adresse le serveur. La scène, saisie, prise comme par la glace à l’intérieur de la clarté verdâtre de l’établissement, tient en quelques attitudes, quelques poses tandis que, dehors, l’agitation paraît s’être assoupie. La nuit vient. Vivre, mourir, aimer, remuer des idées noires, siroter un verre ne sont plus que des actes d’artifice et les gestes de chacun, cinématographiques, froids, se figent dans cet aquarium — cet aquarium, c’est ça —, l’effacement programmé des individus réunis au sein d’un tel non-lieu s’accroissant de l’impression que l’on éprouve d’être mis en présence de simples figurants.
J’aurais pu choisir un autre tableau. Une autre séquence. Un autre film.


La jeune femme d’Automat, par exemple, de 1927, belle, mais sagement, pudiquement, qui déguste un café sans que l’on puisse deviner si elle attend ou espère quelqu’un.
Le monde, autour d’elle, se compose d’objets (corbeille de fruits, lampes alignées au plafond, grand miroir ne reflétant que l’obscurité, radiateur), la ville que l’on pressent, à laquelle on cède tout en la redoutant, n’étant pas une seconde cette pure fiction, dessinée, peinte, qu’analyse François Bon dans son essai sur Hopper mais bien la réalité crue, irréelle par voie de conséquence, de nos rapports sociaux désemparées : la vie n’est pas un roman.
Or, elle prétendit l’être.


Le capitalisme étincelait sur la carrosserie des voitures d’Amérique et, malgré la succession des guerres coloniales, en Indochine, en Algérie, au Viêt-nam, les Clark Gable d’Unieux comme de Rive-de-Gier, les Marylin, les Liz Taylor ou les Lauren Bacall débarquant du bus derrière la Grand-Poste de Saint-Étienne, et les Burt Lancaster, les Kirk Douglas, les Bogart clope au bec juste avant les Brando, les Jimmy Dean de fête foraine, lesquels n’en possédaient pas moins leur carte du Parti, ne ressentaient aucune honte à picorer les miettes de l’abondance.
Heureux temps.
On aimait Vian, Cora Vocaire, Janis Joplin et Presley :

If you are lookin’ for trouble,
You are in the right place.

les rengaines de Prévert, Ray Charles, Mitchell et Serge Reggiani.
Mais c’est fini. Totalement fini. Out. Terminé. Le décor vire à l’apocalypse.
Des téléviseurs, des machines à laver ou des réfrigérateurs gisent au milieu des parkings, désossés. Les poubelles chient sur les trottoirs et des sacs de matière plastique frissonnent quand le vent se lève, accrochés aux antennes de la téléphonie mobile.
On fume du crack. Avale des pilules d’extasy.
Si j’avais quinze ans, Antoine, je vivrais au quatorzième étage d’une tour ou d’une barre à loyer modéré. 
On m’aurait renvoyé du bahut.
Le soir, pour m’amuser, et caillasser les flics, les pompiers, je cramerais des automobiles.

*


Je me partageais entre deux univers quand nous nous devînmes complices.
L’un, à Saint-Étienne, où je retrouvais quelques camarades — Michel, mon cousin, Galby, Galby « le Magnifique », qui nous recevait rue Mercière, Jean-Mi, enfin, surnommé le « gamin », grand lecteur d’Éluard et qui, secrètement, écrivait des poèmes : vautrés sur le plancher d’un appartement pour moi faramineux (c’était, dans un immeuble bourgeois, des pièces tarabiscotées, dont les placards vomissaient quantité de livres ; une grand-mère y paraissait à l’heure du thé, emmitouflée dans sa robe de chambre, prononçant en yiddish des propos qu’il valait mieux ne pas saisir cependant que notre hôte, qui nous initiait à la musique de Miles Davis, la consommation d’herbe et aux arcanes de la pataphysique, s’ingéniait à la terroriser), nous refaisions le monde, nous querellant autour d’engouements contradictoires, Steinbeck, Lewis Caroll et William Carlos Williams contre Charles Morgan, Melville, Cendrars ou Larbaud plus que Gide, rêvant, dès la deuxième bouteille de muscat achetée dans un café place Grenette, aux corps mystérieux que nous cachaient les filles.


L’autre, à Saint-Chamond, où je rôdais dans les allées du jardin public, ayant tout lâché, le foot, les copains, les cailloux rangés dans des boîtes à chaussures, les études, l’Indien que je n’étais pas devenu, les disques de rock and roll.
On met des années, des décennies, toute une vie parfois pour naître des choses que petit à petit l’on délaisse.
Des années avant de chanter à nouveau Blue suede shoes ou d’écouter, la larme à l’œil, l’inoxydable refrain :

Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme un jour de feuillages au front
Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche

(et si je renifle, l’écoutant, c’est de l’avoir relu l’an dernier sur une pierre tombale, au cimetière de Côtes-Chaudes), des années pour accepter d’être ce gosse moins hypocondriaque, ou dépressif, qu’infiniment malheureux.
Ils s’y entendaient, va.
S’y entendent toujours, les parents, les poètes, les curés, et que les mioches en crèvent !
Même si c’était ça, le chant, l’espérance.
Ça, la voix, les mots charnus, charpentés et tout vibrants d’on ne s’explique pas quelle émotion le long des cordes vocales, des raclement de gorge avec, et ce bruit d’eau que l’on évacue, ces gargouillis d’évier quand la parole s’enraye, tout se déchire alors, tout s’englue, les phrases rougissent, tu craches du sang, des verbes, des adjectifs, n’importe, c’était ça, bien sûr que c’était ça, la langue, et pour marcher, courir, pour se tenir debout des jambes artificielles au seuil de ses effrois comme sous le déluge ou dans l’effondrement du rythme, des châteaux et des songes :

tatata-tatata-tatata-tatataire,

douze fois, et douze fois encore l’éternité traînant la patte à tirer comme au bout de sa laisse des cerfs-volants dont les fils s’embrouillent dans les jardins du paradis perdu.

*

Il faisait très froid, ce 24 décembre.
Je t’avais accompagné près de Tarentaize, dans les monts du Pilat.
Une épaisse couche de neige recouvrait le plateau, et le vent, glacial, gémissait sous la porte de la maison où nous avaient accueillis d’aimables demoiselles. Des gens que je n’appréciais pas étaient là. Rejetons d’épiciers. Amateurs de calembours. Petits cons d’assez bonnes familles. Fidèle à mon sourcilleux caractère, je fus désagréable, boudant, grommelant dans un coin quand la soirée se fit plus chaude, l’alcool et les slows diffusés en sourdine :


Time, time, is on my side

favorisant les rapprochements qu’escomptaient les convives.
Vers onze heures, quelqu’un donna le signal du départ : l’église  avait été construite à l’extrémité du village et ces braves garçons, ces douces jeunes filles, n’auraient pour rien au monde raté la messe de minuit.
La décision m’exaspéra. Mais, faiblesse, pusillanimité, je suivis.
Nous nous aventurâmes dans la neige, progressant avec difficulté malgré les rires et les gloussements des péronnelles qui trébuchaient, leurs chevaliers-servants se précipitant afin de mieux les peloter au passage.
Nauséeux, bien décidé à ne pas participer à la mascarade, je franchis le porche sacré sans dissimuler ma désapprobation, guettant le début de la cérémonie pour manifester mon dégoût. D’insultes en commentaires désobligeants — sarcastiques, grivois —, je fus, manu militari, rapidement expédié dans la neige qui n’avait pas cessé de tomber.


Je m’y couchais avec délectation, oubliant qui j’étais, ce qu’ici j’étais venu faire et, tandis que les paroissiens se réjouissaient :

Il est né le divin Enfant

je fus un instant heureux, heureux à crier, vociférer, car si tout était faux, mon existence, mes amours, les sonnets peaufinés en me souvenant des nichons de la grosse Josette ou de l’humidité sous mes doigts quand je l’avais caressée à travers sa culotte :
Ça sent le foutre !
avais-tu claironné, pénétrant à l’improviste dans ma chambre le jour où elle m’avait promis que « nous le ferions », ce qui, rideau, n’advint pas, merci, Antoine, merci, il me restait cette candeur tout là-haut qui brillait, scintillait comme jamais sous les coups de poignard de ses milliers d’étoiles.

*


La neige, le froid.
Je les aurai choyés.
Recherchés avec avidité, plus que le soleil, plus que la nuit, les silhouettes des femmes que l’on épouserait sur l’heure quand elles surgissent au détour d’une rue comme sur les marches d’une volée d’escaliers, à Lyon — pleuvait-il ? je ne m’en souviens plus —, les aurai traqués, l’hiver, volés dans les phrases d’autrui, les versets de Saint-John Perse, les contes, les chansons.
Et celle-ci, celle-ci, rappelle-toi, que je chérissais entre toutes, qui est d’Apollinaire et de Léo Ferré :

Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux

Les brebis s’en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant
Changeant et puis encor que sais-je

combien de fois ne l’ai-je fredonnée ? j’en avais plein la bouche, l’inventant au rebours de toutes les désillusions cette fille, cette femme :

Marie !

ignorant qu’elle viendrait enveloppée dans un châle d’innocence, et qu’elle me sourirait, là, sur une natte, un vague tapis couvrant le sol d’une maison d’emprunt, de l’autre côté de la mer que je n’avais jamais traversée.
Tu vois, je n’ai pas trop changé.
Tu m’as connu bredouillant l’ultime strophe de cette même romance :

Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine

triste, enthousiaste, vindicatif, stupide, injuste quelquefois.
Toi, tu susurrais du Brel ou du Brassens — du Ferrat, de l’Aragon, pardi :

Je me sens pareil
Au premier lourdaud
Qu’encore émerveille
Le chant des oiseaux
Des gens de ma sorte
Il en est beaucoup
Savent-ils qu’ils portent
Une pierre au cou

Quarante ans plus tard, la pierre pèse encore, et nous allons, un peu balourds, un peu naïfs, Antoine, un peu lourdauds.
Rien n’est mort, pourtant. Non.
Rien n’est mort.
Ni les sirènes qui nous charmèrent. Ni tes chagrins ni tes étonnements.
Les inquiétudes que sur les bords de la Loire, flânant, nous mettions en commun.
Ni nos émois ni, sur la route où tu roulais à gauche dans le brouillard :
Allez, Lionel, on se viande !
 nos rires, l’amertume au cœur de nos plaisanteries, nos couplets de deux sous, nos rimes, nos chansons.

P.S. :
Écrivant à Roland Brancourt, que tu connus, je crois, au temps de nos adolescences, j’en appelais le mois dernier à Breton, lequel releva dans la presse de 1950 deux faits divers concernant l’île de Sein : il s’agissait de drapeau noir, d’indépendance, de sédition.
À mon tour.



Je lis, en effet, dans Le Monde daté du 24 décembre — joyeux Noël ! et c’est, pour nous, une forme d’anniversaire—, ce titre :

Les Indiens de la tribu des Lakotas
ne veulent plus être citoyens des États-Unis

l’article précisant que ces hommes, membres de la nation Sioux, ont le 17 décembre 2007 rompu les traités signés en 1851 et 1868. Réduits à la plus effarante misère (97% des habitants de la réserve de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, vivent en dessous du seuil de pauvreté, 85% sont dépourvus d’emploi, l’espérance de vie n’excédant pas 44 ans), les Lakotas récusent ainsi, radicalement, l’appartenance à un empire qui s’est construit sur les cadavres de leurs ancêtres.
Une telle nouvelle ne pourra que te plaire : nous avons même assise. Et puis, en ces semaines de sidérante vulgarité — le néo-conservatisme, qui triomphe, ne s’en pavane qu’avec plus d’arrogance, lunettes noires, Rolex au poignet, mannequin au bras, spécialiste de la blague graveleuse en dévotion —, je me prends à concevoir une rupture plus cinglante, plus définitive que celle revendiquée par le domestique du CAC 40 en poste à l’Élysée. Indiens français — il y en eut —, nous ferions sécession, rendant les uns après les autres nos cartes d’identité à l’État dont le chef  légalise le contrôle du sang aux frontières d’un pays qui fut celui des droits de l’homme.

*


Il y a cela, enfin, que l’on apprend en écoutant la radio ou, comme moi, le hasard ne se trompe guère, chez un bouquiniste avec qui j’ai coutume de m’entretenir, la mort de Julien Gracq, de sorte que l’on rentre chez soi plus las, plus incertain, ses jours comme une poignée de sable humide entre les mains.
Il fait gris.
C’est, au-dessus de la ville, un grand ciel embourbé, de longues tresses de vase à marée basse et, partout, des chevelures qui se défont, que l’on coiffe, recoiffe, tant de nuages, de mèches emmêlées ou cette crinière au vent d’une bête que l’on ne peut contraindre, qui court, galope, se coucherait-elle chaque soir, à bout de force, sur les feuillages d’ombre amassés le long de la Route, ou loin vers la Presqu’île, près du Château d’Argol, quelque part, là-bas, là-bas, dans la brume enserrant le Rivage des Syrtes.

Décembre 2007