LIONEL BOURG
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Dessins et Peintures de Yves Tanguy

Ce qui pleure en moi pour être délivré

à Catherine, ma mère

Et je sais que jamais je ne pourrai
donner au monde ce qui pleure en moi
pour être délivré.

William Faulkner

 

 


C’est un enfant.
Un vieil homme, peut-être.
Une femme usée, flétrie, qui rêve ou se souvient confusément des gens qu’elle a connus, jadis, un mari, des amants, les membres désormais indistincts d’une même famille.
Une femme que l’on appelle « madame ».
Ou maman. Tatan. Grand-mère.
Dont les doigts bougent à peine sur le drap du lit qu’une aide-soignante vient de border :
Faut la laisser dormir, maintenant.
Qui geint.
Se lamente.
Que l’on embrasse, quitte ou caresse d’une main hésitante au moment où des grincements, des bruits de fauteuils et de chariots dans le couloir, c’est étrange, pense-t-on, cela se reproduit lors de chaque visite, font sursauter la patiente d’à côté, laquelle, comme d’habitude, bougonne on ne sait quoi, le visage empreint d’un horrible sourire.
Il fait chaud dans la chambre au deuxième étage de l’hôpital ou de la maison de retraite.


On a tiré une chaise.
S’est assis près de l’unique fenêtre.
Le vent souffle, dehors. Il pleut. Une légère buée masque le paysage quand on reste longtemps à observer les piétons, les voitures.
Les heures, les minutes s’écoulent.
Le front contre la vitre, on examine cette tache, cette furtive auréole qui naît, s’estompe très rapidement, se dépose à nouveau, s’étend, s’efface tandis que, d’un geste machinal, on dessine une silhouette, vite, vite, comme si ces lignes enchevêtrées, cette pauvre figure que l’on esquisse et qui disparaîtra bientôt pouvait, ne serait-ce qu’une seconde, retenir un peu de vie, là, sur le carreau, parmi les gouttelettes.
Il y a des gens que l’on croise en partant.
Certains froissent des fleurs maladroitement dans leurs mains.
D’autres, qui bavardent ou plaisantent sur le pas de la porte, offriront tout à l’heure au malade — au mourant — d’inutiles friandises, des paquets de biscuits, une boîte métallique remplie de gâteaux secs.

*


Je suis l’un d’eux, maman.
L’un de ces individus sans véritable qualité.
N’importe lequel parmi ces proches qui s’attardent au chevet de qui s’en va, s’éloigne, une ombre pour toi, ou cet inconnu, ce type dont l’apparence t’indiffère :
Bonjour monsieur
grommelles-tu, m’identifiant toutefois après un instant de sommeil :
Mon fils !
rien ne justifiant cette brusque reconnaissance, laquelle s’adresse à quiconque se tient près de toi, médecin, infirmier, pédicure, kinésithérapeute, moi, aujourd’hui, et peut-être ne distingues-tu dans la brume cotonneuse du temps que la frimousse d’un de mes frères.

*


D’où me regardes-tu ?
De quelle nuit où nul n’existe, perdue, irrémédiablement égarée sur cette crête avant de choir, marmonnant un mot, une phrase :
Je t’aime
(je t’aime, je t’aime, c’est à chialer comme aucun gosse ne chiala jamais, je t’aime, je t’aime, je t’aime), ou bien : « j’ai peur », ne déguisant plus rien de ton effarement, seule, rabougrie dans ce lit où tu n’en finis pas de mourir.
Et c’est assez.
Assez de cris lancés pêle-mêle. De rage. Ou de tendresse. De tendresse, oui. Toute cette cohue, cette tripaille, en toi, des sentiments.
Cela cognait, tambourinait si fort.
Les grands sacs de larmes, ensuite, nous y puisions à tour de rôle quand nous n’en pouvions plus, des coups, des embrassades, ne souhaiterais-je me souvenir à présent
Calme-toi, repose-toi, là, ne crains rien
que des jeudis sur la route du « Petit Bois ».


Ce n’était, en direction de Chavanol, au creux d’un virage, qu’un modeste refuge. Quelques arbres. Un tapis d’aiguilles et des buissons qui se gonflaient de mûres quand l’été touchait à sa fin. De pauvres bruyères, aussi, noires, squelettiques, dont les plus résistantes s’agrippaient aux chicots de schiste juste au-dessus de la ville.
Nous étions allés au cimetière, évidemment.
En revenions, l’esprit pollué d’effroi. De honte. De chagrin. De dégoût.
Comment jouer dès lors ?
Rire ? Gambader ?
Chanter, la scander tout à trac, l’immuable ritournelle :

Un kilomètre à pied,
Ça use, ça use,
Un kilomètre à pied,
Ça use les souliers !

la vie
Elle a bon dos, c’te garce !
reprendrait-elle ses droits. La nôtre, ou son reflet dans une flaque, le carré de tôle aux bords en dents de scie qui lui servait de miroir, se nourrissait de peu.
Un bouquet de violettes.
Des colliers de graines que tu nous attachais autour du cou.
Une poupée mal en point, dont les cheveux de laine ne s’enracinaient à même l’étoffe qu’avec des bouts de chiffon trop lâchement cousus, une orange dans nos souliers, à Noël, ou cette bannière, cette oriflamme d’azur que, les beaux jours — l’idée, l’image te plaisaient —, la main du Dieu auquel je ne croyais déjà plus
Mais si, mais si, j’ t’assure !
avait noué aux quatre coins de l’horizon.

*


Or tu es là, bouche ouverte, un drap, une couverture dissimulant ton corps décharné.
Deux bouteilles d’eau.
Des gants d’examen en PVC, qui pendent sur la table de nuit.
Divers produits avec lesquels tout visiteur doit se laver les mains. Le verre dans lequel trempe ton dentier. Les cinq ou six photographies de tes petits enfants ou d’André, de Sylviane et de moi prises le jour de ton anniversaire. L’enveloppe de papier kraft où l’on a rangé les cartes postales que chacun t’envoyait, l’été, de son lieu de vacances. Un flacon d’alcool. Du savon liquide et des compresses non tissées à côté de la pompe à morphine. Une plante que plus personne n’arrose. Des serviettes de toilette jetées sur le fauteuil. Une fiche oubliée par l’infirmière qui bredouille en se retirant :
Ça va aller, monsieur ?
cependant que le médecin de garde, beaucoup plus à l’aise, m’entretient philosophiquement de la continuité de la vie.
Samedi. Dimanche.
Les couloirs sont déserts.
Un haut-parleur diffuse le programme de « Radio-nostalgie ».
J’entends la voix de Ray Charles. Lente. Plaintive. Celles de Bob Marley, de Michel Sardou :

Elle court, elle court,
La maladie d’amour.

chanson absurde, qui retentit d’une chambre à l’autre tant le personnel, plus rogue, moins aimable le week-end, augmente le volume, de sorte que Sardou braille de plus belle, et Renaud, et Michel Fugain, l’efficace camisole musicale enfermant davantage chaque vieillard au sein de son hébétude.
Vient l’heure fluctuante du goûter.
On me propose une boisson chaude.
J’accepte un chocolat. L’absorbe aussitôt. Avale sans trop m’en rendre compte une molle pâtisserie industrielle.


Quelques fantômes — quelques reclus — mettent à profit le relâchement de la surveillance pour se risquer hors des réduits qu’ils occupent. L’un, dont les hurlements ne cesseront plus :
Salopards !
accuse l’univers de toutes les forfaitures.
L’autre, moins irascible, toujours à répéter les mêmes interrogations :
Vous venez pour m’emmener en prison ?
Où elle est, ma femme ?
campe au milieu du réfectoire ou, la tête inclinée, prête à toucher le mur, déclare qu’il « veut chier ».
Une troisième, maigre, tremblante, trottine et se cramponne aux dossiers des chaises alignées le long du corridor principal, déchiffrant au passage les consignes du tableau de service :
J’m’en fous complètement !
lâche-t-elle en rejoignant son antre.


Puis tout recommence. Tu gémis. T’agites. Transpires. Prononces des lambeaux de phrases que je ne réussis pas à comprendre, ou — J’ai mal !
t’étrangles, baves :
Papa, j’ai mal !
respirant de plus en plus difficilement, une pause, longue, très longue, une et une encore, ou comme un râle, quelque chose qui te déchire la gorge jusqu’au moment où ta poitrine ne se soulève plus, dont les tressaillements se brisent en un hoquet, une saccade.
Dis, maman, c’est dur, c’est si dur de mourir ?
Ou bien la vie n’est-elle que cette espèce de bête qu’il faut recracher à la fin.
Rendre. Vomir. Avec le souffle, l’âme :
Je tombe !
et cette supplique, terrible, en guise de prière :
Tirez-moi, de là !
dix fois, vingt fois se déchiquetant sous tes lèvres brûlantes avant de te rendormir.

*



Attendre.
Près de toi, attendre.
Tout à côté, t’essuyant le visage ou, du bout des doigts, relevant avec mille précautions la mèche de cheveux qui te gêne.
Sourire. Cacher les larmes que tu devines peut-être. Articuler ces paroles idiotes :
Oui, oui, c’est ça, oui, maman, ne t’inquiète pas, oui…
te regarder sans oser te prendre dans mes bras, partir et, sous la lampe, rédiger cette lettre stupide — vaine, obscène — que jamais tu ne liras.

*


On laisse au fond si peu de soi.
Cinq, six gestes qui touchèrent quelqu’un, dont il se souvient.
Des bouts de ficelle, des brins de paille que l’on balaie le soir, quand il est temps d’aller se coucher. Des enveloppes jaunies, ceintes d’un ruban, en vrac le plus souvent sous le fatras d’épingles et de factures entassées dans un tiroir. Des carnets, parfois, ou des morceaux de papier sur lesquels on s’efforça d’écrire ce que l’on avait vécu, compris, ignoré, voulu, supporté, trahi, sacrifié, offert, désiré, volé, retenu, manière de dénouer l’écheveau, désembrouiller les fils qui nous gardent attachés les uns aux autres sous la pluie, sous la neige.
C’est toujours la même histoire, n’est-ce pas ?
On la tisse, la ravaude, quand elle s’use — et elle s’use, putain ! ce qu’elle s’use —, avec de nouveaux songes, s’enfonce dès que l’on peut des pointes minuscules ou des échardes à l’intérieur du cœur.
Mais tant de détresse, tellement de douleur, de craintes et de souffrance alentour, toute cette misère de vivre et de survivre, ou de crever, ces gens qui gueulent comme des putois toujours la même rengaine :

Capri,
C’est fini !

ces femmes, ces hommes que je croise, auxquels j’adresse un « bonjour » sonore, afin qu’ils m’entendent, sachent que je les salue, qu’ils existent, un peu, un très petit peu sur ce rivage où la solitude les ploie, comment en être dignes, rien ne change, ils pleurent, grognent, ricanent, on a beau faire, beau les aimer, leur apporter du vin, des bouquets, L’équipe, Marie-Claire, des caramels, ils sont loin, si loin que devant eux le plus bourru des fils n’est qu’un môme apeuré, qui renifle, fait semblant d’éternuer en triturant son mouchoir, la tête, les épaules enfouies sous de sales étoiles.

*


J’y suis retourné, au « Petit Bois ».
Le soleil se drapait de nuages, découpant en plein ciel, sitôt qu’il paraissait, des franges, des lanières, lesquelles flottaient au-dessus des collines qui s’élèvent dans les parages du Planil.
J’ai gravi la rampe que nous suivions il y a cinquante ans — cinquante ans ! ce n’est pas possible ! — à travers les ronces, écartant du pied les tiges griffues, repoussant les fougères brunissantes, qui se piquent de rouille en ce mois de septembre qui sera ton dernier. J’ai posé les mains sur l’écorce d’un pin. Contemplé les châtaigniers, les hêtres sans vraie vigueur encore et l’étroite lisière d’un bosquet de bouleaux, plus bas, me promettant de ramasser une poignée de ces feuilles qu’enfant je semais à la ronde, imaginant que je distribuais, avec la prodigalité d’un prince, bijoux et pièces d’or. Au sommet, sur la pierre presque noire, çà et là croûtée de quartz, je me suis installé près d’une grosse bobine de câble électrique — le pylône, qui t’avait surprise à l’occasion d’une ultime escapade, s’avère gigantesque —, m’asseyant en tailleur, comme le petit Indien que, pour toi, au gré de tes rêveries, à cause de la chanson qu’interprétait Henri Salvador si ma mémoire est bonne :

Petit Indien s’en allait
Sur son joli canoë
Ohé !

 

 


j’avais — 1954 ? 1955 ? — tout un automne été.
Indien…
Je bredouillais les noms que j’avais entendus, avec d’autres d’ailleurs, non moins fabuleux, auxquels ils se greffaient : Lénine, Cheval fou, Ray Sugar Robinson, Pancho Villa, Nestor Makhno, Taureau assis, Marcel Cerdan, Lachenal, Béla Kun, Rosa Luxembourg, Thor Heyerdahl, Mangas Colorado, Sacco et Vanzetti.
Ton frère — Dudu, tonton Dudu (il vient te voir, m’embrasse ou me serre la main :
Pauvr’ vieille
murmure-t-il en tournant les talons) — n’en était pas avare, qui tonitruait du Brassens tout en racontant des sagas dignes d’une superproduction hollywoodienne.
Aventures de bandits.
De peaux-rouges. D’alpinistes ou de boxeurs.
Légendes illustrant les exploits des voleurs de grand chemin comme des anarchistes d’Ukraine chevauchant par monts et par vaux après avoir incendié la maison d’un riche propriétaire.
Expéditions mythiques. Récits d’émeutes, de règlements de comptes à O.K. Corral ou derrière les usines des Aciéries et Forges de la Loire, quelle avalanche ! et quel prodigieux lexique, je n’en perdais pas une miette, si bien que si je les écorchais, ces noms :
C’est qui, tonton, Ray Shuby Garinson ?
je ne m’en gargarisais qu’avec plus de fougue : Ours gris, Geronimo, Celui qui marche la nuit, bigre ! Celui qui marche la nuit… j’étais jaloux, et Nuage rouge, Hibou solitaire, le plus grand, enfin, le plus magnanime : Cochise !
Mais Cochise, ou Noir corbeau, je le fus aussi pour celle qu’en ces années j’aimais, qui m’avait un jour embrassé, m’enfermant au berceau de ses jolis bras durant quelques secondes — une éternité !
L’émotion ne me lâchait plus.
Un mustang galopait dans ma cage thoracique et Jacqueline, dont le père me ferait la classe plus tard, au CM1, me souriait, comme elle sourit encore sur les photographies de l’École maternelle où l’on rechigne à me reconnaître.
C’est bien moi, cependant, entre les deux sœurs — Jacqueline, donc, et Martine, moins mignonne, moins tendre, moins espiègle — qui m’entourent, me protègent et consolent ce mouflet vêtu d’une blouse trop grande, coiffé comme une fillette et qui, les traits accusés, des plis d’amertume lui balafrant les joues, scrute de son regard inquisiteur :
Des yeux d’adulte, qu’t’avais !
un monde où les filles de son âge se prénomment Jacqueline au lieu de répondre au doux nom de Perle de rosée.
Je n’en menais pas très large pour autant : un Indien sans arme, timide, malingre, serait-il promis à la plus gracieuse des héroïnes, n’a pas la moindre chance dans les combats qu’il doit livrer.
Je possédais certes un canif.
Un genre de couteau suisse plus exactement, de mauvaise qualité. Pas de quoi l’emporter sur les bêtes sauvages. Se défendre, non plus, quand il fallait se battre avec les voyous du quartier : mes maigres poings et mon ridicule yatagan ne pesaient pas lourd face à des garnements qui frappaient comme des dingues, les plus vindicatifs sortant au besoin des surins autrement redoutables, des lames de rasoir ou des eustaches à cran d’arrêt.
Du coup, j’en ai fabriqué, des arcs, des flèches, au « Petit Bois ».
Je visais, avec plus ou moins de fortune, les branches d’un saule dans le pré qui jouxtait notre domaine.
Ma foi, je n’étais pas si gauche.
Les tuniques bleues, et les cow-boys, les convoyeurs de diligence ou les hommes de Buffalo Bill, qui se chargeaient d’abattre les bisons afin de mieux nous affamer, n’avaient qu’à bien se tenir !
En fait, je ne vis, dans la boue, que leurs traces : la guerre en culottes courtes se borne heureusement à suivre d’assez chimériques sentiers.

*



Les phrases m’entraînent.
Ce n’est pas des Indiens, ni réellement du « Petit Bois », ni même de la gentille Jacqueline que je voulais te parler. C’est de la neige.
De celle qui recouvre les livres, quelquefois.
Des mots, des mots encore, je sais. Ne m’en veux pas. Et ces espaces blancs qu’un peintre fit plus blancs encore. Il m’eût été réconfortant — salubre, nécessaire — de te les montrer.
Le premier n’est qu’une suite de brefs poèmes, lesquels mêlaient l’amour au froid comme au gel et au vent balayant les plateaux très nus où fréquemment je me perds, là-bas, vers Pierre-sur-Haute.
Le second, un simple cahier, s’intitula L’insaisissable, et Jean-Gilles Badaire y a brossé un magnifique paysage, sorte de pâture ensevelie sous une nappe d’innocence, hérissée de piquets où l’on remarque des fils de fer, l’ensemble dévoilant une si parfaite, si radieuse tristesse que j’ai cru — je m’en convaincs toujours — que Jean-Gilles, qui me connaît, mais tout de même, avait révélé, d’un trait, une couleur, l’intimité la plus pure de ma prime existence.
Le reste, s’il en est, ne nous appartient pas mais revient aux bambins qui, le nez au carreau, couvaient autrefois cette manne, ou cette mélancolie dont les flocons
Elle tombe, maman ! Elle tombe !
les soustrayaient à leur coutumière hébétude : peindre, écrire — t’écrire —, l’avaient-ils pressenti ? c’est n’être qu’un peu de neige.

*


Mais il pleut.
Il se contente de pleuvoir depuis ce matin.
Ta voisine émiette le gâteau rituel de l’après-midi.
Le malade qui, dans le couloir, s’obstine à répéter les mêmes insanités :
J’veux chier !
se penche au bord d’un gouffre dont il ignore la profondeur.
« C’est pour ce soir. Ou pour demain », m’annonce une infirmière.
On m’a suggéré de choisir des vêtements. De prendre contact avec une société de Pompes funèbres. J’agis en automate. Téléphone. Préviens les uns et les autres. Te tiens par la main tout en hochant la tête :
Oui, oui, maman
ramassant un à un ces mots qui trébuchent sous la pluie, s’immobilisent entre tes lèvres ou frissonnent avec les miennes sur tes paupières quand je te dis adieu.

*


Est-ce tout ?
Est-ce bien tout ?
Ne vais-je rien oublier de ce que tu aimais, chérissais au-delà du possible, et comme l’ange à jamais malheureux égrenant d’infimes bonheurs dans le film de Wim Wenders, saurais-je tout rappeler au moment que tu pars,
la lumière du matin derrière le rideau,
les taches de sang dans la cuisine quand tu ouvrais grand la fenêtre afin de faire entrer des oiseaux ou t’offrir aux rayons du soleil,
le ciel marbré de novembre,
l’odeur du café, celles des fleurs, les giroflées, les roses,
les bateaux de papier que nous lancions aux marges des trottoirs et qui disparaissaient dans une bouche d’égout lorsque l’employé de la voirie laissait couler l’eau plus abondamment que d’habitude,
les poèmes de Villon, les bouquins de William Faulkner,
les bêtes à Bon Dieu,
les vœux que l’on formule sitôt que l’une d’entre elles se pose dans sa paume, les secrets qu’alors elles emportent,
le chèvrefeuille, les lilas, le lierre,
les lettres débordantes de miel que tu écrivais à tes sœurs,
l’ombre vagabonde sur laquelle on essaie de sauter quand on a quatre ans,
l’étonnement d’une petite fille qui pour la première fois entend battre vents et vagues à l’intérieur d’un frêle coquillage,
les baisers sans fin dans la rue qu’échangent les adolescents,
le pain grillé, la confiture,
les fruits très rouges dans la corbeille sur le formica de la table,
une brassée de marguerites et de bleuets,
le Dorlay, la Durèze et toutes les rivières, tous les ruisseaux dont l’eau t’éclaboussait quand tu courais à travers la campagne les samedis après l’école,
les landes pareilles à celles des Hauts du Hurlevent autour du Crêt de la Perdrix,
les fraises des bois,
une chanson de Pierre Mac Orlan :

Mon Dieu ram’nez-moi dans ma belle enfance
Quartier Saint-François, au Bassin du Roi.

le parfum d’un brin de muguet séchant depuis des lustres entre deux chapitres du Grand Meaulnes,
Autant en emporte le vent, Les raisins de la colère,
la mystérieuse photographie que tu glissas dans la poche de papa la veille de son inhumation,
les sauterelles en gerbes bondissantes, l’été, au beau milieu d’un pré que l’on dévale en riant,
les grains de rubis juteux d’une grenadine,
la voix d’Albert Camus,
les draps frais où l’on s’aime,
un portrait de Colette.

*


« Il faudrait choisir la saison et le jour.
Eh bien, ce pourrait être le premier jour de l’automne, quand, à l’approche de l’ombre, la lumière prend une douceur plus grave. Tout semble fragile, mais dure encore, et l’on ne sait pas pour quelle raison le cœur se serre. »
Je le saurai, maintenant.
La nuit rôdait. J’étais rentré à Saint-Étienne, vide, incapable de fixer mon attention sur quoi que ce fût, ne pouvant ni veiller ni m’assoupir. La route m’avait fatigué. C’est que j’avais roulé sans but, suivant d’instinct ou par fatalité l’itinéraire de mon enfance et, de Saint-Martin-en-Coailleux à Chavanol, vitre baissée, m’étais étourdi du défilé des arbres en bordure de chemin.
La suite se confondit avec le brouillard.
Je suis arrivé sans encombre, pourtant. J’ai garé la voiture. Escaladé les cinq étages. Marie-Christine m’attendait : les vieux amoureux me comprennent.
Je bus un verre d’eau. Pris une ou deux tasses de café.
J’allais et venais dans l’appartement. Entrebâillais, refermais un volume défraîchi — La consolation du voyageur, de Marcel Arland, d’où sont extraites les phrases de tout à l’heure (toi, c’était les romans de Chardonne : nous avons toujours eues des lectures traversières) —, grignotais une biscotte, mordais un fruit, une tranche de pain.
L’obscurité, ou la pénombre, gagnait les différents recoins, sourde, comme obséquieuse tant elle se faufilait partout avec l’hypocrite discrétion qui est la sienne, au crépuscule.
J’étais sans force.
Sans pensée ni ressource.
Un petit Indien, seulement. Ton petit Indien.
Lequel se demandait si, selon la formule consacrée, le 22 septembre avait été, grâce à la pluie peut-être, « un bon jour pour mourir ».


Septembre-Octobre 2007