LIONEL BOURG
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Gustave Courbet. L'atelier du peintre

LES COUDEES FRANCHES
Juillet 2007

 

Il se propage quelquefois par la ville comme un froissement d'étoffe.
Une manière de frisson...


I

Il se propage quelquefois par la ville comme un froissement d’étoffe.
Une manière de frisson

dont l’eau lasse et lente avec langueur ondule

murmurait Charles Morice*, mais l’on ignore qui, de cette femme en larmes, laquelle s’engouffre dans une voiture, laissant choir sur la chaussée l’étole qui ceignait ses épaules, de cet homme, cet enfant encore, l’un et l’autre anxieux et qui tentent de nouer leurs mouchoirs au souvenir presque effacé déjà des jours où ils avaient imaginé changé le monde, oui, l’on ignore qui saura s’envelopper au matin de la brume avec quoi la cité se réveille : l’aube n’est bien souvent qu’un peu du drap chiffonné de la nuit.

*

On ne visite pas Saint-Étienne.
Il faut y prendre lentement la mesure d’un temps qui s’estompe ou s’éloigne, s’immobilise un instant, disparaît.
Suivre au hasard l’une des rues conduisant au « Crêt des 6 soleils » et regarder, d’une butte adjacente, légèrement à l’écart quand on se promène dans le parc de Montaud, les longs voiles de fumée grise qui pendent aux toitures des usines puis, rêvassant, tournant le dos à l’étroite vallée, sourire aux ultimes collines qui jalonnent les abords de la plaine du Forez.
Reprendre son chemin.
Retrouver, après les avoir oubliés ne serait-ce qu’une minute, les terrils jumeaux du puits Couriot, où est installé le musée de la mine.
Reconnaître à nouveau les aciéries, le stade Geoffroy-Guichard, la grande artère enfin, et le Guizay, Côtes Chaudes, les différentes zones périphériques, ressentant comme jamais, quand on né dans les parages — quitte à s’en défendre —, un sentiment très fort, de lien, d’appartenance, une sorte d’identité, c’est ça :
— Je suis d’ici, je suis bien d’ici
grogne-t-on, de ces scories, cette clarté, pâle, maladive, qui s’encrasse à travers les verrières d’établissements dont on ne déchiffre qu’avec chance :

MA SON  RIVOI E
Rub    Passem        en gros

la raison sociale peinte sur de sombres murs de grès ou de brique.
Tout est trop loin. Trop vieux.
Les manufactures. Les logements ouvriers. Le Furan qui coulait là-bas, dans le quartier de Valbenoîte où, les gars des forges, les mineurs, même, qui furent gens de silence, en conçurent une drôle de tendresse :
Tissent des « faveurs » au kilomètre, là-d’dans !
se concentra l’industrie textile.
Du coup, s’il ne situe pas toujours avec exactitude la rue des Frères Chappe — de l’Artisanat et du Concept moins encore : l’auteur de cette trouvaille, récente, siégeant probablement au Conseil municipal, le démasquer ne devrait pas être tâche trop ardue — le Stéphanois, c’est à cette singulière culture qu’on le flaire, guidera les yeux fermés n’importe quel quidam  recherchant à pied, à cheval ou en automobile celle des Passementiers.
Il n’en méprise pas pour autant, par contraste, goût du paradoxe ou snobisme prolétarien, le couperet rectiligne de la rue de la République, où j’habite et que je distingue maintenant, tellement proche, la place de l’Hôtel de Ville pas davantage, que je devrais traverser tout à l’heure, saluant d’un geste discret les deux colosses de bronze qui représentent, l’un, la Métallurgie, la Rubanerie le second, chaque allégorie, chaque divinité, masculine quant au Zeus athlétique trônant en lieu et place de l’Héphaïstos attendu — un boiteux, devant la mairie, eût sans doute fait mauvaise figure —, féminine quant à sa voisine, rappelant à l’éventuel touriste qu’ici rien n’aurait existé sans l’exploitation de la force de travail.

*

Partout, derrière les façades bourgeoises, qu’ils prolongent, invisibles depuis la chaussée, les trottoirs, ce sont de hauts immeubles, percés de hautes fenêtres qui s’ouvrent sur des cours, quelques-unes pavées, aujourd’hui comme au XIXe siècle, que l’on aperçoit ou fréquente au hasard des traboules et des portes cochères.
Domaines jadis bruissant, bourdonnant d’une activité dont on percevait la rumeur d’assez loin — le même battement sourd, alors, jusque dans les appartements, le même rythme, de train, mais c’était seul voyage, l’aller, le retour, l’aller, le retour, lequel berça bien des gosses dont les parents, leur journée faite, s’attelaient le soir au métier à tisser familial —, domaines cachés, relégués au fond des impasses, le dernier étage abritant en général des bureaux ou les magasins de stockage : j’y déniche, en cas de travaux, des boîtes contenant du ruban, les catalogues de somptueux tissus profanes ou ecclésiastiques, sans rire, ecclésiastiques :

Pour chanter Veni creator
Il faut une chasuble d’or

 des bobines de fils plus fins que des cheveux, plus souples, plus résistants aussi, des peignes et des broches, des velours mités, et du coutil, des calicots, de la toile de coton, du crêpe, de l’indienne.

*

« La rubanerie, qui est une des industries spécifiquement stéphanoises, a eu, au XIXe et au XXe siècles, des alternatives de prospérité et de crises », remarquait Louis Dorna dans son Histoire de Saint-Étienne**. Passant sur les troubles sociaux qu’il dédaigne ou minimise, notre auteur expédie la brève Commune locale, le drapeau tricolore triomphant aussitôt, selon lui, de l’infâme chiffon rouge.
Ouf ! Le capital l’avait échappé belle !
On allait enfin s’amuser.
Vivre. Boire des alcools délicats. Valser sous de grands lustres sans se soucier des guerres lointaines ni de celle qui commencerait un mois d’août :
Mais vous n’y pensez pas, allons, allons, je vous en prie, il faut raison garder
le sang n’éclabousse qu’à peine taffetas et mousselines dans les boudoirs où l’on chuchote les vers d’Anna de Noailles :

Dans le jardin, sucré d’œillets et d’aromates,
Lorsque l’aube a mouillé le serpolet touffu,
Et que les lourds frelons, suspendus aux tomates,
Chancellent, de rosée et de sève pourvus,

Je viendrai, sous l’azur et la brume flottante […]

tandis qu’un jeune pianiste interprète en sourdine l’une de ses plus gracieuses pièces.
Il fait beau.
Il fait toujours beau parmi les rubans et les galons, les cordonnets, les laisses, les embrasses.
Une jeune fille, à dessein, oublie son mouchoir sur une chaise cependant que sa mère, qui sourit, lasse, une ride ingrate au coin des lèvres, regarde sa beauté s’éteindre ou briller encore malgré tout dans les bulles du vin de Champagne.
On lit du Léon Daudet.
Du Camille Mauclair comme du Charles Maurras : la vulgarité, parfois, n’est que la fatigue, l’ombre ou le désenchantement d’une certaine élégance.

*

Or cette grâce, et dans le vêtement même cette façon d’insolence ou de « chien », disait-on, qui ne sont ni de mode ni d’une caste mais, au plus brûlant des émois, le frisson que j’évoquais au départ, chez nulle autre on ne les rencontra davantage que chez cette femme dont la silhouette se découpe encore dans nos imaginations sur fond de barricade, la voici qui surgit, « vêtue d’une mirifique robe rouge, la ceinture crénelée de pistolets », rapportera Lissagaray, lequel en fut frappé — « notons la toilette toute de velours noir », insiste-t-il en d’autres circonstances —, qui s’offre, se refuse et frémit comme une flamme toujours vive sur les décombres du Paris de 1871, libre, insurgée.
« Grande, les cheveux d’or, admirablement belle […], soignant les blessés, trouvant des forces incroyables dans son cœur généreux », écrit encore Lissagaray, on la nommait : « la Dimitrieff », sans trop savoir qui elle était.


Elle va, semble flotter sur la Commune, échappe de peu à la répression, rejoint son mari, qui meurt subitement, à Moscou, se soustrait à la justice tsariste avant de disparaître — certains jurèrent l’avoir vue au bras d’un amant d’une quelconque canaille, en Sibérie, au Kamtchatka, à Saint-Petersbourg ou Genève, du côté d’Odessa, à Chypre, à Venise : les révolutions seraient bien prudes, bien frigides, peut-être, sans ces inconnues toutes de fièvre qui ne font que passer.

*

Je veux croire que les robes de la Dimitrieff, la rouge, la noire, furent ornées de fanfreluches tissées à Saint-Étienne et que ces couleurs, de feu ou de sang, de deuil et de crâne sédition, s’allumaient d’être l’une à l’autre mêlées quand sur les barricades les femmes, uniquement les femmes, défiaient la soldatesque ameutée par Versailles.


"La barricade de la Place Blanche , défendue par les Femmes"


Et je veux croire, à chacun ses songes, que les passementiers stéphanois en eurent les premiers l’idée comme l’envie.
C’est qu’il n’est pas de révolte sans ce rien d’insigne aristocratie, de joie limpide, gratuite, qu’avec l’effronterie des gamins l’on porte au plus haut quelles que soient les menaces.
Pas d’émeute, d’espérance ni d’amour sans ces rubans qui tremblent encore dans une flaque boueuse après les pluies du printemps, lesquelles tombent entre deux rayons de soleil et soudain, parce que l’on a vingt ans, que les cerises sont tendres quand on les croque aux bouches des demoiselles, et les baisers si doux, nous lavent, nous délivrent : « le communisme, assurait Karl Marx, n’est pas une passion de la tête mais — on se souvient qu’il cultiva les fleurs de la dialectique dans le jardin du père Hegel — la tête de la passion ».

*

J’ai posé mes valises, il y a près de vingt ans, sous un toit qui prend l’eau mais dont l’architecture, exemplaire, s’inscrit depuis peu dans les registres du patrimoine.
Certes, tout n’est pas rose.
Les auréoles des plafonds — les lézardes, les crevasses — m’entrebâillant plus que je ne le mérite l’humide chemin du paradis, j’ai, par ces temps d’apocalypse climatique, le chèque amer quand je règle mon loyer : ce que c’est, tout de même, que d’avoir toujours refusé d’appartenir à une France de propriétaires.
Mais trêve de jérémiades. Tout n’est pas gris non plus.
Au 13 de la rue de la République, donc, sous la protection  de livres qui jaunissent sur les étagères destinées à l’empilement des coupons de tissus, fenêtres closes, rideaux tirés, couché dans une chambre dont la porte garde trace des lettres indiquant le secrétariat d’une maison qui vendit ses rubans dans le monde entier, j’entends, les nuits d’insomnie, le bruit qui survit ou me hante des métiers à tisser, chut ! chut!  je me lève, colle mon oreille au mur et, comme l’enfant que je ne fus pas tout à fait, que j’aimerais être
là, là, tout de suite !
grimpe à bord de ce train,
ça y est ! adieu ! adieu ! je pars !
les voyageurs pour Prague, Kiev, Vladivostok, en voiture s’il vous plaît !


et la Dimitrieff, je la vois sur le quai qui m’attend, me sourit, me regarde, m’embrasse, me donne des nouvelles des révolutions que nous n’avons pas faites,



écoutez, écoutez, c’est ma seule musique,
les arbres à cames, les chaînes, les cartons perforés en accordéon sur le bord des bâtis, les navettes, et là haut sous les toits, les seaux, les casseroles qui récupèrent l’eau de pluie
flop, flop, flop, flop, flop
goutte à goutte les jours, les secondes, les années, ma vie.

*. Charles Morice : poète symboliste, très oublié, né à Saint-Étienne en 1861 et mort à Menton en 1919.
**. Louis Dorna, Histoire de Saint-Étienne, Dumas.

 

Yves Tanguy - Sans titre, Gouache sur papier-1947

II

Du pays de mon enfance — des mines, des usines —, j’ai gardé quelque lourdeur à l’épaule.
Une espèce de joug.


Du pays de mon enfance — des mines, des usines —, j’ai gardé quelque lourdeur à l’épaule.
Une espèce de joug.
Un bourrelet disgracieux et, dans la démarche, le soupçon d’un tangage : on est mal assuré, jamais prêt quand il s’agit de se mettre en route à l’intérieur d’un territoire où les siens, un père, des ancêtres dont on ne possède pas la moindre photographie, restèrent sur le carreau.
Pour faire face, crispé, bien serré sous la veste pourtant, où je cachais des anneaux de métal, je ne disposais que d’un poing ridiculement faible.
Toute ma richesse était à l’avenant : des châtaignes bouillies, des bouts de papier pliés en quatre et, je les apprenais en m’enfermant dans les toilettes, muni d’un vieux dictionnaire, des noms qui tournaient et tournaient dans ma tête — Patagonie, Aléoutiennes, Tananarive, Nabuchodonosor, Bételgeuse, Alpha du Centaure, Aldébaran —, des épithètes triées sur le volet :
Rostriforme, nom de Dieu !
 Des fleurs rostriformes …

presque rien, des clés, des morceaux de ferraille, des mots, des mots encore ou, qui souffraient en eux, des pierres et de grands arbres fouettés par le vent, des fleurs d’ombre sur la peau, le souvenir de petites filles sautant à la marelle dans la cour d’une école, des rires, des échardes, le sens épars du monde qu’aucun poème, aucune prose ne saurait rassembler.
Des provisions, somme toute.
Du pain au carrefour. Des cailloux et des songes.
Le nord. Le sud. Hier. Demain. La mort. La vie.

Demain…
On y devine des paumes.
Des doigts qui, tant pis pour les oracles, ne triturent pas tous l’avenir dans une poche de bile ou, fumants sur la table, des tas et des tas de viscères.
Des livres miraculeux.
Des lèvres mordues jusqu’à la pulpe et des envols d’oiseaux dont on n’avait aveuglément pressenti que la cendre.
On peut parler dès lors.
Dire à nouveau que l’on n’est pas sérieux quand on dix-sept ou cinquante-huit ans.
Qu’il y a ceci. Qu’il y a cela. Et réciter d’une traite tout son Apollinaire.
Dire : « bonjour ».
« Adieu ».
« Arbre, cheval, granit, sel, ventre, un, deux, trois, soleil !  »
Dire : « je t’aime », ou : « pluie, vent, marécage, lumière, framboise, chevelure, archipel ».
Et tout autant le répéter, le MERDE souverain d’André Breton qui retentit encore quand on lit le Second manifeste — c’est là, sur la page, après une vive montée de fièvre :
« Nous avons pu constater, Aragon et moi […], que le peu d’embarras que nous éprouvons à apprécier, au jour le jour, le degré de qualification morale des personnes […], est moins que jamais du goût de quelques voyous de presse, pour qui la dignité de l’homme est tout au plus matière à ricanements. A-t-on idée, n’est-ce pas, d’en demander tant aux gens dans le domaine, à quelques exceptions romantiques près, suicides et autres, jusqu’ici le moins surveillé ! Pourquoi continuerions-nous à faire les dégoûtés ? Un policier, quelques viveurs, deux ou trois maquereaux de plume, plusieurs déséquilibrés, un crétin, auxquels nul ne s’opposerait à ce que viennent se joindre un petit nombre d’êtres sensés, durs et probes, qu’on qualifierait d’énergumènes, ne voilà-t-il pas de quoi constiturer une équipe amusante, inoffensive, tout à fait à l’image de la vie, une équipe d’hommes payés aux pièces, gagnants aux points ?
MERDE. » 
Rien n’a changé depuis.
Les gens ni la voirie. 
Sauf qu’il faut se lever tôt — ou ne se coucher plus — pour croiser, au fil de ses lectures, des phrases marquées d’un tel signe ascendant.

*


Le 28 juin 1949, j’étais né la veille, mon oncle Claudius Gay, qui pelletait du sable et du ciment sur l’éprouvant chantier de Donzère, écrivit à mes parents une lettre qu’il m’est arrivé d’évoquer mais que je dois, question de dette — de reconnaissance ; et puis c’est un élan, un remuement d’amour au sein des mots encore—, aujourd’hui reproduire :


Donzère le 28.6.49

bien chers tous

je viens d’apprendre par Maman qu’un nouveau garçon venait de voir le jour le douzième qu’elle me dit non sans fierté ça me fait un peu quelque chose je suis un retardataire et ce serais pourtant facile mais je ne suis pas encore mûre.
ça ma bien fait plaisir et quand je l’ai su comme je n’es rien à vous offrir j’ai été cueillir des fleur de grenadier sauvage mais pour les mettre dans la lettre je vais être obligé de les applatir car elles sont très dur c’est dommage car elles sont belles, il fait une belle chaleur ici les moissons sont terminés ça me fait drôle alors qu’à Grand’ Croix se sont les foins.
J’ai pensé à la proposition de Gust. si je n’ais rien trouvé de convenable cet hivert je monterais à Grand’ Croix et je tacherais d’apprendre à river au pistolet et après je vous le cache pas j’essayerais de m’embaucher dans un chantier maritime au moins l’on a du beau temps et comme le lorrain qui couche dans ma chambre me disait je suis à avignon depuis 4 ans mais l’hiver je n’ais jamais eu froid au pied, ici il fait trop de vent l’été c’est bon, mais l’hivert ça transperce.
mais je ne discute que de moi. Je pense que vous êtes tous bien content de l’évènement, Lionel c’est pas mal c’est un nom prédestiné aux grande choses je sais pas si c’est que je pense au Lionel de Marnier c’est pour ça que ça me fait cet effet.
il y a un copain de pont en Royans qui viens d’arrivé ici je suis content je me ferais moins chiez les dimanches.
Je vais donc terminer ma lettre je vous mets mes fleurs ce sera un petit cadeau pour Lionel et la maman. quand à toi Gust et tous les autres petits je vous embrasses et à bientôt je suis content que Daniel aille à Paris ça lui fera plaisir et il enregistrera baucoup de chose merci à Maman pour ça lettre à bientôt
                                       Dudu



Cette lettre, dont j’ignorais tout avant de la découvrir dans le tiroir où maman l’avait rangée (elle y dormit plus de cinquante ans, c’est long, quelquefois, demain…) ne me quitte plus.
C’est que mon oncle — et le lire, déchiffrer cette page de cahier où le stylo hésite, rechigne à ponctuer les phrases dont la structure épouse à se rompre le cours des mots sans orthographe stable et l’enchevêtrement des idées, m’émeut tellement que cette missive jaunie, tachée, m’est plus qu’un talisman : un viatique —, mon oncle, les pieds dans la glaise, la tête dans les étoiles, peut-être, ou rêvant à la mer, regardait le matin.
Elle est si triste, si pleine de chagrin et de mélancolie, cette lettre.
De projets, de tendresse bourrue.
Si douloureuse, si bouleversante que j’aimerais pouvoir être fidèle aux fleurs de grenadier qui la parfumèrent, à cette peine, diffuse, cette espérance toutefois, il suffisait d’un coup de reins, encore, mais il en donna trop, Dudu, les os, le courage se brisent, le monde pour lui ne s’ouvrirait pas.
Mon oncle va lentement, à présent.
Il regarde sa mort.
De loin en loin, nous vidons ensemble une bouteille de vin.

*


Et alors ?
Alors je marche parmi les bruyères sur un plateau balayé par le vent.
Flâne en ville ou parcours dans un journal des articles bâclés.
J’allume la télé. Change de chaîne.
Reviens au présentateur qui sourit entre deux nouvelles, deux horreurs, les collections de mode automne-hiver et le tournoi de Wimbledon, où
Il fallait s’y attendre !
il pleut.
L’indice Nikaï vacille.
On ne compte plus les cadavres qui pourrissent dans les baraquements construits à la hâte derrière de hautes palissades protégeant les plages des contrées touristiques.
Un footballeur confie ses états d’âme.
Les rejetons des Tziganes, qui campaient près d’une ville d’Alsace dont le maire joua les boutefeux — « les immondices », avait-il expliqué, justifiant devant les caméras l’incendie d’une bonne vingtaine de caravanes —, s’amusent avec des poupées infirmes ou des morceaux de bois qu’ils traînent derrière eux dans la poussière d’un nouveau terrain vague.
Je coupe le son. L’image. Fais chauffer du café.
Pense à celles et ceux qui me sont proches, qui partent sans un bruit
L’est mort, tonton Julien.
— L’est morte, la Dédée.

parce que c’est comme ça. Qu’il est l’heure. Qu’ils survivaient depuis trop de temps.
Ils n’eurent qu’un verbe poisseux pour dire le bonheur ou l’effroi.
Des cris. Des éclats de rire ou des silences à couper au couteau lorsqu’ils repoussaient leur assiette à la fin des repas.
C’étaient des mecs sans beaucoup de scrupules.
Des garces.
Des putes et des « salopards en casquette ».
Des radasses ou des grenouilles de bénitier. Des voleurs maladroits. Des ouvriers consciencieux. Des ivrognes et des joueurs d’accordéon. Des chômeurs au long cours ou des champions des heures supplémentaires.
Je les ai vénérés. Détestés tour à tour.
Je les embrassais, le soir, le dimanche matin, quand chacun  s’attardait les orteils à l’air dans la cuisine ou que la famille se réunissait, avec l’affection brutale, provocatrice — désespérée, c’est ça, désespérée — des mômes qui ne comprennent pas pourquoi ce père ou cette mère ne peut plus rien pour eux.
J’ai su plus tard ce que je leur devais.
Ce n’est pas si facile d’être un peu de l’inaccessible demain qu’ils avaient convoité.


Max Ernst- La dernière forêt

III

Pas si facile, non.
Aurais-je eu, très tôt, quant à mon avenir, c’était compris dans l’héritage :
— Peux bien fair’ c’que tu veux, qu’est-ce que j’en ai à foutre !
les coudées franches.
Il suffisait de s’en aller.
Partir. Revenir au besoin.


Pas si facile, non.
Aurais-je eu, très tôt, quant à mon avenir, c’était compris dans l’héritage :
Peux bien fair’ c’que tu veux, qu’est-ce que j’en ai à foutre !
les coudées franches.
Il suffisait de s’en aller.
Partir. Revenir au besoin.
Courir. Se perdre. Errer comme aujourd’hui j’avance et trébuche, me tords les chevilles, jubile, râle et gueule des jurons à faire rougir un corps de garde en pleine caillasse.
Je marche. Progresse pesamment.
Cela dure depuis des années mais qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce que ça signifie, là, partout, ces blocs de schiste, ces tables à la renverse que je gravis ou sous lesquelles je me glisse entre les ronces, les fougères, et ce cheminement, alors, d’écrire, cette chose qui toujours recommence afin que je puisse ramper, clopiner, sautiller, m’érafler jambes et bras plus longtemps avant de m’asseoir sur une pierre à la halte, éreinté, suant au soleil de juillet et me sentant un peu stupide, idiot, imbécile cependant que je note, avec l’application des élèves qui n’entendent pas un traître mot parmi ceux qu’ils écoutent, ces noms :
Gneiss, micaschiste, quartz, feldspath, granit à dents de cheval
 ou cette phrase, laquelle poursuit son chemin, m’oublie, m’abandonne dans les marges du carnet que j’ouvre et referme aussitôt installé sur la mousse au milieu des rochers recouvrant la pente, en rêverais-je, de ne plus m’arrêter, ne plus cesser d’écrire encore et toujours le même paragraphe sans que le souffle vienne à manquer, allant, grimpant, enjambant les ruisseaux qui sinuent à travers les herbes du pâturage d’altitude où j’accède enfin, contemplant en contrebas les creux, les bosses, les plaies mal suturées des blessures hivernales.

*


Je me souviens.
Oui, moi aussi, je me souviens : le temps avait mûri.
On en pressait les grappes. Triait sous la chaleur d’été les grains piqués où des guêpes, des abeilles, comme folles, bourdonnaient.
Un gamin s’essuyait le front avec son mouchoir, écrasant du talon l’insecte qu’il avait agacé dans la chair avant de secouer le fruit pour que la bestiole en tombe.
C’était gluant.
Cela collait aux doigts. Au cœur. Aux semelles.
Le gosse, culottes courtes, genoux écorchés, n’avait pas tout de suite compris qu’en tuant la guêpe, ou l’abeille — le bourdon, le frelon —, il avait poussé une porte, entrant comme on franchit d’invisibles frontières dans une nouvelle époque où rien, ni mots, ni pleurs, ni sentiments ne ressemblerait plus à la pelote de laine qu’il croyait pouvoir encore dérouler, ce qu’il tenait pour vrai, sûr, indestructible, le ciel, la terre, les paroles prononcées par des gens qui, de toute évidence, en savaient long sur le monde se limitant à n’être qu’un essaim d’illusions, ou de la neige, de la pluie, là, contre la vitre de la fenêtre au quatrième étage de l’H.L.M.,
Comme c’est beau !
pensait-il, regardant la chute lente, monotone à laquelle, désormais, de toute son âme ou de ce truc huileux qu’il sentait sourdre à travers le silence,  il s’accrocherait :
Je suis là, je suis là…
tout serait sombre, ou gris, il se ratatinerait dans un coin, prendrait une feuille, un crayon :
Mais qu’est-ce qu’il fiche, encore ?
l’histoire naîtrait de tout ça, de la pluie, de la neige, des bruits des métiers à tisser comme des chevalets avec leurs grandes roues qui grincent épouvantablement au-dessus des puits de mine, des mains de Dudu, ou de tonton Camille
Tes doigts, tonton, qu’est-ce que t’as fait de tes doigts ?
de la Dimitrieff debout cheveux au vent sur une barricade ou de cette phrase qu’il ne pourrait plus jamais entendre sans se sentir un peu plus sale :
Et Jésus le fruit de vos entrailles…
laquelle ne lâche prise, tout en saigne, en dégueule, en vomit le jeudi à la messe :
Ceci est mon corps
moi, cette viande,
ces tripes entre deux bancs où ma sœur s’agenouille
J’le dirai, j’le dirai qu’t’es resté debout
et les camions qui roulent, s’arrêtent, redémarrent, changent de vitesse en hurlant toute la nuit devant l’immeuble juste à côté du lavoir municipal où les mères du quartier font leurs balles en frottant les chemises avec du savon de Marseille,
les rats,
les mômes sur le chemin de l’école, qui se battent, ou m’attendent, m’insultent, me frappent,
les oiseaux, les cailloux dans les chaussures,
l’enfer, le paradis,
le frangin au cimetière et les nuages qui crèvent sur la ville à compter du quinze août quand les autres enfants sont partis en vacances,
la mer que je n’ai jamais vue,
le sel sur la peau dorée des fillettes jouant avec des seaux, des rateaux ou des pelles de toutes les couleurs sur la plage en maillot de bain,
le soleil et ses chiens lâchés à mes trousses lorsque je cours par la campagne,
la toux et les hoquets des bétonneuses sur le chantier de l’autoroute,
moi,
moi, moi encore,
les hurlements de sirène de maman quand elle s’enferme dans sa chambre avec un représentant de commerce,
Gaul, Charly Gaul au moment de battre des ailes dans le col du Luitel et tous les autres, Bobet, Anquetil, Bahamontès, échelonnés entre l’Ange et la pluie qui s’est mise à tomber comme tombent l’enfance, l’amour, la beauté, la détresse, 
la prière sur la tombe que je marmonne une boule dans la gorge :
Je vous salue Marie pleine de grâces…
l’odeur du cambouis, le linge qui pue dans le placard où l’on m’enferme quand je ne suis pas sage,
papa, ô papa !
maman !
vous m’aimez, hein ?
promis, juré, s’il vous plaît, s’il vous plaît, vous m’aimez ?

*


Mais la Dimitrieff ?
Et Louise ? Les chanteuses de bastringue que j’écoute en sirotant une bière au café.
Les filles déjà lourdes, qui se promènent bras dessus, bras dessous par les rues de la ville, qui gloussent, se moquent des bécassines en fleur du lycée Simone Weil et des gars qu’elles allument à l’arrêt du tramway.
Je règle mon verre.
Traverse la place Dorian.
On ne visite pas Saint-Étienne.
Tout est vendu, déjà, soldé, parti, ferraillé, fondu, refondu, broyé, récupéré, trouverais-je encore, dans une cave, une soupente, quelques rubans avec quoi les femmes autrefois nouaient comme flammes ou cascades obscures les mèches souvent rebelles de leurs si longs cheveux.

Yves Tanguy - Mirage le temps - 1954