CLEMENT ROSSET
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CLEMENT ROSSET
l'endroit du paradis

trois études

"I. Le bouclier d’Achille
Pour Marcel Conche.

DE LA JOIE DE VIVRE je dirais volontiers, en parodiant Aristote, qu’elle constitue une substance totalement indépendante de ses « accidents ». Sans doute cette joie est-elle constamment exposée à des arrêts : par la torture, physique ou morale, par la mort. Mais ce sont là des interruptions, pas des accidents de la joie. Dès lors que règne la joie de vivre, il n’est aucun fait, aucune circonstance qui puissent la perturber ou la contrarier. En un mot, elle est étrangère aux événements, au domaine de l’événementiel. Les meilleures circonstances, comme les pires, ont peu de prise sur elle. Pascal »Pascal est un des ceux qui ont le mieux résumé, en quelques mots, cette indifférence de la joie à tout événement : « J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi ; le bien et le mal de mes affaires même, y fait peu ». On a souvent assimilé, assez justement d’ailleurs, cette joie – joie d’aucune chose en particulier – à une délectation de ce qu’on appelle parfois le merveilleux quotidien. Cette expression semble faire oxymore, puisque le quotidien est précisément étranger à l’extraordinaire et au merveilleux. Mais c’est que la joie de vivre est souvent proche, non d’un sujet de réjouissance exceptionnel, mais du simple bonheur qu’on éprouve à réussir un pot-au-feu ou une fondue savoyarde : comme les vins moyens mais honnêtes, qu’on dit être des vins pour tous les jours, la joie de vivre n’est alors qu’une petite joie pour tous les jours. Ce n’est évidemment pas le cas de la joie de vivre pour toujours qui elle est permanente (sauf grand motif de deuil), est indépendante, existe sans raison de sa propre existence et non en raison de motifs qui auraient pu la faire exister, tel un chef-d’œuvre culinaire."  


" L’EFFET DE LA MUSIQUE n’est pas d’exprimer quelque chose mais de n’exprimer qu’elle-même, a répété Stravinsky. Une telle opinion n’a pas manqué d’indigner, d’abord certains musiciens, ensuite les amateurs de musique qui montraient par là qu’ils ne comprenaient pas ce que voulait dire Stravinsky, et qu’ils ne comprenaient pas davantage la musique ; qu’ils pouvaient sans doute apprécier en raison de motivations extérieures à elle (souvenirs, associations d’idées, échos d’émotions profondément éprouvées mais encore une fois étrangères à ce qu’il y a de précisément émouvant dans la musique). « La musique provoque des sentiments, elle ne les exprime pas », écrit justement Alexandre Tansman, compositeur, grand ami et meilleur biographe de Stravinsky. Quels sont alors les sentiments ou émotions qu’elle pourrait susciter ? Ce sont évidemment tous les sentiments ou émotions qu’elle fait naître, à l’exception de tous ceux que l’exercice ordinaire de la vie suffit à évoquer. Mais les émotions de la vie n’ont rien à voir avec les émotions inspirées par la musique. Schopenhauer, le premier philosophe à avoir pris la musique au sérieux, est aussi le premier à avoir dit la différence absolue qu’il y avait entre l’émotion musicale et toute autre forme d’émotion : il est très difficile, voire impossible, d’expliquer le rapport qu’il y a entre la musique et le monde."


CLEMENT ROSSET
Loin de moi
Etude sur l'identité

"La connaissance de soi est à la fois inutile et inappétissante. Qui souvent s'examine n'avance guère dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte."


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L'invisible

Il est certain que la faculté de capter des objets inexistants met à jour un caractère étrange et un peu inattendu de la pensée. Or cette bizarrerie ne manque ni d'intérêt ni d'importance, si l'on s'avise que c'est précisément à cette faculté de croire voir et de croire penser, alors que rien n'est vu ni pensé, que les hommes doivent l'essentiel de leurs illusions.


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Tropiques.
Cinq conférences mexicaines

La dénonciation chronique des méfaits du monothéisme, telle celle à laquelle s'emploie aujourd'hui sans s'essouffler Michel Onfray, est une illustration exemplaire de cette confusion intellectuelle et de la simplicité d'esprit qu'elle implique.


CLEMENT ROSSET
Le principe de cuauté

Mais l'intérêt principal d'une vérité philosophique consiste en sa vertu négative, je veux dire sa puis­ sance de chasser des idées beaucoup plus fausses que la vérité qu'elle énonce a contrario. Vertu critique qui, si elle n'énonce par elle-même aucune vérité claire, parvient du moins à dénoncer un grand nombre d'idées tenues abusivement pour vraies et évidentes. Il en va un peu de la qualité des vérités philosophiques comme de celle des éponges qu'on utilise au tableau noir et auxquelles on ne demande rien d'autre que de réussir à bien effacer. En d'autres termes, une vérité philosophique est d'ordre essentiellement hygiénique : elle ne procure aucune certitude mais protège l'organisme mental contre l'ensemble des germes porteurs d'illusion et de folie.

 


CLEMENT ROSSET
Ecrits satiriques

"Ce pastiche, à peine forcé, des manuels de philosophie invite plutôt au rire qu'à la réflexion. Il tend cependant à illustrer le fait que la transmission du savoir, par le biais des ouvrages à vocation pédagogique, se confond bien souvent avec la transmission de l'imbécillité."


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L'école du réel

"Le réel est la seule chose du monde à laquelle on ne s'habitue jamais."


CLEMENT ROSSET
La nuit de mai

Ce que je suggère (et continuerai à suggérer ici) est qu'un objet d'amour n'est jamais seul mais toujours accompagné. Non pas accompagné d'un facteur perturbant qui le troublerait (telle la présence d'un jaloux ou d'une rivale), mais d'un ensemble de facteurs favorables qui le favorisent et lui tiennent lieu, comme pour un mets réussi, d'excellente et nécessaire «garniture ». Si je suis heureux c'est que tout va bien et que tout est bon; si je suis heureux mais qu'autour de ce bonheur certaines choses ne vont pas rond, c'est que je ne le suis pas. C'est pourquoi je ne saurais approuver, malgré son apparence de bon sens et de profondeur, le mot de Ramuz dans l'Histoire du soldat de Stravinsky : «Un bonheur, c'est tout le bonheur; deux c'est comme s'il n'existait plus.»

 


CLEMENT ROSSET
Impressions fugitives
L'ombre, le reflet, l'écho

"L'ombre, le reflet, l'écho, ces trois compagnons de proximité du réel, sont les garants de la réalité des objets dont ils constituent l'environnement forcé, quelque fugitif et parfois inquiétant que celui-ci puisse sembler. La littérature nous enseigne depuis longtemps ce qu'il en coûte d'être privé de son ombre ou de son reflet et, pour parodier La Fontaine, qu'à lâcher l'ombre on perd aussi la proie."