GEORGES DIDI-HUBERMAN
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GEORGES DIDI-HUBERMAN
Pour quoi obéir?

"le fascisme est un système de gouvernement capable d'asservir un peuple à tel point qu'on peut abuser de lui pour en asservir d'autres." (Journal de travail, Bertolt Brecht, 1942)


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Sentir le grisou

"Sentir le grisou, comme c’est difficile. Le grisou est un gaz inodore et incolore. Comment, alors, le sentir ou le voir malgré tout ? Autrement dit, comment voir venir la catastrophe ? Et quels seraient les organes sensoriels d’un tel voir-venir, d’un tel regard-temps ? L’infinie cruauté des catastrophes, c’est qu’en général elles deviennent visibles bien trop tard, une fois seulement qu’elles ont eu lieu."

" Mais il est bien plus difficile de dire « la voici qui arrive, maintenant, ici, cette catastrophe », la voici qui arrive dans une configuration que l’on était loin d’imaginer si fragile, si offerte au feu de l’histoire. Voir une catastrophe, c’est la voir venir dans sa singularité masquée, dans cette particulière « fêlure silencieuse » ."

" Pourquoi est-il si difficile de voir venir et, même, de juste voir le mouvement du danger, la catastrophe qui couve, le grisou qui s’accumule ? Je voudrais mettre à l’épreuve une hypothèse parmi bien d’autres possibles (cette hypothèse n’aura donc, il va sans dire, aucune prétention à dessiner quelque chose comme une loi historique universelle) : une catastrophe serait non vue, ne se « verrait pas venir », dans la mesure où elle serait cachée par une autre catastrophe qui lui est contemporaine, une catastrophe plus obvie qui occuperait, à un moment donné de l’histoire, tout le champ de la vision. "

2014


2019

GEORGES DIDI-HUBERMAN
Désirer désobéir
Ce qui nous soulève

" Il faut alors comprendre – ce qu’auront voulu suggérer des auteures telles que Julia Kristeva ou Judith Butler – qu’il n’y aura pas de soulèvement qui vaille sans l’assomption d’une certaine « expérience intérieure radicale » où les désirs ne portent si loin que parce qu’ils prennent acte, ou départ, de leurs propres mémoires enfouies."

"La puissance et la profondeur des soulèvements tiennent à l’innocence fondamentale du geste qui en décide."

" Bref, dans les soulèvements la mémoire brûle : elle consume le présent et avec lui un certain passé, mais découvre aussi la flamme cachée sous cendres d’une mémoire plus profonde."

"Paul Audi l’a récemment formulé à sa façon, écrivant que « la question se résumerait à ceci : qu’en est-il du respect (et, donc, de la reconnaissance) que l’on doit à celui qui dit non à la règle commune, aux prescriptions générales, et qui éprouve sa liberté constitutive dans la seule subversion des normes en vigueur, ou dans le refus de renforcer l’armature de l’ordre social et politique qui l’insupporte ou qui l’opresse ? » Ce respect et cette reconnaissance, ne faut-il pas les arracher à ceux qui s’y refusent depuis leur position maîtresse ?"

"...une phrase de Marx issue de sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel : « Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même. "

"Nous nous retrouvons en singularités quelconques. C’est-à-dire non sur la base d’une commune appartenance, mais d’une commune présence."


"Cela s’appelle convoquer l’imagination : comme souffler sur quelques simples braises pour rendre aux temps présents, aux gestes, aux formes, aux langues, leur fondamental désir de désobéir. Ce dont certains poètes ou écrivains ne cessent de se préoccuper toujours, tels Bernard Noël dans L’Outrage aux mots et Monologue du nous, Erri De Luca dans La Parole contraire ou Jean-Marie Gleize dans Le Livre des cabanes, qui revisite si bien l’expression « L’air est rouge » avec « la joie, la vie, cela, nu, intensifié, nu, vertical, physique, musical »... Telle Nathalie Quintane qui, après s’être interrogée sur la possibilité anthropologique d’un « style insurrectionnel » propre à « réveiller un élan (lyrique, donc) révolutionnaire », évoquait dans Descente de médiums l’hypothèse d’une stratégie spectrale « pour réformer le monde visible » tout en se demandant, par ailleurs, quand et comment « l’extrême gauche pourra enfin relire de la littérature ». "

"Nous avions beaucoup enduré et puis, un jour, nous nous sommes dit que cela ne pouvait plus durer. Nous avions trop longtemps baissé les bras. À nouveau cependant ? comme nous avions pu le faire à l’occasion, comme d’autres si souvent l’avaient fait avant nous ? nous élevons nos bras au-dessus de nos épaules encore fourbies par l’aliénation, courbées par la douleur, par l’injustice, par l’accablement qui régnaient jusque-là. C’est alors que nous nous relevons : nous projetons nos bras en l’air, en avant. Nous relevons la tête. Nous retrouvons la libre puissance de regarder en face. Nous ouvrons, nous rouvrons la bouche. Nous crions, nous chantons notre désir. Avec nos amis nous discutons de comment faire, nous réfléchissons, nous imaginons, nous avançons, nous agissons, nous inventons. Nous nous sommes soulevés."


 

2018GEORGES DIDI-HUBERMAN
Aperçues

"Ralentir pour penser toute chose, mais se dépêcher pour attraper au vol ce que l'occasion ne nous offre qu'une seule fois en passant."

"Chaque parcelle du monde mérite son livre. Et même chaque instant de chaque parcelle. Il faudrait une infinité de romans pour cette infinité de personnages que sont les choses les plus ténues, les moments ou les êtres les plus passagers. J'ai tendance à regarder mon propre travail comme cet artisanat de l'impossible arrachement de toute apparition à l'oubli."

"Là où l'on est, là d'où l'on est parti: toujours en mesurer la distance, donc toujours en maintenir la double conscience, et même la double sensation. Conscience ou sentiment du lieu natif, fût-il quitté depuis longtemps. Tout lieu de naissance est, en un sens, lieu perdu et lieu maintenu. Ce lieu a fait son trou de temps, il innerve beaucoup de choses en nous, il est souvent là, juste derrière nos moments de vie, comme si chaque présent immédiat comportait un ourlet, une doublure plus ou moins épaisse tissée de ce lieu natif. "

2018


"Je viens de trouver dans un livre à visée politique une certaine expression de cette largesse des images. Cornelius Castoriadis, dans L'Institution imaginaire de la société, affirme en effet de l'image – ou de la « représentation », selon son vocabulaire – qu'elle « n'a pas de frontières, et aucune séparation qu'on y introduirait ne serait jamais assurée de sa pertinence – ou, plutôt, serait toujours assurée de sa non-pertinence sous quelque rapport essentiel. Ce qui y est renvoie à ce qui n'y est pas, ou l'appelle ; mais il ne l'appelle pas sous l'égide d'une règle déterminée et formulable, comme un théorème appelle ses conséquences, fussent-elles infinies, un nombre ses successeurs, une cause ses effets, fussent-ils innombrables. [...] Ce qui n'est pas dans une représentation peut quand même s'y trouver, et à cela il n'y a aucune limite. » Cela voudrait dire que ma danse psychique avec une image est elle-même sans frontières, sans limites. L'écriture se situera exactement sur une limite vertigineuse, sur le fil du risque à prendre : écrire pour contenir, dessiner les limites de ce qui n'en a pas, mortifier le sans-limite ? Ou bien écrire pour laisser fuir, dessiner l'absence même – ou la porosité – de toute limite ? "

"Eh bien, il en est des actes humains comme des mots : chacun, si passager ou durable soit-il, porte en lui la rencontre de l'occasion la plus ténue (le kairos des Grecs) et du destin le plus profond, le plus immémorial (l'aiôn des Grecs). Entre les deux, le chronos de la « chronique » se devait d'inventer de nouvelles façons de raconter l'Histoire dans chacune de nos innombrables histoires, petites et grandes, mais toujours pétries de nos émotions ou « sentiments »."


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Peuples en larmes,
peuples en armes

"Benjamin anticipait, dans de telles analyses, sur tout ce qui, plus près de nous, a été nommé par Jacques Rancière le "partage du sensible". Son anthropologie de l'homme moderne, en effet, ne cherchait rien de moins que l'articulation du politique et de l'esthétique dans la situation - weimarienne - qu'il avait sous les yeux : « Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons dispersé l'héritage de l'humanité, nous avons dû laisser ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de l"actuel". A la porte se tient la crise économique, derrière elle une ombre, la guerre qui s'apprête. [Les peuples alors] doivent s'arranger comme ils peuvent, repartir sur un autre pied avec peu de chose. Ceux-ci font cause commune avec les hommes [les artistes] qui ont pris à tâche d'explorer des possibilités radicalement nouvelles, fondées sur le discernement et le renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs tableaux et leurs récits, l'humanité s'apprête à survivre, s'il le faut, à la civilisation. Et surtout, elle le fait en riant. » Comme s'il revenait à l'artiste - Benjamin pense ici à Bertolt Brecht et à Franz Kafka, à John Heartfield et à Charlie Chaplin— de rendre aux pauvres que nous sommes devenus une certaine capacité à renverser le pleur en rire, c'est-à-dire le désespoir en désir, qui est révolutionnaire par nature.
C'est qu'il y a, dans tout «pouvoir d'être affecté », la possibilité d'un renversement émancipateur. « Le cours de l'expérience a chuté », peut-être, mais chaque expérience, si pauvre et même si « lamentable » soit-elle, est à penser comme la ressource même de sa transformation, de son émancipation. "

2016


2011

GEORGES DIDI-HUBERMAN
Ecorces

C'est le simple « récit-photo » d'une déambulation à Auschwitz-Birkenau en juin 2011. C'est la tentative d'interroger quelques lambeaux du présent qu'il fallait photographier pour voir ce qui se trouvait sous les yeux, ce qui survit dans la mémoire, mais aussi quelque chose que met en œuvre le désir, le désir de n'en pas rester au deuil accablé du lieu. C'est un moment d'archéologie personnelle, une archéologie du présent pour faire lever la nécessité interne de cette déambulation. C'est un geste pour retourner sur les lieux du crématoire V où furent prises, par les membres du Son-derkommando en août 1944, quatre photographies encore discutées aujourd'hui. C'est la nécessité d'écrire - donc de réinterroger encore - chacune de ces fragiles décisions de regard.


Pour n'être ni ébloui ni terrassé, j'ai donc fait comme tout le monde : j'ai fait quelques photographies au hasard. Disons, presque au hasard. Je me suis retrouvé, une fois rentré chez moi, devant ces quelques bouts d'écorce, cette pancarte de bois peint, cette boutique de souvenirs, cet oiseau entre les barbelés, ce mur de fusillade factice, ces sols bien réels fissurés par le travail de la mort et du temps écoulé depuis, cette fenêtre de mirador, ce bout de terrain vague annonçant l'enfer, ce chemin de terre entre deux clôtures électrifiées, cette porte de baraquement, ces quelques troncs d'arbres et ces hautes ramures dans le bois de bouleaux, cette traînée de fleurs des champs en face du crématoire V, ce lac gorgé de cendres humaines. Quelques images, c'est trois fois rien pour une telle histoire. Mais elles sont à ma mémoire ce que quelques bouts d'écorce sont à un seul tronc d'arbre : des bouts de peau, la chair déjà.
En français, le mot écorce est dit par les étymologistes représenter l'aboutissement médiéval du latin impérial scortea, qui signifie « manteau de peau ». Comme pour rendre évident qu'une image, si on fait l'expérience de la penser comme une écorce, est à la fois un manteau - une parure, un voile - et une peau, c'est-à-dire une surface d'apparition douée de vie, réagissant à la douleur et promise à la mort. Le latin classique a produit une distinction précieuse : il n'y a pas une, mais deux écorces. Il y a d'abord l'épiderme ou cortex. C'est la partie de l'arbre immédiatement offerte à l'extérieur, et c'est elle que l'on coupe, que l'on « décortique » en premier. L'origine indo-européenne de ce mot - que l'on retrouve dans les vocables sanscrits krtih et krttih - dénote à la fois la peau et le couteau qui la blesse ou la prélève. En ce sens, l'écorce désigne cette partie liminaire du corps qui est susceptible d'être atteinte, scarifiée, découpée, séparée en premier.
Or, là précisément où elle adhère au tronc - le derme, en quelque sorte -, les latins ont inventé un second mot qui donne l'autre face, exactement, du premier : c'est le mot liber, qui désigne la partie d'écorce qui sert plus facilement que le cortex lui-même de matériau pour l'écriture. Il a donc naturellement donné son nom à ces choses si nécessaires pour inscrire les lambeaux de nos mémoires : ces choses faites de surfaces, de bouts de cellulose découpés, extraits des arbres, et où viennent se réunir les mots et les images. Ces choses qui tombent de notre pensée, et que l'on nomme des livres. Ces choses qui tombent de nos écorchements, ces écorces d'images et de textes montés, phrasés ensemble.



GEORGES DIDI-HUBERMAN
L'homme qui marchait dans la couleur

L'artiste est inventeur de lieux. Il façonne, il donne chair à des espaces improbables, impossibles ou impensables : apories, fables topiques.
Le genre de lieux qu'invente James Turrell passe d'abord par un travail avec la lumière : matériau incandescent ou bien nocturne, évanescent ou bien massif. Turrell est, en effet, un sculpteur qui donne masse et consistance à ces choses (mal) dites immatérielles que sont la couleur, l'espacement, la limite, le ciel, l'horizon, la nuit, l'immensité du désert. Ses Chambres à voir construisent des lieux où voir a lieu, c'est-à-dire où voir devient l'expérience de la chôra, ce lieu « matriciel », cette fable topique inventée par Platon dans le Timée. Quelque chose qui évoquerait aussi ce que les psychanalystes nomment des « rêves blancs ».

La sculpture de Turrell - sculpture de surplombs, de ciels et de volcans - est ici présentée comme une fable de cheminements sans fin. En sorte que regarder une œuvre d'art équivaudrait à marcher dans un désert.

2001


2011

GEORGES DIDI-HUBERMAN
Atlas ou le gai savoir inquiet

A propos de l'atlas Mnémosyne d'Aby Warburg:

Mnémosyne est bien ce dispositif étrange - fantomal à sa manière - qui exige plus qu'il n'existe. Ce qu'il exige est admirable et nous demande, aujourd'hui encore, de le considérer comme un nouveau départ dans l'historiographie des images, et à ce titre de l'interpréter, au sens musical du terme, pour en déplier toutes les versions, toutes les ressources possibles. Ce qui existe reste marqué par l'incomplétude et par une inquiétude - voire un déséquilibre - constamment remises en jeu, un jeu par lequel toute configuration se voit mise en crise aussitôt que proposée.

« Wittgenstein, écrit Jacques Bouveresse, estime que le mérite essentiel des gens comme Darwin ou Freud ne réside pas dans leurs hypothèses explicatives proprement dites, mais dans leur aptitude à faire parler les faits eux-mêmes en les regroupant et en les ordonnant de façon inédite. » Or, c'est exactement ce que Warburg venait de mettre en œuvre dans son atlas Mnémosyne : inventer un mode de présentation tel que le « regard embrassant » fasse lever de nouvelles connexions ou affinités entre certaines images, manière de faire surgir la tempestas philosophica de problèmes inaperçus et d'ouvrir de nouveaux horizons pour une histoire de la culture.


"Si l'atlas Mnémosyne est bien l'« héritage de notre temps » dans le domaine de la compréhension historique des images, alors nous devons accepter la double condition qu'il impose au savoir même qu'il délivre : L'inépuisable en lui - l'abondance, l'ouverture de nouveaux horizons - ne va pas sans l' insondable de quelque chose qui nous demeurera peut-être pour toujours mystérieux, informulé, invisible. L'inépuisable du savoir warburgien ne tient pas seulement à la prodigieuse quantité de matériel iconographique que nous voyons défiler dans Mnémosyne, depuis les foies divinatoires babyloniens jusqu'aux photographies de presse des premières décennies du XXe siècle. Il tient aussi - et surtout - à cette capacité de déplacer le regard qui fit de Warburg un véritable « voyant des temps », un véritable remonteur des temps perdus (perdus mais efficients jusque dans notre plus intime contemporanéité). Grâce à ce « petit geste qui consiste à déplacer le regard, il rend visible ce qui est visible, fait apparaître ce qui est si proche, si immédiat, si intimement lié à nous qu'à cause de cela nous ne le voyons pas », comme le dira Michel Foucault de tout philosophe en tant que « diagnosticien du temps »."

[...]

"L'atlas Mnémosyne possède en effet toutes les caractéristiques dégagées par Adorno dans son remarquable texte sur « L'essai comme forme » : il « coordonne les éléments au lieu de les subordonner » à une explication causale ; il « construit des juxtapositions » en dehors de toute méthode hiérarchique ; il produit des arguments sans renoncer à son « affinité avec l'image » ; il cherche « une plus grande intensité que dans la conduite de la pensée discursive » ; il ne craint pas la « discontinuité » puisqu'il y voit une sorte de dialectique à l'arrêt, un « conflit immobilisé » ; il se refuse à conclure, et cependant il sait « faire jaillir la lumière de la totalité dans un trait partiel » ; il procède toujours « de manière expérimentale » et travaille essentiellement sur la « forme de la présentation », ce qui révèle en lui une certaine parenté avec l'œuvre d'art, bien que son enjeu soit clairement non artistique."

[...]

"Qu'en ce sens Mnémosyne soit l'" héritage de notre temps" cela ne fait désormais plus de doute. Mais on doit comprendre alors que l'atlas d'images est à envisager sous cet angle épis-témo-critique que les éclairages venus de Nietzsche ou de Wittgenstein, de Benjamin ou d'Adorno, auront, je l'espère, rendu évident. C'est en cela un héritage lourd à porter, un héritage qui ne nous simplifie pas la vie puisqu'il nous propose - en toute cohérence avec ses propres leçons sur l'histoire de la culture - une oscillation plutôt qu'une position, un zigzag plutôt qu'une voie rectiligne. Assumer la leçon de Mnémosyne, c'est accepter d'aller et venir entre le gai savoir et l'inquiétude : entre l'inépuisable des multiplicités (fonction épistémique où opèrent les disparates du monde sensible) et l'insondable des survivances (fonction critique où opèrent les désastres de la mémoire). Double régime, donc, et double temporalité pour ce savoir visuel d'un genre nouveau."


2009

GEORGES DIDI-HUBERMAN
Survivance des lucioles

Loin, donc, des philosophes qui se donnent en dogmaticiens pour l'éternité ou en immédiats fabricateurs d'opinions pour le temps présent - à propos du dernier gadget technologique ou de la dernière élection présidentielle -, Agamben envisage le contemporain dans l'épaisseur considérable et complexe de ses temporalités enchevêtrées.[...] Il n'y a de contemporain, pour lui, que ce qui apparaît « dans le déphasage et l'anachronisme » par rapport à tout ce que nous percevons comme notre « actualité». Etre contemporain, en ce sens, ce serait obscurcir le spectacle du siècle présent afin de percevoir, dans cette obscurité même, la « lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas.» Ce serait donc, en prenant le paradigme qui nous occupe ici, se donner les moyens de voir apparaître les lucioles dans l'espace surexposé, féroce, trop lumineux, de notre histoire présente. Cette tâche, ajoute Agamben, demande à la fois du courage - vertu politique - et de la poésie, qui est l'art de fracturer le langage, de briser les apparences, de désassembler l'unité du temps.

 


Tout autre était la proposition de Walter Benjamin, que nous reprenons ici à notre compte : « organiser le pessimisme » dans le monde historique en découvrant un « espace d'images » au creux même de notre « conduite politique », comme il dit. Cette proposition concerne la temporalité impure de notre vie historique, qui n'engage ni destruction achevée ni début de rédemption. Et c'est en ce sens qu'il faut comprendre la survivance des images, leur immanence fondamentale : ni leur néant, ni leur plénitude, ni leur source d'avant toute mémoire, ni leur horizon d'après toute catastrophe. Mais leur ressource même, leur ressource de désir et d'expérience au creux même de nos décisions les plus immédiates, de notre vie la plus quotidienne.

[...]

Les lucioles, il ne tient qu'à nous de ne pas les voir disparaître. Or, nous devons, pour cela, assumer nous-mêmes la liberté du mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force diagonale, la faculté de faire apparaître des parcelles d'humanité, le désir indestructible. Nous devons donc nous-mêmes - en retrait du règne et de la gloire, dans la brèche ouverte entre le passé et le futur - devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensées à transmettre. Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle.

Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière, le second traversé de lueurs. Au centre de la lumière, nous fait-on croire, s'agitent ceux que l'on appelle aujourd'hui, par cruelle et hollywoodienne antiphrase, les quelques people, autrement dit les stars - les étoiles, on le sait, portent des noms de divinités - sur lesquelles nous regorgeons d'informations le plus souvent inutiles. Poudre aux yeux qui fait système avec la gloire efficace du « règne » : elle ne nous demande qu'une seule chose, et c'est de l'acclamer unanimement. Mais aux marges, c'est- à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, cheminent d'innombrables peuples sur lesquels nous en savons trop peu, donc pour lesquels une contre-information apparaît toujours plus nécessaire. Peuples-lucioles quand ils se retirent dans la nuit, cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs du « règne », font l'impossible pour affirmer leurs désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à d'autres.


2005

GEORGES DIDI-HUBERMAN
Gestes d'air et de pierre

Corps, parole, souffle, image

Dire poétiquement? Travailler le langage pour qu'il s'essouffle et que de cet épuisement s'exhale sa limite même, sa limite pas encore massifiée, fugitivement condensée et montrée : une image.


2004

GEORGES DIDI-HUBERMAN
Images malgré tout

"Voilà pourquoi un "rectangle de trente-cinq millimètres", fût-il "rayé à mort" de son contact avec le réel (comme témoignage ou image d'archives), et pour peu qu'il soit rendu connaissable par sa mise en relation avec d'autres sources (comme montage ou image construite), "sauve l'honneur", c'est-à-dire sauve au moins de l'oubli, un réel historique menacé par l'indifférence."


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Génie du non-lieu

"C'est un filet si ténu que nous le traversons sans même y prendre garde. Mais les fils de soie, mêlés à nos cils, à nos cheveux, maintiennent sur notre peau une emprise si subtile, un contact si léger-comme une poussière- que nous oublions de nous en débarrasser alors même que, de ce contact, une inquiétude s'installe : hantise de l'air."

2001