PHILIPPE DESCOLA
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PHILIPPE DESCOLA ALESSANDRO PIGNOCCHI
Ethnographies des mondes à venir

Alessandro Pignocchi : " Décrire sur un pied d’égalité les différentes structures cosmologiques qui organisent les collectifs à travers le monde rappelle que ces structures sont le fruit de dispositions communes à tous les humains. On a toutes et tous en nous, en potentialité, en puissance, les quatre ontologies que tu décris – naturalisme, animisme, analogisme et totémisme. Même quand on a grandi en Occident, c’est-à-dire dans un collectif où sont institutionnalisées les dispositions propres au naturalisme, on vit quotidiennement des moments où se manifestent des dispositions qui relèvent des autres systèmes cosmologiques. En découvrant ta description de l’animisme, on se rend compte notamment qu’il nous arrive, à nous aussi, de nous comporter comme si des non-humains avaient une intériorité comparable à la nôtre. Lorsque par exemple on parle au rouge-gorge du jardin, que l’on prend de ses nouvelles et lui souhaite une bonne journée…
Philippe Descola: Ça m’arrive constamment…"

Philippe Descola " Ce qui est ici le sujet de droit politique, ce ne sont ni les humains ni les non-humains, mais les relations tout à fait singulières qu’ils tissent entre eux."

Alessandro Pignocchi " Lorsqu’on sait par exemple que c’est en moyenne après cent cinquante ans qu’un arbre abrite le plus de biodiversité et que c’est un âge jamais atteint dans une forêt gérée par l’ONF, on se doute que pour adopter la perspective de la forêt il faut en premier lieu changer de temporalité."

Alessandro Pignocchi "C’est une question empirique qui demande à être vérifiée, mais il me semble que des luttes qui débutent dans une matrice productiviste classique, en se focalisant par exemple sur le pouvoir d’achat, se transforment de plus en plus spontanément en combats contre les règles économiques elles-mêmes."

Alessandro Pignocchi"Comme nous le rappelle Karl Polanyi, le fascisme est une façon de réincruster la sphère économique dans la politique.[...] À l’inverse, les projets de société portés par les territoires en lutte et plus généralement par tous les combats qui aspirent à fracturer la sphère économique en répartissant de façon plus égalitaire le pouvoir politique entremêlent le combat contre la domination des non-humains à un combat plus général contre toutes les formes de domination. "

2022


Philippe Descola: " La diversité comme principe normatif s’appuie au contraire sur un point de vue biocentré, ou écocentré, dans lequel ce sont les milieux de vie, et leur nécessaire diversité biologique et culturelle, qui seraient les véritables sujets juridiques, et donc politiques."

Philippe Descola:" Or, une autre conception de la politique est possible, celle qu’indique Rancière lorsqu’il écrit : « la politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes ». (Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie)

Philippe Descola: "Un sujet politique est « un opérateur qui joint et disjoint les régions, les identités, les fonctions, les capacités existant dans la configuration d’une expérience donnée." (Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie)

Philippe Descola: " Un sujet politique est ainsi un brouilleur de frontières qui, par sa situation ou son action, recompose les mondes : en redistribuant les éléments dont ils sont faits et leurs relations, en exploitant consciemment ou inconsciemment la diversité des matériaux sur lesquels il agit. Avec pour conséquence que cette diversité prend une figure différente, mieux ou, parfois, plus mal adaptée aux circonstances. C’est en ce sens qu’un milieu de vie, un glacier ou une zad peuvent être des sujets politiques : ils instituent des relations nouvelles que d’autres sont incapables de faire advenir. "

 


PHILIPPE DESCOLA
Une écologie des relations

"Chez les indiens Achuar Il n'y a pas de chef, pas d'Etat, pas de spécialistes des rituels. Chacun est capable de parler avec les non-humains, il n'existe ni divinité, ni culte particulier. Ces groupes ne possèdent en fait aucun des organes permettant de structurer « normalement » les sociétés. Qu'est-ce qui les fait donc tenir ensemble ? Leur lien avec la nature ! Le fait que leur vie sociale s'étend bien au-delà de la communauté des humains compense l'absence d'institutions sociales."

"En Europe, on pense que les humains sont une espèce ( Homo sapiens sapiens) tout à fait à part parce qu'ils ont une intériorité. par intériorité on entend la conscience réflexive, la capacité de communiquer par le langage, c'est-à-dire des aptitudes à la fois morales et cognitives qui distinguent l'homme de toutes les autres espèces naturelles. Cette idée a commencé à s'établir et à se renforcer à partir du XVIIe siècle et a pris sa forme définitive à la fin du 19e siècle. pourtant les lois de la physique ,de la chimie, de la biologie montrent qu'il ne s'agit pas d'une espèce singulière sur le plan de ses dispositions physiques. En effet, cette espèce est régie par les mêmes lois de la pesanteur, de la chimie moléculaire, etc... que les autres.
Dans les sociétés animistes d'Amazonie et dans le nord de l'Amérique du Nord mais aussi en Sibérie, dans certaines régions d'Asie du Sud-Est et dans certaines régions de Mélanésie, c'est exactement l'inverse qui prévalait. La plupart des non humains pas tous avaient aussi une âme , une sorte de disposition interne, une intériorité semblable à celle des hommes. En revanche les dispositions physiques variaient selon les espèces chacune occupant une sorte particulière de niche écologique. C'est tout à fait vraisemblable puisque effectivement le monde d'un poisson n'est pas celui d'un oiseau qui n'est pas celui d'un humain qui n'est pas celui d'un insecte etc... Chacun de ces mondes est constitué par les prolongements, les capacités physiques et sensorielles de chaque espèce. Cette théorie avait d'ailleurs été développée en éthologie par le grand éthologue Jakob Von Uexküll. Il était saisissant de constater que les Amérindiens l'avait déjà intégrée, non sous la forme d'une théorie, mais d'une façon de penser."

2019


2014

PHILIPPE DESCOLA
La composition des mondes
Entretiens avec Pierre Charbonnier
(Octobre 2014)

"L’idée de faire de l’Europe et du monde occidental un cas particulier au sein de variations anthropologiques est de ce point de vue une invitation à ne pas prendre comme fin de l’histoire les aspirations et les institutions dont l’Europe démocratique s’est dotée au fil des deux derniers siècles, et qui se sont ensuite répandues sur une partie de la planète. L’une des caractéristiques principales de cet héritage politique et institutionnel est en effet qu’il ne fait pas suffisamment droit aux non-humains dans les processus de représentation politique, et qu’il a inhibé la création d’autres formes d’assemblages, plus ouvertes à ces êtres. Je n’emploie le terme de « non-humain » qu’à défaut d’un autre qui serait meilleur, et surtout pour éviter d’employer la notion de nature, mais je pense qu’il importe de mesurer la dimension critique de ces non-humains. Et quand je parle de « non-humains critiques », je ne pense pas seulement aux animaux d’élevage, aux tigres ou aux baleines, mais à cette foule d’entités qui sont en interactions constantes avec nous, depuis le CO2 jusqu’aux glaciers en passant par les virus. Au fond, c’est une façon de parler du destin commun des choses et des hommes dans un monde où leur partage n’a plus de sens, et qui impose de repenser leur existence collective."


" Et dans ces espaces, des interactions complexes impliquant des échanges d’énergie, d’information, se produisent, qui doivent être menées au mieux, de façon à ce que la perpétuation de la vie des humains passe aussi par une meilleure prise en compte de leurs échanges avec les non-humains. Il s’agit pour l’essentiel de déplacer les objets habituellement définis comme « politiques », et de mettre nos catégories juridiques, politiques, économiques et administratives à l’épreuve de cette transformation – puisque, telles qu’elles nous sont léguées par la tradition, elles sont inadéquates pour penser et organiser ces interactions. Il y a donc un travail considérable à faire pour penser de nouveaux instruments de gouvernement de l’ensemble des composantes des mondes, et pour que les citoyens animés par le désir de l’action publique puissent rendre acceptables ces nouveaux instruments en les débattant dans la collectivité."

"De plus en plus, le politique est conçu comme une affaire professionnelle. C’est à la fois un avantage et un inconvénient de la représentation démocratique : en déléguant une partie de son libre arbitre pour constituer une souveraineté politique, selon la formule contractualiste classique, on se défait d’une partie de son autonomie, et beaucoup se satisfont de cette délégation, ou la tiennent pour acquise. Or il semble que la vie commune est en fait profondément politique, puisqu’il s’agit de constituer en permanence une communauté avec le monde des humains et des non-humains : toute notre existence est politique, de part en part, y compris et peut-être même surtout quand il est question de nos relations avec les machines, les OGM, le climat ou les virus. Autrement dit, nous avons une conception du politique qui est trop étroite : le domaine de la délibération collective sur le bien commun, des institutions qui permettent l’exercice de l’autorité, de la décision collective et de la délégation du pouvoir du peuple, n’absorbe pas l’ensemble des situations et des événements que l’on peut légitimement concevoir comme politiques."


2014

PHILIPPE DESCOLA & TIM INGOLD
 Être au monde. Quelle expérience commune ?

Philippe Descola : "Composer un monde, ce n'est pas se faire une représentation d'un monde déjà présent dont il y aurait autant de visions, autant de représentations différentes que de cultures ; ce ne peut être une représentation de cet ordre car ce monde présent n'existe pas, il n'est nulle part et ne peut être décrit. Composer un monde, c'est une façon de percevoir, d'actualiser, de détecter (ou non) les qualités de notre environnement et les relations qui s'y créent. "

Tim Ingold : " Vivre, croître, faire partie d'une société : tout cela peut se perpétuer parce qu'il y a, dans le tramage des existences, des embranchements laissés libres, des chemins inexplorés. Je pense que le travail de l'anthropologue est, précisément, de suivre ces chemins."

 


PHILIPPE DESCOLA
L'écologie des autres

" Ainsi, dans le cadre très codifié de l’imagerie poétique propre à certaines incantations magiques, [ Jivaros ] la mention de l’hirondelle (tchinímpi) évoque un chatoiement métallique, la mention du toucan (tsuka?gá) évoque la vibration d’un jaune intense, tandis que la mention de l’anaconda (pa?gí) évoque les fluctuations du mordoré. Lorsque ces trois animaux – dont les lexèmes relèvent en principe du champ de contrastes de l’ethnozoologie – apparaissent dans un chant, ce sont certaines propriétés de leur apparence qui se présentent d’emblée comme trait sémantique pertinent, ces propriétés étant elles-mêmes associées à une qualité, un état ou une émotion : les reflets métalliques dénotent l’invincibilité, la pulsation du jaune dénote l’amour, le mordoré dénote le maléfique. Bref, il y a ici recouvrement entre plusieurs champs de contraste et ce n’est pas un critère sémantique interne à la langue qui permet d’isoler le champ conceptuel éventuel auquel toutes ces dénotations pourraient renvoyer, mais un certain type de savoir acquis par l’observateur lorsqu’il interprète et relie entre eux des énoncés produits dans des contextes différents."

2011


2005

PHILIPPE DESCOLA
Par delà nature et culture

Seul l'Occident moderne s'est attaché à classer les êtres selon qu'ils relèvent des lois de la matière ou des aléas des conventions. L'anthropologie n'a pas encore pris la mesure de ce constat : dans la définition même de son objet - la diversité culturelle sur fond d'universalité naturelle -, elle perpétue une opposition dont les peuples qu'elle étudie ont fait l' économie.
Peut-on penser le monde sans distinguer la culture de la nature?
Philippe Descola propose ici une approche nouvelle des manières de répartir continuités et discontinuités entre l'homme et son environnement. Son enquête met en évidence quatre façons d'identifier les «existants» et de les regrouper à partir de traits communs qui se répondent d'un continent à l'autre: le totémisme, qui souligne la continuité matérielle et morale entre humains et non-humains; l'analogisme, qui postule entre les éléments du monde un réseau de discontinuités structuré par des relations de correspondanees; l'animisme, qui prête aux non-humains l'intériorité des humains, mais les en différencie par le corps; le naturalisme qui nous rattache au contraire aux non-humains par les continuités matérielles et nous en sépare par l'aptitude culturelle.
La cosmologie moderne est devenue une formule parmi d'autres. Car chaque mode d'identification autorise des configurations singulières qui redistribuent les existants dans des collectifs aux frontières bien différentes de celles que les sciences humaines nous ont rendues familières.
C'est à une recomposition radicale de ces sciences et à un réaménagement de leur domaine que ce livre invite, afin d'y inclure bien plus que l'homme, tous ces «corps associés» trop longtemps relégués dans une fonction d'entourage.


PHILIPPE DESCOLA
Les lances du crépuscule

" Peu d’Achuar connaissent le nom de leurs arrière-grands-parents, et cette mémoire de la tribu qui se déploie tout au plus sur quatre générations s’engloutit périodiquement dans la confusion et l’oubli. Les inimitiés et les alliances que les hommes ont héritées de leurs pères oblitèrent les configurations plus anciennes que les pères de leurs pères avaient établies, car nul mémorialiste ne s’attache à célébrer les hauts faits accomplis il y a quelques décennies par ceux dont le nom n’évoque plus rien à personne. Hormis les rivières, espaces fugaces et en perpétuel renouveau, aucun lieu ici n’est nommé. Les sites d’habitat sont transitoires, rarement occupés plus d’une quinzaine d’années avant de disparaître derechef sous la forêt conquérante, et le souvenir même d’une clairière s’évanouit avec la mort de ceux qui l’avaient défrichée. Comment ces nomades de l’espace et du temps ne nous paraîtraient-ils pas énigmatiques, à nous qui portons tant de prix à la perpétuation des lignées et des terroirs et qui vivons en partie sur le patrimoine et la renommée amassés par nos aïeux ? "

1993


"La première de ces leçons, et la plus importante peut-être, est que la nature n’existe pas partout et toujours ; ou, plus exactement, que cette séparation radicale très anciennement établie par l’Occident entre le monde de la nature et celui des hommes n’a pas grande signification pour d’autres peuples qui confèrent aux plantes et aux animaux les attributs de la vie sociale, les considèrent comme des sujets plutôt que comme des objets, et ne sauraient donc les expulser dans une sphère autonome, livrée aux lois mathématiques et à l’asservissement progressif par la science et la technique. Dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui la peuplent une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux."