DON DELILLO
Cosmopolis
Traduction de l’américain de Marianne Véron
"Il essayait de s’endormir en lisant, mais ne faisait que s’éveiller davantage. Il lisait des choses scientifiques et de la poésie. Il aimait les poèmes dépouillés minutieusement situés dans un espace blanc, des rangées de traits alphabétiques gravés dans le papier. Les poèmes lui donnaient conscience de sa respiration. Un poème dénudait l’instant pour des choses qu’il n’était habituellement pas prêt à remarquer. Telle était la nuance de chaque poème, tout au moins pour lui, la nuit, ces longues semaines, un souffle après l’autre, dans la pièce en rotation au sommet du triplex. "
"Il était superficiel de prétendre que les chiffres et les tableaux fussent la froide compression d’énergies humaines désordonnées, réduites à de lumineuses unités au firmament du marché financier. En fait, les données mêmes étaient vibrantes et rayonnantes, autre aspect dynamique du processus vital. C’était l’éloquence des alphabets et des systèmes numériques, pleinement réalisée sous forme électronique à présent, dans l’état 0/1 du monde, l’impératif numérique qui définissait le moindre souffle des milliards d’habitants de la planète. C’est là qu’était l’élan de la biosphère...
... Les Grecs ont un mot pour cela, dit-elle : chrismatikos. L’art de gagner de l’argent. Mais il faut donner un peu de souplesse au mot, l’adapter à la situation actuelle. Parce que l’argent a pris un virage. Toute fortune est devenue une fortune en soi. L’argent a perdu son caractère narratif, de même que la peinture l’a perdu jadis. L’argent se parle à lui-même.
Peu importe que la vitesse rende difficile la lecture de ce qui passe devant les yeux. C’est la vitesse qui compte. Peu importe le renouvellement sans fin, la façon dont les informations se dissolvent à l’autre bout de la série. Ce qui compte, c’est l’élan, le futur. Nous n’assistons pas tant au flux de l’information qu’à un pur spectacle, l’information sacralisée, rituellement illisible. Les petits écrans du bureau, de la maison, de la voiture deviennent une sorte d’idolâtrie, et les foules peuvent se rassembler dans la stupéfaction... Est-ce que ça ne s’arrête jamais ? Bien sûr que non. Pour quoi faire ?
Ces révoltés, ces manifestants, ce ne sont pas les fossoyeurs du capitalisme, c’est le libre marché lui-même. Ces gens sont un phantasme créé par le marché. Ils n’existent pas en dehors du marché. Il n’y a nulle part où ils puissent aller pour être en dehors – il n’y a pas de dehors.
La culture de marché est totale, elle produit ces hommes et ces femmes. Ils sont nécessaires au système qu’ils méprisent. Ils lui procurent énergie et définition. Ils s’échangent sur les marchés mondiaux. C’est pour cela qu'ils existent, pour vivifier et perpétuer le système."