IVAN BOUNINE
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IVAN A. BOUNINE
Mon coeur pris par la tombe

"Nous nous assîmes près du poêle dans l'entrée,
Seuls devant le feu mourant,
Dans la vieille maison désertée,
Dans cette contrée reculée de la steppe.

La braise rougit sombrement dans le poêle,
Dans l'entrée froide il fait noir,
Et le crépuscule avec la nuit se mêlant
Par la fenêtre bleuit comme la mort.

La nuit est longue, grise, percée par les loups,
Alentour la neige s'étend à l'infini
Et dans la maison il n'y a que nous et les icônes
Et la terrifiante proximité de l'ennemi.

Un temps d'abomination et de sauvagerie
Il m'est donné de voir,
Et mon cœur est pris par la tombe
Comme cette fenêtre par le froid."



IVAN BOUNINE
Jours maudits

"P.S.Ici s'interrompent mes notes d'Odessa. J'ai si bien enfoui dans la terre les feuillets qui leur faisaient suite, avant de m'enfuir d'Odessa, fin janvier 1920, que je n'ai vraiment pas pu les retrouver."


IVAN BOUNINE
Les allées sombres

"La petite station était sombre et triste. Depuis longtemps, le jour était tombé, mais à l'ouest, au-delà de la gare et des champs boisés qui s'obscurcissaient, le long crépuscule de l'été moscovite continuait de brûler d'une lueur morte. Une odeur humide de marécage montait à la fenêtre. Dans le silence, on entendait, venu d'on ne sait où, le cri régulier et comme humide lui aussi d'un râle d'eau."


IVAN BOUNINE
Qui peut savoir ce qu'est l'amour?

"La grise journée d'hiver moscovite s'assombrissait ; aux réverbères le gaz allumait des lueurs froides, les vitrines des magasins s'illuminaient chaudement et alors, libre des labeurs du jour, la Moscou vespérale s'embrasait : les traîneaux de louage se faisaient plus nombreux et plus rapides, plus sourd le grondement des tramways bondés et cahotants ; des pluies d'étoiles vertes et crépitantes commençaient à jaillir des fils électriques, et les vagues silhouettes noires qui se hâtaient sur les trottoirs enneigés pressaient le pas..."


IVAN BOUNINE
Le village

"Oui, petit bourgeois de province, pauvre hère, il en avait été réduit, jusqu'à l'âge de quinze ans, à épeler les mots, syllabe par syllabe. Mais son histoire était celle de tous les Russes qui s'instruisent tout seuls. Il était né dans un pays où l'on compte plus de cent millions d'illettrés. Il avait grandi dans le Noir Faubourg où, jusqu'aujourd'hui, l'on voit encore des combats de boxe qui se terminent par mort d'homme. Il n'avait eu sous les yeux, dans son enfance, que saleté et ivrognerie, paresse et ennui... Il n'avait retenu de ce temps qu'une seule impression poétique : les ombrages du cimetière, le pacage sur la montée, derrière le Faubourg, puis, au-delà, l'immensité, le brûlant mirage de la steppe, et tout au loin, une chaumine blanche sous un peuplier."

"...Plus loin, près de fossés lavés par les eaux vernales, croissaient de malingres virgulaires."


IVAN BOUNINE
La Vie d'Arséniev

Faits et gestes, si écrits ne sont, se couvrent de ténèbres et sombrent dans le sépulcre de l'oubli; or, ceux qui furent écrits, ceux-là retrouvent vie...

"Je suis né il y a un demi-siècle, en Russie centrale, dans le domaine paternel.
Nous n'avons pas la notion de notre commencement ni de notre fin. Et je regrette que l'on m'ait dit à quelle date précise je vins au monde. Si je ne l'avais pas su, je n'aurais maintenant aucune idée de mon âge - d'autant plus que je n'éprouve point encore le poids des ans - et je ne souffrirais pas de penser que dans dix ou vingt ans il me faudra mourir. Si j'étais né sur une île déserte et si j'y avais passé ma vie, je n'aurais même pas soupçonné l'existence de la mort. "Quelle chance ! " suis-je tenté d'ajouter. Mais, qui sait? Peut-être, au contraire, une grande malchance. Et d'ailleurs, est-il si sûr que je ne me serais douté de rien ? N'avons-nous pas dès la naissance le pressentiment de la mort ? Sans cette conscience de ma condition mortelle, aurais-je pu aimer la vie comme je l'ai aimée et l'aime encore ?"

 


IVAN BOUNINE
L'Amour de Mitia

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

"Le 9 mars fut le dernier jour heureux de Mitia à Moscou. C'est du moins ce qu'il lui sembla.
Ils remontaient, Katia et lui, à un peu plus de onze heures du matin, le boulevard Tverskoï. L'hiver avait soudain cédé place au printemps et, au soleil, il faisait presque chaud, à croire que les alouettes étaient revenues pour de bon, apportant avec elles tiédeur et joie. Tout était détrempé, tout fondait, des gouttes tombaient des maisons, les concierges cassaient et déblayaient la glace des trottoirs, ils jetaient bas la neige collante des toits, et partout ce n'étaient que foule et animation. "