ROBERTO BOLANO
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ROBERTO BOLANO
Le gaucho insupportable

Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

"Le voyage en Normandie fut suffisamment long pour qu'il eût le temps de récapituler ce qu'il avait fait le temps qu'il s'était trouvé à Paris. Un zéro absolu s'alluma dans sa tête et ensuite, avec délicatesse, disparut pour toujours. Le train s'arrêta à Rouen. Un autre Argentin, ou lui-même, mais dans d'autres circonstances, n'aurait pas hésité une seconde à se lancer dans les rues comme un chien de chasse sur les traces de Flaubert. "

2003


1999-2003

ROBERTO BOLANO
2666

Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

En certaines occasions, assis aux terrasses ou autour d'une table de cabaret sombre, le trio s'installait sans aucune raison dans un silence obstiné. Ils paraissaient soudain se pétrifier, oublier le temps et se tourner totalement vers l'intérieur, comme s'ils quittaient l'abîme de la vie quotidienne, l'abîme des gens, l'abîme de la conversation et décidaient de se pencher sur une région qu'on aurait dit lacustre, une région d'un romantisme tardif, où les frontières étaient chronométrées de crépuscule à crépuscule, dix, quinze, vingt minutes qui duraient une éternité, comme les minutes des condamnés à mort, comme les minutes des parturientes condamnées à mort qui comprennent que plus de temps n'est pas plus d'éternité et cependant désirent de toute leur âme plus de temps, et ces vagissements étaient les oiseaux qui traversaient de temps en temps et avec quelle sérénité le double paysage lacustre, pareils à des excroissances luxueuses ou des battements de coeur. Puis, bien sûr, ils revenaient du silence endoloris de crampes et se remettaient à parler d'inventions, de femmes, de philologie finnoise, de la construction de routes dans la géographie du Reich.


2001

ROBERTO BOLANO
Un petit roman lumpen
Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

"J'ai cherché du travail. Tous les matins, j'achetais le journal, je lisais dans la cour du lycée la rubrique d'offres d'emplois et je soulignais ce qui m'intéressait. L'après-midi, après avoir déjeuné de n'importe quoi, je quittais la maison et je ne revenais pas avant d'avoir fait le tour des adresses. La plupart des offres d'emploi concernaient des boulots de pute, de manière dissimulée ou pas, mais je ne suis pas une pute, j'ai été une délinquante, mais pas une pute.

Un jour, j'ai trouvé du travail dans un salon de coiffure. Je shampooinais des têtes. Je ne coupais pas, mais j'observais comment les autres s'y prenaient et je me préparais pour le futur. Mon frère a dit que c'était stupide de se mettre à travailler, qu'avec la pension d'orphelinat on pouvait vivre heureux. Orphelinat, le mot faisait rire. Nous nous sommes mis à faire des comptes. En effet, nous pouvions vivre, mais en nous privant de presque tout. Mon frère a dit qu'il pouvait renoncer à trois repas par jour. Je l'ai regardé et je n'ai pas saisi s'il parlait sérieusement ou pour rire."


ROBERTO BOLANO
Trois
Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

"À présent je suis une mère et aussi une femme mariée, mais il n'y a pas longtemps j'ai été une délinquante. Mon frère et moi on s'était retrouvés orphelins. D'une certaine manière, ça justifiait tout. On n'avait personne. Et tout était arrivé du jour au lendemain.
Nos parents sont morts dans un accident de voiture, au cours des premières vacances qu'ils ont prises seuls, sur une route pas loin de Naples, je crois, ou sur une autre horrible route du Sud. Notre voiture était une Fiat jaune, d'occasion, mais qui avait l'air neuve. Il n'en était resté qu'un tas de ferraille grise. Lorsque je l'ai vue, dans la casse de la police où il y avait d'autres voitures accidentées, j'ai demandé à mon frère de quelle couleur elle était.
— Elle n'était pas jaune ?
Mon frère m'a dit que oui, bien sûr qu'elle était jaune, mais c'était avant. Avant l'accident. "

2000


ROBERTO BOLANO
nocturne du chili

"Existe-t-il une solution ? Je vois les gens courir dans les rues. Je vois les gens entrer dans le métro et dans les cinés. Je vois les gens acheter le journal. Et parfois la terre tremble et un instant tout s'arrête. Alors je me demande : où est le jeune homme aux cheveux blancs ? pourquoi est-il parti ? et peu à peu la vérité commence à remonter comme un cadavre. Un cadavre qui remonte du fond de la mer ou du fond d'un ravin. Je vois son ombre qui remonte. Son ombre vacillante. Son ombre qui remonte comme si elle grimpait une colline d'une planète fossilisée. Alors, dans la pénombre de ma maladie, je vois son visage féroce, son doux visage, et je me demande : suis-je le jeune homme aux cheveux blancs ? Est-ce cela la véritable, la grande terreur, être le jeune homme aux cheveux blancs qui crie sans que personne ne l'écoute ? Et que le pauvre jeune homme aux cheveux blancs ce soit moi ? Et alors à une vitesse vertigineuse défilent les visages que j'ai admirés, les visages que j'ai aimés, haïs, enviés, méprisés. Les visages que j'ai protégés, ceux que j'ai attaqués, les visages de ceux dont je me suis défendu, les visages que j'ai cherchés vainement.

Et ensuite se déchaîne une tempête de merde."

2000


1999

ROBERTO BOLANO
Amuleto

Traduction de l'espagnol (Chili) de Émile et Nicole Martel

 

"Et alors Arturito a ri et ensuite Ernesto a ri, leurs rires cristallins ressemblaient à des oiseaux polymorphes dans l'espace qu'on aurait cru plein de cendres qu'était l'Encrucijada Veracruzana à cette heure-là, et ensuite Arturo s'est levé et il a dit allons-nous-en à la colonia Guerrero et Ernesto s'est levé et est sorti avec lui et après trente secondes moi aussi je suis vite sortie du bar agonisant et je les ai suivis à une prudente distance parce que je savais que s'ils me voyaient ils n'allaient pas me laisser aller avec eux, parce que j'étais une femme et une femme ne se met pas dans de telles histoires, parce que j'étais plus âgée et qu'une personne plus âgée n'a pas l'énergie d'un jeune de vingt ans et parce qu'à cette heure incertaine de l'aube Arturito Belano acceptait son destin d'enfant des égouts et partait chercher ses fantômes."


1998

ROBERTO BOLANO
Les détectives sauvages
Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

"Un jour je lui ai demandé où est-ce qu’il était allé. Il m’a dit qu’il avait suivi un fleuve qui relie le Mexique a l’Amerique centrale. Que je sache, ce fleuve n’existe pas. Il m’a dit, pourtant, qu’il avait suivi ce fleuve et qu’il pouvait dire maintenant qu’il connaissait tous ses meandres et affluents. Un fleuve d’arbres ou un fleuve de sable ou un fleuve d’arbres qui par endroits se transformait en un fleuve de sable. Un flux constant de gens sans travail, de pauvres et de crève-la-faim, de drogue et de douleur. Un fleuve de nuages sur lequel il avait navigué pendant douze mois et sur le cours duquel il avait trouvé d’innombrables iles et peuples, meme si toutes les iles n’etaient pas peuplees, et où parfois il a cru qu’il allait rester vivre pour toujours ou qu’il allait mourir. De toutes les iles visitees, deux etaient prodigieuses. L’ile du passe, a-t-il dit, où n’existait que le temps passe et dont les habitants s’ennuyaient et étaient raisonnablement heureux, mais où le poids de l’illusion était tel que l’île s’enfonçait chaque jour un peu plus dans le fleuve. Et l’ile du futur, où le seul temps qui existait etait le futur, et dont les habitants étaient reveurs et agressifs, si agressifs, a dit Ulises, qu’ils finiraient probablement par se bouffer les uns les autres."


1997

ROBERTO BOLANO
appels téléphoniques

Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

"Nous nous sommes retrouvés dans des prisons différentes (séparées par des milliers de kilomètres) le même mois et la même année. Sofia était née en 1950, à Bilbao, elle était brune, de petite taille et très belle. En novembre 1973, alors que, moi, j'étais prisonnier au Chili, elle, était enfermée en Aragon."


ROBERTO BOLANO
la littérature nazie en amérique
Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio


"Son premier recueil de poèmes, À Papa, publié à l'âge de quinze ans, lui permit de se faire une modeste place dans l'immense cohorte des poètes de la haute société de Buenos Aires. Elle fréquenta assidûment, à partir de ce moment-là, les salons de Ximena San Diego et de Susana Lezcano Lafinur, qui régnaient en maîtresses absolues sur la poésie lyrique et de bon goût des deux côtés du Rio de La Plata, en ce début du XXe siècle. Ses premiers poèmes, comme on peut logiquement le supposer, concernent les sentiments filiaux, les pensées religieuses et les jardins. Elle flirta avec l'idée d'entrer dans les ordres. Elle apprit à monter à cheval."

1996


ROBERTO BOLANO
Etoile distante

Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

 

"Cet après-midi-là il apprit à nager sans bras, comme une anguille ou comme un serpent. Se tuer, dit-il, dans cette conjoncture sociopolitique, est absurde et redondant. Le mieux : se métamorphoser en poète secret. "

1996


1993

ROBERTO BOLANO
La piste de glace
Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

"ENRIC ROSQUELLES : Le lendemain de la fête dans la discothèque

Le lendemain de la fête dans la discothèque a surgi la maudite vieille comme une trombe dans mon bureau de la municipalité. La matinée était calme, comme enveloppée dans une serviette mouillée et silencieuse, une matinée d'automne, même si le calme n'était qu'apparent, ou plutôt ne se trouvait que d'un seul côté de la matinée, sur le côté gauche, pour donner un exemple, tandis que du côté droit bouillonnait le chaos, un chaos que moi seul entendais et percevais."


ROBERTO BOLANO
le troisième reich

Le soir tombait, et, sous des nuages rouges et une lune couleur d'assiette de lentilles en ébullition, il n'y avait là-bas que le Brûlé, rangeant ses pédalos, habillé seulement de son short, indifférent à tout ce qui l'entourait, c'est-à-dire indifférent à la mer et à la plage, au parapet du Paseo et aux ombres des hôtels. L'espace d'un instant, la peur m'a dominé ; j'ai su que là-bas se trouvaient le danger et la mort. Je me suis réveillé en sueur. La fièvre avait disparu.

 

1989


ROBERTO BOLANO
Monsieur Pain
Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

"Parfois elle se souvenait de sa jeunesse et se mettait à pleurer, des larmes de vieille femme perplexe devant le défilé d'images incompréhensibles : le visage de son premier mari, la pluie, le soleil, les cafés du quartier latin, Pierre Pain, un poète dont elle ne lut jamais un seul vers, la tendresse des vieilles amies, les lacunes de n'importe quelle histoire, des lacunes qui avec le temps diminuent, rétrécissent, deviennent moins importantes, moins lacunaires et plus désertiques."

1984


1980

 

ROBERTO BOLANO
anvers
Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio

48. Bar La Pava, autoroute de Castelldefels (Ils ont tous pris plus d'un plat ou un plat qui coûte plus de 200 pesetas, sauf moi !)

Chère Lisa, une fois il m'est arrivé de parler avec toi pendant plus d'une heure sans m'apercevoir que tu avais raccroché. Je t'avais appelée d'un téléphone public de la rue Bucareli, au coin du Reloj Chino. A présent je me trouve dans un bar de la côte catalane, j'ai mal à la gorge et j'ai peu d'argent. L'Italienne dit qu'elle repartait à Milan pour travailler, quoique ça la fatigue. Je ne sais pas si elle citait Pavese ou si vraiment elle n'avait pas envie de repartir. Je crois que je demanderai un antibiotique à l'infirmier du camping. La scène se désagrège géométriquement. Une plage à huit heures du soir apparaît, et des cirrus orangés en altitude ; au loin marche, dans le sens contraire à celui qui observe, un groupe de cinq personnes en file indienne. Le vent soulève un voile de sable et le recouvre.