ROBERTO BOLANO
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Un petit roman lumpen

trois

À présent je suis une mère et aussi une femme mariée, mais il n'y a pas longtemps j'ai été une délinquante. Mon frère et moi on s'était retrouvés orphelins. D'une certaine manière, ça justifiait tout. On n'avait personne. Et tout était arrivé du jour au lendemain.
Nos parents sont morts dans un accident de voiture, au cours des premières vacances qu'ils ont prises seuls, sur une route pas loin de Naples, je crois, ou sur une autre horrible route du Sud. Notre voiture était une Fiat jaune, d'occasion, mais qui avait l'air neuve. Il n'en était resté qu'un tas de ferraille grise. Lorsque je l'ai vue, dans la casse de la police où il y avait d'autres voitures accidentées, j'ai demandé à mon frère de quelle couleur elle était.
— Elle n'était pas jaune ?
Mon frère m'a dit que oui, bien sûr qu'elle était jaune, mais c'était avant. Avant l'accident.


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Amuleto

Et alors Arturito a ri et ensuite Ernesto a ri, leurs rires cristallins ressemblaient à des oiseaux polymorphes dans l'espace qu'on aurait cru plein de cendres qu'était l'Encrucijada Veracruzana à cette heure-là, et ensuite Arturo s'est levé et il a dit allons-nous-en à la colonia Guerrero et Ernesto s'est levé et est sorti avec lui et après trente secondes moi aussi je suis vite sortie du bar agonisant et je les ai suivis à une prudente distance parce que je savais que s'ils me voyaient ils n'allaient pas me laisser aller avec eux, parce que j'étais une femme et une femme ne se met pas dans de telles histoires, parce que j'étais plus âgée et qu'une personne plus âgée n'a pas l'énergie d'un jeune de vingt ans et parce qu'à cette heure incertaine de l'aube Arturito Belano acceptait son destin d'enfant des égouts et partait chercher ses fantômes.


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nocturne du chili

Existe-t-il une solution ? Je vois les gens courir dans les rues. Je vois les gens entrer dans le métro et dans les cinés. Je vois les gens acheter le journal. Et parfois la terre tremble et un instant tout s'arrête. Alors je me demande : où est le jeune homme aux cheveux blancs ? pourquoi est-il parti ? et peu à peu la vérité commence à remonter comme un cadavre. Un cadavre qui remonte du fond de la mer ou du fond d'un ravin. Je vois son ombre qui remonte. Son ombre vacillante. Son ombre qui remonte comme si elle grimpait une colline d'une planète fossilisée. Alors, dans la pénombre de ma maladie, je vois son visage féroce, son doux visage, et je me demande : suis-je le jeune homme aux cheveux blancs ? Est-ce cela la véritable, la grande terreur, être le jeune homme aux cheveux blancs qui crie sans que personne ne l'écoute ? Et que le pauvre jeune homme aux cheveux blancs ce soit moi ? Et alors à une vitesse vertigineuse défilent les visages que j'ai admirés, les visages que j'ai aimés, haïs, enviés, méprisés. Les visages que j'ai protégés, ceux que j'ai attaqués, les visages de ceux dont je me suis défendu, les visages que j'ai cherchés vainement.

Et ensuite se déchaîne une tempête de merde.


 

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anvers

48. Bar La Pava, autoroute de Castelldefels (Ils ont tous pris plus d'un plat ou un plat qui coûte plus de 200 pesetas, sauf moi !)

Chère Lisa, une fois il m'est arrivé de parler avec toi pendant plus d'une heure sans m'apercevoir que tu avais raccroché. Je t'avais appelée d'un téléphone public de la rue Bucareli, au coin du Reloj Chino. A présent je me trouve dans un bar de la côte catalane, j'ai mal à la gorge et j'ai peu d'argent. L'Italienne dit qu'elle repartait à Milan pour travailler, quoique ça la fatigue. Je ne sais pas si elle citait Pavese ou si vraiment elle n'avait pas envie de repartir. Je crois que je demanderai un antibiotique à l'infirmier du camping. La scène se désagrège géométriquement. Une plage à huit heures du soir apparaît, et des cirrus orangés en altitude ; au loin marche, dans le sens contraire à celui qui observe, un groupe de cinq personnes en file indienne. Le vent soulève un voile de sable et le recouvre.


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Etoile distante

Cet après-midi-là il apprit à nager sans bras, comme une anguille ou comme un serpent. Se tuer, dit-il, dans cette conjoncture sociopolitique, est absurde et redondant. Le mieux : se métamorphoser en poète secret.


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La piste de glace

ENRIC ROSQUELLES : Le lendemain de la fête dans la discothèque

Le lendemain de la fête dans la discothèque a surgi la maudite vieille comme une trombe dans mon bureau de la municipalité. La matinée était calme, comme enveloppée dans une serviette mouillée et silencieuse, une matinée d'automne, même si le calme n'était qu'apparent, ou plutôt ne se trouvait que d'un seul côté de la matinée, sur le côté gauche, pour donner un exemple, tandis que du côté droit bouillonnait le chaos, un chaos que moi seul entendais et percevais.


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le troisième reich

Le soir tombait, et, sous des nuages rouges et une lune couleur d'assiette de lentilles en ébullition, il n'y avait là-bas que le Brûlé, rangeant ses pédalos, habillé seulement de son short, indifférent à tout ce qui l'entourait, c'est-à-dire indifférent à la mer et à la plage, au parapet du Paseo et aux ombres des hôtels. L'espace d'un instant, la peur m'a dominé ; j'ai su que là-bas se trouvaient le danger et la mort. Je me suis réveillé en sueur. La fièvre avait disparu.

 


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Le gaucho insupportable

Le voyage en Normandie fut suffisamment long pour qu'il eût le temps de récapituler ce qu'il avait fait le temps qu'il s'était trouvé à Paris. Un zéro absolu s'alluma dans sa tête et ensuite, avec délicatesse, disparut pour toujours. Le train s'arrêta à Rouen. Un autre Argentin, ou lui-même, mais dans d'autres circonstances, n'aurait pas hésité une seconde à se lancer dans les rues comme un chien de chasse sur les traces de Flaubert.


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2666

En certaines occasions, assis aux terrasses ou autour d'une table de cabaret sombre, le trio s'installait sans aucune raison dans un silence obstiné. Ils paraissaient soudain se pétrifier, oublier le temps et se tourner totalement vers l'intérieur, comme s'ils quittaient l'abîme de la vie quotidienne, l'abîme des gens, l'abîme de la conversation et décidaient de se pencher sur une région qu'on aurait dit lacustre, une région d'un romantisme tardif, où les frontières étaient chronométrées de crépuscule à crépuscule, dix, quinze, vingt minutes qui duraient une éternité, comme les minutes des condamnés à mort, comme les minutes des parturientes condamnées à mort qui comprennent que plus de temps n'est pas plus d'éternité et cependant désirent de toute leur âme plus de temps, et ces vagissements étaient les oiseaux qui traversaient de temps en temps et avec quelle sérénité le double paysage lacustre, pareils à des excroissances luxueuses ou des battements de coeur. Puis, bien sûr, ils revenaient du silence endoloris de crampes et se remettaient à parler d'inventions, de femmes, de philologie finnoise, de la construction de routes dans la géographie du Reich.


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appels téléphoniques

Nous nous sommes retrouvés dans des prisons différentes (séparées par des milliers de kilomètres) le même mois et la même année. Sofia était née en 1950, à Bilbao, elle était brune, de petite taille et très belle. En novembre 1973, alors que, moi, j'étais prisonnier au Chili, elle, était enfermée en Aragon.


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la littérature nazie en amérique

Edelmira Thompson de Mendiluce Buenos Aires, 1894 - Buenos Aires, 1993


Son premier recueil de poèmes, À Papa, publié à l'âge de quinze ans, lui permit de se faire une modeste place dans l'immense cohorte des poètes de la haute société de Buenos Aires. Elle fréquenta assidûment, à partir de ce moment-là, les salons de Ximena San Diego et de Susana Lezcano Lafinur, qui régnaient en maîtresses absolues sur la poésie lyrique et de bon goût des deux côtés du Rio de La Plata, en ce début du XXe siècle. Ses premiers poèmes, comme on peut logiquement le supposer, concernent les sentiments filiaux, les pensées religieuses et les jardins. Elle flirta avec l'idée d'entrer dans les ordres. Elle apprit à monter à cheval.