ROBERTO BOLANO
2666
Traduction de l'espagnol (Chili) de Robert Amutio
En certaines occasions, assis aux terrasses ou autour d'une table de cabaret sombre, le trio s'installait sans aucune raison dans un silence obstiné. Ils paraissaient soudain se pétrifier, oublier le temps et se tourner totalement vers l'intérieur, comme s'ils quittaient l'abîme de la vie quotidienne, l'abîme des gens, l'abîme de la conversation et décidaient de se pencher sur une région qu'on aurait dit lacustre, une région d'un romantisme tardif, où les frontières étaient chronométrées de crépuscule à crépuscule, dix, quinze, vingt minutes qui duraient une éternité, comme les minutes des condamnés à mort, comme les minutes des parturientes condamnées à mort qui comprennent que plus de temps n'est pas plus d'éternité et cependant désirent de toute leur âme plus de temps, et ces vagissements étaient les oiseaux qui traversaient de temps en temps et avec quelle sérénité le double paysage lacustre, pareils à des excroissances luxueuses ou des battements de coeur. Puis, bien sûr, ils revenaient du silence endoloris de crampes et se remettaient à parler d'inventions, de femmes, de philologie finnoise, de la construction de routes dans la géographie du Reich.