MIGUEL BENASAYAG

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2024

MIGUEL BENASAYAG
BASTIEN CARRY
Contre-offensive
Agir et résister dans la complexité

" Nous avons déjà largement décrit et commenté ailleurs ce long processus de déconstruction des bases de l’édifice moderne qui a définitivement changé le visage de l’humanisme : l’homme qui devait soumettre la nature à sa volonté est dès lors apparu comme le protagoniste central de sa propre destruction et de celle des autres cultures sous les figures du patriarcat et du colonialisme. Sansrevenir sur ce parcours à la fois historique et matériel, nous pouvons dire en schématisant qu'émergent aujourd'hui quatre grands mouvements de pensée qui tentent de façon différente et contradictoire de répondre à la désagrégation du paradigme occidental. Des réponses qui, bien au-delà de leurs propositions pratiques devant les défis de l’époque, sont elles-mêmes porteuses d’un certain mode de production du monde.

 


La première de ces doctrines correspond à ce que nous pourrions appeler la position hypermoderne. « Sauvons la planète, soyons davantage capitalistes » : tel pourrait être le slogan de ce nouveau technocratisme, sorte d’amalgame entre l’idéologie de la Silicon Valley et la doxa néolibérale, qui prêche pour une accélération sans limites de l’innovation technologique, véritable ersatz du progrès, dont la puissance serait en mesure non pas de régler les graves problèmes de notre temps, mais de les enjamber pour les dépasser.

La deuxième prend en considération la trajectoire actuelle de destruction, reconnaît la nécessité de préserver la nature, envisagée à l’aune de ses « services écosystémiques », et prône un ajustement de notre agir pour garantir un prétendu « développement durable ». Pour cette thèse aujourd’hui archidominante au sein des États occidentaux, il s’agit de trouver les bases objectives et scientifiques d’un nouveau modus vivendi avec l’« environnement » tout en continuant de faire comme avant : exploiter les ressources, produire, consommer, sans jamais remettre en cause ni les structures de pouvoir, ni l’idée d’une croissance infinie, ni la croyance en un progrès ascensionnel qui redonnerait un sens à nos actes.

La troisième position s’inscrit dans le sillage du vaste courant de l’écologie humaniste. Ce mouvement politique et historique, contrairement aux deux précédents, a non seulement identifié et compris l’ampleur et la radicalité du problème, mais il a également, dans un effort théorique et pratique, questionné les modes de vie occidentaux tout en explorant des alternatives. En s’attaquant à l’anthropocentrisme occidental, l’écologie politique perpétue certes une longue tradition philosophique de critiques envers le paradigme européen de la séparation, mais elle est la première à en faire une force politique et sociale. Dans cette perspective, la régulation passe par une rupture avec le dualisme cartésien et l’élaboration de nouvelles alliances avec le vivant depuis un point de vue décentré où la réalité est considérée depuis l’écosystème. C’est l’influence de ce type d’approche qui a récemment permis l’extension de la notion de sujet de droit à des non-humains en tant qu’expression de la multiplicité des vecteurs qui composent nos milieux.

Enfin, la quatrième voie, que nous qualifions de décoloniale, partage avec l’écologie politique cette hypothèse lourde qui postule que la production du commun n’est pas le monopole de l’humain. Elle s’en distingue toutefois par une différence fondamentale : les points de vue décoloniaux ne considèrent pas que l’homme soit un vecteur du système parmi d’autres, précisément parce que cette figure historique et culturelle n’existe pas en dehors du monde colonial. Dans les cosmologies non modernes, l’humain se conçoit et s’expérimente comme une multiplicité agencée à d’autres multiplicités. Cela n’implique évidemment pas que l’individu, en tant que singularité, ne soit dans ces cultures qu’une pure illusion. Mais celui-ci se perçoit et agit depuis une intériorité tissée d’extériorité. Loin de représenter une unité étanche et autonome, la personne se voit et existe concrètement comme la manifestation des liens qui la composent. Pour elle, il n’est pas question de décentrage de l’humain, car cette entité ouverte n’est jamais envisagée comme une partie séparée de l’ensemble qui la constitue. C’est dans ce mode d’être et d’agir que réside aujourd’hui la radicalité de la position décoloniale. Celle-ci ne repose pas sur une opposition guerrière à l’Occident, mais bien sur l’expression en pure positivité de ce rapport au monde. Si la décolonisation implique effectivement une déconstruction des archétypes occidentaux, ces processus ne se structurent pas dans un projet strictement contre, mais dans des luttes pour l’émancipation, la justice sociale et écologique. "

 

" Dès lors, au nom de quoi résister ? Dans nos sociétés orphelines de la grande promesse émancipatrice, cette question devient éminemment centrale. S’il est plus que jamais nécessaire de passer à une véritable contre-offensive, celle-ci ne peut plus se constituer en un projet contre pour lequel vaincre l’ennemi est la raison suffisante. Cela serait une erreur fatale de reproduire les figures classiques de l’affrontement binaire et de la verticalité propres au mode d’émancipation occidental, qui ne font qu’entretenir le schéma colonial de domination. Dans un monde où les rapports de force apparaissent brouillés, cette résistance doit s’axer dans la création de nouveaux possibles, ici et maintenant, en renonçant à toute promesse métaphysique d’une justice finale. "

"Comme nous le verrons plus loin, l’invention de la race, comme toutes les autres grilles de classification coloniale, relève de cette supercherie qui consiste à isoler un élément réellement existant dans la multiplicité de la personne pour fabriquer une étiquette disciplinaire. "

"Individu du manque permanent et de l’incomplétude, le sujet moderne ne se saisit lui-même qu’en pur projet. "

"Notre époque voit ainsi la convergence de deux mouvements autonomes mais intriqués, qui redéfinissent les nouveaux contours de notre être au monde. D’une part, l’expérience sans cesse croissante et malheureuse pour les humains de la perte de leur capacité d’agir. La figure de l’homme destiné à prendre possession du réel éprouve au quotidien la tristesse de son impuissance face à un monde qui lui apparaît toujours plus obscur et chaotique. D’autre part, rien ne semble pouvoir arrêter le développement exponentiel du monde algorithmique et de ce que notre époque a mal nommé l’intelligence artificielle. À tel point que cette nouvelle dimension des hautes technologies paraît se comporter comme une nouvelle espèce en rivalité avec les autres et en particulier avec l’humain ."

"Précisons tout de suite que derrière l’hypocrisie du développement durable et de la croissance verte, l’Occident poursuit plus que jamais dans les pays dits « périphériques » ses programmes agressifs d’exploitation des ressources minières et agricoles par l’extractivisme et l’agriculture intensive. Une surexploitation aux conséquences écologiques tragiques et dont les bénéfices échappent toujours aux populations locales."

Miguel Benasayag sur Radio-Univers


MIGUEL BENASAYAG - THIERRY MURAT
Cervaux augmentés (Humanité diminuée?)

2023




2021

MIGUEL BENASAYAG
Les nouvelles figures de l'agir

" Depuis la fin du XXe siècle, la figure de l’individu s’inscrit en Occident dans une époque paradoxale : c’est au moment où tout y célèbre son triomphe qu’elle est arrivée à sa quasi totale disparition. Car ce qu’on appelle encore aujourd’hui l’individu correspond plutôt au profil ou à l’avatar auquel chacun de nous est censé déléguer ses fonctions, voire s’identifier. Bien que présenté sous les airs d’un parfait matérialisme technologique, ce profil ou avatar renvoie en réalité à un dispositif métaphysique. Si la figure de l’individu désigne cette entité qui s’imagine comme un sujet face à un monde objet, se prétendant libre de ses choix et de ses actes, le profil résulte quant à lui d’un processus de vidage et de dislocation de l’individu et du monde. Alors que l’individu se vivait comme une unité intégrée, avec une intériorité, le devenir profil implique à l’inverse un processus de dissolution de toute unité sous la forme d’un ensemble de modules ou d’applications : il est le fruit de l’idée devenue dominante selon laquelle la différence entre la machine et l’ensemble du vivant serait simplement quantitative. Et, au lieu de se désespérer de la fin de son exception ontologique, l’individu devenu profil se réjouit de pouvoir se penser comme un ensemble de données modélisables qui devient la garantie de son bon fonctionnement et de sa totale intégration au monde de l’opérationnalité numérique. "


"Ce que l’on voit n’est pas ce que l’on voit, mais ce que l’on est." Fernando Pessoa tirées du Livre de l’intranquillité

"Toute connaissance est développement de l’être, et tout développement de l’être est connaissance."

"Au nom de l’adaptation, nos sociétés risquent de commettre l’erreur fatale de confondre l’agir avec l’agitation, l’existence avec le fonctionnement. "

"Plus nous nous sentons originaux et singuliers, initiateurs et maîtres de nos vies, plus nos conduites sont surdéterminées par les tendances des macroprocessus techniques et économiques et, par conséquent, massifiées. "

"Le plus surprenant reste que l’individu n’est pas seulement invité, mais désire lui-même devenir transparent et prédictible : l’aspiration sociale et individuelle sera d’éliminer tout ce qui fait du « bruit » dans la bonne marche du profil sans intériorité et sans épaisseur. "

"Aux possibles issus des corps, on substitue alors des envies frelatées de bonheur et de vie préfabriqués dont l’offre précède généralement la demande. Mais ce vouloir dissocié est à l’opposé de toute éthique : il sollicite la morale et la discipline pour tenter de pallier depuis l’extérieur l’affaiblissement de nos dimensions intimes. C’est sur ce vide que les nouveaux vendeurs de volonté, coachs en tout genre et experts du « développement personnel », font prospérer leur fonds de commerce. Et s’il est vrai que le coaching fonctionne d’un point de vue utilitariste, c’est toujours sous la forme de mécanismes disciplinaires qui tentent d’aliéner ce qui reste de la personne pour la mettre au service d’un bien adaptatif : pensez à votre bien, pour ce qui est du désir, vous repasserez plus tard. En suivant ce qui est déterminé comme un bien, j’apprends à désirer ce qu’il est acceptable de désirer et surtout ce qu’on me montre comme étant désirable. C’est le prix à payer pour accéder à la tranquillité absolue, enfin libéré de mes tropismes toujours multiples, contradictoires et inquiétants."

"Mais, si le concept marketing du bien-être tend dans les pays riches à présenter la vie comme une course vers le divertissement, pour la grande majorité de l’humanité, ceux qui vivent de l’autre côté de la frontière de ce nouvel apartheid, le seul objectif possible reste d’accéder à la survie."

"Vivre signifie faire le pari que cela va tenir. Et la bonne nouvelle est que faire « comme si ça allait tenir » est notre seule contribution possible pour que cela tienne."


MIGUEL BENASAYAG
La tyrannie des algorythmes

" Nous sommes entrés, nous dit Benasayag, dans l’ère de la gouvernementalité algorithmique, où les dirigeants ont sciemment délégué leur prise de décision à l’intelligence artificielle (IA)  : une usine, un hôpital ou une ligne de chemin de fer se doivent d’être fermés puisque l’algorithme a analysé sa non-rentabilité."

"La violence de la digitalisation ne réside donc pas dans un quelconque projet de domination, mais plutôt dans la négation de toutes formes d’altérités et d’identités singulières qui laisse place à une dimension de la pure abstraction. Ce qui, dans le territoire (la réalité des corps, des écosystèmes…), résistait aux tentatives de modélisation, devient ainsi, dans le monde des modèles digitaux, du « bruit dans le système."

"Pour moi, les excès délirants et même fascisants de la sociobiologie mettent en lumière l’erreur de voir le vivant comme un ensemble d’unités d’information, ce qui est aussi la grande erreur des théoriciens du monde digital. Le monde informatique, avec ses algorithmes de nouvelle génération, capables d’« apprendre », par apprentissage statistique, à se programmer eux-mêmes, est fondé sur une autonomie de la combinatoire algorithmique : il n’est ni pour, ni contre quoi que ce soit, il existe en dehors de toute signification. C’est pour cela qu’un projet de gestion macro-économique par l’IA ne tient pas compte de telle ou telle région, ni de telle ou telle tranche de citoyens…"

 

 

2019


MIGUEL BENASAYAG
ANGELIQUE DEL REY
De l'engagement dans une époque obscure

"S'engager dans une époque obscure, ce n'est pas réaliser un programme, mais chercher, en situation et selon des voies multiples voire contradictoires, dans tous les cas conflictuelles, comment dépasser ce mythe de l'individu qui nous plonge dans l'impuissance et nous soumet à l'utilitarisme de la postmodernité."

2011


MIGUEL BENASAYAG
La fragilité

"Par exemple, on pourrait constater qu'il peut exister, entre un homme et un chien, un rapport tel qu'il émerge de leur lien une certaine dimension « perceptive » nouvelle qui n'existait ni chez l'un ni chez l'autre isolément. Nous savons comment les animaux, pour peu que nous soyons attentifs, nous permettent de savoir si un orage arrive, peuvent nous prévenir d'un tremblement de terre, d'un changement climatique et d'une série de choses que seulement dans notre intimité/amitié avec eux nous pouvons approcher. En réalité, l'ensemble de la nature - pas seulement les animaux, mais aussi les plantes et même des objets non vivants - offre à l'homme (nous devrions dire, l'invite à) la possibilité de ces couplages permettant de nouveaux niveaux d'existence.
Le monopole de la technique n'a pas seulement coupé l'homme de cette amitié partagée, elle l'a coupé de lui-même, car nous ne connaissons plus notre propre corps. Le corps formaté par la technique, par la société de l'utilitarisme est devenu pour nous « muet » : nous n'avons de lui que, pour ainsi dire, de mauvaises nouvelles, ou bien des bonnes seulement quand il accepte le dressage militariste que la société (à travers nous) lui impose.
Que nous n'ayons plus accès à ces dimensions-là implique que, petit à petit, elles cessent purement et simplement d'exister. L'homme de la technique n'est plus le même homme que celui qui savait entretenir une certaine amitié avec la nature, mais aussi avec lui-même, avec sa propre fragilité. "

2004


"L'idéal cartésien que nous appelons la société de l'individu a nourri l'espoir, depuis le siècle des Lumières, d'arriver à une société dans laquelle tout le monde aurait un rapport de rationalité consciente envers la vie, le monde, son corps, en somme envers le réel dans chacune de ses expressions. La rationalité de l'idéal des Lumières a toujours aspiré à être totalisante. Or, comme nous venons de le voir, aucune rationalité ne peut être totalisante si ce n'est au prix d'amputations successives de dimensions de la pensée, de dimensions de l'être.
Le pari osé de l'Occident consiste, encore de nos jours, à croire que la seule pensée souhaitable serait celle qui, étant elle-même transparente, pourrait nous révéler la transparence triomphale du monde. Ce que l'homme devenu individu n'est toujours pas arrivé à comprendre est que, en arrachant la pensée de son soubassement, en prétendant la couper de son aube profonde dans un effort futile pour la rendre transparente, c'est l'homme lui-même qui s'unidimensionnalise, qui s'aliène à jamais de sa propre substance."


MIGUEL BENASAYAG
GERARD SCHMIT
Les passions tristes

"Aujourd'hui, nos sociétés vivent un évident « déficit de pensée » et de sens, mais il ne s'agit pas d'accuser la science et la technique de voler ou de monopoliser cette pensée, ce sens. Il faut plutôt développer les lieux et les pratiques permettant de combler ce vide, et accompagner le développement de la technoscience.
Alors, si le savoir et le ça à voir se réfèrent à des interdits fondateurs de chaque culture, nous devons comprendre que la science explique seulement des mécanismes, et que cela ne nous dispense absolument pas de les penser."

"Actuellement, le problème du clinicien est donc de se dégager du primat de l'économique, comme sens ultime, aboutissant à la position de gestionnaire de soins psychiques face à des usagers-consommateurs. Être vraiment « au service de l'intérêt de l'enfant », cela implique à nos yeux d'être capables de construire des outils de soins pour aider nos patients dans ce chemin du développement multidimensionnel, de construction et de reconstruction des liens. Car, en fin de compte, être au service de la vie implique aujourd'hui d'assumer un certain degré de résistance."

2003


FLORENCE AUBENAS
MIGUEL BENASAYAG
Résister, c'est créer

"La revendication d'un emploi ou d'un droit est évidemment justifiée, mais la révolte ne surgit jamais d'un manque, d'un "moins". Elle est toujours le fruit d'un "plus", lorsqu'un groupe assume le fait de dépasser le strict énoncé de son étiquette."

"Aujourd'hui, face aux Indiens du Chiapas, la même question piège revient au fil des interviews ou des débats : « Mettons de côté votre situation propre, que proposez-vous pour l'ensemble du monde ? » La réponse non plus ne change pas : « Nous ne développons rien d'autre que notre singularité, chose qui ne manquera pas, paradoxalement, d'être un message pour l'ensemble du monde. » En quelque sorte, une variation autour d'un thème qu'affectionnait le philosophe Gilles Deleuze : « La majorité, c'est personne. La minorité, c'est tout le monde. » ?

"Le néolibéralisme n'est plus seulement une idéologie : il a fini par créer une structure sociale qui, certes, profite à certains et en lamine d'autres, mais où même ces victimes contestent généralement moins le système que la place qu'elles y occupent. Au fond, dans le néolibéralisme, il n'y a rien à comprendre, ni idéologie ni même des idées. Il suffit de se regarder vivre : nous sommes lui, il est en nous. « Une civilisation est permanente, elle s'étend dans le passé et dans l'avenir comme une personne humaine», explique l'écrivain britannique George Orwell."

 

2002


"De façon idéaliste, les fameux révolutionnaires, protagonistes du changement ou partis radicaux classiques, considèrent eux aussi toujours l'homme comme ce « noyau sain » écrasé par un oppresseur quelconque et imaginent un sujet, purement abstrait, existant au-delà de l'oppression, le peuple. Toute une production d'effrayants anathèmes, de dénonciations apocalyptiques, de livres sacrés et de paroles magiques accompagne cette croyance, pour dénoncer et promettre. Cet anticapitalisme n'est pas un mensonge, c'est une vérité comme un « moment du mensonge ".

"En ce sens, les habitants du pouvoir central n'ont finalement que deux solutions : écraser ou accompagner un changement. Jamais celle de le créer, ni même de l'incarner.
Ainsi, ce qui est communément désigné par le terme « pouvoir » et vécu comme ce lieu sacré d'où se modifierait le cours de l'Histoire, devrait plutôt être nommé « gestion » et pensé comme la simple instance d'administration d'une société. Il ne produit pas l'émergence mais en fait partie, élément parmi d'autres : en ce sens, pour un mouvement de contestation, il devient non plus un objectif central et final mais situationnel. Si une nouvelle radicalité venait réellement à émerger, phénomène qui reste aujourd'hui encore une hypothèse, il serait alors toujours temps de se demander, et seulement en dernier lieu, si une forme de représentation adéquate est possible et comment."

"L'artiste, le sportif, l'amant, le chercheur sont autant de symboles qui abolissent cette division entre l'ordinaire et l'extraordinaire pour se maintenir sur cette frontière de l'être où s'esquisse l'impossible. Cela ne veut bien sûr pas dire : ce qui ne peut se réaliser. Il s'agit du défi qui existe au cœur de toute situation et qui est source de tout désir."


MIGUEL BENASAYAG
Le mythe de l'individu

"Pourtant, au sein de ce tumulte et de ce désordre, un élément semble conserver pour nos contemporains suffisamment de « substance », pour, véritable bouée de sauvetage, apparaître comme une sorte de refuge où prendre pied afin de surnager dans la débâcle du monde de la promesse : l'individu. Création de la modernité, l'individu est cette entité qui, se proclamant transhistorique et par là inébranlable, se considère comme ce sujet autonome séparé du monde conçu comme un objet qu'il peut maîtriser et dominer.
L'individu est ainsi ce personnage devenu œil regardant ce que, perçu au travers de multiples écrans, il est convenu d'appeler « le monde ». D'aucuns prétendent que le retrait narcissique vers un individualisme égoïste où chacun s'occupe de ses intérêts est la conséquence de la crise de nos cultures. Or, en réalité, « individu », loin de désigner des personnes isolées et éparpillées à la suite d'une catastrophe qui aurait détruit les liens structurant la société, est le nom d'une organisation sociale, d'un projet économique, d'une philosophie et d'une Weltanschauung.
On imagine couramment que l'individu est ce qui s'oppose à la masse, or il n'y a pas de masse sans la construction préalable d'une sérialisation, sans la déconstruction du lien social par la formation de l'individu, qui est l'atome et le nom de l'ensemble d'une massification. Il n'y a donc pas, d'un côté, l'individu et, de l'autre, les masses. Là où l'individu se trouve, la masse se trouve aussi, car l'individu est l'instance fondamentale de toute massification."

1998