La première de ces  doctrines correspond à ce que nous pourrions appeler la position hypermoderne. « Sauvons  la planète, soyons davantage capitalistes » : tel pourrait être le  slogan de ce nouveau technocratisme, sorte d’amalgame entre l’idéologie de la  Silicon Valley et la doxa néolibérale, qui prêche pour une accélération sans  limites de l’innovation technologique, véritable ersatz du progrès, dont la  puissance serait en mesure non pas de régler les graves problèmes de notre  temps, mais de les enjamber pour les dépasser. 
      La deuxième prend en  considération la trajectoire actuelle de  destruction, reconnaît la nécessité de préserver la nature, envisagée à l’aune  de ses « services écosystémiques », et prône un ajustement de notre  agir pour garantir un prétendu « développement durable ». Pour cette  thèse aujourd’hui archidominante au sein des États occidentaux, il s’agit de  trouver les bases objectives et scientifiques d’un nouveau modus vivendi avec  l’« environnement » tout en continuant de faire comme avant :  exploiter les ressources, produire, consommer, sans jamais remettre en cause ni  les structures de pouvoir, ni l’idée d’une croissance infinie, ni la croyance  en un progrès ascensionnel qui redonnerait un sens à nos actes. 
      La troisième  position s’inscrit dans le sillage du vaste courant de l’écologie humaniste. Ce  mouvement politique et historique, contrairement aux deux précédents, a non  seulement identifié et compris l’ampleur  et la radicalité du problème, mais il a également, dans un effort théorique et  pratique, questionné les modes de vie occidentaux tout en explorant des  alternatives. En s’attaquant à l’anthropocentrisme occidental, l’écologie  politique perpétue certes une longue tradition philosophique de critiques  envers le paradigme européen de la séparation, mais elle est la première à en  faire une force politique et sociale. Dans cette perspective, la régulation  passe par une rupture avec le dualisme cartésien et l’élaboration de nouvelles  alliances avec le vivant depuis un point de vue décentré où la réalité est  considérée depuis l’écosystème. C’est l’influence de ce type d’approche qui a  récemment permis l’extension de la notion de sujet de droit à des non-humains  en tant qu’expression de la multiplicité des vecteurs qui composent nos  milieux. 
       Enfin, la quatrième voie,  que nous qualifions de décoloniale, partage avec l’écologie politique cette  hypothèse lourde qui postule que la production du commun n’est pas le monopole  de l’humain. Elle s’en distingue toutefois par une différence  fondamentale : les points de vue décoloniaux ne considèrent pas que  l’homme soit un vecteur du système parmi d’autres, précisément parce que cette  figure historique et culturelle n’existe pas en dehors du monde colonial. Dans  les cosmologies non modernes, l’humain se conçoit et s’expérimente comme une  multiplicité agencée à d’autres multiplicités. Cela n’implique évidemment pas  que l’individu, en tant que singularité, ne soit dans ces cultures qu’une pure  illusion. Mais celui-ci se perçoit et agit depuis une intériorité tissée  d’extériorité. Loin de représenter une unité étanche et autonome, la personne  se voit et existe concrètement comme la manifestation des liens qui la  composent.  Pour elle, il n’est pas  question de décentrage de l’humain, car cette entité ouverte n’est jamais  envisagée comme une partie séparée de l’ensemble qui la constitue. C’est dans  ce mode d’être et d’agir que réside aujourd’hui la radicalité de la position  décoloniale. Celle-ci ne repose pas sur une opposition guerrière à l’Occident,  mais bien sur l’expression en pure positivité de ce rapport au monde. Si la  décolonisation implique effectivement une déconstruction des archétypes  occidentaux, ces processus ne se structurent pas dans un projet strictement contre, mais dans des luttes pour l’émancipation, la justice sociale et écologique. " 
       
       " Dès lors, au nom de quoi  résister ? Dans nos sociétés orphelines de la grande promesse émancipatrice,  cette question devient éminemment centrale. S’il est plus que jamais nécessaire  de passer à une véritable contre-offensive, celle-ci ne peut plus se constituer  en un projet contre pour lequel vaincre l’ennemi est la raison suffisante. Cela  serait une erreur fatale de reproduire les figures classiques de l’affrontement  binaire et de la verticalité propres au mode d’émancipation occidental, qui ne  font qu’entretenir le schéma colonial de domination. Dans un monde où les  rapports de force apparaissent brouillés, cette résistance doit s’axer dans la  création de nouveaux possibles, ici et maintenant, en renonçant à toute  promesse métaphysique d’une justice finale. " 
      "Comme nous le verrons plus loin, l’invention de la  race, comme toutes les autres grilles de classification coloniale, relève de  cette supercherie qui consiste à isoler un élément réellement existant dans la  multiplicité de la personne pour fabriquer une étiquette disciplinaire. "
      "Individu du manque permanent et de l’incomplétude,  le sujet moderne ne se saisit lui-même qu’en pur projet. "
      "Notre époque voit ainsi la convergence de deux  mouvements autonomes mais intriqués, qui redéfinissent les nouveaux contours de  notre être au monde. D’une part, l’expérience sans cesse croissante et  malheureuse pour les humains de la perte de leur capacité d’agir. La figure de  l’homme destiné à prendre possession du réel éprouve au quotidien la tristesse  de son impuissance face à un monde qui lui apparaît toujours plus obscur et  chaotique. D’autre part, rien ne semble pouvoir arrêter le développement  exponentiel du monde algorithmique et de ce que notre époque a mal nommé l’intelligence  artificielle. À tel point que cette nouvelle dimension des hautes technologies  paraît se comporter comme une nouvelle espèce en rivalité avec les autres et en  particulier avec l’humain ."
      "Précisons tout de suite que derrière l’hypocrisie  du développement durable et de la croissance verte, l’Occident poursuit plus  que jamais dans les pays dits « périphériques » ses programmes  agressifs d’exploitation des ressources minières et agricoles par  l’extractivisme et l’agriculture intensive. Une surexploitation aux  conséquences écologiques tragiques et dont les bénéfices échappent toujours aux  populations locales." 
      "On ne peut plus s’indigner et  disserter sur la fin du monde et la montée des pouvoirs réactionnaires et, dans  le même temps, continuer à croire en ce conte de fées disciplinaire qui prétend  que tout pourrait s’arranger par le dialogue et la mesure. L’adhésion au rêve  mortifère d’une société pacifiée et policée se fait toujours au prix de cette  complicité avec l’horreur qui nous pousse à détourner le regard devant  l’écrasement de la vie. L’injonction à mourir sans faire de bruit n’est plus  supportable. "
      "Le grand piège pour la  résistance sera toujours d’arrêter d’être ce qu’elle est pour répliquer à l’ennemi.  De ce point de vue, la pire des réponses symétriques est celle qui consiste à endosser  le rôle du barbare auquel le pouvoir veut systématiquement réduire ses  opposants. Quand la lutte devient terrorisme, elle n’est plus résistance. Elle  a déjà trahi les idéaux qu’elle prétend défendre. La supériorité éthique et  ontologique qui fonde toute révolte face à l’oppression réside dans son  asymétrie avec la répression. Or, le terrorisme, en se constituant comme l’égal  du pouvoir contesté, devient lui-même une force de domination. Le terroriste  est réactionnaire, précisément parce qu’il opère depuis le point de vue du  pouvoir. Il pense et agit depuis une hyperverticalité dans laquelle la  population n’est plus qu’un moyen au service de ses fins. À chaque fois que la  résistance se structure en spécularité avec le pouvoir tyrannique, c’est  toujours, au bout du compte, la tyrannie qui vaincra. " 
      Miguel Benasayag sur Radio-Univers