ZIGMUND BAUMAN
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ZYGMUNT BAUMAN
L'amour liquide
Dela fragilité des liens entre les hommes

Korczak aimait les enfants comme peu d'entre nous en sont prêts ou capables, mais ce qu'il aimait chez eux c'était leur humanité. L'humanité sous sa forme la meilleure - ni déformée, ni tronquée, ni réduite, ni mutilée, complète dans sa naissance et son inachèvement enfantins, pleine d'une promesse pas-encore-trahie et d'un potentiel toujours intransigeant. Il est notoire que le monde dans lequel naissent et grandissent les porteurs potentiels d'humanité sait mieux rogner les ailes qu'inciter leurs utilisateurs potentiels à les déployer, et donc, d'après Korczak, l'humanité ne peut se trouver, se prendre et se préserver intacte et entière (pour un moment, et pas plus d'un moment !) que chez les enfants.


Les nouvelles constructions, affichées avec fierté et bien vite imitées, sont des « espaces d'interdiction » - « conçus pour intercepter, repousser ou filtrer les utilisateurs potentiels ». Soyons explicite, le but des « espaces d'interdiction » est de diviser, séparer et exclure — et non de bâtir des ponts, des passages tranquilles et des lieux de rencontre, ou de faciliter la communication et de réunir les citadins.

Les innovations architecturales et d'urbanisme que Flusty distingue, liste et nomme, sont les équivalents actualisés techniquement des douves, tourelles et embrasures des remparts ; mais plutôt que de défendre la ville et ses habitants de l'ennemi extérieur, on les érige pour séparer les citadins et les protéger les uns des autres, désormais adversaires. Parmi les inventions que nomme Flusty, on trouve l'« espace fuyant », « espace que l'on ne peut atteindre, car les chemins d'approche sont déformés rallongés ou manquants » ; l'« espace épineux », « espace qu'on ne peut occuper confortablement, défendu par exemple par des arroseurs muraux activés pour éliminer les rôdeurs ou les rebords inclinés pour empêcher qu'on s'assoie » ; enfin l'« espace nerveux », « espace qu'on ne peut utiliser sans être observé en raison des patrouilles volantes de surveillance active et/ou des systèmes de contrôle à distance qui informent les postes de sécurité ». Ce type d'« espaces d'interdiction » et bien d'autres n'ont qu'un seul but, mais un but composite : couper les enclaves extraterritoriales du territoire continu de la ville, ériger de petites forteresses dans lesquelles les membres de l'élite supraterritoriale globale pourront entretenir, cultiver et savourer leur indépendance physique et leur isolation spirituelle de la localité. Dans le paysage urbain, les « espaces d'interdiction » deviennent les points de repère de la désintégration de la vie en communauté, partagé, et fondée sur la localité.


ZYGMUNT BAUMAN
le présent liquide

Notre société engendre de nouvelles peurs. Car la modernité, devenue "liquide", a fait triompher l'incertitude perpétuelle : la quête de sens et de repères stables a laissé la place à l'obsession du changement et de la flexibilité. Le culte de l'éphémère et les projets à court terme favorisent le règne de la concurrence au détriment de la solidarité et transforment les citoyens en chasseurs ou, pis, en gibier. Ainsi, le présent liquide secrète des individus peureux, hantés par la crainte de l'insécurité.


ZYGMUNT BAUMAN
La société assiégée

La société est assiégée sur deux fronts: d'un côté, un monde globalisé, que ne structurent plus les anciennes règles, de l'autre, une politique de gestion de la vie de plus en plus "liquide" et mal définie. L'espace compris entre ces deux fronts, gouverné jusque récemment encore par les principes régissant l'Etat-nation souverain et identifié par les sociologues comme la "société", est chaque jour plus difficile à concevoir comme une entité autonome...

"la capacité de mouvement est devenue le facteur stratifiant majeur, voire primordial, de la hiérarchie globale naissante. Rien d'étonnant à ce que cette capacité ait tendance à être attribuée de façon hautement inégale, et qu'elle soit devenue un point de dispute, un enjeu principal de la lutte concurrentielle. Le principal facteur stratifiant joue un rôle-clé dans la nouvelle polarisation des occasions et des niveaux de vie, des pouvoirs d'affirmation de soi et des quantités de liberté personnelle. "


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Vies perdues. La modernité et ses exclus

"Le premier Big Brother, celui qui est décrit par George Orwell, présidait sur les usines fordistes, les casernes, ainsi que d'autres, petits ou grands panopticons (voir Bentham, Foucault) - son unique désir était de maintenir nos ancêtres à l'intérieur et de ramener la brebis égarée dans le troupeau. Le Big Brother de la télé-réalité est uniquement préoccupé de maintenir les hommes (et les femmes) un peu différents - les incapables ou les moins capables, les moins intelligents ou les moins zélés, les moins doués ou les moins astucieux - à l'extérieur; et une fois à l'extérieur, pour toujours à l'extérieur.


L'ancien Big Brother était préoccupé par l'inclusion - l'intégration, mettre les gens en rang et les y maintenir. Ce qui intéresse le nouveau Big Brother, c'est l'exclusion - c'est chercher les gens qui ne conviennent pas au lieu où ils sont; les bannir de ce lieu et les déporter « là où est leur place », ou, mieux encore, ne jamais les autoriser, pour commencer, à se rapprocher de ce lieu. Le nouveau Big Brother fournit aux officiers de l'immigration les listes de gens qu'ils ne devraient pas laisser entrer, et aux banquiers, la liste de ceux qu'ils ne devraient pas admettre dans la compagnie de ceux qui sont dignes de crédit. Il donne aux gardes des instructions concernant ceux qu'ils devraient arrêter devant les grilles et ne pas laisser pénétrer dans la communauté de l'autre côté des grilles. Il insuffle aux surveillants du voisinage l'idée d'épier et de chasser les prétendus rôdeurs ou ceux qui ont des intentions louches - étrangers qui ne sont pas à leur place. Il offre aux propriétaires des circuits de télévision fermés, pour empêcher les indésirables de
s'approcher. Il est le saint patron de tous les videurs, que ce soit au service d'une boîte de nuit ou d'un ministre d'État, ministre de l'Intérieur.
Certes, la nouvelle du décès de Big Brother ancienne école est, selon la célèbre formule de Mark Twain, grossièrement exagérée. Les deux Big Brothers - l'ancien et le nouveau - sont assis l'un près de l'autre au poste de contrôle des passeports aux aéroports, à ceci près que le nouveau vérifie scrupuleusement les papiers d'identité et les titres de transport à l'arrivée, alors que l'ancien les vérifie plutôt superficiellement, au départ.
L'ancien Big Brother est bien vivant et mieux équipé que jamais - mais maintenant il se trouve surtout dans les parties hors limites et marginalisées de l'espace social tels que les ghettos urbains, les camps de réfugiés ou les prisons. Là, l'ancienne tâche perdure: maintenir les gens à l'intérieur et les ramener dans le rang lorsqu'ils en sortent. Tel qu'il était il y a une centaine d'années, ce Big Brother-là est le saint patron de toutes sortes de geôliers. C'est, me direz-vous, un rôle important - et un rôle qui, parce qu'il est maintenu sous les feux de la rampe et fortement médiatisé, est généralement supposé être encore plus important qu'il n'est en réalité. Mais c'est désormais un rôle secondaire, dérivatif et qui vient en supplément de celui qui est joué par Big Brother nouveau style; sa véritable tâche est de rendre la tâche du nouveau Big Brother un peu plus facile. À eux deux, les frères maintiennent l'ordre et assurent l'entretien de la ligne frontière entre l'"intérieur" et l'"extérieur". Leurs fonctions respectives marchent bien ensemble, selon la sensibilité, la porosité et la vulnérabilité des frontières."


 

ZYGMUNT BAUMAN
La vie en miettes

" Les conclusions du psychiatre allemand Klaus Dörner sont accablantes : le même cadre de pensée dans lequel fut formée la vision nazie du nettoyage du monde de ses catégories inutiles, pernicieuses ou morbides d'humains, continue de façonner notre vision de l'individu et des tâches de vie partagées; nous pourrions bien être en train de nous engager dans l'ère "de l'holocauste continu et silencieux"..."

"L'individu devrait éviter les "endroits crasseux" et "les substances louches". La magie contagieuse que l'on trouve à éviter les contacts physiques avec le danger constitue la principale préoccupation de ceux qui font attention à l'hygiène. L'hygiène est fournie par les outils de séparation : balais, brosses, racloirs, savons, détachants en aérosols, détergents en poudre; mais aussi les barbelés ou les murs des camps, des réserves, des ghettos (et, en fait, par le Zyklon) réservés aux malpropres et aux contaminateurs."

Il cite Robert Proctor: "...et aux alentours de 1932, on peut affirmer que l'hygiène raciale était devenue une orthodoxie scientifique dans la communauté médicale allemande."
(2003)