JEAN BAUDRILLARD

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JEAN BAUDRILLARD
Entretiens

"Jean Baudrillard n'était pas que le penseur virtuose et sensuel de la séduction et de la disparition, du fatal et du viral, de la simulation et de l'hyper-réalité. Il était aussi un formidable orateur, déployant avec gourmandise et acuité, face à tous les publics, les interprétations les plus déconcertantes et les analyses les plus provocantes sur les différents sujets à propos desquels on l'interrogeait. Des traces de ce génie de la parole, les innombrables interviews qu'il a données pour les journaux, magazines et revues du monde entier constituent peut-être le corpus le plus précieux, le plus vivant, le plus en prise avec la double actualité du monde et du penseur. C'est une première sélection de ces entretiens, couvrant la durée entière de sa carrière, que l'on trouvera réunis pour la première fois dans le présent volume, rappelant ainsi à chacun combien, plus que jamais, Baudrillard nous manque."

"Un jour, tout sera culturisé, tout objet sera soi-disant un objet esthétique, et plus rien ne sera objet esthétique...Au fur et à mesure que le système se perfectionne, il intègre et il exclut. Dans le domaine informatique, par exemple, plus le système se perfectionne, plus nombreux sont les laissés-pour-compte. L’Europe se fait, elle se fera, et au fur et à mesure qu’elle se réalise, tout entre en dissidence par rapport à ce volontarisme européen. L’Europe existera, mais l’Angleterre n’y sera pas, les régions n’y seront pas, etc. L’écart ne cesse de grandir entre la réalisation formelle des choses, sous la conduite d’une caste de techniciens, et son implantation réelle. La réalité ne s’aligne plus du tout sur cette réalisation volontariste au sommet. La distorsion est considérable. Le discours triomphaliste survit dans l’utopie totale. Il continue à se croire universel, alors qu’il ne s’accomplit plus, depuis longtemps, que de manière autoréfentielle. Et comme la société dispose de tous les moyens pour entretenir un événement fictif, cela peut durer indéfiniment… "

2019


JEAN BAUDRILLARD
Carnaval et cannibale

" On peut concevoir ainsi la modernité comme l'aventure initiale de l'Occident européen, puis comme une immense farce qui se répète à l'échelle de la planète, sous toutes les latitudes où s'exportent les valeurs occidentales, religieuses, techniques, économiques et politiques. Cette "carnavalisation" passe par les stades eux-mêmes historiques, de l'évangélisation, de la colonisation, de la décolonisation et de la mondialisation. Ce qu'on voit moins, c'est que l'hégémonie, cette emprise d'un ordre mondial dont les modèles [...] semblent irrésistibles, s'accompagne d'une réversion extraordinaire par où cette puissance est lentement minée, dévorée, "cannibalisée" par ceux qu'elle carnavalise. "

"  l’humanité réussit aujourd’hui à faire de sa pire aliénation une jouissance esthétique et spectaculaire. "

"C’est ainsi qu’on passe au-delà du capital – lequel a joué jusqu’au bout son rôle historique de domination et d’aliénation –, mais ne pouvant aller plus loin, il lui fallait laisser la place à un système d’abstraction encore plus radicale – celle, numérique, électronique, virtuelle, qui parachève cette fuite hors de la matérialité dont nous parlions –, et au terme de laquelle le monde comme l’humain ont définitivement disparu."

"J’aimerais citer un autre texte en regard, radicalement différent d’inspiration, qui est aussi une sorte de parabole. Un tableau véhément de cet univers hégémonique, fait d’indifférence et d’accélération, un monde au-delà de toute qualité et de tout jugement de valeur.
Don DeLillo. Cosmopolis : "  Ces révoltés, ces manifestants, ce ne sont pas les fossoyeurs du capitalisme, c’est le libre marché lui-même. Ces gens sont un phantasme créé par le marché. Ils n’existent pas en dehors du marché. Il n’y a nulle part où ils puissent aller pour être en dehors – il n’y a pas de dehors. » « La culture de marché est totale, elle produit ces hommes et ces femmes. Ils sont nécessaires au système qu’ils méprisent. Ils lui procurent énergie et définition. Ils s’échangent sur les marchés mondiaux. C’est pour cela qu’ils existent, pour vivifier et perpétuer le système."

2008


2007

JEAN BAUDRILLARD
Pourquoi tout n'a-t-il pas déjà disparu?

"Et là est toute la différence, c'est que l'espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n'a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition."

 


BAUDRILLARD
L'Herne

"Alors le papier enflammé touche l'eau, et s'éteint, et la lueur en descend lentement comme de la cendre vers le fond - la lenteur subite de la chute étant semblable au discernement véritable du bien et du mal. Une seule chose reste alors, une seule: c'est que tout au monde est signifiant, et que tout finit par être signifié. Chaque chose a son signe, et chaque signe a son sens. On ne peut être qu'à force d'exactitude du monde. Non le meilleur ou le pire, mais l'exactitude du monde est notre sens. Comme dans un rêve où quelqu'un vous tourmente de toutes sortes de façons sous des apparences fausses et vient vous délivrer à la fin sous son aspect connu."

2005


2004

JEAN BAUDRILLARD
Le Pacte de lucidité
ou l'intelligence du Mal

"Une oeuvre, un objet, une architecture, une photo, mais aussi bien un crime, un évènement, ça doit être : l'allégorie de quelque chose, un défi à quelqu'un, mettre en jeu le hasard, et donner le vertige."

 

"Et le vent des réseaux inclinait leurs neurones
Aux confins virtuels du monde instrumental."


JEAN BAUDRILLARD
Oublier Foucault

"On ne peut qu'être frappé par la coïncidence entre cette version nouvelle du pouvoir et la version nouvelle du désir proposée par Deleuze ou Lyotard : non plus le manque ou l'interdit, mais le dispositif, la dissémination positive des flux ou des intensités. Cette coïncidence n'est pas accidentelle : c'est tout simplement que chez Foucault le pouvoir tient lieu de désir. Il est là comme le désir chez les autres : toujours déjà là, expurgé de toute négativité, il est réseau, il est rhizome, il est contiguïté diffractée à l'infini. C'est pourquoi il n'y a pas de désir chez Foucault : la place est déjà prise."

2004


2003

LA VIOLENCE DU MONDE
Jean Baudrillard. Edgar Morin

"Ce qu'il faut, c'est déplacer la lutte dans la sphère symbolique, où la règle est celle du défi, de la réversion, de la surenchère. Telle qu'à la mort, il ne puisse être répondu que par une mort égale ou supérieure. Défier le système par un don auquel il ne peut pas répondre, sinon par sa propre mort et son propre effondrement. L'hypothèse terrorriste, c'est que le système lui-même se suicide en réponse au défi multiple de la mort et du suicide. car ni le système, ni le pouvoir n'échappent à l'obligation symbolique : celle de répondre sous peine de perdre la face." Baudrillard


2002

JEAN BAUDRILLARD
L'esprit du terrorisme

"....Au point que l'idée de liberté, idée neuve et récente, est déjà en train de s'effacer des moeurs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en passe de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d'une mondialisation policière, d'un contrôle total, d'une terreur sécuritaire. La dérégulation finit dans un maximum de contraintes et de restrictions, équivalant à celle d'une société fondamentaliste."

"Le terrorisme est l'acte qui restitue une singularité irréductible au coeur d'un système d'échange généralisé. Toutes les singularités ( les espèces, les individus, les cultures ) qui ont payé de leur mort l'installation d'une circulation mondiale régie par une seule puissance se vengent aujourd'hui par ce transfert terroriste de situation."


JEAN BAUDRILLARD
La pensée radicale

"De toute façon, il vaut mieux une analyse désespérante dans une langue heureuse qu’une analyse optimiste dans une langue désespérante d’ennui et démoralisante de platitude, comme c’est le plus souvent le cas."

2001


JEAN BAUDRILLARD
Télémorphose

"Et le pire dans cette obscénité, dans cette impudeur, c'est le partage forcé, c'est cette complicité automatique du spectateur, qui est l'effet d'un véritable chantage. C'est là l'objectif le plus clair de l'opération: la servilité des victimes, mais la servilité volontaire, celle des victimes jouisseuses du mal qu'on leur fait, de la honte qu'on leur impose. Le partage par toute une société de son mécanisme fondamental: l'exclusion - interactive, c'est le comble! Décidée en commun, consommée avec enthousiasme. "

2001


2000

JEAN BAUDRILLARD
Mots de passe

"Le fait d'avoir extradé la mort, tout au moins de s'y essayer sans cesse, se marque dans les efforts infinis faits pour retarder une échéance, pour ne plus vieillir, pour supprimer les alternatives, pour commander même à la naissance, par anticipation, selon toutes les possibilités génétiques. Parce que toutes ces possibilités sont technologiquement vraisemblables, la technologie a remplacé la détermination qui fait qu'à un moment donné, deux choses sont exclusives l'une de l'autre, qu'elles se séparent, qu'elles auront un destin différent, mais aussi l'infinie possibilité de tout faire, successivement. Il y a là sinon deux métaphysiques opposées - dans la mesure où la technologie ne relève pas de la métaphysique -, du moins un enjeu décisif du point de vue de la liberté.
Mais s'il n'y a plus de fin, de finitude, s'il est immortel, le sujet ne sait plus ce qu'il est. Et c'est bien cette immortalité-là qui est le fantasme ultime de nos technologies. "

 


JEAN BAUDRILLARD
JEAN NOUVEL
Les objets singuliers

Jean Baudrillard: "L'universel, justement, c'est encore un système de valeurs, tout le monde peut y accéder, en principe, il fait encore l'objet de quelques conquêtes. Bon, petit à petit, il se neutralise, toutes les cultures se juxtaposent, mais l'effet produit reste quand même une égalisation par le haut, par la valeur, tandis que dans le processus de mondialisation, on assiste au nivellement par le bas, au plus petit dénominateur commun, c'est la « disneyification » du monde. Et je crois que, au contraire des valeurs qui animent l'universel, la mondialisation sera le théâtre d'une discrimination intense, le lieu de la pire discrimination. Ce sera une mondialisation « pyramidale », si je puis dire. La société qu'elle générera sera toujours plus dissociée et ce ne sera plus une société de conflit. On a l'impression qu'entre les deux, c'est-à-dire entre ceux qui jouiront de privilèges informatiques, les futurs informatisés, et les autres, la transmission aura été brisée. Les deux parties de la société auront été déconnectées, elles iront chacune leur chemin de manière parallèle, et l'une ira de plus en plus vers la sophistication du savoir, la vitesse, tandis que l'autre vivra dans l'exclusion - mais sans conflits, sans passerelles. C'est autrement plus dangereux qu'une révolte, car c'est la neutralisation du conflit lui-même. La lutte de classes, n'en parlons plus ! Il n'y aura même plus de « clashs ». Ne parlons pas de révolution ! Il n'y aura même plus de rapports de forces, le fusible a fondu. Voilà la mondialisation. Dans la terminologie anglaise, on dit « globalisation » - qui concerne davantage le marché économique. Nous, avec notre terme « mondialisation », on entend quelque chose de plus vaste. Mais c'est le même processus qui a cours, si tu l'entends vraiment dans la dimension du concept. C'est une identification, une totalisation - du champ de la neutralité -, elle s'oppose l'universel qui était une idée, une valeur, une utopie. Là, nous sommes dans la dimension du « réalisé ». A l'universel, c'est le particulier qui s'oppose, à la mondialisation, c'est alors la singularité, autrement dit une radicalité d'un autre ordre. Et qui n'entre pas, à la limite, en conflit direct entre forces antagonistes. Ce n'est pas une force révolutionnaire, ça existe ailleurs, ça se développe ailleurs, ça disparaît. Il est intéressant de voir, d'observer ce qui restera d'irréductible à ce processus de mondialisation, à ce mouvement irréversible. Ce mouvement est un système, contrairement à ce que voudrait indiquer le terme, car le terme « mondialisation » semble dire que tout est englobé là-dedans. Or, ce n'est pas vrai, ce mouvement va créer une espèce d'hypersociété virtuelle qui aura en mains tous les moyens, ça, c'est clair, tous les pouvoirs, qui sera une minorité absolue, de plus en plus minoritaire et en grande majorité - en termes génériques - le reste sera vraiment en condition d'exclusion."

2000


2000

JEAN BAUDRILLARD
Cool Memories IV

"Ne pas s'incliner - geste souverain, mieux qu'une violence, mieux qu'une révolte armée. Dans son élégance, c'est l'acte le plus pur, le plus radical. Ne pas en faire une cause morale, ni donner à son geste un sens universel - simplement ne pas s'incliner."

 


JEAN BAUDRILLARD
L'échange impossible

"Quelque chose en nous est caché: la mort. Mais quelque chose d'autre nous guette en chacune de nos cellules: c'est d'oublier de mourir. L'immortalité est là qui nous guette. On parle toujours de la lutte des vivants contre la mort, et non du péril inverse. Or nous devons nous battre contre l'impossibilité de mourir."

 

1999


JEAN BAUDRILLARD
A l'ombre du millénaire ou le suspens de l'an 2000

"Si bien qu'aujourd'hui l'humanité (disons ceux qui pense pour elle) ne se pose les problèmes que lorsqu'ils sont virtuellement dépassés, ou que le systèmeles a déplacés en les absorbants."

 

1998


JEAN BAUDRILLARD
De l'exorcisme en politique ou
De la conjuration des imbéciles

" L'illusion politique de gauche, congelée pendant vingt ans dans l'opposition, s'est révélée, avec l'accession au pouvoir, porteuse, non pas de sens de l'histoire, mais d'une morale de l'histoire. Quand la gauche retrouvera-t-elle enfin le sens de l'analyse ? (...) Tout cela pour dire que si Le Pen est l'incarnation de la bêtise et de la nullité - certes - mais de celle des autres, de ceux qui en le dénonçant dénoncent leur propre impuissance et leur propre bêtise, en même temps que l'absurdité qu'il y a à le combattre frontalement, sans rien avoir compris à ce jeu de chaises diabolique (...)."


1998


1997

JEAN BAUDRILLARD
Le paroxysme indifférent
Entretiens avec Philippe Petit

"Deleuze dit qu'on fabrique du concept. C'est un travail. On ne fabrique pas un mode d'explication ni de vérité, mais une forme de vision, de style, pour voir et déchiffrer. Cette pensée fonctionne et nous la faisons fonctionner. Mais je me demande si la contre-finalité de cette pensée-là ne fonctionne pas malgré nous. Et quand on pense, il est possible que de manière presque occulte il y ait une sorte de principe du mal actif derrière cette pensée, une dimension démoniaque. Peut-être que des acteurs inconscients sont plus actifs dans le processus que ceux qui se mêlent de penser. Si la pensée est une fonction, elle est une fonction vraiment ambivalente et je dirais même antagoniste. Quelque chose nous échappe là-dedans. Elle est à la fois une matière grise et une matière noire. Une masse obscure rôde à travers toute la philosophie, en même temps qu'une désillusion radicale et silencieuse, qui ne permettent plus à la pensée rationnelle d'entretenir une transcendance, un espoir, un idéal. Tout cela était fondé, et il ne s'agit pas de le démentir rétrospectivement mais il s'est passé autre chose. Or la pensée est des deux côtés, ce qui est déconcertant. "


1997

JEAN BAUDRILLARD
A l'ombre des majorités silencieuses
ou la fin du social

"Mais constatons que tous les pouvoirs viennent s’effondrer silencieusement sur cette majorité silencieuse, qui n’est ni une entité ni une réalité sociologique, mais l’ombre portée du pouvoir, son gouffre en creux, sa forme d’absorption. Nébuleuse fluide, mouvante, conforme, bien trop conforme à toutes les sollicitations et d’un conformisme hyper-réel qui est la forme extrême de la non-participation : tel est le désastre actuel du pouvoir. Tel est aussi le désastre de la révolution. Car cette masse implosive n’explosera jamais par définition, et toute parole révolutionnaire y implosera elle aussi. Dès lors, que faire de ces masses ? Elles sont le leitmotiv de tous les discours. Elles sont l’obsession de tout projet social, mais tous échouent sur elles, car tous restent enracinés dans la définition classique des masses, celle d’une espérance eschatologique du social et de son accomplissement. Or, les masses ne sont pas le social, elles sont la réversion de tout social et de tout socialisme."

"On croit structurer les masses en y injectant de l’information, on croit libérer leur énergie captive à force d’information et de messages (ce n’est plus tellement le quadrillage institutionnel, c’est plutôt la qualité d’information et le taux d’exposition aux médias qui mesure aujourd’hui la socialisation). Mais c’est tout le contraire. Au lieu de transformer la masse en énergie, l’information produit toujours davantage de masse. Au lieu d’informer comme elle prétend, c’est-à-dire de donner forme et structure, elle neutralise toujours davantage le « champ social », elle crée de plus en plus de masse inerte impénétrables aux institutions classiques du social, et aux contenus de l’information eux-mêmes. A la fission des structures symboliques par le social et sa violence rationnelle succède aujourd’hui la fission du social lui-même par la violence « irrationnelle des média et de l’information – le résultat final étant justement la masse atomisée, nucléarisée, molécularisée – résultat de deux siècles de socialisation accélérée et qui y met fin sans appel.
La masse n’est masse que parce que son énergie sociale s’est déjà refroidie. C’est un stock froid, capable d’absorber et de neutraliser toutes les énergies chaudes. Elle ressemble à ces systèmes à demi morts où on injecte plus d’énergie qu’on en retire, à ces gisements épuisés qu’on maintient à prix d’or en état d’exploitation artificielle."

 


JEAN BAUDRILLARD
Fragments
Cool Memories III

"Comment sauter par-dessus son ombre quand on n'en a plus?"

"Raconter n'importe quoi à quelqu'un, c'est le transformer en n'importe qui. C'est exactement le travail de l'information. "

"Il faut n'être pas sérieux et en avoir l'air. Ou bien être sérieux sans en avoir l'air. Ceux qui conjuguent l'air et l'être sérieux, ceux-là sont insignifiants."

"Quelque idée baignant dans la gélatine bleue du cerveau reptilien, cherchant la différence arachnéenne entre l'illusion et le réel."

"En plein jour, une part de nous dort sans discontinuer. En plein sommeil, une part de nous veille sans répit. Ainsi peut-on tout en dormant avoir envie de dormir. En pleine vie, avoir envie de vivre."

"Sur la salle, tandis que je parle, flotte comme une ombre ectoplasmique le brouillard d'incompréhension qui émane des cerveaux présents, comme la brume de respiration des vaches dans le froid du petit matin. Haleine cérébrale à couper au couteau et où les mots se fraient une voie au forceps vers le paradoxe. "

 

1995


1990

JEAN BAUDRILLARD
Cool memories
II

"C'est déjà une aventure que de déplacer la poussière, il y a un risque encore plus grand à déranger les araignées, mais déplacer les livres, qui ne retrouveront plus jamais le même désordre, porte franchement malheur. C'est aussi aberrant que de réorganiser un cerveau en classant les neurones par ordre alphabétique."

"Aujourd'hui les infections fleurissent en dehors des conditions objectives - hiver, pollution, misère. Tout le monde se contamine réciproquement en toute saison. C'est un fait social total : le consensus tellement recherché sur le plan des valeurs et de la morale est obtenu sans effort par la grâce des virus. Au lieu de la convivialité, la conviralité. Il se pourrait d'ailléurs que le consensus lui-même soit notre virus moderne et dévastateur, contre lequel nous produisons de moins en moins d'anticorps. Nous sommes guettés par la leucémie politique : de plus en plus de globules blancs, de négociations blanches, septicémiques, d'interfaces transparentes, chlorotiques, de surfaces sociales dévitalisées, qui ont la blancheur des muqueuses cavernicoles."


"Ainsi la philosophie : si elle existe, elle est partout ailleurs que dans les ouvrages philosophiques. Et la seule chose passionnante est cette anamorphose, cette dispersion des formes philosophiques dans tout ce qui n'est pas la philosophie.
Le monde entier est devenu philosophique, puisqu'il a désavoué la réalité et l'évidence. Inutile de lui poser la question de sa fin : il est au-delà de ses fins. Ni la question de la cause : il ne connaît que les effets. Ainsi la critique philosophique est terminée en substance. Le cynisme, le sophisme, l'ironie, la distance, l'indifférence, toutes les passions philosophiques sont passées dans les choses. Toute la philosophie et la poésie nous reviennent de là où on ne les attendait plus."


JEAN BAUDRILLARD
La Transparence du Mal

Essai sur les phénomènes extrêmes

"La viralité est la pathologie des circuits fermés, des circuits intégrés, de la promiscuité et de la réaction en chaîne. C'est une pathologie de l'inceste, pris dans un sens large et métaphorique. Celui qui vit par le même périra par le même. L'absence d'altérité sécrète cette autre altérité insaisissable, cette altérité absolue qu 'est le virus."

"Toute structure qui traque, qui expulse, qui exorcise ses éléments négatifs court le risque d'une catastrophe par réversibilité totale, comme tout corps biologique qui traque et élimine ses germes, ses bacilles, ses parasites, ses ennemis biologiques, court le risque de la métastase et du cancer ."

1990


1987

 

JEAN BAUDRILLARD
Cool memories
I

 

"Mourir n'est rien, il faut savoir disparaître."

"Les pieds pris dans la glace, comme les flamands roses, ils pensaient encore être le nombril de la terre."

"Et je gardai sous les paupières le doux hologramme de sa nudité."

"Quand on aura balayé la question des droits de l'homme, on verra surgir une préférence relative pour l'absence de liberté, à l'est comme à l'ouest, au sud comme au nord."

"Sortir de soi-même par effraction, doucement, subtilement, se retirer de soi comme la lumière se retire d'une pièce quand la nuit tombe (d'ailleurs la nuit ne tombe pas, ce sont les objets qui la secrètent vers la fin du jour lorsque fatigués ils s'exilent dans leur silence). "


"Jour gris, immobile, comme une aube perpétuelle. Les oiseaux eux-mêmes s'y trompent, ils auront chanté tout le jour alors que le jour ne s'est jamais levé.
Nous sommes le dimanche 13 mai, dix-huit heures. Est-ce un bien, est-ce un mal?
Vers le soir, un vent froid silencieux se lève. Il ne manque plus qu'un orage de chaleur pour mettre un comble à l'irréalité de la saison. Pourtant les oiseaux chantent, et les hommes pensent, le dimanche, en secret. Ils conjurent l'absence de soleil et la monotonie dominicale. Ils rêvent aux fiançailles de la chaleur et de la plage. Ils rêvent de brouiller les miroirs et de resplendir chacun dans sa propre folie. Ils écoutent une musique baroque: « D'où nous vient, d'où nous vient une telle solitude? »"


JEAN BAUDRILLARD
Amérique

"J'ai cherché la catastrophe future et révolue du social dans la géologie, dans ce retournement de la profondeur dont témoignent les espaces striés, les reliefs de sel et de pierre, les canyons où descend la rivière fossile, l'abîme immémorial de lenteur que sont l'érosion et la géologie, jusque dans la verticalité des mégalopoles.
Cette forme nucléaire, cette catastrophe future, je savais tout cela à Paris. Mais pour la comprendre, il faut prendre la forme du voyage, qui réalise ce que Virilio dit être l'esthétique de la disparition.
Car la forme désertique mentale grandit à vue d'oeil, qui est la forme épurée de la désertion sociale. La désaffection trouve sa forme épurée dans le dénuement de la vitesse. Ce que la désertion ou l'énucléation sociale a de froid et de mort retrouve ici, dans la chaleur du désert, sa forme contemplative. Le transpolitique trouve là, dans la transversalité du désert, dans l'ironie de la géologie, son espace générique et mental. L'inhumanité de notre monde ultérieur, asocial et superficiel, trouve d'emblée ici sa forme esthétique et sa forme extatique. Car le désert n'est que cela: une critique extatique de la culture, une forme extatique de la disparition."

"Rien n’évoque plus la fin du monde qu’un homme qui court seul droit devant lui sur une plage, enveloppé dans la tonalité de son walkman, muré dans le sacrifice solitaire de son énergie, indifférent même à une catastrophe puisqu’il n’attend plus sa destruction que de lui-même, que d’épuiser l’énergie d’un corps inutile à ses propres yeux."

"L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité. C’est une hyperréalité parce que c’est une utopie qui dès le début s’est vécue comme réalisée. Tout ici est réel, pragmatique, et tout vous laisse rêveur. […] Les Américains, eux, n’ont aucun sens de la simulation. Ils en sont la configuration parfaite, mais ils n’en ont pas le langage, étant eux-mêmes le modèle. Il constitue donc le matériau idéal d’une analyse de toutes les variantes possibles du monde moderne. […] L’Amérique est la version originale de la modernité, nous sommes la version doublée ou sous-titrée […]. Je veux m’excentrer, devenir excentrique, mais dans un lieu qui soit le centre du monde. "


1986


JEAN BAUDRILLARD
Les Stratégies fatales
.

"...les experts ont calculé que l'état d'urgence décrété sur prévision d'un séisme déclencherait une telle panique que les effets en seraient plus désastreux que ceux de la catastrophe elle-même.[...]
Même chose pour le terrorisme: que serait un Etat capable de dissuader et d'anéantir tout terrorisme dans l'oeuf (l'Allemagne)? Il devrait s'armer d'un tel terrorisme lui-même, il devrait généraliser la terreur à tous les niveaux. Si tel est le prix de la sécurité, est-ce que profondément tout le monde en rêve?"

" Cette pression est fatale pour la scène politique. Elle se double d'un ultimatum implicite qui est à peu près celui-ci : « Quel prix voulez-vous payer pour être débarrassés du terrorisme ? » Sous-entendu le terrorisme est encore un moindre mal que l'État policier capable d'en venir à bout. Et il est bien possible que nous acquiescions secrètement à cette proposition fantastique, il n'y a pas besoin de « conscience politique » pour cela, c'est une secrète balance de la terreur qui nous fait deviner que l'éruption spasmodique de la violence vaut mieux que son exercice rationnel dans le cadre de l'État, que sa prévention totale au prix d'une emprise programmatique totale."

 

1983


1981

JEAN BAUDRILLARD
Simulacres et simulation

"L’obsolescence de l’histoire ouvre sur un espace où tout ce qui était d’ordre historique ou politique – y compris les révolutions – est devenu « fake » ( litt. « trucage », « contrefaçon »). Toute l’actualité politique, y compris la plus violente, est faite de ces événements-farces, de ces événements-fantômes – fake events, ghost events – témoins d’une histoire révolue, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même."

"L'univers, et nous tous, sommes entrés vivants dans la simulation, dans la sphère maléfique, même pas maléfique, indifférente, de la dissuasion: le nihilisme, de façon insolite, s'est entièrement réalisé non plus dans la destrucrion, mais dans la simulation et la dissuasion. De phantasme acrif, violent, de mythe et de scène qu'il était, historiquement aussi, il est passé dans le fonctionnement transparent, faussement transparent, des choses. Que reste-t-il donc de nihilisme possible en théorie ? Quelle nouvelle scène peut s'ouvrir, où pourrait se rejouer le rien er la mort comme défi, comme
enjeu ?"

"L’inconscient est une structure « enterrée », refoulée, et indéfiniment ramifiée. Le territoire est ouvert et circonscrit. L’inconscient est le lieu de la répétition infinie du refoulement et des fantasmes du sujet. "


JEAN BAUDRILLARD
De la séduction

"La séduction des yeux. La plus immédiate, la plus pure. Celle qui se passe de mots, seuls les regards s'enchevêtrent dans une sorte de duel, d'enlacement immédiat, à l'insu des autres, et de leur discours : charme discret d'un orgasme immobile, et silencieux. Chute d'intensité lorsque la tension délicieuse des regards se dénoue en mots par la suite, ou en gestes amoureux. Tactilité des regards où se résume toute la substance virtuelle des corps (de leurs désirs ?) en un instant subtil, comme en un trait d'esprit - duel voluptueux et sensuel, et désincarné à la fois - épure parfaite du vertige de la séduction, et qu'aucune volupté plus charnelle n'égalera par la suite. Ces yeux-là sont accidentels, mais c'est comme s'ils s'étaient depuis toujours posés sur vous. Dénués de sens, ce ne sont pas des regards qui s'échangent. Nul désir ici. Car le désir est sans charme, mais les yeux, eux, comme les apparences fortuites, ont du charme, et ce charme est fait de signes purs, intemporels, duels et sans profondeur."

1980