GIORGIO AGAMBEN
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GIORGIO AGAMBEN
Quand la maison brûle
Traduction de l'italien de Léo Texier

 "Quelle est cette maison qui brûle ? Le pays où tu vis ou bien l’Europe, ou encore le monde entier ? Peut-être les maisons et les villes ont-elles déjà brûlé, depuis on ne sait combien de temps, dans un unique et immense brasier que nous avons feint de ne pas voir. De certaines il ne reste que quelques bouts de cloisons, de murs peints à fresque, un pan de toiture, des noms, des noms innombrables, déjà attaqués par le feu. Nous les recouvrons néanmoins si minutieusement de plâtres blancs et de mots trompeurs qu’ils semblent intacts. Nous vivons dans des maisons, des villes consumées de fond en comble comme si elles tenaient encore debout. Les gens feignent d’y habiter et sortent dans la rue masqués parmi les ruines comme s’il s’agissait encore des quartiers familiers d’autrefois. Aujourd’hui la flamme a changé de forme et de nature, elle s’est faite digitale, invisible et froide, mais par là aussi justement toujours plus proche ; elle rôde et nous encercle à chaque instant. "

" Leur aveuglement est d’autant plus désespéré que les naufragés prétendent gouverner leur propre naufrage, ils jurent que tout peut être tenu techniquement sous contrôle, qu’il n’y a besoin ni d’un nouveau dieu ni d’un nouveau ciel – mais seulement d’interdits, d’experts et de médecins. "

2021


2013

GIORGIO AGAMBEN
Qu'est-ce que le commandement?

Traduction de l'italien de Joël Gayraud

"Je crois même qu'on pourrait donner une bonne description des sociétés prétendument démocratiques dans lesquelles nous vivons par ce simple constat que, au sein de ces sociétés, l'ontologie du commandement a pris la place de l'ontologie de l'assertion non sous la forme claire d'un impératif, mais sous celle, plus insidieuse, du conseil, de l'invite, de l'avertissement donnés au nom de la sécurité, de sorte que l'obéissance à un ordre prend la forme d'une coopération et, souvent, celle d'un commandement donné à soi-même. Je ne pense pas ici seulement à la sphère de la publicité ni à celle des prescriptions sécuritaires données sous forme d'invitations, mais aussi à la sphère des dispositifs technologiques. Ces dispositifs sont définis par le fait que le sujet qui les utilise croit les commander (et, en effet, il presse des touches définies comme "commandes"), mais en réalité il ne fait qu'obéir à un commandement inscrit dans la structure même du dispositif.
Le citoyen libre des sociétés démocratico-technologiques est un être qui obéit sans cesse dans le geste même par lequel il donne un commandement."


2011

GIORGIO AGAMBEN
De la très haute pauvreté
règles et forme de vie
Traduction de l'italien de Joël Gayraud

Une norme qui ne se réfère pas à des actes particuliers et à des évènements, mais à l'existence toute entière d'un individu n'est plus facilement reconnaissable comme droit, de même qu'une vie qui s'institue dans son intégralité sous la forme d'une règle n'est vraiment plus une vie.


2009

GIORGIO AGAMBEN
Nudités

Traduction de l'italien de Martin Rueff

"L 'homme est donc le vivant qui, existant sur le mode de la puissance, peut aussi bien une chose que son contraire, aussi bien faire que ne pas faire. Cela l'expose, plus que tout autre vivant, au risque de l'erreur, mais cela lui permet aussi d'accumuler et de maîtriser libéralement ses propres capacités, de les transformer en «facultés ».
Car ce n'est pas seulement la mesure de ce que quelqu'un peut faire, mais aussi et surtout la capacité qu'il a de se maintenir en relation avec la possibilité de ne pas le faire qui définit le niveau de son action."


"C'est sur cette autre et plus obscure face de la puissance que préfère agir aujourd'hui ce pouvoir qui se définit ironiquement comme « démocratique». Il sépare les hommes non pas tant de ce qu'ils peuvent faire, mais avant tout de ce qu'ils peuvent ne pas faire. Séparé de son impuissance, privé de l'expérience de ce qu'il peut ne pas faire, 1 'homme contemporain se croit capable de tout et répète son jovial «pas de problème» et son irresponsable « ça peut se faire» au moment précis où il devrait plutôt se rendre compte qu'il a été assigné de manière inouïe à des forces et à des processus sur lesquels il a perdu tout contrôle. Il est devenu aveugle, non pas à ses capacités, mais à ses incapacités, non à ce qu'il peut faire, mais à ce qu'il ne peut pas ou peut ne pas faire .
D'où la confusion définitive, de nos jours, des métiers et des vocations, des identités professionnelles et des rôles sociaux, qui sont tous incarnés par un figurant dont l'arrogance est inversement proportionnelle au caractère fragile et provisoire de son numéro."

"[....]Rien ne nous rend plus pauvres et moins libres que la séparation de notre impuissance. Celui qui est séparé de ce qu'il peut faire peut néanmoins résister encore, peut encore ne pas faire. Celui qui est séparé de sa propre impuissance perd au contraire toute capacité de résister. Et comme seule la conscience brûlante de ce que nous ne pouvons pas être peut garantir la vérité de ce que nous sommes, de la même manière seule la vision lucide de ce que nous ne pouvons ou pouvons ne pas faire peut donner consistance à notre action. "


2008

GIORGIO AGAMBEN
Qu'est-ce que le contemporain?

Traduction de l'italien de Maxime Rovere

"Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps. "


GIORGIO AGAMBEN
L'amitié

Traduction de l'italien de Martin Rueff

"L'amitié est si étroitement liée à la définition de la philosophie que l'on peut dire que sans elle la philosophie ne serait pas possible. La relation intime entre amitié et philosophie est si profonde que celle-ci inclut le philos, l'ami, dans son nom même. Or, comme il arrive souvent dans les cas de proximité excessive, la philosophie risque de ne pas pouvoir venir à bout de l'amitié. "

2007


GIORGIO AGAMBEN
Qu'est-ce qu'un dispositif ?

Traduction de l'italien de Martin Rueff

"J'appelle dispositif tout ce qui a, d'une manière ou une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants."

" Les sociétés contemporaines se présentent ainsi comme des corps inertes traversés par de gigantesques processus de désubjectivation auxquels ne répond aucune subjectivation réelle. De là, l'éclipsé de la politique qui supposait des sujets et des identités réels (le mouvement ouvrier, la bourgeoisie, etc.) et le triomphe de l'économie, c'est- à-dire d'une pure activité de gouvernement qui ne poursuit rien d'autre que sa propre reproduction. [...]
De là surtout, l'étrange inquiétude du pouvoir au moment où il se trouve face au corps social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l'histoire de l'humanité. Ce n'est que par un paradoxe apparent que le citoyen inoffensif des démocraties post-industrielles (le bloom comme on a suggéré avec efficacité de l'appeler), celui qui exécute avec zèle tout ce qu'on lui dit de faire et qui ne s'oppose pas à ce que ses gestes les plus quotidiens, ceux qui concernent sa santé, ses possibilités d'évasion comme ses activités, son alimentation comme ses désirs soient commandés et contrôlés par des dispositifs jusque dans les détails les plus infimes donc (et peut-être précisément à cause de cela) soit considéré comme un terroriste potentiel."

2007


GIORGIO AGAMBEN
Profanations
Traduction de l'italien de Martin Rueff

"L'image photographique est toujours plus qu'une image: elle est le lieu d'un écart, d'une estafilade sublime entre le sensible et l'intelligible, entre la copie et la réalité, entre le souvenir et l'espérance. "

 

"Profaner c'est restituer à l'usage commun ce qui a été séparé dans la sphère du sacré."

2005


2002

GIORGIO AGAMBEN
L'Ouvert
De l'homme et de l'animal

Traduction de l'italien de Joël Gayraud

"Les puissances historiques traditionnelles ­poésie, religion, philosophie - qui, tant dans la perspective hégélo-kojévienne que dans celle de Heidegger, tenaient en éveil le destin historico­politique des peuples, ont été depuis longtemps transformées en spectacles culturels et en expériences privées, et ont perdu toute efficacité historique. Devant cette éclipse, la seule tâche qui semble encore conserver un peu de sérieux est la prise en charge et la « gestion intégrale» de la vie biologique, c'est -à-dire de l'animalité même de l'homme. Génome, économie globale, idéologie humanitaire sont les trois faces solidaires de ce processus où l'humanité post-historique semble assumer sa physiologie même comme ultime et impolitique mandat.


1999

 

GIORGIO AGAMBEN
Ce qui reste d'Auschwitz

Traduction de l'italien de Pierre Alfiéri

"Cela veut dire que l'homme porte en soi le sceau de l'inhumain, que son esprit contient en son centre la blessure du non-esprit, du chaos non-humain, atrocement livré à son être capable de tout."


GIORGIO AGAMBEN
L'Homme sans contenu
Traduction de l'italien de Carole Walter

"L'art est à présent l'absolue liberté qui cherche en soi sa propre fin et son propre fondement, et n'a besoin - au sens substantiel - d'aucun contenu, car elle ne peut que se mesurer au vertige de son propre abîme."

"Le problème de l'art en soi ne peut alors se poser puisque l'oeuvre est, précisément, l'espace commun où tous les hommes, artistes et non-artistes, se retrouvent en une unité vivante."

"Aussi nous semble-t-il naturel de parler aujourd'hui de conservation du paysage comme on parle de conservation d'une oeuvre d'art, alors que ces deux idées auraient été inconcevables à d'autres époques ; et il est probable que, de même qu'il existe des instituts pour la restauration des œuvres d'art, de même on en arrivera bientôt à créer des instituts pour la restauration de la beauté naturelle, sans se rendre compte que cette idée présuppose une transformation radicale de notre rapport à la nature, et que l'incapacité à s'insérer dans un paysage sans le souiller et le désir de le purifier de cette intrusion ne sont que les deux faces de la même médaille."

1996


"L'artiste est l'homme sans contenu, qui n'a d'autre identité qu'une émergence perpétuelle au-dessus du néant de l'expression, ni d'autres consistance que cette incompréhensible station en-deça de soi-même."

"Poésie, ne désigne pas ici un art parmi d'autres, mais le nom du faire même de l'homme, de cette opération produtive dont le faire artistique n'est qu'un exemple éminent et qui semble aujourd'hui déployer en une dimension planétaire sa puissance dans le faire de la pechnique et de la production industrielle."

"Ouvrant à l'homme son authentique dimension temporelle, l'œuvre d'art lui ouvre aussi, de fait, l'espace de son appartenance au monde, le seul espace dans lequel il puisse prendre la mesure originelle de son séjour sur terre et retrouver sa vérité présente dans le flux impossible à arrêter du temps linéaire.
Dans cette dimension, le statut poétique de l'homme sur terre trouve son véritable sens. L'homme a sur terre un statut poétique parce que c'est la poiesis qui fonde pour lui l'espace originel de son monde. Cest seulement parce que dans l'acte poétique il fait l'expérience de son être-au-monde comme de sa condition essentielle, qu'un monde s'ouvre à son action et à son existence. C'est seulement parce qu'il est capable du pouvoir le plus inquiétant, celui de la pro-duction dans la présence, qu'il est capable de praxis, d'activité libre et voulue. C'est seulement parce qu'il accède, dans l'acte 'poiétique', à une dimension plus originelle du temps, que l'homme est un être historique, pour lequel donc sont en jeu à chaque instant son passé et son futur."

"L'art est le dernier lien qui unisse encore l'homme à son passé."

"En effet, contrairement à ce qui peut apparaître à première vue, la rupture de la tradition ne signifie en aucun cas la perte ou la dévalorisation du passé : il est même probable que seulement alors le passé se révèle en tant que tel avec un poids et une influence inconnus auparavant. Perte de la tradition signifie en revanche que le passé a perdu sa transmissibilité, et, tant qu'on n'aura pas trouvé un nouveau moyen d'entrer en rapport avec lui, il peut dorénavant n'être qu'objet d'accumulation. Dans cette situation, l'homme conserve donc intégralement son hérédité culturelle, et la valeur de celle-ci se multiplie même vertigineusement : mais il perd la possibilité d'en tirer le critère de son action et de son salut, et, avec cela, le seul lieu concret où, en s'interrogeant sur ses origines et sur son destin, il lui est donné de fonder le présent comme rapport entre passé et futur. C'est en effet sa transmissibilité qui, en attribuant à la culture un sens et une valeur immédiatement perceptibles, permet à l'homme de se mouvoir librement vers le futur, sans être entravé par le poids de son passé. Mais quand une culture perd ses moyens de transmission, l'homme en vient à se trouver privé de points de référence et coincé entre un passé qui s'accumule sans cesse derrière lui et l'opprime avec la multiplicité de ses contenus devenus indéchiffrables, et un futur qu'il ne possède pas encore et qui ne lui fournit aucune lumière dans sa lutte avec le passé."